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                                                                                                                  Date : 20010420

                                                                                                      Dossier : IMM-1549-96

                                                                                     Référence neutre : 2001 CFPI 370

Entre :

                          SHANMUGAVADIVEL THAMOTHARAMPILLAI

                                                                                                                            demandeur

                                                                    - et -

             LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                             défendeur

                                            MOTIFS DE L'ORDONNANCE

Le juge Muldoon :

1. Introduction

[1]         Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 8 mai 1996 prononçant l'exécution du renvoi du demandeur au Sri Lanka.

2. Énoncédes faits


[2]         Le demandeur, un citoyen sri-lankais, est né le 4 mars 1974. Il est arrivé au Canada le 22 septembre 1991 à titre d'immigrant admis. Le 12 août 1993, il a été déclaré coupable de n'avoir pas comparu en cour, de ne pas s'être présenté à l'audience, d'avoir déclenché une fausse alerte d'incendie et d'avoir porté une arme dissimulée. Il a été condamné à trois mois d'emprisonnement à être purgés concurremment pour chaque déclaration de culpabilité. Le 16 décembre 1993, il a été déclaré coupable de voies de fait graves et condamné à 18 mois d'emprisonnement ainsi qu'à deux années de probation. Le 18 février 1994, un rapport fondé sur la déclaration de culpabilité de décembre 1993 a été soumis en vertu de l'article 27 de la Loi sur l'immigration et, le 13 juin 1994, une enquête a été ordonnée en application du paragraphe 27(3) de la Loi. L'enquête a eu lieu au centre d'arbitrage de Toronto en quatre sessions étalées du 14 août 1994 au 19 décembre 1994. L'enquête a débuté le 14 octobre 1994 et a été ajournée en l'absence d'un interprète. L'enquête a repris le 15 novembre 1994, mais elle a été ajournée afin de permettre au demandeur de se trouver un avocat. L'enquête a encore été ajournée le 2 décembre 1994 afin de permettre une fois de plus au demandeur de se trouver un avocat. Le 19 décembre 1994, l'enquête a repris car le demandeur avait indiqué qu'il était prêt à aller de l'avant sans avocat. Au terme de l'enquête, une mesure d'expulsion a été prise contre le demandeur car il était une personne visée à l'alinéa 27(1)d) de la Loi sur l'immigration. Le demandeur a été avisé de son droit de porter la décision en appel devant la Section d'appel de l'immigration.

[3]         Le 23 février 1995, le demandeur a été convoqué à une entrevue qui aurait lieu le 6 mars 1995. Il ne s'y est pas présenté, et n'a pas non plus communiqué avec les agents d'immigration. Le 10 mars 1995, sa liberté conditionnelle a été suspendue et un mandat d'arrestation contre le demandeur a été lancé. Un mandat de l'immigration a été délivré le 8 mai 1995.

[4]         Le 22 août 1995, des coups de feu ont été tirés sur un temple hindou à Scarborough. Après s'être identifié sous un faux nom à la police, le demandeur a été arrêté et accusé de possession illégale de trois armes à feu. Le 23 août 1995, il a été arrêté et détenu en vue de son expulsion aux termes de l'article 103 de la Loi sur l'immigration.


[5]         Le 18 septembre 1995, on a prononcé l'annulation de la liberté conditionnelle du demandeur et celui-ci a été incarcéré de nouveau afin de purger sa peine pour voies de fait graves. Le 15 novembre 1995, il a fini de purger sa peine et a été détenu relativement à des accusations criminelles découlant de l'infraction relative aux armes à feu jusqu'à ce qu'il verse un cautionnement le 29 décembre 1995. Il a par la suite été placé sous garde conformément à une ordonnance rendue en application de l'article 105 de la Loi sur l'immigration. Le 3 janvier 1996, les accusations relatives aux armes à feu ont été retirées.

[6]         Au cours de sa période de détention, le demandeur a bénéficié de façon régulière d'examens des motifs de garde. Lors du premier examen, le demandeur a admis qu'il n'avait pas respecté les conditions de sa mise en liberté pour éviter le renvoi du Canada. Il a également avoué avoir eu recours à un pseudonyme lorsqu'il a été appréhendé par la police. L'arbitre a conclu que le demandeur représentait un danger pour le public en raison de ses condamnations pour voies de fait graves et port d'une arme dissimulée.

[7]         Au mois de mai 1996, les agents d'immigration ont finalisé les documents de voyage du demandeur en vue de son renvoi. Le 7 mai 1996, le demandeur a déposé une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire pour contester son renvoi. Le 9 mai 1996, sa requête en sursis d'instance a été accueillie. Le demandeur n'a pas interjetéappel, auprès de la Section d'appel, de la validité de la mesure d'expulsion. Il n'a pas revendiqué le statut de réfugié et n'a pas non plus déposé de demande HC avant son renvoi prévu le 8 mai 1996.


[8]         En février 1997, après que les agents d'immigration eurent remis le demandeur en liberté, celui-ci a été impliqué dans un autre incident grave de nature criminelle et a été accusé de possession d'un 357 Magnum chargé. À la suite de cet incident, les policiers ont avisé les agents d'immigration qu'ils estimaient que le demandeur appartenait au groupe VVT, un gang tamoul qui mène ses activités à Toronto.

[9]         Par une lettre datée du 29 novembre 1995, des représentants canadiens ont informé le gouvernement sri-lankais du dossier criminel du demandeur, des accusations alors en instance ainsi que des circonstances qui ont donné lieu à ces accusations.

[10]       En raison de ces allégations, le demandeur craint de retourner au Sri Lanka parce qu'il risque d'être détenu, d'être torturé ou de faire l'objet d'une exécution sommaire aux mains des autorités sri-lankaises. La pratique du gouvernement sri-lankais de torturer les individus qu'ils soupçonnent être des Tigres tamouls est considérablement documentée.

[11]       En juin 2000, étant un jeune homme tamoul qui s'expose à un risque à son retour au Sri Lanka, le demandeur a présenté une demande d'évaluation du risque et une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire. Aucune évaluation du risque n'avait été effectuée encore en raison des allégations selon lesquelles le demandeur serait membre du gang VVT.

3. Questions en litige

1.         La décision de renvoyer le demandeur met-elle en cause les droits garantis par l'article 7?

2.         Si l'article 7 s'applique, la procédure entreprise par le ministre est-elle conforme aux principes de justice fondamentale?


4. Prétentions du demandeur

Questions préliminaires

[12]       L'appel formé par le demandeur devant la Section d'appel de l'immigration n'a pas été complété parce que son ancien avocat n'avait pas déposé un avis d'appel dans les délais impartis. Par conséquent, il n'y pas eu de réexamen des circonstances de l'affaire.

[13]       La situation du demandeur a été examinée en même temps qu'une série d'affaires s'inscrivant dans la jurisprudence établie par l'affaire Sinnappu[1]. L'affaire Sinnappu a été entendue en premier et, au terme de l'audience, la demande de contrôle judiciaire a été rejetée. Un appel a été déposé devant la Cour d'appel fédérale, mais celle-ci a rejeté l'appel du fait que la question était devenue purement théorique lorsque M. Sinnappu a obtenu le droit d'établissement[2]. Parce que la Cour n'a pas disposé de cette demande, le juge Rouleau a accordé une autorisation de contrôle judiciaire dans la présente instance.


[14]       Selon le demandeur, il ressort de la preuve documentaire que le gouvernement sri-lankais est conscient du fait que des individus se livrent à des activités criminelles au Canada et à Toronto en vue de ramasser des fonds pour les Tigres tamouls. Même s'il est possible que le gouvernement sri-lankais ne soit pas au courant des allégations qui pèsent contre le demandeur, le demandeur sera néanmoins soupçonné d'être un membre ou un collaborateur du TLET. Le fait que le demandeur ait pris part à des activités criminelles à Toronto suffit pour que les autorités sri-lankaises le soupçonnent d'avoir des liens avec les Tigres. Le demandeur s'expose également à un risque du fait qu'il est un jeune homme tamoul du nord du Sri Lanka.

Le droit

[15]       La Cour doit tout d'abord se prononcer sur la question de savoir si l'article 7 de la Charte s'applique. Pour justifier la détention du demandeur, les autorités en matière d'immigration ont allégué que celui-ci maintenait des liens avec le VVT. Elles allèguent en outre que le gang VVT est associé aux Tigres tamouls. Par conséquent, le demandeur soutient qu'il existe un fondement crédible à la prétention selon laquelle il serait exposé à un risque de détention et de torture à son retour au Sri Lanka. Les droits liés à la sécurité de sa personne sont mis en cause dans le cadre du processus menant à son expulsion.

[16]       Madame le juge Wilson a déclaré dans l'arrêt Singh et al. c. M.E.I.[3] que l'article 7 de la Charte s'applique lorsqu'une personne craint avec raison d'être persécutée :

Il me semble que même si on adopte l'interprétation stricte préconisée par l'avocat du Ministre, l'expression « sécurité de sa personne » doit englober tout autant la protection contre la menace d'un châtiment corporel ou de souffrances physiques, que la protection contre le châtiment lui-même.

[17]       Dans l'arrêt Nguyen c. M.E.I.[4], la Cour d'appel fédérale a reconnu que les droits garantis par l'article 7 étaient mis en cause lorsqu'il était possible qu'une personne soit renvoyée du Canada vers un pays où elle s'exposerait à un risque. Cette approche est compatible avec la reconnaissance par la Cour suprême du Canada du fait que le renvoi d'une personne vers un pays où elle pourrait être soumise à la torture contrevient à la Charte. Dans l'arrêt Kindler c. La Reine[5], le juge Laforest s'est exprimé en ces termes à propos de l'extradition :


Évidemment, il y a des situations où la peine infligée à la suite de l'extradition -- par exemple, la torture -- porterait tellement atteinte aux valeurs de la société canadienne que la remise serait inacceptable.

[18]       Dans l'arrêt Suresh c. M.C.I.[6], la Cour d'appel fédérale a reconnu que le renvoi entraînant un risque de torture ou d'autre forme de traitement cruel, inhumain ou dégradant faisait intervenir l'article 7 de la Charte et violait les principes de justice fondamentale. La Cour a cependant conclu qu'un tel renvoi était justifié au regard de l'article premier de la Charte.

Principes de justice fondamentale        

[19]       L'article 7 de la Charte s'applique car la Loi sur l'immigration n'est pas conforme aux normes internationales relatives aux droits de la personne, qui permettent le refoulement d'une personne qui s'est vu refuser l'accès au processus de détermination du statut de réfugié vers le pays où elle dit avoir été persécutée.

Les normes internationales relatives aux droits de la personne ont préséance sur l'article 33.2 de la Convention relative au statut des réfugiés. Le renvoi d'une personne qui risque un traitement déplorable aux mains d'un autre État est interdit, indépendamment du risque que cette personne présente pour la communauté qui lui a donnérefuge. Est viciée la procédure prévue dans la Loi sur l'immigration qui habilite le ministre à renvoyer le demandeur, en l'absence d'une évaluation du risque, vers un pays où il risque la torture. Le demandeur affirme que son renvoi n'est pas conforme aux principes de justice fondamentale car on ne peut déroger au droit d'une personne de ne pas être soumise à la torture, droit qui est reconnu en droit international et en droit canadien. Aucun droit étatique divergent ne peut sanctionner le renvoi d'une personne vers un pays où elle risque la torture.


[20]       Le juge Lamer a déclaré dans l'arrêt Renvoi sur la Motor Vehicle Act[7] que les principes de justice fondamentale susceptibles de justifier l'atteinte aux droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne faisaient partie des principes fondamentaux du système juridique :

[L]es principes de justice fondamentale se trouvent dans les préceptes fondamentaux de notre système juridique. Ils relèvent non pas du domaine de l'ordre public en général, mais du pouvoir inhérent de l'appareil judiciaire en tant que gardien du système judiciaire.

[21]       Les préceptes fondamentaux comprennent les principes développés, avec le temps, à titre de présomptions de common law ou exprimés dans les conventions internationales sur les droits de la personne. Ces principes constituent les « éléments essentiels d'un système d'administration de la justice fondée sur la foi en la dignité et en la valeur de la personne humaine et sur la primauté du droit » .

L'article 7 et la torture

[22]       Le demandeur prétend que la torture constitue une violation des droits les plus fondamentaux de la personne, de sorte qu'aucun droit étatique divergent ne peut justifier son imposition. Dans l'arrêt Kindler, précité, le juge Laforest a déclaré :

[N]otre Cour a conclu que l'extradition doit être refusée si la remise placerait le fugitif dans une situation tellement inacceptable qu'elle « choque [. . .] la conscience » [...].

Évidemment, il y a des situations où la peine infligée à la suite de l'extradition -- par exemple, la torture -- porterait tellement atteinte aux valeurs de la société canadienne que la remise serait inacceptable.


Dans l'arrêt Schmidt[8], le juge Laforest s'est exprimé en ces termes en reprenant les propos du juge Wilson dans l'arrêt Operation Dismantle, [1985] 1 R.C.S. 441, à la p. 464 :

Je ne doute pas non plus que dans certaines situations le traitement que l'état étranger réservera au fugitif extradé, que ce traitement soit ou non justifiable en vertu des lois de ce pays-là , peut être de telle nature que ce serait une violation des principes de justice fondamentale que de livrer un accusé dans ces circonstances. À ce propos, il suffit de se référer à une affaire portée devant la Commission européenne des droits de l'homme, Altun v. Germany (1983), 5 E.H.R.R. 611, dans laquelle il a été établi que des poursuites dans le pays requérant pourraient comprendre le recours à la torture. Il est fort possible que se présentent des cas bien moins graves où la nature des procédures criminelles dans un pays étranger ou des peines prévues choque suffisamment la conscience pour qu'une décision de livrer un fugitif afin qu'il y subisse son procès constitue une atteinte aux principes de justice fondamentale consacrés dans l'art. 7. Je dois dire toutefois que, dans la plupart des cas du moins, les tribunaux ne doivent intervenir qu'après l'exercice par l'exécutif de son pouvoir discrétionnaire, car il appartient au pouvoir exécutif et non pas aux tribunaux de décider de l'extradition et ceux-ci ne doivent pas supposer à la légère que l'exécutif manquera à son obligation de se conformer aux normes constitutionnelles en livrant un individu à un pays étranger dans des circonstances où il serait fondamentalement injuste de le faire.

Dans l'arrêt Kindler, précité, Madame le juge McLachlin a noté ce qui suit :

Le critère servant à déterminer si une loi ou une action en matière d'extradition porte atteinte à l'art. 7 de la Charte relativement à la peine qui peut être infligée dans l'État requérant, est de savoir si l'application de la peine par l'État étranger « choque suffisamment » la conscience canadienne : Schmidt, le juge La Forest, à la p. 522. Le fugitif doit démontrer qu'il fait face « à une situation qui est simplement inacceptable » : Allard, précité, à la p. 572. Ainsi le tribunal qui procède à l'examen doit tenir compte de l'infraction à l'égard de laquelle la peine peut être infligée, ainsi que de la nature du système judiciaire de l'État requérant et des garanties qu'il accorde au fugitif. D'autres facteurs comme la courtoisie et la sécurité au Canada peuvent également être pertinents quant à la décision d'extrader et, le cas échéant, à quelles conditions. En fin de compte, il s'agit de déterminer si la disposition ou l'action en question porte atteinte au sens de ce qui est juste et équitable au Canada, si l'on tient compte de la nature de l'infraction et de la peine, du système judiciaire étranger et des considérations relatives à la courtoisie et à la sécurité, et si l'on accorde toute la latitude voulue au ministre pour prendre en compte les arguments contraires.

Pour déterminer si, en tenant compte de tous ces facteurs, l'extradition en question est « simplement inacceptable » , le juge doit éviter d'imposer ses opinions subjectives sur ce sujet et chercher plutôt à évaluer de façon objective les attitudes des Canadiens sur la question de savoir si le fugitif fait face à une situation qui est choquante et fondamentalement inacceptable pour notre société.


[23]       Selon le demandeur, son renvoi au Sri Lanka choque la conscience et porte atteinte à l'article 7 de la Charte.

Les normes internationales

[24]       Le juge Dickson a statué dans l'arrêt Slaight Communication Inc. c. Davidson[9] que les tribunaux pouvaient s'inspirer des conventions internationales relatives aux droits de la personne pour guider l'interprétation de la Charte :

Étant donné la double fonction de l'article premier que l'on a identifiée dans l'arrêt Oakes, les obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne devraient renseigner non seulement sur l'interprétation du contenu des droits garantis par la Charte, mais aussi sur l'interprétation de ce qui peut constituer des objectifs urgents et réels au sens de l'article premier qui peuvent justifier la restriction de ces droits. De plus, aux fins de cette étape de l'examen de la proportionnalité, le fait qu'une valeur ait le statut d'un droit de la personne international, soit selon le droit international coutumier, soit en vertu d'un traité auquel le Canada est un État partie, devrait en général dénoter un degré élevé d'importance attaché à cet objectif. Cela est en accord avec l'importance que la Cour attribue à la protection des employés en tant que groupe vulnérable dans la société.

[25]       Le Canada a ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (le PIRDCP) et la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (la « Convention sur la torture » ).

[26]       Les droits protégés par le PIRDCP se divisent en ceux qui peuvent être limités et ceux qui sont absolus. Le droit de ne pas être soumis à la torture est absolu.


[27]       Le Comité des droits de l'homme des Nations Unies (le CDHNU) est chargé de la surveillance relative à l'observance des dispositions du PIRDCP et connaît des plaintes individuelles. Dans sa publication Recommandation générale (RG No 20), le Comité a déclaré l'interdiction relative au renvoi entraînant un risque de torture.

[28]       Dans l'arrêt Chahal c. R.-U.[10], la Cour européenne des droits de l'homme a statué que l'interdiction relative au fait d'exposer une personne à un risque ou à la torture est absolue. L'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme interdit la torture ou autre peine ou traitement inhumain ou dégradant. Le gouvernement britannique a soutenu que l'article 3 contenait des restrictions implicites permettant à un État d'expulser une personne par mesure de sécuriténationale, peu importe le risque de torture que représente le retour dans l'État d'accueil. La Cour ne s'est pas rangée du même avis, concluant que l'interdiction relative au renvoi entraînant un risque de torture ne connaissait aucune exception.

[29]       Dans l'arrêt Khan c. Canada[11], le Comité des Nations Unies contre la torture a statué qu'une décision relative à l'applicabilité de l'article 3 était tributaire de deux facteurs : existe-t-il un ensemble de violations systématiques des droits de l'homme graves, flagrantes ou massives, et la personne s'exposerait-elle personnellement à un risque si elle était renvoyée dans son pays d'origine? La décision quant au risque personnel peut s'appuyer sur le caractère de la personne ou sur la catégorie à laquelle elle appartient. Lorsqu'une personne relève d'une certaine catégorie en raison de ses attributs personnels ou de ses activités, et lorsque la preuve indique un ensemble de violations systématiques des droits de l'homme qui sont graves, flagrantes ou massives à l'égard de la catégorie à laquelle la personne appartient, le renvoi de cette personne ne peut être sanctionné.

[30]       En l'espèce, le demandeur n'a pas été évalué en ce qui a trait au risque. Au vu des allégations, le demandeur a des motifs raisonnables de craindre d'être torturé à son retour au Sri Lanka.


Contenu de la justice fondamentale

[31]       Le contenu de la justice fondamentale varie selon le contexte. Si un demandeur n'a pas été évalué en ce qui a trait au risque et s'il existe des preuves indiquant un changement dans les circonstances ayant pour effet d'exposer le demandeur à un risque de torture, les principes de justice fondamentale exigent qu'on procède à une évaluation du risque avant d'ordonner le renvoi.

[32]       Dans l'arrêt Suresh, précité, cette Cour a jugé permissible le renvoi d'une personne dans un pays où elle risque la torture. Cependant, le demandeur plaide que, selon l'arrêt Suresh, le renvoi entraînant un risque de torture n'est permis que lorsqu'on donne au demandeur l'occasion de présenter des observations liées au risque à la lumière des circonstances fondées sur des raisons d'ordre humanitaire et lorsque le ministre procède à une évaluation du risque et soupèse ce risque par rapport au risque à l'égard du public. Le demandeur fait valoir qu'aucune pondération des risques n'a été établie en l'espèce. Les principes de justice fondamentale exigent une évaluation équitable du risque et les doutes concernant la crédibilité donnent au demandeur le droit à la tenue d'une audition.

5. Prétentions du défendeur

Le vide factuel


[33]       Le demandeur prétend pour la première fois en l'espèce qu'un agent d'immigration - qui ne s'est pas nommé - lui a dit que les autorités sri-lankaises ont été informées que le demandeur appartenait au gang VVT. Il affirme que le gang est clairement associé aux Tigres tamouls. Le demandeur fonde ses arguments sur ces faits. Le dossier n'étaye toutefois pas ces « faits » . Tous les agents d'immigration qui ont communiqué avec les autorités sri-lankaises nient cette allégation, et le demandeur n'a pas identifié l'agent qui aurait fait cette remarque.

[34]       Le demandeur soutient qu'il s'exposerait à un risque de torture en raison de l'association avec le gang VVT. Cependant, l'affidavit qu'il a déposé à l'appui de la requête en sursis d'instance ne fait aucune mention du gang VVT. Étant un Tamoul qui vivait au Canada, le demandeur craint de retourner dans son pays car le Canada est un pays dans lequel l'appui pour les Tigres au sein de la communauté tamoule est bien connu. La déclaration antérieure du demandeur n'étaye pas son allégation actuelle. Qui plus est, le demandeur est le seul à alléguer que ce gang est clairement associé aux Tigres.

[35]       Le demandeur n'a pas revendiqué le statut de réfugié, quoiqu'il ait eu quatre occasions de le faire au cours de son audience d'immigration. Il n'a pas non plus interjeté appel de sa mesure d'expulsion auprès de la Section d'appel de l'immigration, qui a compétence pour ordonner le sursis de la mesure de renvoi en se fondant sur des raisons d'ordre humanitaire.

[36]       Dans l'arrêt Jeyarajah c. Canada[12], la Cour d'appel fédérale a statué que l'omission de démontrer l'existence d'un risque de torture par suite du renvoi, alors que plusieurs occasions se sont présentées à cet égard, sapait la crédibilité de l'allégation. Le défendeur prétend que l'allégation du demandeur, selon laquelle un agent d'immigration lui aurait dit que les autorités sri-lankaises ont été informées de son appartenance au gang, n'est pas crédible. Même si notre Cour accepte qu'une telle déclaration a été faite, la véracité de son contenu n'a pas été démontrée. Aucun élément de preuve n'établit que les autorités sri-lankaises sont au fait de son statut de membre du gang. Par conséquent, la preuve n'étaye pas les arguments fondés sur la Charte invoqués par le demandeur.


[37]       Le dossier dont dispose la Cour ne suffit pas à déterminer si le demandeur s'expose à un risque de torture à son retour au Sri Lanka. Les décisions relatives à la Charte ne devraient pas être prises dans l'abstrait. Il n'existe aucun fondement factuel en l'espèce pour prouver les allégations relatives à la violation des droits du demandeur garantis par la Charte.

La cour n'a pas pour fonction d'évaluer les faits

[38]       Selon le défendeur, le demandeur veut que la Cour agisse à titre de juge des faits en première instance, un rôle inapproprié pour une cour qui siège en contrôle judiciaire. Dans l'affaire Sinnappu, madame le juge McGillis a noté que notre Cour n'était pas l'instance appropriée, en première instance, pour tirer des conclusions de fait relatives à la situation d'un pays. Dans l'arrêt Suresh, la Cour d'appel fédérale a conclu que la Cour siégeant en contrôle judiciaire devrait se garder de tirer des conclusions de fait en première instance. Par conséquent, le défendeur affirme que le demandeur aurait dû se prévaloir des mécanismes prévus dans la Loi par lesquels le risque allégué aurait pu être pondéré.

Principes de justice fondamentale

[39]       Le défendeur soutient que les protections consenties par la Loi sur l'immigration dont le demandeur pouvait se prévaloir sont conformes à la justice fondamentale.

Principes géné raux


[40]       Le principe le plus fondamental en matière d'immigration veut que les non-citoyens ne jouissent pas du droit inconditionnel d'entrer ou de demeurer au Canada. Dans l'arrêt Lyons[13], la Cour suprême du Canada a déclaré que l'article 7 garantissait à l'accusé le droit à un procès équitable, mais non au droit de bénéficier des procédures les plus avantageuses que l'on puisse imaginer.

Mesures de protection consenties par la loi

[41]       En tant que résident permanent du Canada, le demandeur disposait des recours suivants, prévus dans la Loi sur l'immigration, pour contester la validité de son renvoi :

a.         En invoquant l'article 70, il aurait pu interjeter appel de la mesure d'expulsion auprès de la Section d'appel de l'immigration;

b.         À tout moment au cours de l'enquête prévue à l'article 27, mais avant que la mesure soit prise, le demandeur aurait pu revendiquer le statut de réfugié et demander la tenue d'une audience devant la Section du statut de réfugié; et il lui était loisible de présenter une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire à l'encontre de cette décision;

c.         Dans le cas où sa demande de réfugié au sens de la Convention aurait été rejetée, le demandeur aurait pu demander l'admission au programme DNRSR; et il lui était loisible de présenter une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire à l'encontre de cette décision;

d.         Il aurait pu présenter une demande pour demeurer au Canada fondée sur des raisons d'ordre humanitaire aux termes du paragraphe 114(2); et il lui était loisible de présenter une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire à l'encontre de cette décision.

Justice fondamentale

[42]       Dans l'arrêt Grewal c. Canada (M.E.I.)[14], la Cour d'appel fédérale a été saisie d'une affaire dans laquelle le demandeur avait tenté d'invoquer des faits nouveaux à propos des risques que présente son pays d'origine :


À mon avis, la justice canadienne n'a pas, de façon inique, fermé sa porte au requérant. Au contraire, celui-ci a eu la possibilité de présenter ses faits nouveaux, sous une forme ou sous une autre, à plusieurs autorités, sans qu'il ait réussi à les convaincre. Il se peut que ces faits nouveaux n'aient pas été examinés comme il aurait voulu qu'ils le fussent, mais la justice fondamentale n'exige pas l'observation de telle ou telle méthode d'instruire des points de droit ou de fait. Ce qu'exige l'article 7 dans les cas comme celui qui nous intéresse en l'espèce, c'est que le demandeur de statut de réfugié se voie accorder la possibilité de présenter les nouvelles preuves du risque de persécution dans son pays d'origine, à l'autorité compétente qui doit les instruire convenablement.

[43]       Le demandeur a eu amplement l'occasion de soumettre ses prétentions aux autorités concernées. Dans l'affaire Sinnappu, le juge McGillis a statué que les mesures de protection offertes aux revendicateurs du statut de réfugié qui ont été déboutés étaient en accord avec les principes de justice fondamentale. Le demandeur en l'espèce aurait également pu porter la mesure d'expulsion en appel devant la Section d'appel en invoquant des raisons d'ordre humanitaire. En conséquence, le défendeur soutient que le régime législatif qui a donné lieu au renvoi du demandeur au Sri Lanka est en accord avec les principes de justice fondamentale.

Lien de causalitéentre la loi et la violation   

[44]       Le défendeur prétend que si le demandeur s'expose à un risque de torture, cela n'est pas attribuable à un vice entachant le régime législatif mais bien à sa propre inaction. Dans l'affaire Sinnappu, le juge McGillis a statué que les demandeurs n'avaient pas réussi à démontrer un lien de causalité entre le délai systémique lié à la mise en oeuvre du régime législatif et le préjudice qu'ils allèguent avoir été causé par le régime législatif :

En fait, les requérants, qui n'ont pas le droit de rester au Canada, devaient exercer activement et de façon résolue tous les recours d'origine législative qui s'offraient à eux afin d'obtenir le droit de s'établir au Canada. L'omission des requérants d'exercer en temps opportun un recours d'origine législative ne peut justifier l'argument subséquent selon lequel ils ont été lésés ou traités de façon inéquitable en raison du délai. Dans les circonstances, étant donné que les requérants n'ont pas épuisé leurs recours législatifs en présentant une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire avant la date fixée pour leur renvoi, ils n'ont pas prouvé que les droits qui leur sont reconnus à l'article 7 de la Charte ont été transgressés.


[45]       Le défendeur fait valoir que le demandeur n'a pas réussi à établir un lien de causalité entre le régime législatif et le risque de torture qu'il allègue. Ce risque ne découle que de son omission de se réclamer de la protection de la loi.

6. Réparations

[46]       Le demandeur sollicite les réparations suivantes :

1.          Accueillir la demande de contrôle judiciaire;

2.          Annuler la décision d'exécuter la mesure de renvoi;

3.          Renvoyer l'affaire à un agent d'immigration et lui ordonner de suspendre le renvoi jusqu'à ce qu'une l'évaluation du risque soit effectuée.

[47]       Le défendeur soutient que la présente demande devrait être rejetée. Après un examen approfondi des prétentions respectives des parties, ainsi que de la documentation et de la jurisprudence, la Cour est d'avis que la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Il en sera donc ainsi.

[48]       Au cours de l'audience, il n'y a pas eu d'opposition entre les avocats quant à la certification d'une question en appel, malgré certaines réserves exprimées par l'avocat du défendeur. La question certifiée en l'espèce renvoie à celle que Madame le juge McGillis avait posée à la page 34 de l'affaire Sinnappu (1997) 126 F.T.R. :

[L]es mesures de renvoi exigeant l'expulsion des requérants au Sri Lanka, pays engagé dans un conflit armé, vont-elles à l'encontre des droits garantis par l'article 7 ou 12 de la Charte canadienne des droits et libertés?


[49]       En soulevant la question, l'avocat du demandeur a supposé que le demandeur serait torturé ou tué dans l'éventualité de son expulsion, supposition qui reste à être démontrée.

Ottawa (Ontario)

Le 20 avril 2001

« F.C. Muldoon »

                                                                                                                                       Juge

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B.


COUR FÉDÉ RALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

NO DU GREFFE :                                IMM-1549-96

INTITULÉDE LA CAUSE :           SHANMUGAVADIVEL THAMOTHARAMPILLAI c. M.C.I.

LIEU DE L'AUDIENCE :                 TORONTO

DATE DE L'AUDIENCE :              LE 5 DÉCEMBRE 2000

MOTIFS DE L'ORDONNANCE EXPOSÉS PAR LE JUGE MULDOON

EN DATE DU :                                    20 AVRIL 2001

ONT COMPARU :

M. L. Waldman                                                    POUR LE DEMANDEUR        

M. K. Lunney                                                     POUR LE DÉFENDEUR

Mme S. Thomas

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Waldman & Assoc.              POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

Morris Rosenberg                                                POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


                                                                                                                  Date : 20010420

                                                                                                      Dossier : IMM-1549-96

                                                                                                                                             

Ottawa (Ontario), le 20 avril 2001

En présence de monsieur le juge Muldoon

Entre :

                          SHANMUGAVADIVEL THAMOTHARAMPILLAI

                                                                                                                            demandeur

                                                                    - et -

             LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                             défendeur

                                                   O R D O N N A N C E

Le juge Muldoon :

VU que l'audition de la présente demande de contrôle judiciaire a eu lieu à Toronto (Ontario) le 5 décembre 2000, et après avoir entendu les avocats des parties respectives,

LA COUR ORDONNE par la présente que la demande soit rejetée et que la question suivante soit certifiée :


La mesure de renvoi exigeant l'expulsion du demandeur au Sri Lanka, pays engagé dans un conflit armé, va-t-elle à l'encontre des droits garantis par l'article 7 ou 12 de la Charte canadienne des droits et libertés?

« F.C. Muldoon »

                                                                                                                                       Juge

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B.



1            [1997] 2 C.F. 791 (1re inst.)

2                 (1999), 253 N.R. 234 (C.A.F.)

3            [1993] 1 C.F. 696 (C.A.)

4            [1991] 2 R.C.S. 797

5            [2000] 2 C.F. 592 (C.A.)

6            [1995] 2 R.C.S. 486

7            ibid. à la p. 503

8            [1987] 1 R.C.S. 500 à la p. 522

9            [1989] 1 R.C.S. 1038, pp. 1056-7

10           C. eur. D.H., no dossier 70/1995/576/662, 15 nov. 1996, à la p. 23

11           UNCAT, Comm. No 15/1994, CAT/C/13\D/15\1994, 16 nov. 1994

12           (1999) 236 N.R. 175

13           (1987) 44 D.L.R. (4th) 193

14           [1992] 1 C.F. 581 (C.A.F.), à la p. 589

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