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Date : 20040705

Dossier : T-1115-02

Référence : 2004 CF 954

Ottawa (Ontario), le 5 juillet 2004

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE JOHANNE GAUTHIER

ENTRE :

                                                        KEVIN MASON BROWN

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

           au nom DU COMMISSAIRE DU SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA

                             et DU DIRECTEUR DU PÉNITENCIER DE KINGSTON

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LA JUGE GAUTHIER

[1]                M. Brown demande le contrôle judiciaire de la décision par laquelle le commissaire du Service correctionnel du Canada (le commissaire) a rejeté le grief de troisième palier qu'il avait présenté et confirmé la décision de le reclasser comme détenu à sécurité maximale et de le transférer au pénitencier à sécurité maximale dans le cadre d'un transfèrement non sollicité.

[2]                Depuis qu'il a déposé sa demande de contrôle judiciaire, M. Brown a été retransféré dans un établissement à sécurité moyenne afin de continuer à purger sa peine de 25 ans dont l'exécution a débuté le 17 mars 1992.

[3]                En raison de ce transfèrement, le défendeur fait valoir que la demande est théorique et que la Cour ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour trancher la question, parce qu'il n'y a aucun élément de preuve indiquant que ce transfèrement aura des répercussions sur les chances de M. Brown d'obtenir une libération conditionnelle.

[4]                Cependant, appliquant l'analyse en deux étapes exposée dans Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, j'ai décidé d'exercer mon pouvoir discrétionnaire et de trancher la présente demande. Même s'il n'y a aucun litige réel, la Cour fédérale a déjà reconnu, dans des décisions comme Zarzour c. Canada (Procureur général), [2000] A.C.F. no 103 (C.F.) (QL) (au paragraphe 33), que la reclassification au niveau de sécurité maximale et le transfèrement d'un établissement à sécurité moyenne à un établissement à sécurité maximale seront examinés lorsque le détenu en question devient admissible à présenter une demande de libération conditionnelle[1].

[5]                M. Brown fait valoir que la décision du commissaire était arbitraire, parce que son transfèrement n'était pas justifié, eu égard aux faits de sa cause[2]. De plus, il soutient que le commissaire n'a pas tenu compte des arguments qu'il a formulés et selon lesquels le processus ayant mené à son transfèrement n'avait pas été suivi d'une manière juste et équitable, parce que l'équipe multidisciplinaire qui a révisé son transfèrement n'était pas indépendante et a fondé son évaluation, notamment, sur une preuve partiale provenant de M. Frankovitch, l'agent de sécurité préventive interne (ASPI Frankovitch).

[6]                Ce dernier argument n'a pas été invoqué dans les observations écrites du demandeur, bien que des éléments de preuve s'y rapportant aient été présentés à l'audience. Il a été soulevé comme dernier point au cours de la première audience. Étant donné que le défendeur n'a pas vraiment eu la possibilité de préparer sa réponse à cet argument, la Cour a fixé, en accord avec les parties, une deuxième audience portant uniquement sur cette question et a autorisé celles-ci à déposer des documents supplémentaires.

LES FAITS


[7]                En mars 2001, peu après avoir été transféré à l'établissement de Collins Bay, qui est un établissement à sécurité moyenne (C.B.), M. Brown a été nommé président du comité des détenus. Il est apparu, à ce titre, le 3 avril 2001 à l'occasion d'une émission de télévision spéciale de CBC intitulée « Inside Canada's Prisons » , qui était animée par Peter Mansbridge et diffusée depuis C.B. Au cours de cette émission, M. Brown a discuté d'un récent incident au cours duquel trois femmes qui auraient visité des détenus à C.B. auraient fait l'objet d'une fouille à nu abusive à la demande de l'ASPI Frankovitch.

[8]                Par la suite, le 16 avril, le 19 mai et le 17 juin 2001, M. Brown a écrit au commissaire pour solliciter, au nom du comité des détenus de C.B., la destitution de l'ASPI Frankovitch. M. Brown soutient qu'en raison de ces événements, l'ASPI Frankovitch a commencé à monter contre lui un dossier qui a donné lieu à sa suspension le 5 juin 2001 puis, le 15 juin 2001, à la révocation de sa nomination comme président du comité des détenus.

[9]                Pendant cette période, différents membres du personnel de C.B. ont déposé des rapports d'incident concernant M. Brown. Par la suite, le 20 juin 2001, sur la foi de renseignements que l'ASPI Frankovitch avait obtenus, l'enregistrement des conversations téléphoniques de M. Brown a été autorisé. Pendant une conversation ainsi enregistrée qu'il a eue avec son épouse, M. Brown a formulé des propos très déplacés au sujet du directeur Stevenson, le responsable de C.B. qui, à son retour d'un congé de maladie au cours duquel il a été traité pour un cancer, l'avait suspendu de ses fonctions comme président du comité des détenus.


[10]            En se fondant sur cette conversation enregistrée ainsi que sur d'autres renseignements concernant une tentative organisée de M. Brown en vue de regagner son statut de président, l'ASPI Frankovitch a informé le directeur Stevenson que le demandeur avait formulé des menaces contre sa famille et lui-même et pouvait représenter un risque pour la sécurité. Le processus visant à réévaluer le niveau de sécurité de M. Brown et son transfèrement d'urgence à un établissement à sécurité maximale a été enclenché. Le 21 juin 2001, après une rencontre tenue d'urgence par une équipe multidisciplinaire composée de six membres du personnel de C.B., dont l'ASPI Frankovitch, M. Brown a effectivement été transféré à l'établissement à sécurité maximale Millhaven, au motif qu'ils constituait une menace pour le personnel de C.B.[3].

[11]            M. Brown a présenté un grief jusqu'au deuxième palier au sujet de son transfèrement d'urgence et déposé une demande d'habeas corpus devant la Cour supérieure de l'Ontario. L'affaire a été réglée après qu'il a été conclu, le 15 décembre 2001, que le transfèrement n'avait pas été étayé en bonne et due forme et que le Service correctionnel du Canada a convenu que le demandeur devrait retourner à C.B. Dans le document exposant la raison d'être de cette décision (pièce HH de l'affidavit de M. Brown), il est mentionné expressément que le directeur de C.B. peut revoir la classification du niveau de sécurité de M. Brown pour vérifier si la cote de celui-ci correspond encore au niveau moyen.


[12]            Le 31 juillet 2001, M. Brown a été hospitalisé après avoir reçu neuf coups de couteau. En raison de cette agression à Millhaven, il a été conclu que M. Brown devait être gardé en isolement par mesure de protection, mais qu'aucune unité d'isolement de cette nature n'était disponible à C.B. En conséquence, même si M. Brown demeurait un détenu de C.B. sur papier, il n'a jamais vraiment été retransféré à cet établissement.

[13]            Il appert également de l'affidavit de Janet de Laat, sous-directrice de C.B., qui est daté du 5 décembre 2001 et a été déposé dans l'instance engagée devant la Cour de l'Ontario, que la direction de C.B. était consciente de la nécessité d'éviter tout problème de partialité dans la réévaluation de la cote de sécurité de M. Brown. Mme de Laat mentionne que cet exercice était dirigé par le personnel du Service correctionnel du Canada (bureau régional) à l'extérieur de C.B. Il semble également que cet exercice a été jugé nécessaire par suite des mauvaises relations que M. Brown avait avec un ancien commis de sous-section de C.B. et qui se seraient poursuivies après le transfèrement du demandeur à Millhaven[4].

[14]            Le 18 décembre 2001, M. Brown a rencontré M. Granovic, agent de libération conditionnelle de l'établissement de Frontenac qui avait été désigné membre de l'équipe multidisciplinaire chargée de réévaluer le niveau de sécurité du demandeur et la nécessité de transférer celui-ci à un établissement à sécurité maximale. Les deux seuls autres membres de cette équipe étaient le directeur Stevenson et l'ASPI Frankovitch.

[15]            L'équipe multidisciplinaire a terminé la rédaction de son rapport (formulaire A4D-DEC) le 21 décembre 2001 ou avant le 24 décembre de cette même année[5]. Dans ce document, elle recommande à l'unanimité que la cote de sécurité du détenu Brown soit fixée au niveau maximal et que celui-ci soit transféré à un établissement à sécurité maximale. Il appert également du rapport que c'est M. Granovic qui a déterminé cette cote (28 points) à l'aide de l'échelle de réévaluation du niveau de sécurité le 17 décembre 2001[6], qui a ensuite rencontré le demandeur le 18 décembre 2001 pour revoir en détail avec lui sa version des événements des derniers mois, notamment en ce qui concerne les relations inappropriées que celui-ci entretenait apparemment avec l'ancien commis de sous-section à C.B. Toujours selon ce même rapport, M. Brown a été informé que, sur la foi des renseignements courants du dossier dont M. Granovic a pris connaissance, [TRADUCTION] « sa cote de sécurité a été réévaluée et fixée au niveau maximal » (28 points)[7].


[16]            Pour en arriver à sa conclusion, l'équipe multidisciplinaire a pris connaissance de plusieurs documents et renseignements émanant de sources indépendantes autres que l'ASPI Frankovitch, y compris le rapport récapitulatif sur l'évolution du cas 1995/07/11, l'évaluation initiale datée du 25 août 1998 et différents rapports psychologiques et rapports d'incident préparés avant le 3 avril et après le 21 juin 2001. Cependant, il est également évident que l'équipe a tenu compte de l'avis de l'ASPI Frankovitch et des renseignements qu'elle a reçus de lui sur plusieurs questions.

[17]            Il semble qu'avant que le directeur Stevenson n'établisse le 24 décembre 2001 l'avis de transfèrement non sollicité joint au formulaire A4D-DEC, afin d'informer M. Brown que C.B. souscrivait à la recommandation de l'équipe multidisciplinaire, le demandeur avait fait signifier une déclaration à l'ASPI Frankovitch et au directeur Stevenson afin de réclamer des dommages-intérêts découlant de l'agression dont il avait été victime à Millhaven et du rôle qu'ils avaient joué dans son transfèrement à cet établissement.

[18]            Après la réception des observations écrites de M. Brown au sujet du rapport, la décision de le transférer a été arrêtée et est devenue exécutoire le 3 janvier 2002. Elle a été signée au nom du directeur Stevenson par la sous-directrice adjointe le 4 janvier 2002. Dans la section intitulée [TRADUCTION] « Raison d'être » , il est fait état de l'allégation de M. Brown selon laquelle le rapport A4D-DEC ne peut être considéré comme un document indépendant, parce que M. Granovic travaillait dans une annexe de C.B., mais il est décidé en bout de ligne que cette allégation est erronée, parce qu'en fait, M. Granovic travaillait à l'établissement Frontenac, qui est un établissement correctionnel distinct. Il est également fait mention de ce qui suit :

[TRADUCTION] Je suis d'avis que vos attaques concernant la crédibilité des membres du personnel en cause dans votre affaire et l'exactitude des renseignements utilisés à l'appui de votre classification comme contrevenant à sécurité maximale sont dénuées de tout fondement. Les faits de l'affaire parlent d'eux-mêmes et je n'hésite nullement à procéder au transfèrement.


[19]            Lors de son grief de deuxième palier, M. Brown a contesté à nouveau l'exactitude des renseignements constituant le fondement du transfèrement et répété que le rôle de M. Granovic au sein de l'équipe multidisciplinaire ne suffisait pas pour faire du rapport un document indépendant, parce que l'établissement Frontenac avait des liens étroits avec C.B. et que, même si M. Granovic connaissait très bien l'ASPI Frankovitch et le directeur Stevenson, il connaissait très peu M. Brown, ayant rencontré celui-ci une seule fois. Le demandeur a également souligné que les deux tiers des membres de l'équipe multidisciplinaire, c'est-à-dire le directeur et l'ASPI Frankovitch, étaient corrompus et que l'ensemble du processus faisait partie d'une vendetta dirigée contre lui sur les instances de l'ASPI Frankovitch.

[20]            Dans sa décision, le coordonnateur régional des griefs (grief de deuxième palier) souligne que M. Brown a déposé une action en justice contre le personnel de C.B. au sujet de son transfèrement invalide survenu en juin 2001, avant de préciser que l'ensemble des renseignements que le demandeur avait soumis avaient été examinés et de conclure que M. Brown avait reçu tous les renseignements nécessaires et que son cas avait été traité conformément à la politique et à la procédure en vigueur en ce qui concerne son transfèrement non sollicité actuel. Le coordonnateur mentionne également qu'il souscrit à l'avis du directeur de C.B. selon lequel l'accroissement de la cote de sécurité et le transfèrement subséquent sont justifiés et appuyés par les faits.

[21]            Lors du grief de troisième palier, M. Brown termine ses observations écrites en disant que le personnel de C.B. n'avait pas été honnête ni équitable en ce qui a trait à son transfèrement, notamment, en raison de la demande qu'il avait formulée contre l'ASPI Frankovitch et de sa poursuite visant celui-ci et le directeur Stevenson.

[22]            Dans sa décision, le commissaire passe en revue différents éléments factuels que M. Brown a soulevés, dont l'absence de conseils avant son transfèrement au sujet de sa conduite qui se détériorait, l'évaluation du risque de violence qu'il représentait, notamment le rapport de M. Rowe, la preuve de sa capacité d'inciter des tiers à agir, d'après les renseignements fournis par l'ASPI Frankovitch, la présence de ses rapports d'observation dans son dossier, l'insuffisance des documents qui lui ont été fournis et d'autres questions accessoires.

[23]            En ce qui a trait à la réévaluation de la cote de sécurité du demandeur et à son transfèrement non sollicité à l'établissement de Kingston, le rapport indique ce qui suit :

[TRADUCTION] Enfin, en ce qui concerne la réévaluation de votre cote de sécurité et votre transfèrement non sollicité au pénitencier de Kingston, des consultations ont été tenues avec des membres de la Division des opérations de réinsertion sociale en établissement à l'administration centrale. À leur avis, l'évaluation de votre cote de sécurité et votre transfèrement subséquent sont appropriés, compte tenu de la façon dont vous vous êtes comporté à Collins Bay... En conséquence, à la lumière des renseignements susmentionnés, il a été décidé que l'accroissement de votre cote de sécurité et votre transfèrement non sollicité au pénitencier de Kingston sont appropriés.

[24]            Il n'est nullement question de l'allégation de manque d'équité au cours du processus en raison du rôle joué par l'ASPI Frankovitch et le directeur Stevenson. Il convient de souligner que l'affidavit de M. Brown dans la présente affaire n'est pas contredit, parce que le défendeur n'a présenté aucune preuve par affidavit.

ANALYSE

[25]       Dans Ennis c. Canada (Procureur général), [2003] A.C.F. no 633, la Cour fédérale a analysé la norme de contrôle applicable aux décisions relatives aux griefs de troisième palier, comme celle de la présente affaire, en se fondant sur la méthode l'analyse pragmatique et fonctionnelle prescrite par la Cour suprême du Canada. J'adopte les commentaires et l'analyse de la Cour en ce qui concerne les trois premiers facteurs à examiner.

[26]            En ce qui a trait au quatrième facteur, soit la nature de la question à trancher, je conviens avec les parties qu'en l'espèce, la première question soulevée, qui est de savoir si le transfèrement était justifié d'après les faits, est une question mixte de fait et de droit qui est fortement axée sur les faits. En conséquence, compte tenu des quatre facteurs, j'estime que je devrais appliquer la norme de la décision manifestement déraisonnable à l'égard de cette question.


[27]            Cependant, la deuxième question, soit celle de savoir s'il y a eu manquement aux principes d'équité procédurale au cours du processus et si ce manquement a touché la validité de la décision que le commissaire a révisée est une question de droit ou une question mixte de fait et de droit qui est davantage axée sur le droit. Dans le cas de cette question, la norme de contrôle applicable serait la norme de la décision correcte ou de la décision raisonnable simpliciter. Toutefois, la Cour n'est pas tenue de déterminer cette norme, parce que le commissaire n'a nullement commenté la question, de sorte que sa décision ne pouvait respecter même la norme de la décision manifestement déraisonnable appelant la plus grande retenue, ou encore parce que la décision qu'il a rendue était déraisonnable pour les motifs exposés ci-dessous.

[28]            En ce qui a trait d'abord à la question de savoir si la réévaluation et le transfèrement étaient justifiés d'après les faits, sans tenir compte de la question de la partialité pour l'instant, j'estime, après avoir examiné attentivement l'ensemble de la preuve au dossier, qu'il était loisible au commissaire de conclure que cette réévaluation et ce transfèrement étaient justifiés et étayés. Selon la norme de contrôle applicable, le fait qu'une personne aurait pu en arriver à une conclusion différente à la lumière de cette preuve n'est pas pertinent.

[29]            Dans le cas de la seconde question, il est bien reconnu en droit que l'obligation d'équité procédurale s'applique même aux décisions purement administratives comme celle qui fait l'objet du présent contrôle. En plus d'avoir été reconnu à maintes reprises dans les décisions de la Cour fédérale, ce principe est implicite dans le processus décisionnel imposé dans le règlement, les Directives du commissaire et les Instructions permanentes concernant la réévaluation de la cote de sécurité et les transfèrements non sollicités.

[30]            Selon un principe découlant de l'obligation d'équité procédurale, les décisions doivent être rendues par une instance impartiale. Cependant, la norme d'impartialité exigée de l'organe administratif varie au même titre que le contenu de l'obligation d'équité procédurale peut être différent, selon le contexte juridique et factuel dans lequel une décision est prise.

[31]            Dans la présente affaire, l'emplacement dans le spectre de la norme d'impartialité exigée de la personne ayant décidé de rehausser la cote de sécurité de M. Brown ou de le transférer n'est pas contesté, parce que les deux parties conviennent que la Cour devrait appliquer la norme de la « crainte raisonnable de partialité » plutôt que celle de la « partialité réelle » .

[32]            Comme la Cour d'appel fédérale l'a souligné dans Ross c. Canada, 2003 CAF 296, [2003] A.C.F. no 1047 (C.A.F.) (QL), ce critère est bien connu et il n'est pas nécessaire de le répéter ici (Committee for Justice and Liberty c. Office national de l'énergie, [1978] 1 R.C.S. 369; R. c. R.D.S. [1997] 3 R.C.S. 484; Bande indienne Wewaykum c. Canada, [2003] 2 R.C.S. 259).

[33]            Comme je l'ai déjà mentionné, je ne crois pas que le commissaire a effectivement examiné l'argument du manque d'équité procédurale ou, pour employer des termes juridiques plus précis, de l'allégation de « partialité » ou de « parti pris » visant au moins deux personnes ayant participé à la décision qu'il révisait.

[34]            Même si M. Brown n'a pas utilisé les termes « partialité » ou « parti pris » , les arguments qu'il a invoqués comme profanes étaient tels que cette question aurait dû être examinée. Il est évident qu'elle n'a pas été examinée en bonne et due forme dans la décision prise au deuxième palier et le commissaire ne pouvait pas l'ignorer.

[35]            Dans ses observations écrites, le défendeur insiste sur le rôle du directeur Stevenson et sur la nécessité de le mettre en cause. Il soutient que l'avis de transfèrement non sollicité ne pouvait être signé que par le directeur de C.B. (Directive du commissaire no 540), qui était également la seule personne habilitée à reclassifier M. Brown conformément aux Instructions permanentes applicables (700-14). Ce pouvoir ne pouvait être délégué à un sous-directeur.

[36]            Le défendeur a également allégué, à tort selon moi, que le directeur Stevenson a consulté la Division des opérations de réinsertion sociale en établissement à l'administration centrale avant le transfèrement de M. Brown. La Cour n'est pas convaincue que, dans sa décision, le commissaire a fait allusion à une consultation que le directeur aurait menée avant le transfèrement. Il semble plutôt qu'il renvoie à un exercice fait dans le cadre de sa révision au troisième palier.

[37]            De plus, la Directive applicable jointe à l'annexe « A » , soit la Directive 540, n'exige pas une consultation avec l'administration régionale, comme le soutient le défendeur. Dans le cas des transfèrements non sollicités intrarégionaux, elle renvoie uniquement à la remise d'un avis.

[38]            Le défendeur a ajouté qu'en raison de la date du rapport de l'équipe multidisciplinaire, ni le directeur Stevenson non plus que l'ASPI Frankovitch ne pouvaient avoir été influencés par la signification de la déclaration[8].

[39]            Au cours de l'audience, lorsqu'il a commenté l'allégation de partialité visant l'ASPI Frankovitch, le défendeur a souligné qu'une évaluation indépendante avait été faite par le troisième membre de l'équipe, M. Granovic, le 18 décembre ainsi que le 21 décembre 2001. Tous ces arguments visaient à démontrer que la recommandation et la décision du directeur étaient justifiées et qu'une personne raisonnable et bien informée ne pourrait penser qu'il était plus probable que non que le directeur ou l'équipe multidisciplinaire n'en arrivera pas à une décision impartiale, que ce soit consciemment ou non.

[40]            S'il est vrai que seul le directeur de C.B. pouvait prendre ces décisions, comme le défendeur le soutient, le rôle de l'équipe multidisciplinaire revêt une importance particulière dans les cas où l'impartialité du directeur peut être contestée.

[41]            La déclaration de Janet de Laat (voir le paragraphe 13 ci-dessus) indique que la direction de C.B. a été prévenue qu'une question de partialité pourrait être soulevée. Il aurait dû être relativement facile de s'assurer que l'équipe multidisciplinaire affectée au dossier de M. Brown serait composée de personnes n'ayant rien à voir elles-mêmes avec son premier transfèrement.


[42]            À cet égard, le défendeur n'a pu citer aucun document ou règle exigeant la présence de l'ASPI Frankovitch ou du directeur Stevenson au sein de cette équipe.

[43]            Comme la Cour suprême du Canada l'a mentionné dans l'arrêt Bande indienne Wewaykum, précité, le fait de dire qu'il n'y a aucune preuve de partialité réelle ou que la décision semble être justifiée n'est pas une réponse à la question de savoir si une crainte raisonnable de partialité existe. Ce qu'il faut savoir, ce n'est pas si le décideur a été partial, que ce soit de façon consciente ou non, mais plutôt de savoir si une personne raisonnable et bien informée craindrait que cette personne n'ait été partiale (paragraphe 66 de l'arrêt Bande indienne Wewaykum, précité; voir également R. c. R.D.S., précité, au paragraphe 100).

[44]            La norme de la crainte raisonnable de partialité découle d'une préoccupation plus large concernant l'image de l'organe administratif concerné.


[45]            Les faits que M. Brown a soulevés étaient sérieux, tout comme les arguments du défendeur au sujet du contexte social et de la date des événements. Cependant, il n'appartient pas à la Cour de décider, après avoir passé en revue le témoignage de toutes les personnes concernées (y compris, sans doute, celui de M. Granovic, de l'ASPI Frankovitch et du directeur Stevenson) ainsi que l'ensemble des faits pertinents, si oui ou non une crainte raisonnable de partialité existait. Cette tâche était précisément celle du commissaire. Cependant, celui-ci a plutôt fondé sa décision sur le fait que le transfèrement de M. Brown était approprié et étayé par les faits. Ce raisonnement ne peut justifier la décision du commissaire à lui seul et constitue donc une conclusion non raisonnable.

[46]            Enfin, la Cour ne pouvait conclure que cette erreur n'est pas importante parce que le manquement à l'obligation d'équité a été corrigé par le fait qu'une évaluation indépendante a été menée par la Division des opérations de réinsertion sociale en établissement. D'autres éléments de preuve concernant la nature et la portée de cette évaluation auraient été nécessaires à cette fin. Rien n'indique que cet avis était fondé sur une nouvelle évaluation entièrement indépendante par opposition à une simple révision des évaluations précédentes en vue d'y trouver une erreur manifeste (Kampman c. Canada (Conseil du Trésor), (C.A.) [1996] 2 C.F. 798, au paragraphe 79).

[47]            En conséquence, la décision du commissaire est infirmée. Cependant, la Cour n'est pas convaincue que, dans les circonstances, les renseignements concernant ce transfèrement devraient être supprimés du dossier de M. Brown au Service correctionnel. La Cour recommande plutôt vivement au commissaire de prendre les mesures nécessaires pour veiller à ce que ces renseignements ne fassent pas partie du dossier qui sera envoyé à la Commission des libérations conditionnelles lors de la révision de la demande de libération conditionnelle de M. Brown, le cas échéant. Si ces mesures sont prises, un nouvel examen du grief de troisième palier de M. Brown deviendra théorique.


                                                                ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.          La demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie et les dépens sont adjugés au demandeur.

2.                   La décision du commissaire est infirmée. À moins qu'il ne devienne théorique par suite de la communication de directives appropriées visant à faire en sorte que les renseignements concernant le transfèrement de M. Brown à l'établissement Millhaven ne fassent pas partie du dossier envoyé à la Commission des libérations conditionnelles, le grief du demandeur devrait être réexaminé à la lumière des motifs d'ordonnance exposés ci-dessus.

                                                                                                                             « Johanne Gauthier »             

                                                                                                                                                     Juge                          

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                           T-1115-02

INTITULÉ :                                                          Kevin Mason Brown c.

Le procureur général du Canada et al.

LIEU DE L'AUDIENCE :                                    Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                                  le lundi 6 octobre 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                          LA JUGE JOHANNE GAUTHIER

DATE DES MOTIFS :                                         le 5 juillet 2004

COMPARUTIONS :

Brian A. Callender                                                   POUR LE DEMANDEUR

Alex Gay                                                                 POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Brian A. Callender                                                   POUR LE DEMANDEUR

Kingston (Ontario)

Morris Rosenberg                                                   POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada



[1]                Il appert de l'affidavit de M. Brown que celui-ci aurait pu présenter une demande en ce sens en décembre 2001.

[2]                L'argument fondé sur l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, annexe B, partie 1 de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.) 1982, ch. 11, et l'allégation selon laquelle le commissaire n'avait pas respecté les exigences en matière d'équité procédurale ont été soulevés dans les observations écrites du demandeur, mais la Cour a été informée lors de la première audience que ces arguments ne seraient pas plaidés.

[3]                Selon l'échelle de réévaluation du niveau de sécurité, l'agent de libération conditionnelle avait classé M. Brown dans la catégorie des détenus à sécurité moyenne (20,5 points) le 22 juin 2001. Cependant, par suite d'une correction, cette évaluation est passée au niveau maximal pour les motifs exposés dans le rapport de l'équipe multidisciplinaire en date du 25 juin 2001.

[4]                Il est difficile de savoir jusqu'à quel point cet événement a touché le niveau de sécurité de M. Brown plutôt que la nécessité de transférer celui-ci à un autre établissement à sécurité moyenne.

[5]                La seule copie du rapport qui se trouve dans le dossier du demandeur est datée du 21 décembre 2001, mais n'est pas signée. Les mots suivants figurent au bas du document : [TRADUCTION] « Date et heure de verrouillage 2001/12/24 08:56 » .

[6]                D'après l'allégation non contredite figurant au paragraphe 122 de l'affidavit de M. Brown, lorsque ce calcul a été fait, M. Granovic n'avait pas vu les rapports d'observation que le demandeur avait déposés.

[7]                Ce fait est contesté au paragraphe 122 de l'affidavit de M. Brown. Cependant, cette contestation semble davantage fondée sur une dénégation que sur le souvenir du demandeur. M. Brown n'a aucune connaissance directe de la date à laquelle le calcul a été fait et j'accorde davantage de poids à la déclaration contenue dans le formulaire A4DEC, selon laquelle ce calcul a été fait le 17 décembre 2001.

[8]                Tel qu'il est mentionné, il est difficile de savoir à la lumière du dossier à quel moment exactement l'équipe a terminé la rédaction de son rapport.


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