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Date : 19990903


Dossier : T-1520-98

Ottawa (Ontario), le 3 septembre 1999

EN PRÉSENCE DE MADAME LE JUGE SHARLOW

ENTRE :


TERRENCE LAVALLÉE,



demandeur,


et


URBIN LOUISON, JACK STEVENSON, JENNIFER CYR,

GARY L. PELLETIER et TERRENCE R. PELLETIER,


défendeurs.




ORDONNANCE


     La demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.


                                                    

                                 Karen R. Sharlow

                            

                                     Juge


Traduction certifiée conforme


Pierre St-Laurent, LL.M.





Date : 19990903


Dossier : T-1520-98


ENTRE :


TERRENCE LAVALLÉE,


demandeur,


et


URBIN LOUISON, JACK STEVENSON, JENNIFER CYR,

GARY L. PELLETIER et TERRENCE R. PELLETIER,


défendeurs.



MOTIFS DE L'ORDONNANCE


LE JUGE SHARLOW


[1]      Le demandeur, Terrence Lavallée, était l'un des cinq candidats au poste de chef de la bande Cowessess lors de l'élection tenue le 25 avril 1998. Il a perdu, recevant une voix de moins que le défendeur Terrence Pelletier. Quatre appels portant sur les résultats de cette élection se sont soldés par deux décisions défavorables à M. Lavallée, qui ont été prises par les quatre autres défendeurs. Il demande le contrôle judiciaire et l'annulation de ces décisions.


La loi électorale

[2]      Le chef et les conseillers de la bande Cowessess ne sont pas élus conformément à la procédure prévue à la Loi sur les Indiens. Leurs élections se tiennent en vertu de la Cowessess Indian Reserve Election Act, ainsi que d'autres coutumes et traditions non codifiées.

[3]      L'Election Act a été adoptée en 1980 et n'a jamais été modifiée. Les dispositions de ce texte qui sont pertinentes en l'instance sont les suivantes :

[traduction]
2) ÉLIGIBILITÉ
         [ . . . ]
     7.      Tous les candidats aux postes de chef et de conseillers doivent déposer des documents de nomination des candidats pour montrer qu'ils ne sont pas en conflit d'intérêts. Les candidats doivent avoir été résidents de la réserve depuis un an avant la nomination des candidats.
         [ . . . ]
(5) PROCÉDURE ÉLECTORALE
     1.      Le chef et les conseillers de la réserve Cowessess nommeront par voie de résolution un directeur des élections et un (1) directeur de scrutin avant de donner l'avis officiel de la tenue d'une élection.
     2.      Les responsabilités du directeur des élections comprennent :
         a)      l'affichage de tous les avis et la distribution de tous les documents pertinents conformément à la présente Loi;
         b)      la présidence de l'assemblée de nomination;
         c)      la préparation des locaux nécessaires et la conduite de l'assemblée de nomination et de l'élection.
         [ . . . ]
     3.      Au moins quinze (15) jours avant la date prévue pour la tenue d'une élection, une liste des électeurs sera affichée dans tous les bureaux du gouvernement indien de la réserve Cowessess. [. . . ]
6) APPELS
     1.      Un candidat peut interjeter appel des résultats de l'élection dans un délai de trente (30) jours de la date de l'élection.
     2.      Les motifs d'appel se limitent à ce qui suit :
         a)      les pratiques électorales qui contreviennent à la présente Loi;
         b)      les pratiques illégales, corrompues ou criminelles d'un candidat de nature à déconsidérer la grande intégrité du gouvernement indien de la réserve Cowessess.
     3.      Un appel doit être présenté par écrit au directeur des élections et il doit contenir les motifs détaillés sur lesquels il se fonde.
     4.      Un tribunal autorise ou refuse une audience d'appel.
         a)      Le tribunal sera élu avant l'assemblée de nomination des candidats et il sera composé de membres de la réserve Cowessess.
     5.      S'il juge que la preuve est suffisante, le tribunal peut décider de la tenue d'une audience.
     6.      L'audience d'appel prendra la forme d'une réunion formelle regroupant :
         a)      le directeur des élections;
         b)      le tribunal.
     7.      La décision du groupe (6.6) est finale en ce qui a trait à l'élection. Le tribunal peut :
         a) soit maintenir l'élection;
         b) soit ordonner la tenue d'une nouvelle élection pour les postes qui font l'objet de l'appel seulement.
         [ . . . ]
8) MODIFICATIONS
     1.      La présente loi peut être modifiée de temps à autre, par résolution du chef et du conseil de la réserve de Cowessess. Une telle résolution doit être présentée à trois (3) réunions de la bande.
         a)      Cette résolution doit faire l'objet de deux lectures et être discutée à deux réunions consécutives.
         b)      Cette résolution doit faire l'objet de questions et d'un vote lors de sa troisième et dernière lecture.

[4]      L'article 6 de l'Election Act traite des appels portant sur les élections de la bande. Il constitue deux organes décisionnels différents. L'un d'eux est le tribunal. Celui-ci est formé de trois personnes, dont la tâche principale est de décider s'il y a lieu de tenir une audience sur l'avis d'appel.

[5]      Un appel qui justifie la tenue d'une audience est déféré à un deuxième groupe de quatre personnes, à savoir les membres du tribunal et le directeur des élections. L'Election Act ne donne pas de nom à ce groupe, mais les avocats l'ont baptisé " tribunal d'appel " et j'adopte la même terminologie.

Les faits

[6]      Le chef et les conseillers de la bande Cowessess sont élus pour un mandat de trois ans. Une élection était prévue au printemps 1998. À sa réunion du 3 mars 1998, le conseil de bande a nommé le défendeur Urbin Louison directeur des élections et la défenderesse Kim Delorme directrice de scrutin.

[7]      M. Louison et Mme Delorme avaient déjà exercé ces fonctions à l'occasion des élections de la bande Cowessess en 1995. M. Louison est membre de la Première Nation Kahkewistahaw. Mme Delorme est membre de la bande Cowessess.

[8]      En février 1998, les défendeurs Jack Stevenson, Jennifer Cyr et Gary Pelletier ont reçu des lettres du chef de l'époque, Lionel Sparvier, les avisant qu'on avait proposé leurs noms comme membres du tribunal. La lettre leur demandait s'ils étaient disposés à accepter ce mandat. Il semble que d'autres personnes aient reçu des lettres similaires. M. Stevenson, Mme Cyr et M. Pelletier ont fait savoir qu'ils étaient disposés à accepter le mandat proposé. Ces trois personnes ont donc été formellement nommées au tribunal lors d'une réunion du conseil de bande le 16 mars 1998.

[9]      L'assemblée de nomination a été tenue le 3 avril 1998. L'assemblée était présidée par le directeur des élections, M. Louison. L'élection a été fixée au 25 avril 1998.

[10]      M. Louison a déclaré lors de l'assemblée de nomination que tout membre de la bande qui désirait contester l'éligibilité d'un candidat pouvait le faire sur-le-champ.

[11]      M. Lavallée soutient que, lors de l'assemblée de nomination, M. Louison a ajouté que les oppositions portant sur le critère de résidence des candidats pouvaient être soulevées à ce moment-là, et non plus tard. M. Louison nie avoir dit quoi que ce soit à ce sujet. Je n'ai pas à déterminer s'il a dit cela ou non. Rien de ce que M. Louison pouvait dire à l'assemblée de nomination ne pouvait exclure la possibilité d'un appel quant à l'éligibilité d'un candidat1.

[12]      De toute façon, aucune question n'a été soulevée à l'assemblée de nomination au sujet de l'éligibilité de l'un ou l'autre des candidats. MM. Lavallée, Terrence Pelletier, Malcolm Delorme, Henry Delorme et Mme Claudia Agecoutay ont reçu une nomination au poste de chef. À l'élection, tenue le 25 avril 1998, Terrence Pelletier a été élu avec une voix de plus que M. Lavallée.

[13]      Après l'élection, quatre appels ont été interjetés par les candidats au poste de chef, à savoir trois par M. Lavallée et un par M. Delorme. Il semble aussi qu'un certain nombre de membres de la bande aient essayé d'interjeter un appel, pour essentiellement les mêmes motifs que l'on trouve dans l'appel de M. Lavallée. Toutefois, cette démarche n'a pas été traitée comme un appel puisque seuls les candidats peuvent faire appel en vertu de l'Election Act.

[14]      Le tribunal s'est réuni le 26 mai 1998. M. Louison et Mme Delorme étaient présents. À cette réunion, le tribunal a pris deux décisions importantes.

[15]      La première décision a conclu que les trois appels de M. Lavallée ne justifiaient pas la tenue d'une audience. Le tribunal lui a transmis cette décision par lettre datée du 29 juin 1998. Cette lettre contient les motifs de la décision. La décision contenue dans cette lettre est l'une de celles que M. Lavallée conteste dans la présente demande.

[16]      Le 26 mai 1998, le tribunal a aussi décidé qu'une des questions soulevées par M. Delorme dans son appel justifiait la tenue d'une audience. Le tribunal a ordonné la tenue d'une audience sur cette question, et en a fixé la date au 10 juin 1998. Dans son avis d'appel, M. Delorme soutenait que M. Lavallée n'était pas un résident de la réserve Cowessess un an avant la nomination des candidats le 3 avril 1998. La question à trancher dans l'appel Delorme était de savoir si M. Lavallée était éligible comme candidat à l'élection pour le poste de chef.

[17]      Le tribunal d'appel s'est réuni le 10 juin 1998 pour entendre l'appel Delorme. Il a ajourné ses travaux jusqu'au 12 juin 1998, à la demande de M. Lavallée. Le 12 juin 1998, M. Lavallée s'est présenté à l'audience et il a témoigné, de même que M. Delorme. Le tribunal d'appel a conclu que M. Lavallée ne satisfait pas aux exigences de résidence prévues au paragraphe 2(7) de l'Election Act, et il a ordonné la tenue d'une nouvelle élection au poste de chef le 3 juillet 1998, pour départager les quatre candidats restants. C'est la deuxième décision que M. Lavallée conteste dans la présente demande.

[18]      Lors de l'élection du 3 juillet 1998, le défendeur Terrence Pelletier a été à nouveau élu chef. Personne n'a interjeté appel de cette élection.

La demande

[19]      M. Lavallée demande l'annulation de la décision du tribunal d'appel du 12 juin 1998, ainsi que de la décision du tribunal du 26 mai 1998, par laquelle ce dernier avait décidé de ne pas entendre les appels qu'il avait formés. L'avocat des défendeurs a fait savoir à l'audience que M. Lavallée aurait dû présenter une demande distincte pour chacune des décisions contestées. Cela est vrai sur le plan technique. Toutefois, les défendeurs ont produit de la documentation portant sur le fond des deux décisions sans contester la forme de la demande. J'ai donc fait savoir que je traiterais la demande comme si elle avait été présentée régulièrement. De toute façon, si plus d'une demande avait été présentée, elles auraient été jointes puisqu'elles traitent essentiellement des mêmes faits.

[20]      Un certain nombre d'arguments étaient présentés dans la demande de M. Lavallée, mais certains d'entre eux ont été abandonnés à l'audience. Je ne traiterai que des questions qui restent.

La partialité

[21]      Comme les allégations de partialité de M. Lavallée sont liées aux deux décisions contestées, je vais les aborder ensemble.

[22]      Le dossier de requête de M. Lavallée contient de la preuve portant sur ses transactions et relations antérieures avec chacun des trois membres du tribunal. Cette preuve sert de fondement à sa prétention de crainte raisonnable de partialité. Il n'est pas tout à fait clair que cette preuve soit aussi présentée pour soulever la question de la partialité réelle, mais j'ai présumé qu'elle l'était. Je vais traiter d'abord de la question de la partialité réelle.

a) La partialité réelle

[23]      La gestionnaire de la bande, Lucy Pelletier, est la soeur de la défenderesse Jennifer Cyr et la cousine germaine des défendeurs Gary et Terrence Pelletier, qui a remporté les élections pour le poste de chef. Dans son affidavit, M. Lavallée déclare qu'en 1995, alors qu'il était chef, il avait obtenu le renvoi de Lucy Pelletier du poste de gestionnaire de la bande qu'elle détenait avant l'élection de 1995. L'affidavit de Mme Cyr porte qu'en 1995, Lucy Pelletier a tout simplement été mise à pied avant l'élection de 1995 parce qu'elle avait l'intention de se présenter au poste de chef. L'affidavit de Lionel Sparvier, qui a été chef de 1989 à 1992, et à nouveau de 1995 à 1998, en plus d'avoir été conseiller de 1992 à 1995, confirme l'explication de Mme Cyr.

[24]      Dans son affidavit, M. Lavallée déclare que les défendeurs Jennifer Cyr et Gary Pelletier sont des employés de la bande. Selon les affidavits de Mme Cyr et de l'ancien chef Sparvier, Mme Cyr n'est pas une employée de la bande, mais une employée du Board of Trustees of the Treaty Land Entitlement Board. Dans son affidavit, Gary Pelletier déclare qu'il est un employé de la bande, un conseiller aux études post-secondaires, mais qu'il rend compte à l'administrateur de la bande et au conseil d'administration du Post Secondary Program et qu'il n'est pas sous la supervision directe du chef et des conseillers. L'affidavit de l'ancien chef Sparvier confirme la description que Gary Pelletier fait de sa situation dans l'administration de la bande, et ajoute que, dans les faits, le chef et le conseil ne sont pas intervenus dans les fonctions de Gary Pelletier.

[25]      Rien dans la preuve ne vient démontrer qu'il y aurait eu de l'animosité ou de l'hostilité entre Mme Cyr et M. Lavallée, ou entre Gary Pelletier et M. Lavallée.

[26]      La preuve susmentionnée ne permet pas de conclure à une partialité réelle de la part de Mme Cyr et de Gary Pelletier.

[27]      Les faits relatifs aux transactions entre M. Lavallée et le défendeur Jack Stevenson se trouvent dans l'affidavit de Carole Lavallée, la soeur de M. Lavallée. Elle raconte une discussion entre M. Stevenson et elle-même qui aurait eu lieu en juillet 1997. Il lui a semblé à ce moment-là que M. Stevenson était très en colère contre M. Lavallée au sujet d'un différend lié à un terrain. Elle déclare que M. Stevenson a été grossier et qu'il a élevé la voix contre elle.

[28]      L'affidavit de M. Stevenson explique la nature de son différend avec M. Lavallée et concède qu'il y a eu une discussion à cet effet entre lui-même et Mme Lavallée, bien qu'il situe cette discussion en août 1997. Il déclare qu'il essayait simplement de convaincre Mme Lavallée d'amener M. Lavallée à discuter avec lui. M. Stevenson nie qu'il ait été grossier ou qu'il ait élevé la voix. De toute façon, dit-il, le différend a été réglé peu de temps après sans problème et il n'en a pas discuté plus longuement avec M. Lavallée. Il nie en avoir conservé quelque ressentiment que ce soit envers M. Lavallée.

[29]      Les affidavits de M. Stevenson et de Carole Lavallée n'ont pas fait l'objet d'un contre-interrogatoire. L'affidavit de M. Lavallée ne fait pas état de cet incident ou du différend qui l'aurait causé. Par conséquent, la preuve que M. Stevenson était en colère contre M. Lavallée à l'été de 1997 est contestée, et même si M. Stevenson avait été en colère à ce moment-là, rien dans la preuve n'indique qu'il était toujours en colère au printemps 1998 lorsque l'élection a eu lieu. Rien dans la preuve n'indique non plus que M. Stevenson aurait posé quelque geste, ou dit quoi que ce soit, à l'encontre de M. Lavallée au moment de l'élection ou vers cette date, ainsi qu'au cours des mois qui ont suivi l'élection. La preuve ne permet donc pas de conclure à l'existence de partialité réelle de la part de M. Stevenson.

b) La crainte raisonnable de partialité

[30]      Même si j'ai conclu à l'absence de preuve de partialité réelle, je dois examiner la question de savoir si la preuve permet de conclure à l'existence d'une crainte raisonnable de partialité. Une telle prétention peut être démontrée, même en l'absence de preuve de partialité réelle. Cette question a été soulevée par rapport à des faits différents dans Sparvier c. Bande indienne Cowessess no 73, [1993] 3 C.F. 142 (C.F. 1re inst.). Dans cette affaire, le juge Rothstein a résumé les principes pertinents. Il déclare, aux pages 163 et 164 :

     Le critère de la crainte raisonnable de partialité a été énoncé par le juge de Granpré dans l'arrêt Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l'énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394 :
         La Cour d'appel a défini avec justesse le critère applicable dans une affaire de ce genre. Selon le passage précité, la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d'une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d'appel, ce critère consiste à se demander " à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. . . "
     L'application du critère de la crainte raisonnable de partialité dépendra de la nature du tribunal en cause. Dans l'arrêt Newfoundland Telephone Co. c. Terre-Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623, le juge Cory affirme ce qui suit aux pages 638 et 639 :
         De toute évidence, il existe une grande diversité de commissions administratives. Celles qui remplissent des fonctions essentiellement juridictionnelles devront respecter la norme applicable aux cours de justice. C'est-à-dire que la conduite des membres de la commission ne doit susciter aucune crainte raisonnable de partialité relativement à leur décision. À l'autre extrémité se trouvent les commissions dont les membres sont élus par le public. C'est le cas notamment de celles qui s'occupent de questions d'urbanisme et d'aménagement, dont les membres sont des conseillers municipaux. Pour ces commissions, la norme est nettement moins sévère. La partie qui conteste l'habilité des membres ne peut en obtenir la récusation que si elle établit que l'affaire a été préjugée au point de rendre vain tout argument contraire. Les commissions administratives qui s'occupent de questions de principe sont dans une large mesure assimilables à celles composées de conseillers municipaux en ce sens que l'application stricte du critère de la crainte raisonnable de partialité risquerait de miner le rôle que leur a précisément confié le législateur.
     À mon avis, le tribunal exerce des fonctions juridictionnelles. Il est chargé de trancher des appels fondés sur des infractions à la Cowessess Indian Reserve Elections Act ou sur des pratiques illégales, corrompues ou criminelles des candidats. Même si les membres du tribunal d'appel n'ont pas nécessairement de formation juridique, ils sont apparemment appelés à décider, en se fondant sur les faits et leur application de la Loi ou d'autres coutumes ou traditions de la bande ou peut-être d'autres lois, de maintenir ou non une élection ou d'ordonner une nouvelle élection. Les membres ne sont pas élus par le public. Bien que la Loi emploie l'expression " élu ", les membres sont choisis par le conseil de la bande.
     Ceci m'amène à conclure qu'en l'absence de motifs irrésistibles, il serait souhaitable, dans le cas du tribunal d'appel, d'appliquer de façon plus rigoureuse le critère de la crainte raisonnable de partialité. Je ferai d'autres commentaires plus loin sur la question des motifs contraires irrésistibles. Cependant, j'ajouterais qu'à la lumière des faits en l'espèce, une application moins stricte du critère m'amène à la même conclusion que celle à laquelle je serais arrivé si j'avais appliqué le critère de façon plus rigoureuse.

[31]      Il a également conclu qu'il y avait une preuve suffisante de partialité réelle quant à un des membres du tribunal d'appel pour que la décision soit annulée. Il a ensuite déclaré, aux pages 167 et 168 :

     Vu cette conclusion, il ne m'est pas nécessaire de statuer sur l'allégation du requérant selon laquelle la présence de Muriel Lavallée sur le tribunal d'appel pouvait également susciter une crainte de partialité. Cependant, il y a peut-être lieu de faire quelques commentaires. Muriel Lavallée a loué une terre agricole au requérant, Terry Lavallée, avant la constitution du tribunal d'appel, si bien qu'il existait entre eux des relations commerciales de locateur et de locataire.
     Dans l'arrêt Szilard v. Szasz, [1955] R.C.S. 3, le juge Rand a affirmé ce qui suit aux pages 6 et 7 :
         [traduction] Ces arrêts illustrent en quoi des relations commerciales ou personnelles peuvent, par leur nature ou par leur étroitesse, mettre l'impartialité en doute à tel point qu'une partie à l'arbitrage peut contester la légitimité du tribunal établi. C'est la probabilité ou le soupçon raisonnable que l'évaluation et le jugement soient empreints de partialité, même involontaire, qui vicie le jugement dès le départ. Chaque partie, agissant raisonnablement, a le droit de pouvoir compter constamment sur l'indépendance d'esprit de ceux qui porteront jugement sur elle et sur ses affaires.
     La bande indienne Cowessess n'est pas nombreuse. Au total, 408 électeurs ont voté le 24 avril 1992. Au plan de la taille de la collectivité en cause, la bande Cowessess est, à mon avis, analogue aux associations religieuses volontaires dont parlait le juge Gonthier dans l'arrêt Hofer2, précité, dans lequel il a affirmé ce qui suit à la page 197 :
         Cependant, vu les liens étroits qui existent entre les membres d'associations volontaires, il semble assez probable que les membres du tribunal pertinent auront déjà eu connaissance jusqu'à un certain point de la question en litige et, compte tenu de la structure de l'association volontaire, il est presque inévitable que les décideurs auront à tout le moins un intérêt indirect dans cette question.
     Comme je l'ai mentionné précédemment, vu que le tribunal d'appel exerçait une fonction juridictionnelle, et en l'absence de motifs contraires irrésistibles, il serait souhaitable d'appliquer plus rigoureusement le critère de la crainte raisonnable de partialité. Cependant, il ne me semble pas réaliste de s'attendre à ce que les membres du tribunal d'appel qui résident dans la réserve n'aient eu aucun contact social, familial ou commercial avec un candidat à une élection. Au paragraphe 15 de son affidavit en date du 16 juin 1992, Lionel Sparvier affirme ce qui suit :
         [traduction] 15. Conformément à la coutume de la bande indienne Cowessess, les membres du tribunal sont choisis parmi les membres de la bande, et ces membres ont invariablement des liens de parenté avec un ou plusieurs candidats aux postes de conseillers ou de chef, vu le grand nombre de candidats qui se présentent aux élections d'habitude.
     Si on devait appliquer rigoureusement le critère de la crainte raisonnable de partialité, la légitimité des membres d'organismes décisionnels comme le tribunal d'appel, dans les bandes peu nombreuses, serait constamment contestée pour des motifs de partialité découlant des liens de parenté qu'un membre de l'organisme décisionnel avait avec l'un ou l'autre des candidats éventuels. Une application aussi rigoureuse des principes relatifs à la crainte de partialité risque de mener à des situations où le processus électoral serait constamment menacé par de telles allégations. Comme l'a affirmé l'avocat des intimés, une telle paralysie de la procédure pourrait compromettre l'élection autonome des gouvernements de bandes.
     Pour éviter ces difficultés, les membres d'un tribunal d'appel pourraient être choisis parmi des non-résidents de la réserve, peut-être réciproquement avec d'autres bandes. Cependant, un tel processus pourrait créer d'autres difficultés ou être impossible à maintenir dans le cas d'une bande indienne autonome. Il s'agit là de questions de principe mises en évidence par les questions soulevées en l'espèce.
     Cependant, la Cour doit agir dans le cadre du droit existant. Si j'ai ajouté ces commentaires, c'est à cause des difficultés que pose, à mon sens, l'application d'un critère strict"et plus souhaitable"en matière de partialité dans le cas d'une commission exerçant des fonctions juridictionnelles, comme le tribunal d'appel, aux réalités concrètes des relations sociales et commerciales qui existent inévitablement dans une petite collectivité comme la bande Cowessess.

[32]      Je partage l'avis du juge Rothstein que le tribunal et le tribunal d'appel exercent une fonction principalement juridictionnelle, ce qui suppose qu'il serait souhaitable que le critère de la crainte raisonnable de partialité soit appliqué rigoureusement. Toutefois, un tel idéal doit céder le pas devant les aspects pratiques et le régime légal en cause.

[33]      À cet égard, il faut noter que l'Election Act a été édictée en vue de fixer le processus électoral d'une bande qui était petite à l'époque de l'affaire Sparvier, et qui l'est toujours. Au total, la bande a 2 838 membres, dont 1 593 avaient le droit de vote à l'élection du 25 avril 1998. Le dossier indique que sur les 137 personnes qui étaient présentes à l'assemblée de nomination (sans compter les membres du tribunal, le directeur des élections et la directrice du scrutin) cinq se présentaient au poste de chef et 37 au poste de conseiller (il y a 12 postes de conseiller). Seulement 493 personnes ont exercé leur droit de vote à l'élection du 25 avril 1998. Néanmoins, l'Election Act prévoit un tribunal de trois personnes et exige que ces personnes soient choisies parmi les membres de la bande. Les personnes qui sont susceptibles d'accepter d'être membres du tribunal seront vraisemblablement choisies parmi celles qui participent aux élections, au moins en tant qu'électeurs.

[34]      Compte tenu de ces chiffres, il est probable que les membres du tribunal seront des gens qui ont des relations sociales, familiales, de travail ou d'affaires avec les candidats éventuels. Ceci est confirmé par l'ancien chef Sparvier, qui déclare dans son affidavit :

     [traduction]

     Conformément à la coutume, les membres du tribunal d'appel sont choisis parmi les membres de la Première Nation Cowessess et ces membres ont invariablement des relations sociales, familiales ou d'affaires avec un ou plusieurs candidats aux postes de conseillers ou de chef.

[35]      Si on accordait un trop grand poids à de telles relations lorsqu'il s'agit de déterminer l'existence d'une crainte raisonnable de partialité quant au tribunal ou au tribunal d'appel, on risquerait de contrer les objectifs de l'Election Act, et, en fin de compte, de paralyser complètement le processus d'appel en matière d'élection.

[36]      Ayant ces questions à l'esprit, j'ai examiné les faits susmentionnés dans le contexte du critère juridique applicable à la crainte raisonnable de partialité.

[37]      Les liens familiaux de Jennifer Cyr et de Gary Pelletier avec la gestionnaire de la bande et avec Terrence Pelletier, ainsi que le fait que Gary Pelletier travaille pour la bande dans un contexte où il n'est pas sous la supervision directe du chef et du conseil, sont des liens normaux qu'on peut raisonnablement s'attendre à trouver chez les membres du tribunal. De tels liens ne constituent pas le fondement d'une crainte raisonnable de partialité de la part de Mme Cyr ou de M. Pelletier quant aux appels de l'élection en l'instance.

[38]      Quant à M. Stevenson, même si j'acceptais que la preuve indique une certaine hostilité envers M. Lavallée quelques mois avant l'élection, ces événements sont bien trop éloignés dans le temps et trop différents par leur nature pour donner naissance à une crainte raisonnable de partialité de la part de M. Stevenson quant à l'élection du 25 avril 1998.

[39]      Il s'ensuit que les décisions du tribunal et du tribunal d'appel ne peuvent être annulées au motif de partialité réelle ou de crainte raisonnable de partialité.

La résolution du chef et du conseil datée du 4 juin 1998

[40]      M. Lavallée soutient que, le 4 juin 1998, le chef et le conseil ont adopté une résolution visant à obliger le tribunal d'appel à suivre une procédure donnée dans le traitement des appels interjetés contre l'élection du 25 avril 1998. Cette procédure n'a pas été suivie.

[41]      L'un des préambules de la résolution du 4 juin 1998 mentionne expressément les appels interjetés contre l'élection du 25 avril 1998 et énonce que le chef et le conseil [traduction] " ont des motifs de croire que le tribunal d'appel ne respectera pas les règles d'équité procédurale ou de justice naturelle3 qui ont été intégrées à la loi électorale de la bande Cowessess ". Rien dans la preuve n'indique le fondement de cette déclaration.

[42]      La procédure prévue dans cette résolution exigerait notamment que le chef et le conseil, ainsi que tous les candidats, aient le droit de participer à tout appel entendu par le tribunal d'appel. Cela comporterait le droit d'assister à l'audience, de témoigner, de contre-interroger les témoins et de présenter des arguments. Chacune des parties aurait droit à 14 jours d'avis avant toute rencontre ou audience tenue par le tribunal d'appel pour examiner un appel.

[43]      Rien dans la preuve n'indique comment on est arrivé à l'adoption de cette résolution. Rien dans la preuve n'indique si et quand les membres du tribunal ou du tribunal d'appel ont été avisés de l'existence de cette résolution. Les affidavits des membres du tribunal ne traitent aucunement des allégations de M. Lavallée quant à la résolution. Si cette résolution a été adoptée à la date où elle semble avoir été signée, les membres du tribunal ne pouvaient pas en connaître l'existence le 26 mai 1998, mais le pouvaient le 10 juin 1998.

[44]      L'avocat de M. Lavallée soutient qu'on ne peut s'attendre à ce qu'il présente une preuve quant au contexte qui a mené à l'adoption de la résolution, ou quant à savoir si les membres du tribunal d'appel la connaissaient. La résolution a été signée par le chef Terrence Pelletier, qui a défait M. Lavallée lors de l'élection du 25 avril 1998, ainsi que par 11 des 12 membres du conseil. On me demande de présumer que ces conseillers de la bande n'auraient aucun intérêt, pour des raisons politiques, à appuyer dans la demande de M. Lavallée.

[45]      Étant donné que M. Lavallée fait état de cette résolution dans son affidavit et qu'aucun des défendeurs n'en parle dans son affidavit, je présume qu'ils connaissaient l'existence de la résolution le 10 juin 1998, soit la date initialement prévue pour l'appel Delorme, ainsi que le 12 juin 1998, lorsque l'audience s'est tenue. La question est donc de savoir si la résolution du 4 juin 1998 liait le tribunal d'appel et, si c'était le cas, quel en était l'effet.

[46]      L'avocat de M. Lavallée soutient qu'une fois adoptée, la résolution est devenue partie de la coutume de la bande Cowessess quant à la tenue d'élections et qu'à ce titre, elle liait le tribunal d'appel. Je ne suis pas de cet avis. Dans un contexte électoral, une coutume peut être définie comme une pratique ou une tradition qui a été suivie de façon si constante par le passé qu'on peut présumer qu'elle a l'adhésion du groupe. Une résolution du conseil de bande adoptée le 4 juin 1998 ne peut en aucune façon être une coutume qui s'appliquerait à une élection tenue le 25 avril 1998. La résolution du 4 juin 1998 ne peut avoir d'effet en tant que coutume de la bande. Pour que la résolution ait quelque effet que ce soit, il faut démontrer qu'elle était un exercice valable de la juridiction accordée par la loi à la bande et à son conseil.

[47]      L'avocat de M. Lavallée n'a pu citer aucun précédent en vertu duquel le chef et le conseil avaient compétence pour adopter des règles de procédure s'appliquant au tribunal d'appel. À défaut d'une telle compétence, le tribunal d'appel est maître de sa propre procédure. Un tel partage des compétences est reconnu en pratique, ce qui est confirmé par l'ancien chef Sparvier lorsqu'il déclare, dans son affidavit :

     [traduction]

     Une fois nommés ou élus, les directeurs d'élection et les membres du tribunal d'appel exercent leur pouvoir de façon indépendante du conseil et du chef de bande, et leur processus décisionnel n'est pas contrôlé par le chef et le conseil.

[48]      Le droit du tribunal d'appel de décider de sa propre procédure n'est soumis qu'aux exigences de l'Election Act et des autres coutumes de la bande, ainsi qu'au contrôle de la Cour lorsqu'on soutient qu'il y a eu violation des principes de l'équité procédurale ou de la justice naturelle.

[49]      L'Election Act précise de quelle façon elle peut être modifiée. Une modification doit d'abord faire l'objet d'une résolution du chef et du conseil. Avant que cette résolution puisse modifier l'Election Act, elle doit être présentée à trois réunions de la bande. On doit la lire et la discuter à deux réunions consécutives de la bande, et ensuite la soumettre aux questions et au vote à une troisième et dernière réunion.

[50]      Il s'ensuit que le chef et le conseil n'avaient pas le pouvoir d'imposer quoi que ce soit au tribunal d'appel, y compris en matière de procédure, et que la résolution du 4 juin 1998 n'a pas modifié l'Election Act. Le tribunal d'appel n'a donc commis aucune erreur en ne tenant pas compte de la résolution du 4 juin 1998 lors de ses réunions des 10 et 12 juin 1998.

[51]      En tirant cette conclusion, je ne veux aucunement critiquer le chef et le conseil qui ont cherché à améliorer la procédure applicable lors d'appels portant sur une élection. La difficulté se trouve dans le fait que leur compétence pour atteindre cet objectif est restreinte par l'Election Act, qui précise que seuls les membres de la bande peuvent la modifier. Si la résolution du 4 juin 1998 avait été adoptée par les membres de la bande en tant que modification de l'Election Act, après avoir été examinée à trois réunions de la bande comme je l'ai expliqué plus haut, elle aurait lié le tribunal d'appel.

[52]      Je vais maintenant examiner les arguments particuliers que M. Lavallée présente au sujet des décisions du 26 mai et du 12 juin 1998.

La décision du 26 mai 1998

[53]      Le 26 mai 1998, le tribunal a décidé que les appels de M. Lavallée ne justifiaient pas la tenue d'une audience. Cette décision a été prise à une réunion des membres du tribunal, à laquelle assistaient M. Louison et Mme Delorme. M. Lavallée n'a pas été informé de la tenue de cette réunion et il n'y était pas invité. Il n'y a eu aucun enregistrement des délibérations, ni aucune autre forme de documentation rédigée à ce moment-là. La seule preuve portant sur le déroulement de la réunion du 26 mai 1998 est contenue dans la lettre de décision du 29 juin 1998, ainsi que dans les affidavits de M. Louison, de Mme Delorme et des trois membres du tribunal.

[54]      La décision de tenir une audience au sujet de l'appel de M. Delorme a été consignée par écrit le même jour, dans un document daté du 26 mai 1998 et intitulé [traduction] " Avis d'audience de l'appel de l'élection - Résidence ". M. Delorme a reçu signification de ce document le 27 mai 1998. Par contre, la décision de ne pas tenir d'audience au sujet des appels de M. Lavallée n'a été consignée par écrit que le 29 juin 1998, plus d'un mois après avoir été prise.

[55]      Personne ne soutient que le retard à aviser M. Lavallée de la décision quant à ses appels lui ait causé quelque préjudice que ce soit. Aucun des documents produits à l'appui de la demande de M. Lavallée ne mentionne quoi que ce soit quant à ce délai. Toutefois, l'avocat de M. Lavallée a soutenu à l'audience que ce délai mettait en doute la crédibilité des membres du tribunal ainsi que le caractère équitable de la procédure qu'ils ont suivie.

[56]      Bien qu'il soit vrai que les affidavits produits en réponse à la demande de M. Lavallée n'expliquent en aucune façon le délai, il est aussi vrai que le dossier de demande de M. Lavallée n'en parle pas. Aucune des parties n'a contre-interrogé sur cette question. Dans les circonstances, le délai ne justifie pas en soi une conclusion défavorable aux membres du tribunal.

[57]      L'avocat de M. Lavallée a aussi soutenu que l'absence de compte rendu immédiat de la réunion du 26 mai 1998 constituait un vice irrémédiable. Bien qu'il eût été préférable d'avoir un tel compte rendu, il y a une preuve suffisante quant à ce qui s'est produit à cette réunion pour me permettre de traiter de la demande de M. Lavallée.

[58]      Dans le contexte de l'Election Act, il incombe d'abord à l'appelant d'indiquer dans son avis d'appel tous les faits pertinents et tous les arguments à l'appui de son appel. Le dossier indique que MM. Lavallée et Delorme comprenaient cette exigence, puisque leurs avis d'appel sont très détaillés. La réunion du 26 mai 1998 a été tenue pour permettre au tribunal de respecter l'obligation prescrite par l'Election Act, à savoir examiner les avis d'appel produits et décider si une audience devait être tenue. Ce faisant, les membres du tribunal devaient examiner les faits allégués par l'appelant et déterminer, au vu de leur propre connaissance de l'Election Act et des coutumes de la bande portant sur les élections, si les allégations en cause justifiaient la tenue d'une audience formelle d'appel.

[59]      Il est clair, au vu des motifs en date du 29 juin 1998 et de la documentation au dossier dont je suis saisie, que les membres du tribunal ont examiné non seulement les avis d'appel et ce qu'ils connaissaient de l'Election Act et des coutumes de la bande, mais qu'ils ont aussi eu recours à leur connaissance personnelle de ce qui s'était produit le jour de l'élection, soit le 25 avril 1998.

[60]      L'avocat de M. Lavallée soutient que le tribunal a commis une erreur en s'appuyant sur la connaissance personnelle des membres quant aux faits pour arriver à sa décision de ne pas accorder d'audience formelle relativement à l'appel de M. Lavallée. Il y a du vrai dans cet argument. En effet, les membres du tribunal ont produit, à leur réunion du 26 mai 1998, des éléments de preuve factuelle qui contredisaient les allégations présentées par M. Lavallée, sans en informer M. Lavallée. En ne donnant pas à ce dernier la chance de répondre à cette preuve contradictoire, ils l'ont privé d'un droit fondamental, de sorte que l'instance du 26 mai 1998 était entièrement inéquitable à son égard.

[61]      Il aurait peut-être été préférable que les membres du tribunal n'aient aucune connaissance de la procédure d'élection suivie le 25 avril 1998, ou de toute autre question soulevée dans les avis d'appel. Cela aurait été possible si les membres du tribunal n'avaient en aucune façon participé à l'élection, sauf pour exercer leur droit de vote. Toutefois, l'avocat des défendeurs a soutenu que la coutume prévoyait que les membres du tribunal participent aux élections et assistent au décompte des votes. Il serait donc irréaliste, ainsi que contraire à la coutume de la bande, d'exiger que les membres du tribunal examinent les appels sans tenir compte de leur propre connaissance des faits.

[62]      La preuve présentée par les défendeurs n'établit pas l'existence d'une telle coutume. Il est clair que les membres du tribunal ont en fait assisté à l'élection du 25 avril 1998, ainsi qu'au décompte des votes, et que personne ne s'est opposé à leur présence. Toutefois, je ne vois rien au dossier qui indique que la présence des membres du tribunal correspond à une coutume de la bande, ou même que les membres du tribunal se sentaient obligés de participer du fait de leur nomination.

[63]      Je ne veux pas suggérer qu'on aurait dû interdire aux membres du tribunal d'assister à l'élection et au décompte des votes. Toutefois, comme ils ont assisté, il n'était pas équitable de leur part de s'appuyer ensuite sur leur connaissance personnelle en décidant que les appels de M. Lavallée n'étaient pas fondés, sans lui donner d'abord un avis raisonnable quant à la preuve à l'encontre de ses allégations. Le tribunal aurait dû lui permettre de répondre à cette preuve contraire avant de décider si l'un ou l'autre de ses trois appels justifiait la tenue d'une audience.


[64]      J'irai plus loin en déclarant que, même si la preuve contradictoire avait été présentée par d'autres personnes que les membres du tribunal, par exemple par un observateur neutre comme le directeur des élections, M. Louison, l'équité exigeait que le tribunal informe M. Lavallée de cette preuve et lui donne l'occasion d'y répondre avant de déterminer si la tenue d'une audience d'appel était justifiée.

[65]      Je ne crois pas qu'il aurait été difficile ou particulièrement long d'informer M. Lavallée de la preuve contradictoire avant la réunion du 26 mai 1998. On aurait pu lui donner un résumé écrit de ladite preuve, tout en l'invitant à présenter sa réaction par écrit dans un délai relativement court.

[66]      Ceci dit, j'ajouterais que le tribunal n'était pas obligé d'autoriser M. Lavallée à assister en personne à la réunion au cours de laquelle ses membres ont examiné son avis d'appel. La procédure aurait été équitable même s'il n'avait pu que répondre par écrit, si on l'avait correctement avisé de la preuve contradictoire et si on lui avait donné une occasion raisonnable d'y répondre.

[67]      Il est important de souligner que cette étape additionnelle de la procédure ne s'impose que lorsque les faits sont contestés. Si, par exemple, le tribunal avait conclu qu'aucune audience ne s'imposait même si les faits allégués par le demandeur étaient présumés vrais, cette procédure ne s'imposerait pas.

[68]      En résumé, je conclus que le tribunal a eu tort d'accepter la preuve de ses propres membres lors de la réunion du 26 mai 1998 et, sans aviser M. Lavallée de cette preuve, de s'appuyer sur celle-ci pour conclure que les faits allégués par M. Lavallée n'étaient pas fondés. Il ne s'ensuit toutefois pas que cette erreur du tribunal justifie en soi l'octroi d'un redressement à M. Lavallée. Même si le tribunal avait entendu l'appel de M. Lavallée, la meilleure chose que ce dernier aurait pu obtenir était la tenue d'une nouvelle élection.

[69]      En fait, il y a eu une nouvelle élection au poste de chef, le 3 juillet 1998, à laquelle M. Lavallée n'a pas été autorisé à se porter candidat. Cela est dû à l'issue de l'audience portant sur l'appel de M. Delorme, qui a eu lieu le 12 juin 1998. À moins que la décision du 12 juin 1998 ne souffre d'un vice irrémédiable, les erreurs du tribunal du 26 mai 1998 sont sans objet.

La décision du 12 juin 1998

[70]      M. Lavallée soulève plusieurs arguments portant expressément sur la décision du 12 juin 1998. Tout d'abord, il soutient qu'il n'a pas reçu un avis adéquat de l'audience du 12 juin 1998.

[71]      M. Lavallée a témoigné qu'on lui avait signifié l'avis de la tenue d'une audience sur l'appel de M. Delorme en début de matinée le 10 juin 1998, alors que l'audience se tenait à 10 h le même jour. Ce témoignage n'est pas contesté. Toutefois, ce n'est pas la faute du tribunal d'appel si l'avis a été signifié si tard. Mme Cyr déclare dans son affidavit qu'elle a cherché à signifier l'avis à M. Lavallée, à son domicile sur la réserve, une fois le 27 mai 1998, deux fois le 28 mai 1998, une fois le 2 juin 1998, une fois le 5 juin 1998, et trois fois le 9 juin 1998. À toutes ces occasions, M. Lavallée n'était pas chez lui.

[72]      L'avis qui a finalement été signifié à M. Lavallée le 10 juin 1998 énonçait les fondements de l'appel de M. Delorme. Il précisait que M. Delorme alléguait que M. Lavallée travaillait et vivait à Régina durant l'année précédant l'assemblée de nomination. Au moment de la signification, M. Lavallée a aussi reçu copie d'une lettre que le tribunal avait envoyée à M. Delorme pour l'aviser de la preuve présentée à l'encontre de ses allégations. La lettre indiquait que M. Lavallée avait produit un affidavit quant à sa résidence, qu'il résidait dans une maison sur la réserve depuis plus de six ans, qu'il avait cultivé ses terres sur la réserve et qu'il avait un livret de permis depuis plus de 22 ans, que son nom apparaissait sur les listes électorales fédérales et provinciales avec son adresse sur la réserve, et que son adresse postale était au bureau de poste le plus près de la réserve.

[73]      M. Lavallée déclare qu'il s'est présenté à l'audience du 10 juin et qu'il a informé le tribunal d'appel qu'il ne pouvait absolument pas procéder avec un si court préavis. Il déclare qu'on lui a demandé de se présenter à nouveau à l'audience le 12 juin 1998. Il s'est présenté à cette occasion, mais il déclare qu'il n'avait pu obtenir entre-temps la preuve documentaire dont il avait besoin pour démontrer la fausseté des allégations de M. Delorme, et qu'il n'avait pas non plus eu le temps de donner des instructions à son avocat. Il ne dit pas s'il a demandé un autre ajournement le 12 juin 1998. Je présume qu'il ne l'a pas fait.

[74]      Les affidavits de M. Louison et de Gary Pelletier confirment le fait que M. Lavallée s'est présenté à l'audience du 10 juin 1998 et qu'il s'est plaint du court préavis, pour ensuite demander et obtenir un ajournement au 12 juin 1998.

[75]      L'affidavit de M. Pelletier donne certains détails quant à la discussion portant sur l'ajournement. Il déclare avoir demandé à M. Lavallée si un ajournement de 48 heures lui permettrait de se préparer, et que M. Lavallée a répondu oui. Cette déclaration est confirmée par les affidavits de Mme Cyr et de M. Stevenson.

[76]      M. Pelletier déclare aussi que M. Lavallée n'a pas indiqué qu'il avait l'intention de consulter un avocat, ou qu'il aurait besoin de plus de temps à cette fin. De l'avis de M. Pelletier, si M. Lavallée avait indiqué qu'un ajournement de 48 heures ne lui suffisait pas, le tribunal d'appel aurait examiné la possibilité de lui accorder plus de temps. Rien de tout ceci n'est contredit par M. Lavallée.

[77]      M. Lavallée n'a donc pas établi qu'on ne lui a pas donné un avis suffisant de l'audience du 12 juin 1998. Le 10 juin 1998, il connaissait déjà l'essentiel des allégations de M. Delorme quant à sa résidence. J'accepte la preuve non contredite de M. Pelletier, lorsqu'il dit que M. Lavallée a déclaré au tribunal d'appel qu'un délai de 48 heures lui permettrait de se préparer et que, le 12 juin 1998, il n'a pas demandé de délai additionnel. M. Lavallée ne peut plus dire maintenant qu'on ne lui a pas accordé assez de temps pour se préparer pour l'audience du 12 juin 1998.

[78]      Au nom de M. Lavallée, on a aussi soutenu que la décision du tribunal d'appel devait être annulée parce qu'il n'y a ni transcription ni compte rendu immédiat des délibérations, ce qui rend le contrôle judiciaire impossible. À mon avis, un tel compte rendu n'était pas nécessaire. M. Lavallée était présent à l'audience et pouvait donc connaître toute la preuve qui était soumise au tribunal d'appel. Les membres du tribunal d'appel ont produit des affidavits où ils expliquent comment l'audience s'est déroulée, et ils ont annexé à ces affidavits la preuve documentaire dont ils étaient saisis. Cette preuve n'est pas contredite. On ne les a pas contre-interrogés sur leurs affidavits.

[79]      Finalement, l'avocat de M. Lavallée soutient que le tribunal d'appel a commis une erreur lorsqu'il a tranché la question de la résidence de M. Lavallée. Tout d'abord, il soutient que le tribunal d'appel n'a pas énoncé les principes juridiques qu'il appliquait en déterminant le lieu de résidence de M. Lavallée.

[80]      La question de la résidence a fait l'objet de nombreux arrêts dans plusieurs contextes, notamment en droit fiscal, en droit de la citoyenneté, et en droit électoral. Le sens juridique du terme " résidence " varie selon le contexte dans lequel il est utilisé. On ne m'a mentionné aucun arrêt quant au sens du terme résidence dans le contexte de la coutume électorale de la bande Cowessess.

[81]      L'avocat de M. Lavallée n'a pas indiqué quel critère juridique le tribunal d'appel aurait dû utiliser, ni soutenu que ce dernier n'avait pas appliqué le bon critère juridique. Il me semble bien que le tribunal d'appel a interprété le terme " résidence " dans son sens commun, à savoir l'endroit où une personne vit, mange et dort de façon habituelle. Rien ne me permet de conclure que le tribunal d'appel aurait dû adopter un sens différent.

[82]      L'avocat de M. Lavallée soutient aussi que le tribunal d'appel en est arrivé à une conclusion erronée quant à son lieu de résidence. Dans le cadre de la présente demande, M. Lavallée a présenté une preuve visant à démontrer qu'il répondait au critère de résidence prévu à l'Election Act. Toutefois, seul le tribunal d'appel a compétence pour trancher cette question. Tout ce que je peux faire, c'est déterminer si la conclusion du tribunal d'appel était raisonnable, en ce sens qu'elle était correcte en principe et fondée sur la preuve présentée. Je ne peux pas tenir compte d'une preuve qui n'était pas présentée au tribunal d'appel, même si M. Lavallée dit qu'il s'agit d'une preuve qu'il aurait pu leur présenter si on lui en avait donné le temps.

[83]      Je conclus donc, sur la foi des affidavits des membres du tribunal d'appel et de la preuve documentaire qui leur était présentée, que leur décision était raisonnable.

Conclusion

[84]      Puisque j'ai conclu à l'absence d'erreur dans la décision du 12 juin 1998, selon laquelle M. Lavallée n'était pas éligible à titre de chef, cette décision est confirmée. Il s'ensuit que le résultat de l'élection du 3 juin 1998 est aussi confirmé.

[85]      La demande de M. Lavallée quant à la décision du 26 mai 1998 du tribunal devient sans objet. Bien qu'il y ait eu des erreurs dans cette décision, M. Lavallée n'a droit à aucun redressement.

[86]      La présente demande est rejetée avec dépens.




                                 Karen R. Sharlow

                            

                                     Juge

Ottawa (Ontario)

Le 3 septembre 1999




Traduction certifiée conforme


Pierre St-Laurent, LL.M.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


No DU GREFFE :              T-1520-98


INTITULÉ DE LA CAUSE :      Terrence Lavallée c. Urbin Louison et autres


LIEU DE L'AUDIENCE :          Winnipeg (Manitoba)


DATE DE L'AUDIENCE :          Le 30 juillet 1999


MOTIFS DE L'ORDONNANCE DE MADAME LE JUGE SHARLOW

EN DATE DU :              3 septembre 1999


ONT COMPARU :


M. Orest Rosowsky                              POUR LE DEMANDEUR

M. Daniel J. Maddigan                          POUR LES DÉFENDEURS


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :


Rosowsky, Campbell & Seidle

Kamsack (Saskatchewan)                          POUR LE DEMANDEUR

Griffin Toews Maddigan Brabant

Régina (Saskatchewan)                          POUR LES DÉFENDEURS

__________________

1      Sparvier c. Bande indienne Cowessess no 73, [1993] 3 C.F. 142 (C.F. 1re inst.).

2      Lakeside Hutterite Colony c. Hofer, [1992] 3 R.C.S. 165.

3      Ceci renvoie aux règles de justice naturelle qui ont été exposées dans l"affaire Sparvier (précitée).

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