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                                                                                                                               Date :    20050207

                                                                                                                         Dossier :    T-2026-03

                                                                                                                       Citation : 2005 CF 180

Ottawa (Ontario), le 7 février 2005

EN PRÉSENCE DE L'HONORABLE JUGE BLANCHARD

ENTRE :

                                LIEUTENANT-COLONEL JEAN-PIERRE LAGUEUX

                                                                                                                                         Demandeur

                                                                          - et -

                                                                             

                                           PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                          Défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

Introduction

[1]                Le demandeur réclame le contrôle judiciaire de la décision du Général Hénault, Chef d'état-major de la Défense (CEMD), datée du 25 septembre 2003, refusant réparation à son grief et acceptant les conclusions et recommandations élaborées par le Comité des griefs des Forces canadiennes (Comité).


Les Faits

[2]                Le demandeur s'enrôle dans les Forces canadiennes le 1er juin 1979 au sein du Cadre des instructeurs de cadets. Le 14 juin 1996, il est nommé commandant du Centre d'instruction d'été des cadets de l'armée de Cap-Chat (Centre).

[3]                Le 20 juillet 1997, lors du mess du personnel-cadre, des actes constituant du harcèlement sexuel auraient été commis par le demandeur à l'endroit de Madame Deyna L'Heureux (la plaignante), infirmière au Centre. La plaignante dépose une plainte de harcèlement à l'endroit du demandeur le soir de l'incident auprès de la police militaire et le 25 juillet 1997 auprès de ses supérieurs.

[4]                La tenue d'une enquête concernant cette plainte est ordonnée le 29 juillet 1997 par le Lieutenant-colonel (lcol) Chartrand, sous-chef d'état major des Cadets (SCEM Cad).

[5]                Dans son rapport déposé le 5 août 1997, l'officier enquêteur souligne le manque de jugement du demandeur d'avoir conversé longuement lors du mess avec la plaignante, membre féminin du personnel. Cependant, il conclut qu'il est difficile de déterminer quelle version des événements fondant la plainte est exacte vu le manque de témoins. L'officier enquêteur recommande d'attendre les résultats de l'enquête policière, effectuée de façon concurrente, pour décider si la plainte est fondée ou non.


[6]                L'enquête de la police militaire se solde par le dépôt d'un rapport le 15 août 1997. On y apprend que le bureau des substituts du Procureur général au Palais de justice de Québec a décidé de ne pas déposer d'accusations, faute de preuve. À la lumière de ceci, le SCEM Cad déclare le dossier clos le 15 août 1997.

[7]                Le 17 octobre 1997, la décision est dévoilée dans les médias et ce n'est que le 30 octobre 1997 que le demandeur est informé que la plainte est rejetée.

[8]                La plaignante fait parvenir deux lettres au major-général (mgén) Forand, commandant du secteur du Québec de la Force terrestre (cmdt SQFT) en date du 3 septembre et du 28 octobre 1997. Elle y remet en question le traitement réservé au processus de plaintes de harcèlement sexuel au sein des Forces canadiennes et dit vouloir « en appeler » de la décision sur l'enquête.

[9]                Le 28 janvier 1998, le cmdt SQFT ordonne la tenue d'une enquête sommaire pour faire la lumière sur la situation.

[10]            Le 25 février 1998, l'officier enquêteur assigné au dossier dépose son rapport. Il affirme que l'enquête sommaire n'a pas permis d'apporter de nouveaux faits et que la conclusion de la première enquête doit être maintenue. Toutefois, il conclut que le demandeur a un comportement qui indispose les membres féminins du camp. L'officier enquêteur recommande que le demandeur soit avisé de façon formelle que son comportement social est déplacé et qu'il doit suivre un cours de prévention de harcèlement et de racisme.


[11]            Le 23 mars 1998, le cmdt SQFT conclut que la plainte est fondée et que le comportement social et le leadership du demandeur à l'égard du personnel féminin sont inappropriés. Le placement du demandeur sous mise en garde et surveillance est ordonné. La plaignante est informée de cette décision la même journée et le 30 mars 1998, un communiqué de presse en informe les médias.

[12]            Un Avis d'intention d'adopter des mesures de mise en garde et surveillance (Avis) est présenté au demandeur par le SCEM Cad le 21 avril 1998. Le demandeur réclame, le 24 et le 30 avril 1998, l'annulation de cette mesure. Il dit ne pas avoir été informé par écrit du résultat de l'enquête et ignorer les motifs pour lesquels il y a eu révision, ce qui l'empêche de soumettre ses observations. Suite à un échange de correspondance considérable, à la fois à l'interne et entre le demandeur et ses supérieurs, un second Avis est émis en date du 9 juin 1998.

[13]            Entre temps, le demandeur dépose une demande de réparation d'injustice et entame des démarches à l'externe afin d'obtenir copie des documents figurant à son dossier. Le 22 décembre 1999, le Commissaire à la vie privée juge sa demande pour l'obtention de documents fondée et les lui fait parvenir le 22 janvier 2000.

[14]            Le 4 février 2000, le nouveau cmdt SQFT revoit le dossier du demandeur, conclut que son comportement était inapproprié et ordonne la mesure de mise en garde et surveillance. Le demandeur en est informé le 17 mars 2000.


[15]            La demande de réparation d'injustice du demandeur se fraie un chemin jusqu'au Comité, dont la greffière fait parvenir au demandeur, le 21 novembre 2000, copie de son dossier.

[16]            Le 23 décembre 2002, le Comité présente ses recommandations. Le 25 septembre 2003, le CEMD les accepte et refuse réparation au grief du demandeur.

DÉCISION CONTESTÉE

[17]            Dans sa décision du 25 septembre 2003, le CEMD se prononce en ces termes sur la demande du demandeur :

À la lumière de tous les éléments au dossier, j'ai conclu que vous avez été traité de façon juste et équitable et n'avez été victime d'aucune injustice, oppression personnelle ou tout autre mauvais traitement et je n'accorde pas réparation à votre grief.

[18]            Essentiellement, le CEMD fait siennes les conclusions du Comité. Il juge que le cmdt SQFT était en droit d'ordonner la tenue d'une enquête sommaire afin d'éclaircir les circonstances entourant la plainte. Il reconnaît que le demandeur aurait dû avoir l'opportunité de répondre aux allégations pesant contre lui mais, vu que le demandeur ne s'est pas prévalu des nombreuses occasions de fournir ses commentaires, l'équité procédurale n'a pas été compromise en l'espèce.


[19]            En ce qui a trait aux pouvoirs du cmdt SQFT, le CEMD adopte la conclusion du Comité voulant que l'article 21.01 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC) permet au commandant d'ordonner une enquête sommaire dans le but d'éclaircir toute question, même s'il s'agit d'une seconde enquête sur un même sujet. En l'espèce, le commandant a agi conformément aux responsabilités qui lui sont imposées par l'ORFC 3.22 quant au personnel qui lui est surbordonné et, il est clair que s'il n'avait pas ordonné cette seconde enquête, il aurait pu être tenu responsable d'une omission d'agir.

[20]            Le CEMD approuve également la conclusion du Comité à l'effet que les notions de functus officio et res judicata ne pouvaient s'appliquer en l'espèce puisqu'elles ne trouvent pas application dans le cadre de décisions administratives.

[21]            Quant à la question de l'équité procédurale, le CEMD reconnaît que le demandeur aurait dû avoir la chance de répondre aux allégations en vertu de l'article 54, Ordonnances administratives des Forces canadiennes (OAFC) 19-39. De même, le demandeur aurait dû recevoir l'information pertinente lors de sa rencontre du 21 avril 1998 avec le SCEM Cad. Toutefois, le CEMD se dit d'avis, tout comme le Comité, que le demandeur a pu faire valoir ses objections à maintes reprises sans en saisir l'opportunité

[22]            Enfin, le CEMD entérine la décision du Comité portant sur la notion de « harcèlement sexuel » . Le Comité conclut qu'en vertu des dispositions de l'article 3, OAFC 19-39, le harcèlement sexuel peut s'entendre d'un comportement qui se produit une seule fois ou de façon répétée. De plus, selon le Comité, il peut y avoir harcèlement sexuel au sens de l'OAFC 19-36 même en l'absence d'une telle conclusion en vertu du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46.


Questions en litige

[23]            Le demandeur soulève quatre questions en litige. Pour les motifs étayés ci-bas, je considère que la question suivante règle le sort de la demande de contrôle judiciaire : le dossier en l'espèce révèle-t-il que le demandeur a été lésé par des manquements aux principes de l'équité procédurale résultant d'une violation de la justice naturelle et le CEMD a-t-il erré en ne les reconnaissant pas?

Analyse

[24]            Sans me prononcer sur la question, mais en supposant que le cmdt SQFT avait le pouvoir d'ordonner la tenue d'une nouvelle enquête, tel qu'il l'a fait en l'espèce, je dois accueillir la demande de contrôle judiciaire. Je suis convaincu que la décision du CEMD est invalide puisqu'il n'a pas reconnu les violations aux principes de justice naturelle et d'équité procédurale truffant le présent dossier.

[25]            Le standard à appliquer pour déterminer le résultat d'une violation des règles d'équité procédurale et de justice naturelle est clair : la décision prise par les autorités administratives est invalide, tel que l'a reconnu le juge Le Dain dans Cardinal et al. c. Directeur de l'Établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643 :

[...] j'estime nécessaire d'affirmer que la négation du droit à une audition équitable doit toujours rendre une décision invalide, que la cour qui exerce le contrôle considère ou non que l'audition aurait vraisemblablement amené une décision différente. Il faut considérer le droit à une audition équitable comme un droit distinct et absolu qui trouve sa justification essentielle dans le sens de la justice en matière de procédure à laquelle toute personne touchée par une décision administrative a droit. Il n'appartient pas aux tribunaux de refuser le droit et ce sens de la justice en fonction d'hypothèses sur ce qu'aurait pu être le résultat de l'audition. (par. 23)


Les principes d'équité procédurale et de justice naturelle

[26]            Il est bien établi en droit que, dans la prise de décision, les fonctionnaires et organismes publics doivent suivre une procédure appropriée, dont l'étendue est définie par le contexte législatif et les circonstances du dossier.

[27]            Il existe certaines règles fondamentales permettant d'assurer que les procédures suivies soient équitables pour les parties. Parmi ces règles, notons entre autres le droit de recevoir un avis d'audience, d'être représenté par avocat, de produire des preuves, de contre-interroger les témoins, d'être informé de la nature de la preuve admissible. Ces règles sont le fruit des doctrines de justice naturelle et d'équité procédurale.

[28]            Bien qu'une distinction ait, à un temps, été tracée entre ces deux doctrines, elle s'est amenuisée de façon constante jusqu'au point où, de nos jours, elle soit une distinction sans différence. Le juge en chef Dickson, tel était alors son titre, a d'ailleurs souligné ce fait dans l'arrêt Martineau c. Comité de discipline de l'Institut Matsqui, [1980] 1 R.C.S. 602.

En général, les cours ne devraient pas tenter de distinguer ces concepts l'un de l'autre, car tracer une distinction entre une obligation d'agir équitablement et celle d'agir selon les règles de justice naturelle conduit à un cadre conceptuel de maniement difficile. (p. 629)


[29]            Je suis d'avis que les objectifs sous-tendant ces deux doctrines démontrent qu'elles se rejoignent. La justice naturelle s'entend des principes qui visent à assurer que personne ne subisse les conséquences négatives d'une décision sans avoir eu la possibilité d'être entendu et que toute décision ayant une incidence sur un individu soit prise par un tribunal impartial : Re Therrien, [2001] 2 R.C.S. 3. L'équité procédurale, quant à elle, assure que les parties ait l'opportunité de porter à l'attention du décideur tout fait, renseignement ou argument qu'il devrait connaître pour être en mesure de prendre une décision éclairée, rationnelle et bien fondée.

[30]            En outre, il est établi que l'équité procédurale s'applique aux fonctions d'enquête et de consultation : Irvine c. Canada (Commission des pratiques restrictives du commerce), [1987] 1 R.C.S. 181; Re Abel and Advisory Review Board, (1980), 31 O.R. (2e) 520 (C.A.). L'obligation d'agir équitablement existe quand une décision administrative peut toucher les droits, intérêts, biens ou libertés de toute personne visée par une enquête, pouvant avoir comme conséquence que l'individu soit condamné à des pénalités ou subisse un préjudice du fait de l'enquête ou du rapport.


[31]            Il faut néanmoins préciser que cette obligation d'agir équitablement et de respecter les principes de justice naturelle dans le processus de prise de décision est circonscrite, en grande partie, à la situation factuelle de chaque cas. Ces principes et l'étendue de leur application sont conséquemment tributaires des faits et du régime législatif applicable : Knight c. Indian Head School Division No. 9, [1990] 1 R.C.S. 653. Certains critères élaborés dans la jurisprudence militent en l'espèce en faveur d'une application rigoureuse des principes d'équité procédurale et de justice naturelle par les autorités décisionnelles : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'immigration), [1999] 2 R.C.S. 817 (Baker); Ministre du Revenu national c. Coopers & Lybrand, [1979] 1 R.C.S. 495. En effet, l'enquête menée en l'espèce est davantage à saveur judiciaire qu'administrative, les allégations sont sérieuses, la décision revêt une importance particulière pour les personnes visées puisqu'elle est susceptible d'entraîner de graves répercussions, et le demandeur est légitimement en droit de s'attendre à ce qu'une certaine procédure soit suivie : Baker; Kane c. Conseil d'administration de l'Université de la Colombie-Britannique, [1980] 1 R.C.S. 1105.

[32]            À la lumière des propos de la juge L'Heureux-Dubé dans Baker, je suis d'avis que les faits en l'espèce laissent transparaître une violation évidente des principes les plus fondamentaux de justice naturelle en ce que les autorités décisionnelles ont agi de façon à rendre la procédure inéquitable pour le demandeur.

Les valeurs qui sous-tendent l'obligation d'équité procédurale relèvent du principe selon lequel les personnes visées doivent avoir la possibilité de présenter entièrement et équitablement leur position, et ont droit à ce que les décisions touchant leurs droits, intérêts ou privilèges soient prises à la suite d'un processus équitable, impartial et ouvert, adapté au contexte légale, institutionnel et social de la décision. (par. 28)

[33]            En l'espèce, pour statuer sur le grief, le CEMD devait déterminer, en vertu du par. 29(1) de la Loi sur la Défense nationale, L.R.C. 1985, c. N-5 (LDN), si le demandeur avait été lésé dans le cadre du déroulement de l'enquête et de l'imposition de la mise en garde et surveillance.


29. (1) Tout officier ou militaire du rang qui s'estime lésé par une décision, un acte ou une omission dans les affaires des Forces canadiennes a le droit de déposer un grief dans le cas où aucun autre recours de réparation ne lui est ouvert sous le régime de la présente loi.

29. (1) An officer or non-commissioned member who has been aggrieved by any decision, act or omission in the administration of the affairs of the Canadian Forces for which no other process for redress is provided under this Act is entitled to submit a grievance.


Les violations à ces principes fondamentaux survenues en l'espèce


[34]            Je retiens du présent dossier que le demandeur n'a pas eu l'opportunité d'être entendu et de présenter entièrement sa position. Le droit d'être entendu comporte plusieurs exigences procédurales, variant selon les faits de chaque cas. L'étendue de ce droit est d'autant plus considérable si les implications du processus sont très sérieuses pour le demandeur : Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick, [2002] 1 R.C.S. 249. J'estime qu'en l'espèce la violation du droit du demandeur d'être entendu a passé par l'omission de lui divulguer l'information au dossier pour qu'il soit véritablement en mesure de faire valoir ses observations.

[35]            Le droit à la divulgation est une des composantes principales d'une procédure équitable. Comme le juge Iacobucci l'a établi dans Québec (Procureur général) c. Canada (Office national de l'énergie), [1994] 1 R.C.S. 159, la question litigieuse n'est pas de savoir si les faits divulgués étaient suffisants mais bien si une divulgation suffisante a été effectuée afin de permettre au demandeur de véritablement participer au processus.

[36]            Je note que la divulgation des documents étayant la plainte était particulièrement importante en l'espèce compte tenu du fait que le demandeur devait répondre à des allégations graves et clairement contraires à ses intérêts : Cardinal.


[37]            De surcroît, il semble que les procédures en l'espèce auraient dû être entreprises sous le chef de l'article 7.18 des Ordonnances administratives pour le personnel civil (OAPC) puisque la plaignante était une infirmière civile, alors qu'elles ont suivi leur cours en vertu des dispositions de l'OAFC 19-39, employées dans les circonstances où la victime de harcèlement est aussi membre des Forces canadiennes. Ces ordonnances ont d'ailleurs été remplacées par les Directives et ordonnances administratives de la défense (DOAD) 5012-0. Je ne me prononcerai pas sur cette question puisque, peu importe l'ordonnance applicable, les dispositions pertinentes sont pratiquement identiques et supportent ma conclusion que les autorités ont l'obligation de procéder à la divulgation et que leur défaut de s'y conformer en l'espèce contrevient aux principes d'équité procédurale et de justice naturelle.

[38]            À ce titre, les articles 16, OAPC 7.18 et 54, OAFC 19-39 révèlent que toute personne contre qui une plainte est déposée a le droit, entre autres, de recevoir un énoncé écrit des allégations et d'obtenir la possibilté d'y répondre. Je note aussi que les articles 25, OAPC 7.18 et 55, OAFC 19-39 nous informent du fait que l'autorité décisionnelle doit s'assurer que l'enquête soit menée d'une façon équitable et veiller à ce que le présumé auteur du harcèlement obtienne le texte des allégations en plus de renseignements sur ses droits et obligations.

[39]            J'accepte l'argument du demandeur qu'il a été privé de la divulgation de documents d'une importance cruciale, tels que les lettres de la plaignante demandant la révision du dossier et les rapports d'enquête. Alors que la nouvelle enquête a été attribuée le 28 janvier 1998 et que le cmdt SQFT a rendu son opinion le 23 mars 1998, le demandeur a dû attendre au 21 novembre 2000 pour en obtenir copie. Il a également, entre temps, vu sa demande auprès du Commissaire à la vie privée être accueillie et la divulgation de documents être effectuée par cette autorité. Ceci contrevient clairement aux obligations incombant aux autorités décisionnelles en l'espèce. Il est manifeste que le demandeur n'a pu présenter d'observations dans le cadre de l'enquête et de l'imposition de la mesure de mise en garde sans le bénéfice d'une divulgation adéquate et opportune. Le défaut du CEMD de ne pas reconnaître ces violations est une erreur qui invalide sa décision.


[40]            En ce qui a trait à la mesure de mise en garde, je me dois de constater que le demandeur a été privé de son droit d'être entendu. On lui a demandé de présenter ses observations le 21 avril 1998, lors de la remise du premier Avis. J'accepte son argument voulant qu'il était alors trop tard pour présenter ses observations puisque la décision a été effectivement prise le 23 mars 1998. Afin de préserver son droit d'être entendu, le demandeur aurait dû pouvoir présenter des observations avant que la mesure ne soit déterminée.

[41]            À ce titre, je souligne les propos du juge Mackay dans Gayler c. Canada (Directeur de l'Administration des carrières (PNO)), [1995] 1 C.F. 801, où une mesure de mise en garde avait été imposée après que la décision ait été prise.

Les intimés n'ont pas prévenu la requérante des faits relevés contre elle. Lors même que la requérante n'avait pas droit à une audience de vive voix du fait que la décision en question était de nature administrative, elle aurait dû avoir la possibilité de répondre au dossier monté contre elle, ce qui s'entend également de la possibilité de redresser toute erreur ou d'expliquer tout fait pertinent, avant que la décision ne soit prise le 6 octobre 1992. Elle ne s'est pas vu accorder la possibilité de présenter des observations ni à son commandant avant qu'il ne fasse sa recommandation, ni au colonel Brown avant qu'il ne rende sa décision. (...) En conséquence, je conclus que les intimé ont privé la requérante de la possibilité de faire des observations au sujet des allégations faites contre elle, possibilité à laquelle, selon les principes d'équité et de justice naturelle, elle avait droit dans les circonstances de la cause. (par. 35-36)

[42]            Je me dois de souligner d'autres lacunes au niveau du traitement de la plainte et à me questionner sur les motifs le sous-tendant.


[43]            En l'espèce, les autorités décident le 15 août 1997 de clore le dossier. Vers le 17 octobre 1997, cette décision est dévoilée dans les médias. Ce n'est que le 30 octobre 1997 que le SCEM Cad envoie une lettre au demandeur pour l'informer officiellement que la plainte est rejetée. La plaignante fait parvenir une première lettre, en date du 3 septembre 1997, au cmdt SQFT pour réclamer son intervention dans le dossier. Une note, portant la date du 26 septembre 1997, circule à l'interne, recommandant d'accueillir la plainte. La plaignante envoie au cmdt SQFT une seconde lettre datée du 28 octobre 1997 dans laquelle elle conteste le traitement des plaintes de harcèlement sexuel et l'informe qu'elle souhaite « en appeler » de la décision sur l'enquête.

[44]            La nouvelle enquête est attribuée le 28 janvier 1998. Le 23 mars 1998, le cmdt SQFT conclut, contrairement au rapport de l'officier enquêteur déposé le 25 février 1998, que la plainte est fondée. Il annonce sa décision à la plaignante la même journée. Le 30 mars 1998, un communiqué de presse informe les médias que la nouvelle enquête a permis de déterminer que la plainte est fondée et qu'une mise en garde et surveillance sera prise contre le demandeur. Le premier Avis de cette mesure parvient au demandeur le 21 avril 1998.

[45]            Cette portion de la chronologie des faits révèle, de prime abord, que les autorités décisionnelles ont mis un temps considérable à informer officiellement le demandeur du résultat de la première enquête ainsi que de la seconde. L'information est même parvenue aux médias avant qu'elle ne soit communiquée au demandeur, qui est pourtant le présumé auteur du harcèlement.

[46]            En second lieu, la note interne datée du 26 septembre 1997 du G1 Enq mil 2, le capt. Lecompte, me porte à me questionner sur les motifs véritables sous-tendant la tenue, éventuellement ordonnée, de la nouvelle enquête. On peut y lire :


Si la décision du SCEM Cad [à l'effet que la plainte est non fondée] n'est pas modifiée, cela s'avérerait être à mon humble avis, une erreur et une injustice. Considérant, les démarches entreprises par [la plaignante] auprès du MGén Forand, le MDN, le Premier Ministre et les médias nous pouvons prévoir une tempête et nous ne pourrons justifier la position du « ministère » . (p. 193, dossier du défendeur).

[47]            Enfin, je dois souligner un manquement à l'obligation de fournir un préavis suffisant aux parties visées par une procédure : Syndicat canadien de la fonction publique c. Société Radio-Canada, [1992] 2 R.C.S. 7. En effet, selon l'affidavit déposé par le demandeur dans le cadre du présent contrôle judiciaire et celui de son avocat qui se retrouve dans le matériel dont disposait le CEMD pour rendre sa décision, on aurait fait de fausses représentations au demandeur quant à la raison pour laquelle une seconde rencontre était nécessaire. Le demandeur soutient que, le 5 avril 1998, il a été informé que le lcol Gagnon serait nommé officier enquêteur avec le mandat de recueillir l'information pour permettre au mgén Forand de répondre à la plaignante et non d'effectuer une nouvelle enquête. Le demandeur a donc collaboré avec les autorités en répondant à leurs questions et en leur fournissant des informations, sans toutefois connaître le véritable objectif de la démarche.

Conclusion

[48]            Pour toutes ces raisons, je conclus que la décision du CEMD à l'effet que le dossier en l'espèce ne comporte aucune irrégularité au niveau de l'équité procédurale et de la justice naturelle est invalide. Il accepte les conclusions du Comité, qui reconnaît les manquements en ce qui a trait et à l'enquête et à la mise en garde, mais n'intervient pas. Ces manquements sont, selon moi, sont trop graves et flagrants pour être ignorés.


[49]            Ayant conclu qu'un des motifs invoqués, soit la violation des principes de justice naturelle et d'équité procédurale, est suffisant pour trancher cette affaire, je n'examinerai pas les autresquestions en litige.

[50]            Pour toutes ces raisons, j'accueille la demande de contrôle judiciaire et ordonne le renvoi du dossier du demandeur pour réexamen.

                                                                ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que :

1.         la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et ordonne le renvoi du dossier du demandeur pour réexamen.

                                                                                                                     « Edmond P. Blanchard »          

                                                                                                                                                     Juge                      


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                                                             

DOSSIER :                                         T-2026-03

INTITULÉ :                                        Lieutenant-Colonel Jean-Pierre Lagueux c. Général R.R. Henault et al.

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Québec (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :                les 25 et 26 octobre 2004

MOTIFS [de l'ordonnance ou du jugement] : L'honorable juge Blanchard

DATE DES MOTIFS :                       le 7 février 2005

COMPARUTIONS :

Me Daniel Lagueux                                                        POUR LE DEMANDEUR

Me Anne-Marie Desgens                                               POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Daniel Lagueux                                                                    POUR LE DEMANDEUR

153, rue Guyon

Beauport (Québec) G1B 3N2

John H. Sims, c.r.                                                                      POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)


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