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Date : 20050818

Dossier : IMM-8955-04

Référence : 2005 CF 1134

ENTRE :

ANTON ALFRED

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LA JUGE DAWSON

[1]         M. Alfred présente une demande de contrôle judiciaire à l'encontre de la décision d'un agent d'examen des risques avant renvoi (l'agent) rejetant sa demande d'examen des risques avant renvoi (ERAR). L'agent a rejeté la demande après avoir conclu que M. Alfred avait le statut de résident permanent au Botswana (où il ne court aucun risque) et qu'il était donc une personne visée à la section E de l'article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut de réfugié (la Convention). En conséquence, l'agent a jugé que M. Alfred n'était pas une personne à protéger contre un danger de persécution, de torture ou de mort ou le risque de peine ou de traitement cruel ou inusité.

[2]         Après le dépôt de sa demande de contrôle judiciaire, M. Alfred a présenté une requête en vue d'obtenir une ordonnance de surseoir à son renvoi du Canada. Le 5 novembre 2004, un juge de la Cour a rejeté sa requête en sursis d'exécution, jugeant que même si une question grave était soulevée, [traduction] « la preuve au dossier n'établit pas à première vue que le demandeur risque de subir un préjudice irréparable en raison de sa situation propre; [vu] que le préjudice irréparable ne doit pas se limiter aux seules conséquences habituelles d'un renvoi et qu'il doit signifier que la vie ou la sécurité du demandeur est vraisemblablement menacée » .

[3]         Première conséquence de l'ordonnance rejetant la requête en sursis, M. Alfred a été renvoyé du Canada. Autre conséquence, la veille de l'audience fixée pour la présente demande, l'avocate du ministre a informé l'avocat de M. Alfred et la Cour qu'elle avait l'intention de faire valoir que la demande est théorique. La Cour l'a autorisée à présenter cet argument lors de l'instruction de la demande et l'avocat de M. Alfred n'a pas souhaité profiter de la possibilité de présenter ses arguments écrits sur la question. Les parties ont donc présenté tous leurs arguments sur la question du caractère théorique lors de l'audience.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[4]         Par conséquent, la Cour doit trancher les questions suivantes :

1.          La présente demande de contrôle judiciaire est-elle théorique?

2.          Le cas échéant, la Cour doit-elle exercer son pouvoir discrétionnaire d'instruire la demande?

Si la Cour juge que la demande de contrôle judiciaire n'est pas théorique ou si la Cour décide que la demande, malgré son caractère théorique, doit être instruite, M. Alfred soulève les questions suivantes :

3.          Les règles de l'équité procédurale ont-ils été transgressées lorsque M. Alfred a été invité à présenter, au soutien de sa demande d'ERAR, des arguments concernant son pays d'origine et son pays de résidence habituelle seulement? Il n'a pas été informé qu'il serait expulsé vers le pays d'où il arrivait, et n'a donc pas eu l'occasion de présenter des arguments à l'agent quant aux risques auxquels il serait exposé s'il était renvoyé dans ce pays.

4.          L'agent a-t-il commis une erreur en refusant de prendre en compte certains documents au dossier, par suite à une interprétation erronée de l'alinéa 113a) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi)? (L'article 113 de la Loi est reproduit en annexe des présents motifs.)

LES FAITS

[5]         Selon moi, il est nécessaire de présenter les faits de manière relativement détaillée.

[6]         M. Alfred est né à Colombo, au Sri Lanka, en 1959 et il appartient à l'ethnie des Tamouls. Il est venu au Canada en 2001 et dès son arrivée, il a revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention. Bien que la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Section) ait jugé que M. Alfred avait témoigné de manière franche et directe, elle a également conclu qu'il avait le statut de résident permanent au Botswana. En conséquence, la Section a déterminé que M. Alfred n'était pas une personne habilitée à obtenir le statut de réfugié au sens de la Convention, tel que prévu à l'article 1E de la Convention (en vertu de cette disposition, la Convention ne s'applique pas aux personnes qui, selon les autorités compétentes du pays où elles ont établi leur résidence, ont les droits et les obligations liés à la possession de la nationalité dans ce pays). De plus, la Section a conclu que M. Alfred ne serait pas exposé à un risque de torture, que sa vie ne serait pas menacée et qu'il ne risquait pas de subir une peine ou un traitement cruel ou inusité, advenant son retour au Botswana.

[7]         À la suite de la décision défavorable de la Section, M. Alfred a été informé qu'il avait le droit de demander à être protégé. Le formulaire de demande qu'il a reçu fait allusion aux risques auxquels il serait exposé s'il retournait dans son pays de nationalité ou de résidence habituelle, et indique qu'il doit mentionner tous les incidents importants l'ayant incité à chercher protection hors de son pays de nationalité ou de résidence habituelle. Les arguments présentés par M. Alfred au soutien de sa demande d'ERAR portaient donc uniquement sur les risques auxquels il serait exposé au Sri Lanka, et sur ce qu'il considérait comme un nouvel élément de preuve en vue d'établir que, même si la décision de la Section était bien fondée à l'époque où elle a été rendue, elle n'était désormais plus valable parce qu'entretemps, M. Alfred avait perdu son statut de résident permanent au Botswana. Lorsque M. Alfred a présenté ses arguments au soutien de sa demande d'ERAR, il ignorait qu'il ne serait pas renvoyé vers le Sri Lanka ou le Botswana mais vers les États-Unis.

[8]         Dans sa décision rejetant la demande d'ERAR de M. Alfred, l'agent refuse de prendre en compte le « nouvel élément de preuve » sur le statut de M. Alfred au Botswana parce que, selon lui, on ne peut affirmer que cette preuve n'était pas raisonnablement disponible ou prévisible, lors de l'audience devant la Section. Selon l'agent, l'alinéa 113a) de la Loi interdit de prendre en compte cet élément de preuve. En conséquence, l'agent conclut que la preuve au dossier n'est pas suffisante pour établir que M. Alfred n'est pas une personne exclue au sens de l'article 1E. L'agent poursuit son raisonnement en faisant état de l'intention de Citoyenneté et Immigration Canada de renvoyer M. Alfred aux Etats-Unis, mais il conclut [traduction] « qu'il n'existe aucune preuve au dossier lui permettant de croire que le demandeur serait exposé aux risques mentionnés [aux articles 96 ou 97 de la Loi], aux États-Unis, ni aucune preuve indiquant que, selon la prépondérance des probabilités, les autorités américaines ont l'intention d'expulser le demandeur vers le Sri Lanka » . L'agent ajoute que, [traduction] « compte tenu de ce qui précède, je suis d'avis qu'il n'est pas nécessaire, pour le moment, d'examiner la preuve présentée au soutien des risques auxquels serait exposé le demandeur, au Sri Lanka » .

[9]         Après le rejet de la requête en sursis d'exécution par la Cour, M. Alfred a été renvoyé vers les États-Unis, où il a été détenu pendant un court laps de temps avant d'être renvoyé vers le Sri Lanka.

[10]       En conséquence, M. Alfred a été renvoyé vers les États-Unis sans avoir eu l'occasion d'expliquer à l'agent les risques auxquels il serait exposé dans ce pays (y compris le risque de renvoi immédiat vers le Sri Lanka). M. Alfred a ensuite été renvoyé vers le Sri Lanka alors même que l'agent n'avait pas jugé nécessaire d'examiner la preuve produite quant aux risques encourus par M. Alfred au Sri Lanka.

EXAMEN DES QUESTIONS EN LITIGE

1.          La demande de contrôle judiciaire est-elle théorique?

[11]       Au soutien de son argument voulant que la demande soit théorique, le ministre cite la décision Nalliah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 759, dans laquelle la Cour affirme ce qui suit, au paragraphe 15 :

[15]           [...] Je suis tout à fait d'accord avec la conclusion du juge Martineau dans la dernière phrase du passage précité, sauf pour ce qui est du caractère « quelque peu théorique » . Je conclus que toute demande de contrôle judiciaire d'une décision négative touchant l'ERAR est théorique quand le demandeur a été renvoyé du Canada ou a quitté volontairement le pays par suite de la décision d'un juge de la Cour de lui refuser le sursis d'exécution parce qu'il n'a pas satisfait au volet « préjudice irréparable » du critère tripartite applicable en la matière.

[12]       M. Alfred répond qu'on peut établir une distinction entre le cas en l'espèce et Nalliah; selon lui, la Cour avait jugé que M. Nalliah ne pouvait pas obtenir le statut de réfugié puisqu'il était une personne exclue en vertu de l'alinéa 1Fa) de la Convention. En conséquence, sa demande d'ERAR portait seulement sur l'évaluation des risques de torture, de mort ou de peine ou traitement cruel ou inusité (voir l'alinéa 113d) de la Loi). Pour sa part, M. Alfred pouvait se prévaloir d'un examen des risques fondé sur ces critères de même que sur le critère plus étendu de la crainte fondée de persécution pour les raisons énoncées dans la Convention. Cet examen est plus exhaustif et n'a pas la même portée que l'évaluation du risque de préjudice irréparable effectuée dans le cadre d'une requête en sursis d'exécution. M. Alfred affirme donc que le rejet de sa requête en sursis d'exécution ne fait pas de la présente demande une procédure théorique.

[13]       Aucun des deux avocats n'a mentionné la décision de la Cour dans Thamotharampillai c. Canada (Solliciteur général), 2005 CF 756, une décision rendue le même jour par le même juge que dans Nalliah. M. Thamotharampillai avait également demandé le contrôle judiciaire d'une décision rejetant sa demande d'ERAR et, comme M. Alfred, il était en droit de demander une évaluation des risques selon les facteurs énoncés aux articles 96 et 97 de la Loi. En se fondant sur le même raisonnement que dans Nalliah, la Cour a conclu que la demande de contrôle judiciaire de M. Thamotharampillai revêtait un caractère théorique puisqu'il avait déjà été renvoyé du Canada; la Cour avait en effet rejeté sa requête en sursis d'exécution au motif que M. Thamotharampillai n'avait pas réussi à prouver l'existence d'un préjudice irréparable, l'un des trois volets du critère auquel il devait satisfaire pour surseoir à son renvoi.

[14]       À mon avis, on ne peut établir aucune distinction entre la situation de M. Alfred et celle de M. Thamotharampillai.

[15]       En vertu de la Loi, les décisions de la Cour ne peuvent faire l'objet d'un appel, à moins qu'une question grave de portée générale n'ait été certifiée; quant aux décisions interlocutoires, elles sont toujours finales et sans appel. Aussi, les juges de la Cour doivent-ils être particulièrement attentifs pour éviter toute contradiction dans la jurisprudence de la Cour. Dans Ziyadah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 4 C.F. 152, le juge Pelletier (aujourd'hui juge à la Cour d'appel) a examiné comment des intérêts contraires, tels que l'indépendance judiciaire et la nécessité d'assurer la certitude et la prévisibilité du droit, pouvaient être réconciliés grâce à une application judicieuse de la règle de stare decisis. Le juge Pelletier a retenu le raisonnement du juge Wilson dans Re Hansard Spruce Mills Ltd., [1954] 4 D.L.R. 590 [C.S.C.-B.], raisonnement repris par le juge Granger dans R. c. Koziolek, [1999] O.J. 657 (Division générale). Le juge Wilson avait écrit ce qui suit, à la page 286 :

[TRADUCTION]

Mais, ainsi que je l'ai fait remarquer dans l'affaire Cairney, je pense que le pouvoir, ou plutôt l'obligation, discrétionnaire du juge de première instance est plus limité. La Cour d'appel, en revenant sur sa propre jurisprudence dans Bell c. Klein, a tranché le point de droit. Mais je n'ai nullement le pouvoir d'infirmer le jugement d'un collègue, je ne peux que tirer des conclusions différentes, ce qui aurait pour effet non pas d'assurer la certitude, mais de créer l'incertitude dans les règles de droit, parce que, à la suite d'une telle divergence d'opinions, le malheureux justiciable se trouve aux prises avec des conclusions contradictoires émanant de la même juridiction et ayant donc la même force. Cet état de choses ne peut exister en Cour d'appel.

Pour récapituler donc l'observation que j'ai déjà faite dans Cairney , je ne tirerai une conclusion qui contredise le jugement d'un autre juge du siège que dans les [cas] suivants :

a)     des décisions subséquentes ont remis en question la validité du jugement en question;

b)     il y a la preuve que la force obligatoire de la jurisprudence ou de la loi applicable n'a pas été prise en considération;

c)     le jugement était rendu sans délibéré, c'est-à-dire qu'il s'agit d'un jugement nisi prius rendu dans les circonstances bien connues de tous les juges de première instance, là où les exigences du procès sont telles que le juge doit rendre immédiatement sa décision sans avoir le temps de consulter la jurisprudence.

Sauf les cas ci-dessus, je pense que le juge de première instance doit se conformer aux décisions antérieures de ses collègues.

[Non souligné dans l'original.]

[16]       Lorsque la Cour est d'avis qu'elle ne peut appliquer le raisonnement retenu dans une décision finale précédente, elle doit fournir des motifs clairs à l'appui et certifier une question pour permettre à la Cour d'appel d'établir le droit.

[17]       Je suis convaincue qu'en rendant sa décision dans Thamotharampillai, mon collègue n'a écarté aucune décision de jurisprudence pertinente ni aucune disposition législative. Son jugement est pleinement motivé et est essentiellement conforme à la décision de la Cour dans Figurado c. Canada (Solliciteur général), (2005) 262 F.T.R. 219. Par souci de préserver le caractère logique et cohérent de la jurisprudence, je retiendrai la conclusion de la Cour dans Thamotharampillai. Je conclus donc qu'en l'espèce, la demande de contrôle judiciaire est théorique.

[18]       Voyons maintenant si la Cour doit, malgré ce qui précède, exercer son pouvoir discrétionnaire d'instruire la demande sur le fond.

2.          Malgré ce qui précède, la Cour doit-elle exercer son pouvoir discrétionnaire d'instruire la demande sur le fond?

[19]       Dans Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, la Cour suprême du Canada a établi trois facteurs dont le tribunal doit tenir compte pour décider s'il doit exercer son pouvoir discrétionnaire de trancher une question ne revêtant qu'un caractère théorique. Premièrement, subsiste-t-il une relation conflictuelle entre les parties? Deuxièmement, l'affectation des ressources judiciaires est-elle justifiée? Troisièmement, est-il nécessaire pour le tribunal de se montrer sensible à sa fonction juridictionnelle? Autrement dit, le troisième facteur exige que la Cour détermine, en l'absence de conflit, si sa décision s'immisce dans les fonctions du pouvoir législatif du gouvernement.

[20]       En ce qui concerne le premier facteur, je suis convaincue qu'il subsiste une relation conflictuelle entre les parties. Ce n'est que la veille du jour où la demande de contrôle judiciaire devait être instruite que le ministre a soulevé la question du caractère théorique. Les dossiers de la demande avaient été déposés et les avocats des deux parties étaient présents en Cour. Dans les mêmes circonstances, le juge Rothstein (aujourd'hui juge à la Cour d'appel) a conclu qu'il subsistait une situation conflictuelle dans Ramoutar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] 3 C.F. 370 (1re inst.).

[21]       Le ministre, s'appuyant sur la décision de la Cour dans Nalliah, précitée, soutient qu'il ne serait pas approprié pour la Cour de se prononcer sur cette situation conflictuelle car ce faisant, elle se trouverait à réexaminer le bien-fondé de la décision de mon collègue, qui a rejeté la requête en sursis d'exécution du renvoi de M. Alfred au motif que ce dernier n'avait pas réussi à prouver qu'il subirait un préjudice irréparable, advenant son renvoi. Le ministre ajoute que, comme le soulignait la Cour d'appel dans Canada (Solliciteur général) c. Bubla, [1995] 2 C.F. 680, il n'existe aucun pouvoir inhérent qui permettrait à un juge de réviser, soit directement, soit accessoirement, le bien-fondé de la décision rendue par un collègue.

[22]       À mon avis, il est inutile de s'appuyer sur la jurisprudence pour justifier cette proposition. Cependant, la conclusion selon laquelle M. Alfred n'a pas réussi à prouver l'existence d'un préjudice irréparable n'a rien à voir avec la question dont la Cour est saisie aujourd'hui, à savoir : la décision rejetant la demande d'ERAR est-elle raisonnable ou appropriée? Ces deux questions diffèrent pour les raisons exposées ci-après.

[23]       Premièrement, bien que la question du risque ait été examinée par l'agent et le juge saisi de la requête en sursis d'exécution, la Cour n'a pas à se prononcer sur ce point aujourd'hui. Dans la présente demande de contrôle judiciaire, la Cour doit se limiter à déterminer si l'agent a enfreint les règles de l'équité procédurale ou s'il a autrement commis une erreur susceptible de contrôle, en décidant de rejeter la demande d'ERAR.

[24]       Deuxièmement, dans la mesure où la Cour est appelée, en révisant la décision de l'agent, à déterminer si ce dernier a commis une erreur dans son évaluation du risque, je pense que les facteurs que l'agent devait prendre en compte sont différents, du point de vue qualitatif, des éléments pertinents que devait examiner la Cour dans la requête en sursis d'exécution.

[25]       En rejetant la requête en sursis d'exécution, mon collègue n'a trouvé aucune preuve prima facie que M. Alfred subirait un préjudice irréparable parce que, selon lui, le préjudice irréparable doit signifier [traduction] « que [M. Alfred] court vraisemblablement un risque pour sa vie ou sa sécurité » . Il est bien établi en droit que, le sursis demeurant un redressement exceptionnel, la partie qui en fait la demande doit prouver, selon la prépondérance des probabilités, un risque de préjudice irréparable évident, convaincant et ne relevant pas de la conjecture. Selon certaines décisions de jurisprudence, le requérant doit aller jusqu'à prouver l'existence d'un danger de mort ou d'une menace (par exemple, Calderon c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), (1995) 92 F.T.R. 107). La Cour a appliqué un critère de préjudice irréparable moins strict dans d'autres décisions (notamment dans Calabrese c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), (1996) 115 F.T.R. 213). Le critère de préjudice irréparable, surtout tel que libellé dans sa forme la plus stricte et tel qu'appliqué en l'espèce dans la requête en sursis d'exécution, n'est pas le critère que l'agent était tenu d'appliquer en procédant à l'ERAR. En conséquence, le critère dont l'application fait l'objet de la présente demande de contrôle judiciaire n'est pas le critère de préjudice irréparable. La preuve qu'est tenue de fournir une partie dans une requête en sursis d'exécution pour établir un préjudice irréparable diffère de la preuve que doit fournir un demandeur en vue d'obtenir une décision ERAR favorable. Ces différences se résument comme suit :

            (i)          Une personne peut prouver qu'elle est une personne à protéger si elle satisfait aux critères de la définition de réfugié au sens de la Convention. Il existe deux situations bien précises où une personne qui satisfait aux critères de cette définition ne peut prouver un préjudice irréparable, au sens où sa vie ou sa sécurité est vraisemblablement menacée : la première, la situation dans le pays a changé, mais il subsiste des raisons impératives pour le demandeur, parce qu'il a été victime de persécution, de torture, d'une peine ou d'un traitement cruel ou inusité, de refuser de se prévaloir de la protection de l'État; la deuxième, le demandeur a prouvé qu'il a été victime de persécution en raison des effets cumulatifs d'un comportement qui, en lui-même, constitue un harcèlement mais non une persécution.

            (ii)         L'existence d'un préjudice irréparable doit être prouvée selon la prépondérance des probabilités. Par contre, la Cour doit évaluer si le demandeur risque vraisemblablement de subir des persécutions dans le futur, selon le critère moins strict de la possibilité raisonnable.

            (iii)        L'existence d'un préjudice irréparable doit être évaluée seulement pour la période comprise entre la requête en sursis d'exécution et l'issue de la demande de contrôle judiciaire sous-jacente. Par contre, lors de l'ERAR, l'évaluation du risque est prospective et ne se limite pas dans le temps.

[26]       Finalement, à l'époque où mon collègue a rejeté la requête en sursis du renvoi, il existait une jurisprudence abondante sur les requêtes de cette nature; selon cette jurisprudence, le renvoi d'un demandeur avant l'issue de la demande de contrôle judiciaire déposée à l'encontre d'une décision rejetant la demande d'ERAR, n'a pas pour conséquence de conférer à la demande de contrôle judiciaire un caractère théorique. Par exemple, voir : Kim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), (2003) 33 Imm. L.R. (3d) 95 (1re inst.); Buchting c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. n ° 1216; Torres c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. n ° 153; et Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] F.C.J. n ° 214. (D'autres décisions semblables ont été rendues depuis, dont la décision du juge Evans dans Selliah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. n ° 1200 (C.A.), rejetant un requête en sursis d'exécution au motif que le renvoi du demandeur n'aurait pas pour effet de rendre vain l'appel interjeté à l'encontre d'une décision ERAR défavorable.).

[27]       Conformément à cette jurisprudence et compte tenu des faits de l'espèce sur lesquels se fonde implicitement la conclusion voulant que le demandeur n'ait pas prouvé l'existence d'un préjudice irréparable dans la requête en sursis d'exécution, on peut en déduire que le rejet de cette requête n'a pas pour conséquence de faire de la demande de contrôle judiciaire une procédure théorique. Dans les circonstances, refuser aujourd'hui d'instruire la demande de contrôle judiciaire équivaudrait à contredire accessoirement le raisonnement sur lequel repose la décision de mon collègue.

[28]       Ces motifs démontrent, à mon avis, que la Cour peut procéder au contrôle judiciaire d'un ERAR défavorable sans accessoirement réviser ou remettre en cause la décision voulant que M. Alfred n'a pas prouvé l'existence d'un préjudice irréparable lorsqu'il a déposé sa requête en sursis d'exécution.

[29]       En ce qui concerne le deuxième facteur, l'économie des ressources judiciaires, je ne suis pas convaincue, m'étant préparée à instruire cette demande avant que la question du caractère théorique ne soit soulevée et ayant entendu les arguments des parties sur toutes les questions en litige, que les ressources judiciaires seront utilisées de manière inappropriée si la Cour examine la demande sur le fond. C'est d'autant plus vrai que le ministre reconnaît, comme mentionné ci-après, que l'agent n'a pas respecté les règles de l'équité procédurale en rendant sa décision; en outre, si la Cour confirme cette décision, cela aura pour conséquence, notamment après l'exécution de la mesure de renvoi, que M. Alfred sera dans l'impossibilité de revenir au Canada à moins qu'il n'obtienne une autorisation (voir le paragraphe 52(1) de la Loi). Je me permets de faire remarquer à cet égard que le ministre a déjà soutenu, dans une affaire précédente (Figurado, précité) que rien n'empêchait d'instruire une demande de contrôle judiciaire à l'encontre d'une décision ERAR alors que le demandeur est à l'étranger et qu'au surplus, si le demandeur obtenait gain de cause, le ministre s'engageait à faciliter son retour au Canada.

[30]       Quant au dernier facteur, je suis incapable de conclure, même en l'absence de « litige actuel » , qu'une décision sur le fond pourrait être raisonnablement perçue comme une ingérence de la Cour dans les fonctions du pouvoir législatif du gouvernement. Cette conclusion s'appuie implicitement, à mon avis, sur le raisonnement retenu par le ministre dans Figurado, particulièrement tel qu'exposé aux paragraphes 12, 13, 14 et 44 de cette décision.

[31]       Il s'ensuit que j'exercerai mon pouvoir discrétionnaire pour examiner la demande de contrôle judiciaire sur le fond.

3.          Les règles de l'équité procédurale ont-elles été transgressées?

[32]       Dans ses plaidoiries, l'avocate du ministre a reconnu que l'agent n'avait pas respecté les règles de l'équité procédurale en obtenant un renseignement pertinent, ignoré de M. Alfred, et en omettant de le communiquer à M. Alfred. Selon cette information, Citoyenneté et Immigration Canada avait l'intention de renvoyer M. Alfred vers les États-Unis. Ayant reconnu cette transgression, le ministre soutient que l'erreur a été « corrigée » lorsque M. Alfred a déposé sa requête en sursis d'exécution et qu'il a présenté des éléments de preuve et des arguments devant la Cour concernant le risque auquel il serait exposé s'il était renvoyé vers les États-Unis.

[33]       Je ne suis pas d'accord. Habituellement, lorsqu'une règle d'équité procédurale n'a pas été respectée, la décision qui en découle est annulée et l'affaire est renvoyée pour un nouvel examen. Un seul cas fait exception à ce principe, lorsque la cour de révision est convaincue que le renvoi de l'affaire entraînerait inévitablement une décision identique. Par exemple, voir : Yassine c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), (1994) 172 N.R. 308 (C.A.F.), aux paragraphes 9 et 10. Toutefois, sauf circonstances exceptionnelles, il n'est pas approprié pour la Cour de conjecturer si la décision finale aurait été différente en cas de respect des règles de l'équité procédurale.

[34]       Comme je l'ai mentionné plus haut, lorsque la Cour se prononce sur l'existence d'un préjudice irréparable dans une requête en sursis d'exécution, elle ne procède pas à un examen des risques avant renvoi et elle doit tenir compte de différents facteurs. Pour les motifs exposés plus haut, on ne doit pas, selon moi, confondre l'examen des risques avant renvoi et une décision sur l'existence d'un préjudice irréparable rendue à l'encontre d'une requête en sursis d'exécution. Pour cette raison, je ne suis pas convaincue qu'en renvoyant l'affaire pour un nouvel examen, on obtiendrait inévitablement le même résultat. C'est d'autant plus vrai que M. Alfred a été renvoyé au Sri Lanka alors même que l'agent avait délibérément refusé d'examiner les risques auxquels serait exposé M. Alfred, advenant son renvoi dans ce pays.

[35]       Il s'ensuit que la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

4.          La bonne interprétation de l'alinéa 113a) de la Loi

[36]       Vu ma conclusion en ce qui concerne le non-respect des règles de l'équité procédurale, il est inutile que j'examine cette question. Toutefois, comme le sujet pourrait être soulevé de nouveau lors du nouvel examen de la demande d'ERAR, j'ai examiné la question de savoir si la nouvelle preuve doit être prise en compte. Quant à savoir, cependant, si l'information était raisonnablement disponible avant l'audience ou s'il était raisonnable de s'attendre à ce que cette information soit soumise à la Section, il s'agit essentiellement d'une question de fait. À mon avis, l'agent aurait pu obtenir une meilleure information sur les raisons pour lesquelles il devait considérer les renseignements déposés au dossier comme un nouvel élément de preuve, tel que prévu à l'alinéa 113a) de la Loi. J'imagine que M. Alfred déposera cette information au dossier lors du nouvel examen. Si, par la suite, la question est soulevée de nouveau, le dossier contiendra de meilleurs éléments de preuve sur lesquels la Cour pourra s'appuyer pour réviser la décision de l'agent.


CONCLUSION ET CERTIFICATION D'UNE QUESTION

[37]       Il a été convenu que les avocats auraient l'occasion de présenter des arguments concernant la certification d'une question, une fois qu'ils auraient pris connaissance des présents motifs. En conséquence, l'avocate du ministre dispose d'un délai de sept jours suivant la réception des présents motifs pour signifier et déposer ses arguments concernant la certification d'une question. Sur réception de ces arguments, l'avocat de M. Alfred pourra signifier et déposer sa réponse dans un délai de sept jours. Dans les trois jours suivant la réception de ces arguments, l'avocate du ministre pourra signifier et déposer sa réplique, le cas échéant.

[38]       Lorsque la Cour aura examiné ces arguments, elle rendra une ordonnance accueillant la demande de contrôle judiciaire et traitant de la certification d'une question.

                                                                                                « Eleanor R. Dawson »

                                                                                    ______________________________

                                                                                                            Juge

Ottawa (Canada)

Le 18 août 2005

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.


ANNEXE

            Article 113 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés :

113. Il est disposé de la demande comme il suit :

a) le demandeur d'asile débouté ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet ou qui n'étaient alors pas normalement accessibles ou, s'ils l'étaient, qu'il n'était pas raisonnable, dans les circonstances, de s'attendre à ce qu'il les ait présentés au moment du rejet;

b) une audience peut être tenue si le ministre l'estime requis compte tenu des facteurs réglementaires;

c) s'agissant du demandeur non visé au paragraphe 112(3), sur la base des articles 96 à 98;

d) s'agissant du demandeur visé au paragraphe 112(3), sur la base des éléments mentionnés à l'article 97 et, d'autre part :

(i) soit du fait que le demandeur interdit de territoire pour grande criminalité constitue un danger pour le public au Canada,

(ii) soit, dans le cas de tout autre demandeur, du fait que la demande devrait être rejetée en raison de la nature et de la gravité de ses actes passés ou du danger qu'il constitue pour la sécurité du Canada.

113. Consideration of an application for protection shall be as follows:

(a) an applicant whose claim to refugee protection has been rejected may present only new evidence that arose after the rejection or was not reasonably available, or that the applicant could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection;

(b) a hearing may be held if the Minister, on the basis of prescribed factors, is of the opinion that a hearing is required;

(c) in the case of an applicant not described in subsection 112(3), consideration shall be on the basis of sections 96 to 98;

(d) in the case of an applicant described in subsection 112(3), consideration shall be on the basis of the factors set out in section 97 and

(i) in the case of an applicant for protection who is inadmissible on grounds of serious criminality, whether they are a danger to the public in Canada, or

(ii) in the case of any other applicant, whether the application should be refused because of the nature and severity of acts committed by the applicant or because of the danger that the applicant constitutes to the security of Canada.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         IMM-8955-04

INTITULÉ :                                        ANTON ALFRED

                                                            c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDENCE :                   WINNIPEG (MANITOBA)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 16 JUIN 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LA JUGE DAWSON

DATE DES MOTIFS :                       LE 18 AOÛT 2005

COMPARUTIONS :

David Matas                                                                  POUR LE DEMANDEUR

Aliyah Rahaman                                                             POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Matas                                                                              POUR LE DEMANDEUR

Avocat                                                                         

Winnipeg (Manitoba)

John H. Sims, c.r.                                                                      POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada                   

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