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Date : 20050504

Dossier : IMM-4582-04

Référence : 2005 CF 624

Toronto (Ontario), le 4 mai 2005

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MACTAVISH

ENTRE :

SONIA JAIKARAN

demanderesse

                                                                                                                                                           

                                                                             et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Sonia Jaikaran est citoyenne de Trinidad; elle affirme craindre avec raison d'être persécutée par son ex-fiancé, Ralph Balgobin. La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'Immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande de Mme Jaikaran, en concluant qu'elle n'avait aucun fondement crédible.


[2]                Mme Jaikaran sollicite maintenant l'annulation de cette décision; elle affirme qu'un certain nombre des conclusions que la Commission a tirées au sujet de la crédibilité étaient manifestement déraisonnables. Le défendeur reconnaît que deux des conclusions de la Commission ne résistent pas à l'examen, mais il y avait selon lui d'autres raisons valables pour lesquelles la Commission a conclu que Mme Jaikaran n'était pas crédible, de sorte que la décision de la Commission ne doit pas être modifiée.

Allégations de Mme Jaikaran

[3]                Mme Jaikaran affirme venir d'une famille très pauvre à Trinidad. Elle déclare que lorsqu'elle avait 17 ans, un ami riche, qui disait que son fils Ralph Balgobin était amoureux d'elle et voulait la marier, avait communiqué avec sa famille. Le père de Ralph a offert une somme de 30 000 $ (en argent de Trinidad) aux parents de Mme Jaikaran si cette dernière mariait son fils.

[4]                Mme Jaikaran déclare avoir consenti à cet arrangement afin d'aider sa famille. L'argent a été remis aux parents de Mme Jaikaran, et celle-ci s'est installée chez Ralph Balgobin. Mme Jaikaran affirme s'être efforcée d'avoir de bonnes relations avec M. Balgobin; au cours des premiers mois où ils ont cohabité, les choses allaient très bien et Mme Jaikaran a finalement commencé à éprouver de l'affection pour M. Balgobin. Toutefois, au bout de plusieurs mois, M. Balgobin a commencé à abuser de l'alcool et à utiliser des drogues, ce qui lui a fait perdre son emploi. Il a également commencé à maltraiter physiquement Mme Jaikaran.


[5]                Mme Jaikaran affirme avoir demandé de l'aide à ses parents, mais ceux-ci la blâmaient pour ses problèmes et ne voulaient pas l'aider. Elle ne s'est jamais adressée à la police de Trinidad afin d'avoir de l'aide parce que M. Balgobin menaçait de la tuer si elle le faisait.

[6]                Après avoir été grièvement battue à maintes reprises, Mme Jaikaran s'est finalement enfuie de chez M. Balgobin; elle est allée rester chez une tante qui a ensuite pris des dispositions pour qu'elle quitte Trinidad et se rende à Toronto, où elle a par la suite demandé l'asile.

Conclusions tirées par la Commission au sujet de la crédibilité

[7]                La Commission a conclu, pour plusieurs raisons, que la demande d'asile de Mme Jaikaran n'avait aucun fondement crédible. Toutefois, il n'est pas nécessaire d'examiner chacune de ces conclusions puisque je suis convaincue que la Commission a commis une erreur à l'égard de plusieurs de ses principales conclusions. La décision de la Commission ne peut donc pas être maintenue.

Le fait que Mme Jaikaran a tardé à quitter M. Balgobin


[8]                L'erreur la plus insigne que la Commission a commise se rapporte peut-être bien à la conclusion qu'elle a tirée au sujet du fait que Mme Jaikaran n'avait pas quitté M. Balgobin lorsque les mauvais traitements ont commencé. Sur ce point, la Commission a dit ce qui suit : « Priée de dire pourquoi elle ne s'était pas enfuie chez sa tante plus tôt, quand Ralph a commencé à la maltraiter, la demandeure a expliqué qu'elle aimait Ralph. Une fois de plus, il s'agit d'une explication qui n'est ni crédible ni convaincante » .

[9]                Le défendeur reconnaît à juste titre que cette conclusion ne peut pas être maintenue, étant donné qu'il n'est pas tenu compte de ce que nous savons au sujet du comportement des femmes battues.

[10]            Comme la juge Tremblay-Lamer l'a fait remarquer dans la décision Keleta c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 56, même si le commissaire n'a pas à faire expressément mention des directives du président portant sur la persécution fondée sur le sexe, la Commission doit faire preuve d'une « connaissance spéciale » de la persécution fondée sur le sexe et doit appliquer ses connaissances en se montrant compréhensive et en faisant preuve de compassion : voir également A.Q. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. no 834, citant Newton c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F., et Griffith c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] A.C.F. no 1142.


[11]            Le président de l'audience dans ce cas-ci a omis de faire mention des directives relatives au sexe; de plus, il a fait preuve d'un manque remarquable de compréhension pour ce qui est de la dynamique des relations de violence. Ce manque de compassion a pour effet de rendre insoutenable cette conclusion précise; de plus, à mon avis, cela remet en question la décision dans son ensemble.

[12]            Ma préoccupation est encore plus grande s'il est tenu compte de deux autres conclusions de la Commission, sur lesquelles je reviendrai.

Relations entre Mme Jaikaran et sa famille

[13]            L'allégation selon laquelle Mme Jaikaran avait essentiellement été vendue à M. Balgobin par ses parents pour la somme de 30 000 $ a clairement estomaqué le commissaire. Mme Jaikaran affirme que, selon l'entente, elle devait se fiancer à M. Balgobin et que le couple devait vivre ensemble jusqu'au mariage. Toutefois, Mme Jaikaran a également témoigné qu'après s'être installée chez M. Balgobin, il n'a plus été question de mariage et que ses parents n'avaient jamais soulevé la question. Le président de l'audience a dit ce qui suit : « Ce fait [...] témoigne d'une insensibilité et d'une indifférence des parents de la demandeure à son égard; il met la crédibilité de la demandeure à rude épreuve : il ne correspond pas à d'autres éléments de son témoignage selon lesquels l'amour régnait dans sa famille [...] » .


[14]            Le défendeur reconnaît que cette conclusion n'est tout simplement pas étayée par la preuve dont la Commission disposait. De fait, Mme Jaikaran a témoigné que même si elle se sentait parfois aimée de ses parents, elle n'entretenait pas de relation étroite avec ceux-ci. Elle ne se rappelle aucune bonne conversation avec son père. En outre, Mme Jaikaran a déclaré que son père abusait régulièrement de l'alcool et qu'il maltraitait physiquement sa mère.

[15]            Encore une fois, il s'agit d'une conclusion cruciale sous-tendant la décision de la Commission, étant donné que la nature des dispositions sous-tendant la relation que Mme Jaikaran entretenait avec M. Balgobin touche le coeur même de la demande d'asile.

La prétendue incohérence relevée dans le Formulaire de renseignements personnels

[16]            La Commission a conclu que l'allégation selon laquelle Mme Jaikaran avait en fait été vendue à M. Balgobin pour la somme de 30 000 $ était minée par le fait que cette dernière n'avait pas mentionné ce montant précis dans son formulaire de renseignements personnels (le FRP). Selon la Commission, cette omission était sérieuse et, partant, la Commission en a tiré une inférence défavorable.

[17]            L'examen du FRP révèle que Mme Jaikaran a parlé d'une façon passablement détaillée des dispositions qui avaient été prises entre ses parents et le père de M. Balgobin. Il a expressément été fait mention du fait que les parents avaient reçu de l'argent pour que Mme Jaikaran noue une relation avec M. Balgobin. À mon avis, il importe peu que Mme Jaikaran n'ait pas précisé combien d'argent avait changé de mains. Il était donc manifestement déraisonnable pour la Commission de faire une inférence défavorable eu égard à ces circonstances.


Conclusion

[18]            Comme il en a ci-dessus été fait mention, le manque de compassion dont la Commission a fait preuve à l'égard de la dynamique des relations de violence nous amène sérieusement à nous demander si sa décision peut être maintenue. Cette erreur, à laquelle vient s'ajouter l'omission de la Commission d'apprécier comme il se doit la nature des relations que Mme Jaikaran entretenait avec sa famille, ainsi que l'erreur commise au sujet de la contradiction perçue entre le FRP et le témoignage de Mme Jaikaran, nous amènent à conclure que la décision est entachée d'un vice fatal et qu'elle doit être annulée.

[19]            Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

Certification

[20]            Ni l'une ni l'autre partie n'a proposé une question à certifier et aucune question ne se pose en l'espèce.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.          que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l'affaire soit renvoyée à un tribunal différemment constitué pour réexamen;

2.          qu'aucune question grave de portée générale ne soit certifiée.

          « A. Mactavish »           

       Juge

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

IMM-4582-04

INTITULÉ:

SONIA JAIKARAN

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

DATE DE L'AUDIENCE :

LE 3 MAI 2005

LIEU DE L'AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

LA JUGE MACTAVISH

DATE DES MOTIFS :

LE 4 MAI 2005

COMPARUTIONS :

Karina Thompson

POUR LA DEMANDERESSE

Mary Matthews

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Robert Blanshy

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

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