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                                                                                                                                 Date : 20050524

                                                                                                                  Dossier : IMM-10257-03

                                                                                                                  Référence : 2005 CF 732

ENTRE :

NELSON PINEDA COLLINS

BLANCA ISABEL SANDOVAL GONZALEZ

KENYA LIZETH PINEDA SANDOVAL

                                                                                                                                        demandeurs

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE DE MONTIGNY


[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (la Loi), L.C. 2001, ch. 27, de la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission), le 17 décembre 2003, selon laquelle les demandeurs ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger. La Commission a statué que les demandeurs n'étaient pas crédibles et qu'ils n'avaient pas de crainte subjective de persécution. De plus, la Commission a statué que le demandeur principal était exclu en vertu de l'article 98 de la Loi, parce qu'il était visé par l'alinéa Fa) de l'article premier de la Convention sur les réfugiés.

[2]                 Les demandeurs n'ont pas cherché à contester la conclusion de la Commission selon laquelle ils n'étaient pas crédibles et ils n'avaient pas de crainte subjective de persécution. Par conséquent, j'ai rendu, le 3 mai 2005, une ordonnance de rejet de leur demande de contrôle judiciaire.

[3]                 Cependant, les demandeurs se sont opposés énergiquement àl'exclusion prononcée par la Commission et ont demandé à la Cour de statuer sur cet aspect de la décision à cause des répercussions juridiques et concrètes de cette conclusion pour les demandeurs, outre le refus immédiat de leur accorder la protection à titre de réfugiés au sens de la Convention. Ils ont soutenu, notamment, que la décision d'exclusion aurait des répercussions sur une future demande d'immigration (article 35 de la Loi) et une future demande de protection (article 98 de la Loi), et pourrait en avoir sur toute tentative d'entrer dans un autre pays signataire de la Convention sur les réfugiés.

[4]                Dans mon ordonnance précédente, j'ai indiqué que je donnerais des motifs concernant cette conclusion de la Commission. C'est donc l'objet des motifs qui suivent, qui porteront uniquement sur le volet exclusion de la décision de la Commission.


[5]                Il faut souligner, dès le départ, que l'avocate du défendeur a admis à l'audience que la Commission avait commis une erreur de droit en statuant qu'il existait des motifs sérieux de croire que le demandeur principal s'était rendu complice de crimes contre l'humanité.

CONTEXTE

[6]                Les faits concernant la décision d'exclusion ne sont pas contestés et le résumé qui suit est tiré des motifs de la Commission. Le demandeur principal s'est enrôlé volontairement dans l'armée mexicaine en 1993 et y est demeuré jusqu'en 1998. Il s'était d'abord engagé pour trois ans mais, à la fin de cette période, il a renouvelé son engagement pour une période indéfinie. Il est demeuré dans l'armée cinq ans et demi en tout. Il a déclaré qu'il aurait pu demander la permission de quitter volontairement l'armée après la première période de trois ans; il n'aurait pas subi de sanctions s'il avait fait cette demande et s'il avait quitté l'armée plus tôt.

[7]                Au cours de ses trois premières années de service, il a gravi rapidement les échelons et, en 1996, il était caporal et sergent de deuxième classe, avec des tâches précises de comptable adjoint. Cependant, il n'avait pas de soldats sous ses ordres.


[8]                L'avocate du ministre n'a pas allégué que l'armée mexicaine est une armée ayant « des fins limitées et brutales » qu'elle met en oeuvre au moyen d'escadrons de la mort ou d'une police secrète. Elle soutenait plutôt que l'armée mexicaine, au moment où le demandeur en faisait partie, était une organisation qui, de façon systématique et généralisée, perpétrait des crimes contre l'humanité au sein de la population civile du Mexique.

[9]                D'après la preuve documentaire qui lui avait été soumise, la Commission a conclu que, pendant la période où le demandeur principal en était membre, l'armée mexicaine se livrait à des crimes qui correspondaient à la définition des crimes contre l'humanité, et ce, de manière systématique et généralisée.

[10]            Le demandeur principal a déclaré qu'il n'était pas au fait de l'existence de crimes contre l'humanité commis par l'armée mexicaine pendant qu'il en était membre. Il semble qu'il ait modifié son explication concernant son accès à la télévision pendant qu'il était dans l'armée; en effet, il a dit que le téléviseur n'était jamais allumé, qu'il n'y avait pas de téléviseur dans les locaux de sa compagnie, qu'il n'écoutait jamais les nouvelles, qu'il le faisait, mais à l'occasion seulement, qu'il n'avait rien vu au sujet des activités de l'armée au Chiapas et, enfin, qu'il avait peut-être vu quelques images sur le sujet.

[11]            Le demandeur principal a aussi déclaré qu'il n'avait pas cherché à obtenir des renseignements ou des confirmations au sujet des activités précises de l'armée au Chiapas, que ce soit auprès de ses supérieurs ou de ses collègues, ou même de ses collègues qui avaient été en poste au Chiapas pendant dix mois en 1994.


[12]            Le demandeur principal est lui-même allé au Chiapas en avril 1994 et il a passé quatre jours au quartier général militaire de Tuxtla Gutierrez. Entre 1996 et 1998, il travaillait deux jours chaque quinzaine dans un service du secrétariat du quartier général de la défense nationale dans le district fédéral; il était affecté à l'approvisionnement en matériel des régiments déployés au Chiapas.

DÉCISION VISÉE PAR LE CONTRÔLE JUDICIAIRE

[13]            S'appuyant sur les arrêts de la Cour d'appel fédérale dans Sivakumar c. Canada (MEI), [1994] 1 C.F. 433 et Ramirez c. Canada (MEI), [1992] 2 C.F. 306, la Commission a exposé ainsi le critère en fonction duquel la complicité doit être jugée :

Le critère permettant d'évaluer la complicité a été établi comme suit par la Cour fédérale : la méthode de recrutement, la durée du service, le rang au sein de l'organisation, les possibilités de la quitter, sa nature et la connaissance des atrocités commises par elle.

[14]            En s'appuyant sur le fait que le demandeur principal était membre de l'armée mexicaine, la Commission a conclu qu'il existait des motifs sérieux de croire qu'il s'était « rendu complice de crimes contre l'humanité » . La Commission a tiré cette conclusion du fait que le demandeur principal était, ou aurait pu être, au courant de l'existence des crimes contre l'humanité commis par l'armée.

[15]            La Commission a aussi tenu compte du fait que le demandeur principal n'avait pas été obligé de s'enrôler et qu'il l'avait fait volontairement, qu'il y avait passé plus de cinq ans et qu'aucune sanction ne l'aurait empêché de quitter plus tôt les rangs de l'armée mexicaine.


[16]            Le commissaire a estimé que le demandeur principal était ou aurait pu être au fait des crimes de l'armée à cause des nouvelles qui étaient diffusées à ce sujet à la télévision et dans les magazines pendant l'époque en cause et parce qu'il se rendait à l'occasion au Chiapas et à Mexico pour son travail. Il a aussi conclu que le travail du demandeur principal, comptable adjoint, « consistait à approvisionner directement l'armée au Chiapas, et peu importe que le matériel ait été destiné à des travaux visant des ponts ou des routes » .

QUESTION EN LITIGE

[17]            La seule question à trancher dans les présents motifs consiste à déterminer si la Commission a commis une erreur en concluant que M. Collins a été exclu de la définition de réfugié à cause de sa complicité dans la perpétration de crimes contre l'humanité, selon l'alinéa Fa) de l'article premier de la Convention et de l'article 98 de la Loi.

ANALYSE

[18]            Parce que la Commission ne disposait d'éléments de preuve selon lesquels M. Collins a lui-même commis un crime contre l'humanité, elle a concentré son analyse sur les circonstances de l'affaire afin de déterminer si ces circonstances justifiaient une conclusion de complicité. C'est une question mixte de fait et de droit et, par conséquent, la décision de la Commission sur cette question peut faire l'objet d'un contrôle selon la norme de la décision raisonnable simpliciter (Harb c. Canada(MCI) (2003), 302 N.R. 178, paragraphe 14).


[19]            Selon l'article 98 de la Loi, « [l]a personne visée aux sections E ou F de l'article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger » . Cette disposition exclut de l'application de la Convention les « personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes » .

[20]            Selon un principe juridique bien établi, il n'est pas nécessaire que la personne exclue de l'application des dispositions des paragraphes E ou F de l'article premier de la Convention sur les réfugiés ait elle-même perpétré les crimes qui y sont mentionnés. En effet, dans certaines circonstances, une personne peut être tenue responsable de complicité à l'égard de crimes commis par d'autres.

[21]            Le fardeau d'établir qu'une personne a participé directement ou indirectement à la perpétration de crimes contre l'humanité incombe au défendeur (Ramirez c. Canada (MEI), précité. En ce qui concerne la norme de preuve, il faut plus qu'un simple soupçon, mais moins que la norme civile de la prépondérance des probabilités (Lai c. Canada (MCI), [2005] CAF 125, paragraphe 25).


[22]            Ma collègue la juge Layden-Stevenson a très bien résumé les principes s'appliquant au degré de participation requis pour conclure à l'existence d'une complicité, et je ne peux que citer un extrait de son jugement dans Zazai c. Canada (MCI), [2004] A.C.F. no 1649 :

[27] Des complices, de même que des auteurs principaux, peuvent être considérés comme ayant commis des crimes internationaux (quoique, aux fins des présentes, je ne suis pas préoccupée par les auteurs principaux). La Cour, dans Ramirez, a reconnu le concept de complicité défini comme une participation personnelle et consciente et, dans Sivakumar, le concept de complicitépar association par lequel des individus peuvent être tenus responsables d'actes commis par d'autres en raison de leur association étroite avec les auteurs principaux. La complicité dépend de l'existence d'une intention commune et de la connaissance que toutes les parties en cause peuvent en avoir : voir Ramirez et Moreno.

[28] Mme la juge Reed dans la décision Penate c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 2 C.F. 79 (1re inst.), a résumé comme suit, aux pages 84 et 85, les principes établis dans la trilogie :

Dans les décisions Ramirez, Moreno et Sivakumar, il est question du degré ou du type de participation qui constitue la complicité. Il ressort de ces décisions que la simple adhésion à une organisation qui commet sporadiquement des infractions internationales n'implique pas normalement la complicité. Par contre, lorsque l'organisation vise principalement des fins limitées et brutales, comme celles d'une police secrète, ses membres peuvent être considérés comme y participant personnellement et sciemment. Il découle également de cette jurisprudence que la simple présence d'une personne sur les lieux d'une infraction en tant que spectatrice par exemple, sans lien avec le groupe persécuteur, ne fait pas d'elle une complice. Mais sa présence, alliée à d'autres facteurs, peut impliquer sa participation personnelle et consciente.

Selon mon interprétation de la jurisprudence, sera considéré comme complice quiconque fait partie du groupe persécuteur, qui a connaissance des actes accomplis par ce groupe, et qui ne prend pas de mesures pour les empêcher (s'il peut le faire) ni ne se dissocie du groupe à la première occasion (compte tenu de sa propre sécurité), mais qui l'appuie activement. On voit là une intention commune. Je fais remarquer que la jurisprudence susmentionnée ne vise pas des infractions internationales isolées, mais la situation où la perpétration de ces infractions fait continûment et régulièrement partie de l'opération.


[23]            Il ressort clairement de l'extrait ci-dessus que, pour être jugé complice de crimes contre l'humanité, le demandeur doit posséder l'élément mental qui permet d'établir la complicité. Si l'organisation à laquelle le demandeur est associé vise « des fins limitées et brutales » , on peut alors conclure que l'élément mental requis est déduit de la « simple adhésion » à l'organisation. Ce n'était clairement pas le cas en l'espèce, car la Commission a statué que l'armée mexicaine n'est pas une organisation de cette nature.

[24]            L'élément mental permettant d'établir la complicité à des crimes contre l'humanité a été désigné de diverses façons, comme l' « intention commune » , participer « personnellement et sciemment » aux activités criminelles ou les tolérer et participer aux activités d'une organisation en sachant qu'elle commet des crimes contre l'humanité, joint au défaut de prendre des mesures pour empêcher les crimes ou s'en dissocier.

[25]            Le critère de la proportionnalité se trouve aussi implicitement dans la notion de « connaissance coupable » . En effet, ceux qui occupent des postes de direction doivent assumer une plus grande responsabilité morale à l'égard des crimes commis par leur organisation que les simples membres. Comme l'a établi la juge Tremblay-Lamer dans Zrig c. Canada (MCI), [2002] 1 C.F. 559, au paragraphe 99, citant le juge Nadon dans Mohammad c. Canada (MCI) (1995), 115 F.T.R. 161 :

Plus la personne occupe une fonction importante au sein d'une organisation qui a commis un ou des crimes, plus sa complicité sera probable.

Pourra être tenue complice une personne qui continue à occuper un poste de direction dans une telle organisation alors qu'elle a pleine connaissance que l'organisation est responsable de crimes.


[26]            Enfin, l'acquiescement passif n'est pas suffisant pour justifier une exclusion. Comme il a été établi dans Moreno c. Canada (MCI), [1994] 1 C.F. 298 (C.A.F.), il faut établir la participation de la personne à des actes de persécution afin de prouver la complicité.

[27]            Selon ces principes, je suis d'avis que la Commission a commis une erreur en concluant que M. Collins était complice des crimes contre l'humanité commis par l'armée mexicaine.

[28]            La Commission a conclu que le demandeur n'avait pas eu de soldats sous son commandement. De plus, il n'a pas été établi que le demandeur avait participé directement à des crimes contre l'humanité ou avait aidé d'autres personnes à en commettre. Même s'il a pu être au fait de crimes commis par d'autres, je ne pense pas que cela suffit pour établir qu'il y avait une intention commune entre lui et les auteurs des crimes.

[29]            J'admets avec l'avocate du demandeur qu'en fixant à un niveau aussi bas le seuil d'exclusion du demandeur à cause d'une « participation » aussi marginale aux abus de l'armée qu'un travail lié à l'approvisionner en matériel de l'armée au Chiapas, on fait de la « simple adhésion » la norme d'établissement de la complicité, même si l'organisation qui commet les crimes ne vise pas principalement des « fins limités et brutales » . Cette façon de procéder serait contraire à la jurisprudence canadienne.


[30]            Pour ces motifs, j'estime que la Commission a commis une erreur susceptible de révision en concluant que le demandeur principal, M. Collins, devait être exclu de la protection offerte aux réfugiés au Canada. Cependant, la décision finale de la Commission de rejeter la demande d'asile des demandeurs doit être maintenue parce que la conclusion selon laquelle ils n'étaient pas crédibles et n'avaient pas de crainte subjective de persécution n'a pas été contestée.

                                                                                                                           « Yves de Montigny »               

Juge

Traduction certifiée conforme

Michèle Ali


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         IMM-10257-03           

INTITULÉ :                                        NELSON PINEDA COLLINS

BLANCA ISABEL SANDOVAL GONZALEZ

KENYA LIZETH PINEDA SANDOVAL c. MCI

LIEU DE L'AUDIENCE :                  TORONTO (ONTARIO)        

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 6 AVRIL 2005       

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE de MONTIGNY                                                       

DATE DES MOTIFS :                       LE 24 MAI 2005         

COMPARUTIONS:

Patricia Wells                                        POUR LES DEMANDEURS

Claire le Riche                           POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Patricia Wells

Toronto (Ontario)                                  POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada        POUR LE DÉFENDEUR

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