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Date : 20060327

Dossier : IMM-3542-05

Référence : 2006 CF 384

Ottawa (Ontario), le 27 mars 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE von FINCKENSTEIN

ENTRE :

DANIELLA CHANDYA LORNE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

Les faits

[1]                La demanderesse, une Jamaïcaine âgée de 21 ans, prétend que son beau-père a commencé à se livrer à des attouchements inopportuns sur elle quand elle avait six ans, puis a attenté à sa pudeur chaque semaine de 1995 (elle avait alors 12 ans) jusqu'à son départ de la Jamaïque en 2001 (elle avait alors 18 ans). Il lui a dit qu'il la tuerait si elle en parlait à qui que ce soit. Elle n'a pas informé sa mère de ces sévices, mais elle croit que sa mère se doutait de ce qui se passait. La demanderesse n'en a parlé qu'à un instituteur, qui n'a rien fait d'autre que la réconforter.

[2]                Son père est un militaire de haut rang. La demanderesse croit que son père a assassiné sa mère même si la police a conclu au suicide. Selon le médecin, ce n'était pas un suicide puisque c'est au dos qu'elle portait la majorité des brûlures au kérosène. De plus, après que la demanderesse eut quitté la Jamaïque, son père a fait arrêter sa soeur et, voyant son frère dans la rue, il a tabassé celui-ci.

[3]                Sa mère l'a envoyée aux États-Unis en juillet 2001 pour qu'elle vive avec sa demi-soeur à Brooklyn. Elle y est restée durant trois mois. Le visa de visiteur au Canada qu'elle avait demandé pour pouvoir visiter une tante lui a été refusé. Elle est tout de même venue au Canada en septembre 2001.

[4]                Une fois au Canada, et informée du décès de sa mère et de l'inaction de la police, la demanderesse et sa tante ont décidé que la demanderesse devrait épouser un citoyen canadien afin de pouvoir rester ici et ainsi échapper à son père. Elle s'est liée à un homme et a vécu avec lui jusqu'en juillet 2004. Elle croyait qu'il l'aiderait à obtenir un statut au Canada. Il est devenu violent et lui a pris son passeport, en lui disant qu'il la ferait expulser si elle le quittait. Elle l'a alors quitté et s'est rendue dans un refuge pour femmes. Elle a présenté sa demande d'asile en août 2004.

La décision

[5]                La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a considéré que les deux points soulevés dans cette affaire étaient les suivants : 1) la crainte de la demandeure d'asile est-elle fondée? et 2) la demandeure pouvait-elle obtenir la protection de l'État? Avant de remplir son FRP, la demanderesse n'avait rien dit des sévices dont elle avait été victime en Jamaïque ou au Canada, et la Commission a jugé que son silence démentait sa crainte de persécution. La Commission a aussi jugé que la demanderesse n'avait pas réfuté la preuve documentaire montrant que l'État pouvait la protéger en Jamaïque.

Les points litigieux

[6]                La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision, en affirmant que la Commission a commis une erreur

a)        lorsqu'elle a jugé que les circonstances n'étaient pas « atroces et épouvantables » au point de requérir un examen des raisons impérieuses en application du paragraphe 108(4) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR);

b)          lorsqu'elle a conclu que la demanderesse n'avait pas une crainte subjective de persécution :

i.           après avoir considéré que la demanderesse, une enfant de 12 ans lorsque les viols avaient débuté, aurait dû faire des efforts raisonnables pour obtenir protection;

ii.           après avoir laissé de côté la preuve d'expert montrant que les victimes d'inceste « normalisent » les mauvais traitements, et qu'il n'était donc pas surprenant que la demanderesse ne les ait pas signalés à la première occasion;

c)          lorsqu'elle a mal interprété la preuve de l'existence d'une protection de l'État.

La norme de contrôle

[7]                Dans la décision Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2005), 45 Imm. L.R. (3d) 58, 2005 CF 193, la juge Tremblay-Lamer écrivait ce qui suit, au paragraphe 11 :

Toutefois, la nature de la question à trancher a une importance vitale en l'espèce et fait également appel à la compétence relative de l'instance décisionnelle. Décider si un demandeur a réfuté la présomption de protection de l'État suppose « l'application d'une norme juridique [... c'est-à-dire "confirmer d'une façon claire et convaincante l'incapacité de l'État d'assurer la protection" : Ward, précité, au paragraphe 50] à un ensemble de faits » , ce qui, selon la Cour suprême du Canada, constitue une question mixte de fait et de droit : Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, au paragraphe 26. La SPR possède une compétence relative au sujet des conclusions de fait et de l'évaluation de la situation dans le pays en cause. Cependant, la Cour possède une expertise relative pour décider si la norme juridique a été respectée. En conséquence, à mon avis, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable simpliciter. Cette conclusion est compatible avec les décisions dans lesquelles la question de la protection de l'État a été considérée comme une question mixte de fait et de droit.

[8]                Je souscris pleinement à cette analyse et j'appliquerai par conséquent la norme de la décision raisonnable simpliciter.

Analyse

Les raisons impérieuses

[9]                La Commission s'est exprimée très brièvement sur les « raisons impérieuses » . Elle écrivait ce qui suit :

J'ai tenu compte de l'état psychologique de la demandeure d'asile et des circonstances entourant la demande d'asile, et je ne peux pas trouver de preuves d'actes de persécution tellement « atroces et épouvantables » que je devrais examiner s'il existe des motifs contraignants en l'espèce.

[10]            La notion de « raisons impérieuses » trouve son origine dans l'article 108 de la LIPR, ainsi rédigé :

108.(1) Est rejetée la demande d'asile et le demandeur n'a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

...

e) les raisons qui lui ont fait demander l'asile n'existent plus.

(4) L'alinéa (1)e) ne s'applique pas si le demandeur prouve qu'il y a des raisons impérieuses, tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs, de refuser de se réclamer de la protection du pays qu'il a quitté ou hors duquel il est demeuré.

[11]            Il est bien établi que des « raisons impérieuses » ne peuvent être invoquées que si l'intéressé a été reconnu comme réfugié au sens de la Convention ou comme personne à protéger. En l'espèce, puisque la Commission n'a tiré aucune de ces conclusions, il n'était pas nécessaire de considérer des « raisons impérieuses » .

Voir Hassan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1992), 147 N.R. 317 (C.A.), [1992] A.C.F. n ° 946

Voir aussi Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Obstoj, [1992] 2 C.F. 739 (C.A.), (1992) 93 D.L.R. (4th) 144

Cihal c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)(2000), 257 N.R. 62 (C.A.), [2000] A.C.F. n ° 577, au paragraphe 20

Kudar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [2004] A.C.F. n ° 778, 2004 CF 648

Naivelt c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [2004] A.C.F. n ° 1543, 2004 CF 1261, au paragraphe 37

[12]            Les propos de la Commission étaient superflus et inutiles pour sa décision. Je n'ai donc pas à déterminer si la Commission a bien appliqué l'arrêt Obstoj, précité, ou si elle aurait dû appliquer la décision Suleiman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] 2 F.C.R. 26, [2004] CF 1125, comme le préconise la demanderesse.

L'absence de crainte subjective

[13]            La Commission a tiré la conclusion suivante :

Je conclus que la demandeure d'asile n'a pas de crainte subjective. Si sa crainte était fondée, on pourrait s'attendre à ce qu'elle ait fait des efforts pour obtenir une aide, une assistance et un redressement avant de venir au Canada. Dans son témoignage de vive voix, elle a affirmé que Lorne l'avait violée sur une période de six ans, une ou deux fois par semaine. Elle aurait pu tenter d'obtenir une protection en Jamaïque, mais elle n'a pas fait d'efforts sérieux à cet égard. Elle aurait pu solliciter une protection aux États-Unis en 2001 avant de venir au Canada, mais elle ne l'a pas fait. En outre, elle aurait pu déposer une demande d'asile au Canada plus tôt qu'elle ne l'a fait. Elle a attendu pendant plus de trois ans après être entrée au Canada illégalement avant de déposer une demande d'asile. Enfin, si sa crainte était fondée, elle aurait dû indiquer les agressions sexuelles aux mains de son père dans le formulaire Réfugiés à admettre en personne - Dossier de l'interrogation, de Citoyenneté et Immigration (CIC), mais elle ne l'a pas fait. Lorsqu'on l'a interrogée au sujet de cette omission importante, la demandeure d'asile a expliqué qu'elle avait peur et qu'elle avait trop honte de le mentionner au moment de son entrevue.

[14]            La Commission a ensuite fait observer ce qui suit :

Le tribunal reconnaît que la demandeure d'asile n'était qu'une enfant lorsque la prétendue violence a débuté. Toutefois, le tribunal croit qu'elle aurait dû faire des efforts raisonnables pour obtenir une protection. Dans son témoignage de vive voix, la demandeure d'asile a affirmé qu'elle n'avait jamais mentionné la violence à sa mère parce qu'elle craignait la réaction de son père. Elle a dit que sa mère avait peut-être des soupçons. Elle a déclaré que l'une de ses soeurs lui avait dit que leur père [traduction] « lui avait fait des avances sexuelles » (à elle aussi). Toutefois, elle croyait que si elle mentionnait la violence de son père à sa mère, celle-ci, pour des raisons inconnues, l'aurait niée.

Mme Heila Ritter, la travailleuse sociale de la demandeure d'asile à la maison Bethesda (un refuge pour les femmes), a témoigné que la demandeure lui avait dit, au cours de séances de counselling, avoir mentionné la violence à l'un de ses professeurs. Toutefois, son professeur ne l'a pas aidée, car il n'a pas contacté la police.

[15]            Mme Pitter, une travailleuse sociale d'origine jamaïcaine, s'est exprimée sur le processus de « normalisation » , à la page 160 du dossier du tribunal :

[traduction]

Q:         Bon, avez-vous des commentaires à propos de son... le fait qu'elle n'a rien dit des sévices sexuels?

R:          Cela est très très normal. Le pays n'a rien à voir, il est normal pour de jeunes victimes de se taire, à cause de la honte qui entoure l'événement, surtout lorsqu'il s'agit d'inceste.

            D'abord, l'événement est normalisé en quelque sorte, et ensuite il y a un fort élément de honte qui l'accompagne lorsque l'enfant arrive à l'âge où elle se rend compte que cela n'est pas normal et que cela n'est pas arrivé à sa petite voisine. Un fort sentiment de honte se manifeste alors, c'est une véritable disgrâce, et l'enfant se dit qu'il est impossible d'en parler. Puis il y a aussi le syndrome du « c'est ma faute, j'ai fait quelque chose de mal » , et alors, en plus de la honte, l'enfant ressent aussi parfois de la culpabilité. Il est donc très normal pour l'enfant de vouloir se taire, et il lui faudra faire un effort pour en parler.

[16]            La demanderesse dit qu'il est déraisonnable de s'imaginer qu'une enfant effrayée âgée de 12 ans qui est violée deux fois par semaine fera davantage que de signaler l'affaire à son instituteur. La demanderesse croit aussi que la Commission a totalement laissé de côté le témoignage de Mme Pitter, qui s'était exprimée sur le processus de normalisation de l'inceste chez les enfants victimes de sévices.

[17]            La Commission n'écrit nulle part dans sa décision qu'elle ne croyait pas la demanderesse ou qu'elle rejetait le témoignage de Mme Pitter à propos de la normalisation. Son raisonnement, reproduit dans l'extrait susmentionné de sa décision, semble sous-entendre qu'une enfant doit faire davantage que parler à son instituteur des sévices que lui fait subir son père. La Commission n'explique pas pourquoi il devrait en être ainsi.

[18]            La décision de la Commission n'est pas raisonnable, ainsi que le faisait observer le juge Muldoon dans la décision Zhu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] A.C.F. n ° 1251, 2001 CFPI 884, au paragraphe 28 :

Le caractère raisonnable de la volonté des demandeurs de demander la protection de l'État, même si elle existait, mais qui est nié, doit être examiné à la lumière de leur statut en tant que mineurs. En tant qu'enfants, les demandeurs peuvent être moins enclins à demander la protection de l'État, en particulier lorsque cela leur imposera d'aller à l'encontre des directives de leurs parents. (La preuve sur ce dernier argument est loin d'être complète ou convaincante.)

[19]            De même, le témoignage de Mme Pitter concernant le processus de normalisation peut très bien expliquer le comportement de la demanderesse. La Commission a entendu l'argument, mais l'a totalement laissé de côté. Nous ne savons donc pas pourquoi elle l'a rejeté.

[20]            La Commission ne s'est pas penchée sur ces deux aspects, qui sont essentiels à la conclusion d'absence d'une crainte subjective, sans pour autant affirmer que la demanderesse n'était pas crédible, et elle n'a pas expliqué pourquoi elle a rejeté le témoignage d'expert. Cela équivaut à une erreur sujette à révision. La Commission pourrait encore arriver à la même conclusion que celle qu'elle a tirée, mais l'équité procédurale exige que ces deux aspects soient de nouveau étudiés.

La protection de l'État

[21]            Vu ma conclusion relative à l'absence de crainte subjective, il n'est pas nécessaire d'examiner la question de la protection de l'État.

Questions à certifier

[22]            La demanderesse me demande de certifier les deux questions suivantes :

1. Un mineur est-il tenu de faire un effort raisonnable, au même titre qu'un adulte, pour obtenir la protection de l'État?

2. Est-il nécessaire selon le paragraphe 108(4) de la LIPR que les « traitements » passés soient atroces et épouvantables?

[23]            Comme je suis arrivé à la même conclusion que le juge Muldoon dans la décision Zhu, précitée, il n'est pas nécessaire de certifier la première question. Par ailleurs, vu ma conclusion selon laquelle l'article 108 n'est pas applicable à la présente affaire, il n'y a aucune raison de certifier la deuxième question.

[24]            La demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE : la décision du 19 mai 2005 est annulée et l'affaire est renvoyée à une autre formation de la Commission pour nouvel examen.

                                                                                       « Konrad W. von Finckenstein »

Juge

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-3542-05

INTITULÉ :                                        Daniella Chandya Lorne

c.

Le Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration

LIEU DE L'AUDIENCE :                  TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 22 MARS 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                        LE JUGE von FINCKENSTEIN

DATE DES MOTIFS :                       LE 27 MARS 2006

COMPARUTIONS :

Michael Crane

POUR LA DEMANDERESSE

Neeta Logsetty

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Michael Crane

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

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