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Date : 20040119

Dossier : T-39-94

Référence : 2004 CF 72

ENTRE :

CLIFF BEGG, ROLLIE BEGG, BENTLEY BROWN,

DALE CONACHER, KEITH CONACHER,

LAURIE CONACHER, MILTON CONACHER

et MILES JOHNSON

                                                                                                                                          demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, REPRÉSENTÉE PAR

LE MINISTRE DE L'AGRICULTURE DU CANADA

                                                                                                                                        défenderesse

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

[1]                La présente requête en autorisation de dépôt de documents supplémentaires est une question de procédure qui découle d'une requête en jugement sommaire présentée par la défenderesse. L'audition de la requête en jugement sommaire était initialement prévue pour le 1er mai 2002; elle a été reportée aux 28 et 29 avril 2003 et finalement ajournée pour permettre aux demandeurs, qui se représentent eux-mêmes, de faire une dernière tentative, avec l'aide de la gestion d'instance, pour compléter la preuve au dossier.                                   

[2]                Comme je l'ai dit, la requête en jugement sommaire a été présentée par Sa Majesté, représentée par le ministre de l'Agriculture du Canada. Il s'agit d'une requête par laquelle Sa Majesté sollicite le rejet de la demande des demandeurs dans son intégralité ou, subsidiairement, le rejet de l'action en responsabilité et la radiation de la requête en jugement déclaratoire.

Le contexte

[3]                Pour résumer le contexte, toutes les questions en suspens ont été tranchées et la documentation et la preuve relatives à la requête en jugement sommaire ont été complétées, à la satisfaction des demandeurs, avec le dépôt d'un autre affidavit des demandeurs le 11 juillet 2003. En contre-interrogatoire, le 10 septembre 2003, à la page 13 de la transcription, M. Dale Conacher a confirmé qu'à cette date, la preuve au dossier des demandeurs avait été mise en état et qu'il comprenait que les demandeurs ne seraient autorisés à déposer aucun autre élément de preuve relatif à la requête en jugement sommaire (la question est abordée aux pages 13 et 14 de la transcription). Étant donné que l'ajournement d'avril 2003, qui a eu lieu durant l'audience de la requête en jugement sommaire, découlait du renvoi de M. Conacher à des documents qui n'avaient pas été adéquatement produits en preuve, on peut comprendre qu'au cours du contre-interrogatoire de septembre 2003, l'avocat de la Couronne ait voulu s'assurer que le dossier était effectivement complet.

[4]                Le 30 octobre 2003, les demandeurs ont produit trois volumes de documents qui sont des volumes additionnels aux cinq volumes déposés le 15 juillet 2003, tous en opposition à la requête en jugement sommaire présentée par la défenderesse. Les documents supplémentaires étaient :

[TRADUCTION]

1.             Des extraits de la transcription d'un témoignage de la Dre Maria Koller en 1994 qui a rapport à des aspects de la politique relative à la tuberculose bovine chez les porcs.

2.             Une déclaration qui n'a pas été faite sous serment, contenue dans une lettre [TRADUCTION] _ À qui de droit _ datée du 20 octobre 2003 écrite par le Dr Richard R. McLean, un vétérinaire de la Saskatchewan, qui évoque au passage le programme national d'éradication de la tuberculose et qui mentionne les porcs.

3.             L'affidavit que le Dr Murray R. Woodbury a signé devant notaire, apparemment en 2003 à une date indéterminée, auquel sont annexées de nombreuses pièces non authentifiées traitant de tuberculose bovine, de porcs et d'animaux de ferme à gibier. Cet élément de preuve allègue la négligence d'Agriculture Canada.

4.             L'affidavit du Dr Jeremy Christopher Haigh, en bonne et due forme, qui contient 36 pages de curriculum vitae et 3 pages d'opinion, avec de nombreux documents en annexe auxquels l'affidavit renvoie, mais aucun n'ayant été authentifié par le notaire devant lequel l'affidavit du Dr Haigh a été fait, l'affidavit Haigh étant apparemment présenté à l'appui de la prétention des demandeurs qu'il y a eu négligence professionnelle.

[5]         Ces documents, contenus dans trois volumes, ont été présentés au greffe de la Cour fédérale en Saskatchewan et acceptés, les agents du greffe là-bas n'étant pas habitués à la procédure du jugement sommaire prévue à l'article 214 des Règles, qui comporte une requête et un dossier de requête du requérant, suivis d'un dossier de réponse au plus tard 10 jours avant la date de l'audition de la requête.


L'examen de la preuve

[6]         En règle générale, il appartient à chaque partie de présenter sa meilleure preuve dans une requête en jugement sommaire, en produisant les éléments de preuve qu'on peut raisonnablement obtenir et qui peuvent aider la Cour à décider s'il existe une véritable question litigieuse. Les délais fixés pour la procédure de jugement sommaire sont, comme on peut s'y attendre, relativement courts. De plus, il n'existe aucune disposition ou intention dans les Règles qui autorise les parties à compléter leurs dossiers une fois qu'ils ont été déposés et qu'il y a eu contre-interrogatoire.

[7]         En l'espèce, les demandeurs prétendent que leurs documents supplémentaires consistent en des rapports d'experts. Hormis le fait que les documents, sauf je crois l'affidavit du Dr Haigh, ne sont pas adéquatement présentés pour être acceptés comme témoignage d'expert, je doute que les affidavits d'experts, lorsque les documents sont contestés, comme en l'espèce, aient leur place dans une procédure de jugement sommaire. C'était certainement l'opinion du juge Heald, aussi bien dans Ault Foods Ltd. c. George Weston Limited (1996) 112 F.T.R. 245, aux pages 249 et suivantes, que dans Hayden Manufacturing Co. c. Canplas Industries Ltd. (1996) 115 F.T.R. 20, aux pages 24 et suivantes. Dans les deux affaires, le juge Heald a refusé de rendre un jugement sommaire en raison des contradictions entre les avis d'expert, faisant observer que les avis d'expert devraient être réservés pour audience, où les experts peuvent expliquer leurs avis au juge et leur témoignage de vive voix soumis à un contre-interrogatoire.


[8]         De plus, les affidavits supplémentaires, qu'une partie a l'intention de déposer après que les dossiers ont été signifiés et déposés et après le contre-interrogatoire, ne devraient être autorisés que s'il a été satisfait au critère du dépôt d'affidavits supplémentaires tiré de Guilaine Côté c. La Reine, une décision non publiée du 27 mai 1992 du juge Dubé, dans l'instance T-1026-89, à laquelle renvoie Ruggles c. Fording Coal Ltd. (1999) 168 F.T.R., aux pages 106 et 108, et le juge Pelletier, maintenant juge à la Cour d'appel fédérale, dans Inverhuron & District Ratepayers' Association c. Canada (2000) 180 F.T.R. 314, à la page 316.

[9]         Dans Ruggles, la question en litige était le dépôt d'affidavits supplémentaires après contre-interrogatoire. Dans Inverhuron, le juge Pelletier a examiné la demande de dépôt d'affidavits supplémentaires, dans le cadre d'une demande de contrôle judiciaire, non pas simplement comme une demande de prorogation de délai, mais plutôt comme une demande de dépôt d'éléments de preuve supplémentaires lorsque le stade de présentation de la preuve dans la procédure est terminé. Le critère appliqué dans Ruggles et dans Inverhuron comporte trois éléments :

(1)           l'information comprise dans l'affidavit était-elle disponible avant l'interrogatoire en question?

(2)           les faits établis par l'affidavit supplémentaire sont-ils pertinents au litige?

(3)           le dépôt de l'affidavit supplémentaire peut-il causer un préjudice grave aux autres parties?


[10]       Ces conditions doivent être toutes les trois remplies pour que l'autorisation de dépôt d'affidavits supplémentaires puisse être accordée; cependant les trois éléments en question devraient faire l'objet d'une pondération par rapport aux documents en cause.

[11]       Dans Robert Mondavi Winery c. Spagnol's Wine & Beer Making Supplies Ltd. (2001) 211 F.T.R. 80, le juge Nadon, maintenant juge à la Cour d'appel fédérale, a examiné de manière approfondie la question du dépôt d'affidavits après le contre-interrogatoire, renvoyant à diverses décisions, y compris Ruggles, précitée, et à la décision du juge Lemieux dans Salton Appliances (1985) Corp. c. Salton Inc. (1999) 4 C.P.R. (4th) 491. Dans cette affaire-là, le juge Lemieux avait examiné la question du dépôt des affidavits supplémentaires après le contre-interrogatoire et renvoyé à la jurisprudence ontarienne et, même s'il n'avait renvoyé ni à Inverhuron ni à Ruggles, il avait ajouté ce qui, en effet, est une analyse de la troisième partie du critère Ruggles :

[18]          Si j'ai bien compris la règle de droit applicable à cet égard devant la Cour, il est également nécessaire de prouver que les renseignements mentionnés dans l'affidavit proposé n'étaient pas disponibles avant le contre-interrogatoire; l'affidavit supplémentaire ne saurait remplacer les renseignements qui étaient disponibles avant le contre-interrogatoire. L'affidavit supplémentaire ne vise pas à corriger les réponses que l'avocat ayant dirigé le contre-interrogatoire ne souhaitait pas obtenir. De plus, les parties sont habituellement tenues de divulguer tous les renseignements dont elles disposent avant le contre-interrogatoire afin d'éviter le fractionnement de la preuve.

(Page 497)


[12]       Dans la décision Mondavi, le juge Nadon a appliqué le critère de Ruggles à la page 86, faisant remarquer que les facteurs doivent être examinés et soupesés. J'examine à présent les éléments du critère.

La disponibilité de la preuve

[13]       Abstraction faite de la confirmation par les demandeurs, représentés par M. Conacher, que leur dossier de la preuve était en état et complet, récemment, voir à la page 13 de la transcription du contre-interrogatoire du 10 septembre 2003, la défenderesse soutient et je suis d'accord avec elle que l'affidavit envisagé a toujours été disponible pour les demandeurs. La défenderesse soutient que les demandeurs essaient de renforcer leur position, après le contre-interrogatoire, ce qui n'est pas permis. Bien que cela puisse être le cas, il est préférable d'examiner les documents eux-mêmes.

[14]       Il faut noter que les demandeurs prétendent, dans leurs observations écrites, que les documents qu'ils veulent à présent verser au dossier, par le dépôt supplémentaire, ne contiennent aucune nouvelle preuve, mais simplement une interprétation de la preuve fondée sur les documents dont la Cour dispose actuellement. Si c'est le cas, manifestement tous les éléments de preuve que les demandeurs veulent maintenant déposer auraient pu être rassemblés bien avant la mise en état du dossier de requête des demandeurs à l'été 2003.


[15]       Plus précisément, l'interrogatoire principal de la Dre Koller, le premier document que les demandeurs veulent inclure, a eu lieu le 20 septembre 1994. Il a été disponible depuis lors aux demandeurs et à leur ancien avocat. Je conviens également que les demandeurs n'ont pas interrogé la Dre Koller sur le document en question lorsqu'elle a été contre-interrogée pendant cinq jours en 2001 dans le cadre de la présente procédure. Ainsi, non seulement, le document pouvait facilement être inclus dans les cinq volumes de documents qui constituent le dossier actuel, mais aussi la Dre Koller aurait dû être interrogée sur ce document lors de son contre-interrogatoire, afin qu'il puisse être présenté en preuve.

[16]       Le second document que les demandeurs veulent inclure dans les documents supplémentaires est une lettre du Dr McLean, en fait une déclaration qui n'a pas été faite sous serment. Hormis le fait que les demandeurs ont confirmé, lors d'une conférence de gestion d'instance le 28 août 2002 qu'ils avaient décidé de ne pas interroger le Dr McLean et n'allaient pas se fonder sur l'affidavit du 21 mars 2002 déposé relativement au refus du Dr McLean de fournir une déclaration sous serment, je conviens que les demandeurs étaient informés du rôle du Dr McLean dans l'affaire depuis le 16 avril 1999. Manifestement, son témoignage aurait pu être obtenu à un stade antérieur, par exemple au moyen de la procédure d'interrogatoire d'un tiers, en vertu de l'article 238 des Règles. En l'espèce, la défenderesse prétend que les demandeurs n'ont pas fait diligence car s'ils avaient agi ainsi, ils auraient adéquatement déposé les documents se rapportant au témoignage du Dr McLean avec leur dossier de requête initial.


[17]       Le témoignage des Drs Woodbury et Haigh ont trait aux allégations de négligence soulevées par les demandeurs. Les demandeurs auraient pu produire ce témoignage à n'importe quel moment. L'avocat de la défenderesse prétend que les demandeurs et leur ancien conseiller juridique ont choisi de ne pas déposer de preuve se rapportant à la négligence, parce que ce n'était pas pertinent pour la question à trancher dans le cadre de la requête en jugement sommaire. Cependant, comme je le dis, la preuve de négligence était disponible bien avant que le dossier de preuve des demandeurs n'ait été considéré comme complet et qu'il n'ait été signifié et déposé. J'examine à présent la pertinence des nouveaux documents.

La pertinence de la nouvelle preuve

[18]       La Couronne prétend que la question de principe qui demeure, pour la requête en jugement sommaire du 15 avril 2004, est de savoir si les dispositions de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif font obstacle à l'action des demandeurs fondée sur la négligence. Je ne crois pas que le témoignage des Drs Woodbury et Haigh qui porte sur la négligence en tant que telle, soit pertinent pour la question de savoir si l'action des demandeurs peut en fait échapper à la prescription prévue dans la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif.


Préjudice grave

[19]       Il existe deux aspects de la question du préjudice dans la présente instance. Premièrement, il y a les frais liés au contre-interrogatoire des Drs McLean, Woodbury et Haigh. L'avocat de la défenderesse soutient que les frais seraient très élevés et entraîneraient un gaspillage de ressources de la Cour. Il est possible qu'il ait raison; cependant, cela, en soi, ne constitue pas un préjudice. Par ailleurs, les frais d'un nouvel interrogatoire de M. Conacher au nom des demandeurs et d'un interrogatoire des témoins sont des frais qui peuvent faire l'objet d'un dédommagement en argent. Ils n'entrent donc pas dans le champ d'application du préjudice grave.

[20]       Ce qui peut constituer un préjudice grave est que la requête en jugement sommaire a été reportée plusieurs fois depuis sa présentation initiale, il y a plus de quatre ans. Un autre report jusqu'à ce que le juge saisi de la requête en jugement sommaire soit disponible à nouveau, constitue un préjudice important, à tout le moins, pour tous les intéressés. J'accepte l'observation de l'avocat de la défenderesse qu'il en est précisément ainsi, les documents n'étant pas pertinents pour une décision sur la requête en jugement sommaire.

CONCLUSION

[21]       Je dois évaluer l'application des trois éléments du critère avant de conclure que les documents supplémentaires doivent ou non être déposés.


[22]       Manifestement, les documents étaient disponibles et pouvaient être inclus lorsque les demandeurs sont allés de l'avant et ont signifié et déposé leur dossier de requête. Deuxièmement, rien dans les documents que les demandeurs ont déposé ne me convainc que les nouveaux documents sont pertinents pour la présente instance. Le fait que les demandeurs aient reconnu que les documents qu'ils envisagent de déposer ne comportent aucune nouvelle preuve va dans le même sens.

[23]       En ce qui concerne la question du préjudice, je n'irai pas jusqu'à dire qu'il s'agit d'un préjudice grave, bien qu'un autre report de la requête, qui pourrait être pour plusieurs mois, se rapproche du préjudice grave. Je qualifierai plutôt le préjudice d'important. Le préjudice en question ne répond pas aux exigences du préjudice grave, bien qu'en appréciant les éléments de Ruggles tous les trois ensemble, il soit évident que les documents, une transcription de 1994, la lettre du Dr McLean, l'affidavit du Dr Woodbury qui n'a pas été fait en bonne et due forme et l'affidavit du Dr Haigh ne devraient pas être déposés. En conséquence, la présente requête est rejetée.


[24]       En l'espèce, la Couronne a fait clairement savoir à M. Dale Conacher, lorsqu'il a été contre-interrogé, en septembre 2003, qu'en vertu des Règles, les demandeurs ne seraient autorisés à déposer aucun autre élément de preuve pour la requête en jugement sommaire et M. Conacher a répondu qu'il avait compris : voir pages 13 et 14 du contre-interrogatoire du 10 septembre 2003 de M. Conacher. Ceci a une incidence sur les dépens. Cependant, le barème des dépens n'a pas été abordé dans les documents écrits.

En conséquence, les dépens de la présente requête, qui sont payables à la Couronne quelle que soit l'issue de la cause, sont ceux du milieu de la fourchette de la colonne III.

_ John A. Hargrave _

Protonotaire

Vancouver (Colombie-Britannique)

Le 19 janvier 2004

Traduction certifiée conforme

Jean Maurice Djossou, LL.D.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     T-39-94

INTITULÉ :                                                    CLIFF BEGG ET AUTRES

c.

SA MAJESTÉ LA REINE

ET AUTRES

                                                     

REQUÊTE EXAMINÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :               LE PROTONOTAIRE JOHN A. HARGRAVE

DATE DES MOTIFS :                                               LE 19 JANVIER 2004

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Dale C. Conacher

POUR LES DEMANDEURS

Myra J. Yuzak

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dale C. Conacher

Mervin (Saskatchewan)

POUR LES DEMANDEURS

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

POUR LA DÉFENDERESSE



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