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Date : 20190614


Dossier : IMM-6213-18

Référence : 2019 CF 814

Ottawa (Ontario), le 14 juin 2019

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

CHRISTINE ELÉAZAR KANGAH

demanderesse

Et

MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  L’aperçu

[1]  La demanderesse, Mme Christine Eléazar Kangah, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue en novembre 2018 [Décision] par un commissaire de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [CISR]. Le commissaire de la CISR [Commissaire] y a conclu que Mme Kangah a fait une fausse déclaration sur un fait important dans le cadre d’une demande de permis de travail [Demande de permis], contrevenant ainsi à l’alinéa 40(1)a) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Aux termes de la Décision, le Commissaire a trouvé Mme Kangah inadmissible au Canada en raison de sa fausse déclaration, et a pris une mesure d’exclusion contre elle.

[2]  Mme Kangah soutient que la Décision est incorrecte car, en indiquant dans sa Demande de permis qu’elle vivait en France alors qu’elle était au Canada, elle a simplement suivi les directives et instructions explicites d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] à l’endroit des personnes se trouvant dans sa situation. Au surplus, Mme Kangah plaide que le Commissaire n’a pas tenu compte de la preuve au dossier en concluant qu’elle aurait laissé croire qu’elle était hors du Canada au moment de sa Demande de permis. Mme Kangah demande à la Cour d’accueillir sa demande de contrôle judiciaire, d’annuler la Décision et de renvoyer l’affaire à la CISR afin qu’un nouvel examen de son dossier soit effectué par un commissaire différent.

[3]  Pour les raisons qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de Mme Kangah sera accordée. Compte tenu des directives d’IRCC et du dossier présenté à la CISR, je conclus que la Décision est déraisonnable, car Mme Kangah ne peut avoir fait une fausse déclaration sur un fait important en se conformant aux instructions d’IRCC. De plus, la preuve ne supporte pas les conclusions factuelles tirées par le Commissaire quant au fait que Mme Kangah aurait menti sur le lieu de sa présence physique au moment de sa Demande de permis. Dans les circonstances, cela suffit pour faire basculer la Décision hors du champ des issues possibles et acceptables au regard des faits et du droit, et pour justifier l’intervention de la Cour.

[4]  Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire de traiter du deuxième argument avancé par Mme Kangah à l’encontre de la Décision, à savoir l’erreur de droit provoquée par une personne en autorité.

II.  Le contexte

A.  L’exposé des faits

[5]  Mme Kangah est citoyenne française et détient un diplôme de technologue de laboratoire médical. Elle arrive au Canada en 2015 munie d’un permis de travail ouvert, lequel doit expirer en septembre 2017. Elle s’installe à Moncton au Nouveau-Brunswick où elle travaille dans son domaine de qualification. Elle complète les démarches pour obtenir sa certification de technologue de laboratoire médical au Canada. Un mois avant l’expiration de son permis de travail, elle en demande la prolongation. Le 30 octobre 2017, cette demande est refusée en raison d’un mauvais code de dispense et d’un mauvais emploi inscrits sur la demande. N’étant plus résidente temporaire, Mme Kangah devient alors sans statut au Canada et IRCC lui accorde 90 jours pour rétablir son statut si elle veut demeurer au Canada.

[6]  Le 26 décembre 2017, Mme Kangah présente sa Demande de permis dans le cadre du Programme de mobilité francophone [Programme], lequel permet aux employeurs canadiens hors du Québec d’embaucher des travailleurs étrangers dont la langue usuelle est le français, sans avoir à passer par l’étape d’une étude d’impact sur le marché du travail. Se fiant aux directives d’IRCC, Mme Kangah utilise le formulaire « Demande de permis de travail présentée à l’extérieur du Canada » et y indique la France comme pays de résidence actuelle, malgré le fait qu’elle vit alors toujours au Canada. Elle précise aussi qu’elle a résidé antérieurement au Canada comme « travailleur » jusqu’au 30 octobre 2017, date d’expiration de son permis de résidence temporaire, et qu’elle effectue sa Demande de permis à partir de son pays de résidence actuelle, soit la France. Elle inscrit enfin une adresse en France comme adresse postale et adresse de son domicile.

[7]  En agissant ainsi, Mme Kangah estime suivre les instructions indiquées dans une présentation d’IRCC donnée à l’ambassade du Canada à Paris et publiées sur le site web d’IRCC. Ces instructions sur le Programme prescrivaient que « [m]ême si le candidat est au Canada, il devra remplir la demande de permis de travail présentée à l’extérieur du Canada [IMM 1295] et indiquer comme pays de résidence son pays de résidence habituelle et non le Canada afin d’obtenir la bonne liste de contrôle ». Sur le formulaire de Demande de permis, Mme Kangah coche également qu’elle est demeurée au Canada après l’expiration de son statut. Pour clarifier sa situation et éviter toute confusion, Mme Kangah joint à sa Demande de permis une lettre explicative où elle mentionne entre autres que les services canadiens d’immigration lui ont permis de rester au Canada pendant 90 jours, soit jusqu’au 30 janvier 2018, afin de rétablir son statut. Elle ajoute avoir présenté une demande de rétablissement de statut en tant que visiteur, dans l’attente d’une réponse sur sa Demande de permis. Cette demande de rétablissement de statut est effectivement reçue par les autorités canadiennes le 24 janvier 2018.

[8]  Le 2 mars 2018, Mme Kangah reçoit une lettre des autorités canadiennes approuvant sa Demande de permis en vertu du Programme. Le lendemain, elle se rend à un poste frontalier afin d’obtenir son permis de travail. Un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] émet alors un rapport d’interdiction de territoire et un déféré pour enquête aux termes des paragraphes 44(1) et 44(2) de la LIPR. Dans son rapport, l’ASFC mentionne que Mme Kangah a été au Canada sans statut depuis octobre 2017 et a fait une fausse déclaration en déclarant la France comme son pays de résidence habituelle dans la Demande de permis.

[9]  Le rapport est transmis à la CISR pour une enquête en admissibilité et, suite à une audience tenue en mai et septembre 2018, le Commissaire émet la Décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

B.  La Décision

[10]  Après avoir résumé les faits et la preuve au dossier, le Commissaire indique dans la Décision qu’il doit déterminer si Mme Kangah a fait une fausse déclaration sur un fait important, emportant ainsi interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR. Il ajoute que la présence de Mme Kangah au Canada au moment du dépôt de sa Demande de permis constitue le nœud de l’affaire.

[11]  Le Commissaire reconnaît que les instructions relatives au Programme ne sont pas très claires, et qu’il est possible de remplir une demande pour le Programme tout en étant au Canada. Selon le Commissaire, Mme Kangah a toutefois fait une fausse déclaration dans sa Demande de permis en indiquant avoir été au Canada jusqu’au 30 octobre 2017 et en inscrivant une adresse postale et une adresse domiciliaire en France. Dans la Décision, le Commissaire fait spécifiquement référence aux questions 7 et 8 du formulaire de Demande de permis, ainsi qu’aux questions portant sur les adresses postale et domiciliaire. À ses yeux, les réponses fournies par Mme Kangah laissaient croire qu’elle avait quitté le Canada en octobre 2017 et était physiquement en France au moment de déposer sa Demande. Le Commissaire rejette l’explication de Mme Kangah selon laquelle elle croyait devoir indiquer la date de la fin de son statut et non la date de son départ du Canada puisque, selon lui, la question 8 de la section « Données personnelles » portant sur le(s) pays de résidence(s) antérieure(s) était claire. De plus, le Commissaire estime que la lettre explicative accompagnant la Demande de permis « n’indique pas clairement que [Mme Kangah] était au Canada au moment de déposer sa demande » (Décision à la p 4).

[12]  Le Commissaire conclut que la fausse déclaration porte sur un fait important, puisque cela « change les critères d’application » du Programme (Décision à la p 5). Il souligne que contourner le système informatique n’est pas une justification, qu’il n’appartient pas à un demandeur de décider comment sa demande sera traitée, et que si le système bloque certaines demandes, c’est pour des raisons administratives. Selon le Commissaire, l’argument selon lequel la Demande de permis de Mme Kangah aurait été acceptée de toute façon doit être rejeté, puisqu’il n’a pas à se substituer aux décideurs d’IRCC qui évaluent de telles demandes.

[13]  Le Commissaire détermine donc que Mme Kangah est inadmissible au Canada pour fausse déclaration et prend une mesure d’exclusion à son égard.

C.  La question en litige

[14]  La seule question en litige est de déterminer si le Commissaire de la CISR a erré dans son interprétation et son application de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR.

D.  La norme de contrôle

[15]  Une cour de révision n’a pas besoin d’entreprendre une analyse exhaustive concernant la norme de contrôle applicable lorsque la jurisprudence antérieure a déjà déterminé la norme qu’il convient d’appliquer (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] au para 62). Or, la Cour a maintes fois statué que l’interprétation et l’application de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR soulèvent des questions mixtes de faits et de droit, susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Mohseni c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 795 aux paras 5, 8; Sidhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 419 au para 12; Goburdhun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 971 [Goburdhun] au para 19; Singh Dhatt c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 556 [Dhatt] au para 21).

[16]  Se fondant notamment sur la décision Sittampalam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CAF 326, Mme Kangah soutient que la norme de la décision correcte devrait s’appliquer à la question en litige, puisque qu’il n’y a aucune dispute au niveau des faits et que cette norme doit régir les questions de droit, y compris en matière d’inadmissibilité. Une telle position est incorrecte en droit. La jurisprudence a considérablement évolué depuis les causes citées par Mme Kangah, et la Cour suprême du Canada a clairement établi que la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer lorsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie (Trinity Western University c Barreau du Haut-Canada, 2018 CSC 33 au para 50; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 [CCDP] au para 27; Dunsmuir au para 54). C’est manifestement le cas ici. De plus, la question que la Cour doit trancher n’est visée par aucune des catégories qui autoriseraient le renversement de cette présomption en faveur de la norme de la décision correcte (CCDP au para 18).

[17]  Lorsque la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable, la Cour doit faire preuve de déférence et se garder de substituer sa propre opinion à celle du décideur administratif, pourvu que la décision soit justifiée, transparente et intelligible, et qu’elle appartienne « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir au para 47). Les motifs d’une décision sont considérés raisonnables « s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses] au para 16). Dans la mesure où le processus et les résultats respectent les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, et que la décision est appuyée par des preuves acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, la Cour doit s’abstenir de remplacer la décision rendue par sa propre perspective d’un résultat préférable (Newfoundland Nurses au para 17). La retenue s’impose particulièrement lorsque l’expertise découle de la spécialisation des fonctions d’un tribunal administratif qui applique un régime législatif qui lui est familier (Edmonton (Ville) Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd, 2016 CSC 47 au para 33).

III.  L’analyse

[18]  Le Ministre affirme que la situation de Mme Kangah tombe clairement sous l’alinéa 40(1)a) de la LIPR, lequel prévoit qu’emporte interdiction de territoire pour fausses déclarations le fait de faire, directement ou indirectement, « une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait, ce qui entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la [LIPR] ». Le Ministre ajoute que la loi n’exige pas que les fausses déclarations soient intentionnelles, délibérées ou faites par négligence (Bellido c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 452 au para 28). De plus, il soutient que, pour être jugé important, il n’est pas nécessaire qu’un fait soit décisif ou déterminant; il suffit qu’il ait une incidence sur le processus amorcé (Goburdhun au para 37 ; Oloumi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 428 au para 25). Le Ministre concède que la réponse de Mme Kangah sur son pays de résidence actuelle (question 7 de la section « Données personnelles » du formulaire de Demande de permis) n’est pas une fausse déclaration, puisqu’elle est conforme aux instructions d’IRCC. Par contre, il plaide que les réponses aux questions 8 (pays de résidence(s) antérieure(s)) et 9 (pays où est effectuée la demande) de la section « Données personnelles » et aux questions 1 (adresse postale actuelle) et 2 (adresse du domicile) de la section « Coordonnées » constituent des fausses déclarations portant sur un fait important, soit le lieu de présence physique de Mme Kangah lors du dépôt de sa Demande de permis. Il s’agit là d’un fait important, dit le Ministre, car il change les critères d’application du Programme.

[19]  Aussi, le Ministre soumet qu’en concluant comme elle l’a fait, la CISR n’a pas commis d’erreur révisable car ses conclusions appartiennent aux issues possibles acceptables pouvant se justifier en regard des faits et du droit.

[20]  Je ne suis pas d’accord, et je suis plutôt d’avis que la Décision est déraisonnable à deux égards. Deux éléments doivent être présents pour qu’il soit conclu à une interdiction de territoire selon l’alinéa 40(1)a) de la LIPR. Premièrement, il doit y avoir une présentation erronée sur un fait. Deuxièmement, la présentation erronée doit porter sur un fait important, c’est-à-dire qu’elle doit entraîner ou risquer d’entraîner une erreur dans l’application de la loi, ou avoir une incidence sur le processus amorcé. Or, dans les circonstances particulières du présent dossier, les présentations erronées reprochées à Mme Kangah ne portaient pas sur un fait important ayant une incidence sur le processus amorcé par Mme Kangah. De plus, la preuve au dossier n’autorisait pas à conclure que Mme Kangah aurait erronément laissé croire qu’elle n’était pas physiquement au Canada au moment de sa Demande de permis.

A.  Il n’y a pas eu de fausses déclarations sur un fait important

[21]  Dans la mesure où les fausses déclarations que la CISR reproche à Mme Kangah font suite aux directives et instructions d’IRCC, il ne peut s’agir de présentations erronées portant sur un fait important au sens de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR. En effet, il est bien établi qu’une fausse déclaration n’est importante que si elle a une incidence sur le processus ou la décision finale (Chhetry c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 513 [Chhetry] au para 30; Murugan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 547 au para 14; Goburdhun au para 37). Dans les circonstances de la présente affaire, le fait pour Mme Kangah d’indiquer que son pays de résidence actuelle et ses coordonnées sont à l’extérieur du Canada, alors qu’elle se trouve au Canada, ne peut avoir une incidence sur le processus amorcé ou la décision finale sur la Demande de permis puisqu’elles suivent les exigences d’IRCC. En effet, les instructions données par IRCC pour remplir une demande de permis de travail pour le Programme prévoient que « [m]ême si le candidat est au Canada, il devra remplir la demande de permis de travail présentée à l’extérieur du Canada [IMM 1295] et indiquer comme pays de résidence son pays de résidence habituelle et non le Canada afin d’obtenir la bonne liste de contrôle ». Ces instructions sont fournies à au moins deux différents endroits, soit sur le site web d’IRCC et dans une présentation préparée par IRCC et donnée à l’ambassade du Canada à Paris.

[22]  J’observe que ni la CISR dans la Décision, ni le Ministre dans ses soumissions à la Cour n’ont précisé en quoi les fausses déclarations reprochées à Mme Kangah auraient pu affecter le processus de demande ou changer les critères d’application du Programme.

[23]  Le Ministre reconnaît d'ailleurs que la déclaration de Mme Kangah en réponse à la question 7 sur son pays de résidence actuelle ne constitue pas une fausse déclaration sur un fait important, en raison des directives émises par IRCC. Or, si tel est le cas pour cette question 7, je ne vois pas comment le Ministre peut prétendre que cela ne devrait pas aussi s’étendre aux autres questions du formulaire portant sur le(s) pays de résidence(s) antérieure(s) (question 8 de la section « Données personnelles »), sur le pays où est effectuée la demande (question 9 de la section « Données personnelles ») ou sur les adresses postale et domiciliaire actuelles (questions 1 et 2 de la section « Coordonnées »). La simple logique dicte que, pour être cohérent dans sa réponse, un demandeur ne peut, d’un côté, déclarer que son pays de résidence actuelle est son pays de résidence habituelle et, de l’autre, faire volte-face et adopter une approche qui soit différente pour les autres questions. En retenant une telle interprétation dans son appréciation de la Demande de permis de Mme Kangah, la CISR a adopté une interprétation qui s’inscrit hors du spectre des issues possibles acceptables en regard des faits et du droit.

[24]  Dans ses soumissions écrites et orales, le Ministre avance que les directives d’IRCC feraient spécifiquement référence à la question 7 sur le pays de résidence actuelle et ne s’appliqueraient ainsi à aucun autre élément de la Demande de permis. Avec égards, cette affirmation est inexacte. Aucun des documents émanant d’IRCC ne précise que ces directives se limitent à la question 7. Elles réfèrent plutôt, de façon générale et générique, à l’approche globale que doivent emprunter les demandeurs pour remplir le formulaire de Demande de permis, soit de faire comme s’ils étaient alors à l’extérieur du Canada. Nulle part n’est-il indiqué ou suggéré que les instructions d’IRCC s’appliqueraient uniquement à la question 7, à l’exclusion des autres questions du formulaire de Demande de permis.

[25]  D’ailleurs, les explications données par courriel par un agent de liaison d’IRCC reflètent cette interprétation. En réponse à une question de l’avocate de Mme Kangah, il a indiqué que les demandeurs qui sont au Canada doivent remplir la demande (« as if from outside Canada ») [Traduction] « comme s’ils étaient en dehors du Canada » (pièce N de l’affidavit de Mme Kangah), sans préciser que cela ne valait que pour la question 7. Bien que cet échange de courriels ait eu lieu en juin 2018, soit après que Mme Kangah ait soumis sa Demande de permis pour le Programme, il faisait partie de la preuve devant le Commissaire avant que celui-ci ne rende la Décision.

[26]  J’ajoute que, dans ses directives, IRCC demandait aux candidats au Programme se trouvant au Canada d’utiliser un formulaire ayant pour titre « Demande d’un permis de travail présentée à l’extérieur du Canada » [je souligne] et d’indiquer comme pays de résidence actuelle un pays autre que le Canada, deux éléments qui eux-mêmes laissent croire que le demandeur ne se trouve pas au Canada. Puisqu’IRCC suggère elle-même aux demandeurs de remplir la demande d’une façon qui laisse croire qu’ils sont hors du Canada, cela ne pourrait pas non plus être un élément important ayant une incidence sur le processus amorcé ou sur la décision finale. Si c’était un élément important pouvant avoir une telle incidence, IRCC n’aurait pas fourni de telles indications.

[27]  Enfin, la jurisprudence a reconnu que, si l’article 40 de la LIPR est effectivement libellé de façon large en vue d’englober un vaste éventail de fausses déclarations, intentionnelles ou non, et qu’il commande une interprétation large, libérale et généreuse, il n’en demeure pas moins que cette interprétation peut être assouplie dans des circonstances véritablement exceptionnelles. C’est notamment le cas lorsqu’un demandeur croyait honnêtement et raisonnablement qu’il ne faisait pas une fausse déclaration sur un fait important (Goburdhun au para 28 ; Dhatt au para 27). C’est la situation qui prévaut ici dans le cas de Mme Kangah. En effet, en examinant l’ensemble du dossier et de la preuve devant lui, le Commissaire ne pouvait raisonnablement conclure que Mme Kangah pouvait avoir tenté de tromper les autorités canadiennes. Tout au contraire, elle croyait plutôt qu’en suivant les instructions d’IRCC, elle faisait une déclaration honnête et véridique.

B.  Mme Kangah n’a pas laissé croire qu’elle n’était pas physiquement au Canada

[28]  D’autre part, la Décision est déraisonnable pour un second motif. En effet, je suis d’avis que, lorsque la preuve est examinée dans son ensemble, la CISR ne pouvait raisonnablement conclure que Mme Kangah avait laissé croire qu’elle était hors du Canada au moment de sa Demande de permis. Aussi, le Commissaire a erré en affirmant qu’il n’est « absolument pas clair que […] [Mme Kangah] est au Canada physiquement » (Décision à la p 5). La preuve ne soutient pas une telle affirmation, et rien dans le dossier ne permet de dire que Mme Kangah aurait essayé de dissimuler de l’information sur ce point. Tout au contraire, sa Demande de permis est éminemment candide.

[29]  Sa réponse à la question 8 de la section « Données personnelles » indiquait qu’elle a vécu au Canada sous le statut de travailleur jusqu’au 30 octobre 2017, qui est effectivement la date d’expiration de ce statut. Et à la question 2 de la section « Antécédents », elle précisait être restée au Canada après l’expiration de son statut. Enfin, elle ajoutait dans sa lettre explicative que « l’immigration [lui] a permis de rester au canada [sic] pendant 90 jours sous certaines conditions », le temps de rétablir son statut.

[30]  Ainsi, lorsqu’on analyse le dossier dans son ensemble, y compris la lettre explicative, il m’apparaît déraisonnable de conclure que Mme Kangah a fait une fausse déclaration sur sa présence physique au Canada lors de la présentation de sa Demande de permis (Hoseinian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 514 au para 1; Chhetry au para 32). Autrement dit, conclure, comme l’a fait le Commissaire dans la Décision, que Mme Kangah a fait une fausse représentation sur sa présence physique au Canada ne fait pas partie des issues possibles acceptables en regard des faits et du droit.

[31]  Certes, je conviens que le Commissaire a examiné avec minutie le formulaire de Demande de permis ainsi que la lettre explicative avant de conclure que, selon lui, ils laissaient croire que Mme Kangah était physiquement en France lors du dépôt de sa demande, alors qu’elle était au Canada. Il a notamment souligné que le formulaire indiquait que Mme Kangah avait vécu sous son statut de travailleur au Canada jusqu’au 30 octobre 2017. Toutefois, à mon avis, il n’était pas raisonnable pour le Commissaire d’en inférer que « rien dans la lettre explicative n’indique clairement que Mme Kangah était au Canada lors du dépôt de sa demande ». En affirmant que « l’immigration [lui] a permis de rester au canada [sic] pendant 90 jours sous certaines conditions », Mme Kangah a plutôt établi l’inverse.

[32]  Je reconnais et j’accepte qu’il n’appartient pas à la Cour d’apprécier de nouveau les éléments de preuve au dossier et de substituer ses propres conclusions à celles de la CISR. En outre, je ne conteste pas que les décisions que la CISR rend en application de la LIPR commandent une grande déférence de la part de la Cour compte tenu de son expertise spécialisée. Au surplus, je conviens que les motifs justifiant la décision d’un tribunal administratif n’ont pas à être parfaits ni exhaustifs, et que le décideur peut fournir des motifs brefs ou limités. Cependant, même sous la norme déférente de la décision raisonnable, il n’en demeure pas moins que les motifs d’une décision doivent permettre à la cour de révision de comprendre pourquoi la décision a été prise et de déterminer si la conclusion tombe dans l’éventail des résultats possibles et acceptables (Newfoundland Nurses au para 16). Lorsque lus dans leur ensemble, les motifs doivent ainsi être suffisamment appuyés et éloquents pour autoriser la cour à conclure qu’ils fournissent la justification, la transparence et l’intelligibilité requise d’une décision raisonnable (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 au para 53; Construction Labour Relations c Driver Iron Inc, 2012 CSC 65 au para 3; Dunsmuir au para 47).

[33]  Bien qu’une cour de révision doive résister à la tentation d’intervenir et d’usurper l’expertise spécialisée que le législateur a choisi d’accorder à un décideur administratif comme la CISR, elle ne peut « respecter aveuglément » les interprétations d’un décideur ou l’analyse des éléments de preuve (Dunsmuir au para 48). Dans le contexte d’un examen visant à déterminer le caractère raisonnable d’une décision, il appartient à la cour de rechercher « si une conclusion a un caractère irrationnel ou arbitraire », comme « le caractère illogique ou irrationnel du processus de recherche des faits » ou de l’analyse, ou « l’absence de tout fondement acceptable à la conclusion de fait tirée » (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113 au para 99, inf. pour d’autres motifs 2015 CSC 61). Or, en l’espèce, aussi large que puisse être l’éventail des résultats possibles et raisonnables ou le degré de latitude laissé au Commissaire, la preuve ne permet pas d’appuyer sa conclusion sur le fait que Mme Kangah aurait laissé croire qu’elle était physiquement présente au Canada lors de sa Demande de permis pour le Programme.

[34]  Je m’arrête un instant pour traiter rapidement du nouvel argument soulevé par l’avocate du Ministre lors de l’audience devant la Cour. Elle y a fait valoir qu’à tout événement, puisque Mme Kangah avait perdu son statut de résidente temporaire à compter du 30 octobre 2017, elle ne pouvait pas, aux termes de l’article 199 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS 2002-227, déposer sa Demande de permis car elle ne rencontrait aucune des situations visées à cet article. Non seulement cet argument a-t-il été soulevé de façon éminemment tardive par le Ministre (et est irrecevable pour cette seule raison), mais je souligne que nulle part dans la Décision, la CISR n’a-t-elle retenu ce point pour conclure à l’interdiction de territoire de Mme Kangah. Ce n’est donc, d’aucune manière, un élément qui pourrait permettre de valider le caractère raisonnable de la Décision rendue.

IV.  Conclusion

[35]  Pour les raisons qui précèdent, la Décision de la CISR à l’égard de Mme Kangah est erronée et ne constitue pas une interprétation raisonnable en regard des éléments de preuve au dossier. Selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit intervenir si la décision faisant l’objet d’un contrôle judiciaire n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. C’est le cas en l’espèce. Par conséquent, je dois accueillir la demande de contrôle judiciaire de Mme Kangah, annuler la Décision de la CISR la déclarant interdite de territoire pour fausses déclarations, et renvoyer l’affaire à la CISR pour qu’elle puisse être examinée à nouveau par un tribunal différemment constitué.

[36]  L’intitulé de la cause est modifié pour désigner correctement le « Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile » comme défendeur plutôt que le « Ministre de la Sécurité et de la Protection civile ».

[37]  Aucune des parties n’a proposé de question d’importance générale à certifier, et je conviens qu’il n’y en a aucune.


JUGEMENT au dossier IMM-6213-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accordée, sans dépens.

  2. La décision du 29 novembre 2018 du commissaire de la CISR déclarant Mme Kangah inadmissible au Canada pour fausse déclaration et prenant une mesure d’exclusion à son égardest annulée.

  3. L’affaire est renvoyée à la CISR pour un nouvel examen du dossier de Mme Kangah par un tribunal différemment constitué.

  4. L’intitulé de la cause est modifié pour désigner le « Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile » comme défendeur.

  5. Aucune question d’importance générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6213-18

 

INTITULÉ :

CHRISTINE ELÉAZAR KANGAH c MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

FREDERICTON (NOUVEAU-BRUNSWICK)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 juin 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 14 JUIN 2019

 

COMPARUTIONS :

Dominique Landry

 

Pour lA DEMANDERESSE

 

Ami Assignon

 

POUR LE DÉFENDEur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart McKelvey Avocats

Moncton, Nouveau-Brunswick

 

Pour lA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Halifax, Nova Scotia

POUR le DÉFENDeur

 

 

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