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Date : 20060119

Dossier : IMM-3736-05

Référence : 2006 CF 57

Ottawa (Ontario), le 19 janvier 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE VON FINCKENSTEIN

ENTRE :

GUANG RI JIN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission), rendue le 31 mai 2005 (la décision), qui refusait la demande d'asile du demandeur. La Commission a conclu que le demandeur n'était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.

[2]                Le demandeur, Guang Ri Jin, est un présumé citoyen de la République populaire de Chine de 28 ans. Il est arrivé à Vancouver le 1er mars 2003 en possession d'un faux passeport malaisien. Le demandeur a présenté une demande de protection à titre de réfugié au sens de la Convention en alléguant qu'il craignait avec raison d'être persécuté du fait de sa religion (soit le christianisme). Il a aussi demandé asile à titre de personne exposée au risque de torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitement ou peine cruels et inusités.

[3]                Au cours de l'audience, le demandeur a soulevé plusieurs questions relatives à la procédure, notamment, il a contesté la validité de la Directive no 7 du président de la Commission, dans la mesure où elle impose généralement à l'avocat du demandeur d'interroger celui-ci après que l'agent de protection des réfugiés (APR) et/ou que le président de l'audience l'a fait (ordre inversé des interrogatoires).

[4]                La Commission a conclu que la preuve du demandeur au sujet de son identité n'était pas crédible et a rejeté ses demandes.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[5]                Au départ, le demandeur a présenté sept points, mais compte tenu de la décision rendue par le juge Blanchard dans l'affaire Thamotharem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 16, les principaux arguments qui m'ont été présentés portaient sur la validité de la Directive no 7 du président de la Commission et sur l'effet de la décision Thamotharem, précitée, sur l'affaire en l'espèce.

ANALYSE

[6]                Tôt dans la procédure, mais pas au tout début de l'audience (soit à la page 21 des 108 pages de la transcription), l'avocat du demandeur a soulevé l'objection suivante :

[TRADUCTION]

Le tribunal sait que des lignes directrices ont été mises en place et qu'elles prévoient que le tribunal peut procéder à l'interrogatoire, ou en fait, si un APR est présent, que l'APR peut procéder à l'interrogatoire en premier, et que l'avocat du demandeur suit. Ces lignes directrices permettent aussi à l'avocat de demander de procéder à l'interrogatoire en premier, selon les circonstances. Je suis un avocat chevronné. Je suis ici tous les jours. Bien que je sois d'avis que ces lignes directrices sont illégales et contraires aux règles de justice naturelle, j'ai pris l'habitude d'accepter les lignes directrices - ou de permettre qu'on procède à l'interrogatoire conformément aux lignes directrices lorsque je crois que le demandeur aura droit à une audience juste, en dépit de l'ordre de la procédure.

Cependant, en ce qui à trait à ma participation à des audiences tenues par vous en particulier, Monsieur le commissaire, j'ai eu plusieurs expériences qui m'ont laissé croire que l'interrogatoire est exagérément agressif et qu'il est fait à l'aveuglette. La procédure d'aujourd'hui est un exemple d'un tel interrogatoire.

Par conséquent, dans ma plaidoirie, je prendrai l'occasion aujourd'hui de m'opposer aux lignes directrices principalement parce que le passage du fardeau - le passage du fardeau à l'avocat du demandeur pour qu'il établisse sont droit à procéder à l'interrogation en premier - est illégal, parce qu'il va au-delà des compétences du président. Il s'agit aussi d'une pratique contraire aux règles de justice naturelle, parce que les lignes directrices empêchent l'avocat du demandeur d'établir l'ordre dans lequel il souhaite présenter les éléments de preuve. À mon avis, il s'agit d'un exemple parfait d'un cas dans lequel les lignes directrices jouent contre le demandeur, si le commissaire souhaite poursuivre son interrogatoire et que ceci va à l'encontre des choix qu'aurait fait l'avocat s'il avait commencé l'interrogatoire.

[7]                La Commission a écarté cette objection et s'est justifiée de la façon suivante dans ses motifs :

Relativement à l'ordre des interrogatoires, la Directive no 7 du président énonce que l'APR commence généralement à interroger le demandeur d'asile, suivi du commissaire, puis du conseil. Le tribunal note nulle part l'impossibilité pour un commissaire d'interroger le demandeur d'asile après le conseil. Il ressort clairement de la jurisprudence de la Cour fédérale qu'un demandeur d'asile doit se voir accorder la possibilité d'expliquer les contradictions et omissions. Le tribunal peut seulement tirer une conclusion de fait fondée sur une preuve crédible. Il doit examiner et apprécier à la fois la preuve orale et documentaire dont il a été saisi. En outre, la SPR étant un tribunal administratif qui n'est pas lié par les règles strictes de preuve, la Commission peut être saisie d'éléments de preuve et fonder sa décision sur ceux-ci si elle les estime crédibles et dignes de foi. Prétendre le contraire, refuser au demandeur d'asile la possibilité d'expliquer d'apparentes contradictions ou omissions et laisser des doutes dans l'esprit du décideur équivalent, selon le tribunal, à une injustice et constituent un déni de justice naturelle. En l'espèce, le conseil a eu l'occasion de procéder à un réinterrogatoire à la lumière des questions du tribunal.

[8]                La question de la validité de la Directive no 7 était au centre de la décision que le juge Blanchard a rendue récemment dans l'affaire Thamotharem, précitée. Après avoir attentivement et longuement examiné la jurisprudence pertinente, le juge Blanchard a conclu que la Directive no 7 ne constitue pas une violation des principes de justice naturelle ni un manquement à l'équité procédurale. Il a conclu aux paragraphes 91 et 92 que :

L'intervenant a produit des éléments de preuve faisant ressortir les difficultés auxquelles les demandeurs d'asile sont confrontés et les avantages qui découlent pour eux du fait d'être interrogés d'abord par leur conseil. À mon avis cependant, ni le demandeur ni l'intervenant n'ont démontré que les principes de justice naturelle ou d'équité procédurale exigent que les demandeurs d'asile aient droit à un interrogatoire principal pour que le processus de détermination du statut de réfugié devant la Section soit équitable. La possibilité, pour le demandeur, de déposer des prétentions écrites et de produire une preuve devant la Commission, d'avoir une audition à laquelle participe un conseil et de présenter des observations de vive voix satisfait, à mon avis, aux exigences relatives aux droits de participation requis par l'obligation d'équité en l'espèce.

Ayant examiné les facteurs énoncés dans Baker et ceux proposés par l'intervenant, je ne suis pas convaincu que les principes de justice naturelle ou d'équité procédurale exigent que les interrogatoires se déroulent dans un ordre particulier - selon lequel le demandeur serait interrogé d'abord par son conseil - lors de l'audience du demandeur pour que ce dernier ait réellement la possibilité d'exposer sa cause complètement et équitablement.

[9]                Cependant, le juge Blanchard a aussi conclu, au paragraphe 135 de sa décision, que la Directive no 7 entravait l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la Commission pour les motifs suivants :

En l'espèce, je suis convaincu que la Cour dispose d'une preuve abondante démontrant que la Commission a fait savoir à ses membres qu'elle s'attendait à ce qu'ils se conforment aux directives, sauf dans des cas exceptionnels. Le problème ne concerne pas réellement l'expression de cette attente par la Commission, mais plutôt le fait qu'elle s'ajoute à d'autres facteurs : l'attente concernant l'observation des directives et la surveillance de cette observation, la preuve du respect des Directives no 7 et, en particulier, le libellé contraignant de celles-ci. À mon avis, tous ces facteurs entravent le pouvoir discrétionnaire des commissaires. Comme M. Aterman l'a reconnu lors de son contre-interrogatoire : [traduction] « Cet équilibre respecte l'indépendance des commissaires en matière de décision, d'une part, et les intérêts du public et de l'organisation en matière d'uniformité d'autre part. » Dans les circonstances de l'espèce, l'uniformité l'emporte sur l'indépendance des commissaires en matière de décision, essentiellement en raison du libellé contraignant des Directives no 7. Ce libellé, la description restrictive des circonstances exceptionnelles contenue dans les directives et l'attente exprimée de manière pas très subtile par la Commission en matière de conformité ont pour effet de limiter le pouvoir discrétionnaire des commissaires. Le fait qu'il y a des cas où un commissaire a choisi de ne pas suivre les directives ne corrige pas le problème. Comme il a été mentionné précédemment, la caractéristique fondamentale du pouvoir discrétionnaire, c'est qu'il peut être exercé différemment dans différents cas, en fonction des particularités de chacun. Des directives ne devraient pas avoir pour effet d'amener un commissaire qui entend une affaire à se demander s'il peut adopter une procédure particulière ou un ordre particulier d'interrogatoires lorsqu'il a raison de croire que l'ordre normalisé prescrit par les directives n'est pas la meilleure façon ou la façon la plus équitable de procéder dans les circonstances. La Cour dispose d'une preuve non contredite qui démontre qu'au moins certains commissaires se sont trouvés dans cette situation. Les Directives no 7 ont pour effet, à mon avis, de dicter une certaine procédure, sous réserve de quelques exceptions, concernant un aspect procédural susceptible d'avoir une incidence sur l'équité de l'audience. En d'autres termes, les Directives no 7 exigent principalement des commissaires qu'ils exercent leur pouvoir discrétionnaire d'une manière particulière. Par conséquent, j'estime qu'elles entravent leur pouvoir discrétionnaire.

[10]            En dernier lieu, le juge Blanchard a fait remarquer qu'un manquement à l'équité procédurale rend la décision contestée invalide, mais qu'une cour peut exercer son pouvoir discrétionnaire et décider de ne pas annuler une décision lorsque, même si ce manquement n'avait pas eu lieu, le résultat aurait été le même. Il a résumé cette explication aux paragraphes 140 à 142 :

[140]          L'équité procédurale dans le processus de détermination du statut de réfugié exige à tout le moins que le demandeur ait droit à une audition impartiale : voir Singh, précité. Ce droit exige à son tour qu'un commissaire statue sur le bien-fondé d'une affaire de manière indépendante, sans aucune influence indue. Or, entraver le pouvoir discrétionnaire d'un commissaire de décider de la meilleure procédure à suivre compte tenu des circonstances de chaque cas constitue une influence indue et viole les principes d'équité procédurale.

[141]         La Cour suprême du Canada a statué que la décision rendue par un organisme administratif est invalide si l'on démontre qu'il y a eu manquement aux principes de justice naturelle ou d'équité procédurale. Dans Cardinal c. Directeur de l'établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, le juge Le Dain a écrit au paragraphe 23 :

[...] la négation du droit à une audition équitable doit toujours rendre une décision invalide, que la cour qui exerce le contrôle considère ou non que l'audition aurait vraisemblablement amené une décision différente. Il faut considérer le droit à une audition équitable comme un droit distinct et absolu qui trouve sa justification essentielle dans le sens de la justice en matière de procédure à laquelle toute personne touchée par une décision administrative a droit. Il n'appartient pas aux tribunaux de refuser ce droit et ce sens de la justice en fonction d'hypothèses sur ce qu'aurait pu être le résultat de l'audition. [Non souligné dans l'original.]

La même approche a été adoptée par le juge en chef Lamer, de la Cour suprême du Canada, dans Université du Québec à Trois-Rivières c. Laroque, [1993] 1 R.C.S. 471. Le juge en chef a écrit à la page 493 :

En second lieu, et de façon plus fondamentale, les règles de justice naturelle consacrent certaines garanties au chapitre de la procédure, et c'est la négation de ces garanties procédurales qui justifie l'intervention des tribunaux supérieurs. L'application de ces règles ne doit par conséquent pas dépendre de spéculations sur ce qu'aurait été la décision au fond n'eût été la négation des droits des intéressés.

[142]          La Cour d'appel fédérale a appliqué les mêmes principes dans Gale c. Canada (Conseil du Trésor), 2004 CAF 13, où, citant Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada-Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202, aux pages 228 et 229, elle a reconnu au paragraphe 13 qu' « une cour peut exercer son pouvoir discrétionnaire et décider de ne pas accorder un redressement par suite d'un manquement à l'équité procédurale lorsque le résultat est inéluctable » . Comme dans Gale, le résultat n'est pas inéluctable en l'espèce. [Non souligné dans l'original.]

[11]            Le défendeur m'a demandé de ne pas tenir compte de la décision Thamotharem, précitée, et de me fonder plutôt sur l'affaire Zaki c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 1066, dans laquelle la juge Snider a tiré la conclusion suivante au paragraphe 13 :

Comme nombre de mes collègues, j'arrive à la conclusion que l'application des Directives no 7 aux audiences de la SPR ne constitue pas en soi un manquement à l'équité procédurale.

[12]            Sa proposition n'est pas pertinente puisque :

a) la décision Thamotharem, précitée, ne nie pas cette conclusion;

b) le juge Blanchard a examiné la décision Zaki, précitée, et l'a écartée;

c) la décision Thamotharem, précitée, est centrée sur l'entrave à l'exercice du pouvoir discrétionnaire, alors que la décision Zaki, précitée, ne fait pas mention de ce point.

[13]            Le défendeur ajoute que l'objection du demandeur n'a pas été faite au tout début de l'audience et que, par conséquent, le demandeur a laissé croire qu'il acceptait l'ordre inversé des interrogatoires tel que prescrit par la Directive no 7 et qu'il ne pouvait pas maintenant demander que la décision soit annulée.

[14]            Je souscris entièrement au raisonnement du juge Blanchard dans la décision Thamotharem, précitée, et je me propose de l'appliquer à l'affaire en l'espèce.

[15]            En l'espèce, comme l'indique la citation au paragraphe 6 des présentes, l'avocat du demandeur a soulevé une objection à l'ordre inversé des interrogatoires que prescrit la Directive no 7. Il estimait que son client était lésé par la façon dont le commissaire avait abordé la question de l'identité et par les suppositions que ce dernier avait faites lorsqu'il avait posé des questions au sujet des pièces d'identité. Cette objection a été écartée. Bien qu'il eût été préférable que cette objection soit soulevée au tout début de l'audience, elle ne perd pas sa pertinence simplement parce qu'elle a été soulevée un peu plus tard en cours d'audience.

[16]            Si cette objection avait été admise, et si l'avocat du demandeur avait pu présenter le reste des pièces d'identité (ainsi que le reste de la preuve) avant l'interrogatoire du commissaire, le résultat aurait pu être différent. Il ne faut pas oublier que la demande du demandeur a été rejetée en raison du défaut d'établir son identité. La décision Thamotharem, précitée, démontre que la Directive no 7, telle qu'elle est formulée et mise en application, entrave l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la Commission, ce qui constitue une violation de l'équité procédurale. Par conséquent, le défaut d'admettre l'objection du demandeur au sujet de l'ordre inversé des interrogatoires de la Directive no 7 a une incidence directe sur la décision. Il n'est absolument pas inéluctable (pour reprendre un terme de l'arrêt Gale, précité) que le résultat aurait été le même si l'objection avait été admise. Pour ces motifs, l'exception à l'exercice du pouvoir discrétionnaire d'intervenir dans les affaires comportant une violation de l'équité procédurale, comme en fait état l'arrêt Gale, précité, n'est pas applicable en l'espèce.

[17]            Par conséquent, mettant en application la décision Thamotharem, précité, je me dois d'annuler la décision de la Commission et de renvoyer l'affaire pour un nouvel examen.

           

ORDONNANCE

            LA COUR ORDONNE que la décision de la Commission rendue le 31 mai 2005 soit annulée et que l'affaire soit renvoyée devant la Commission pour nouvel examen par un tribunal différemment constitué, qui ne mettra pas en pratique l'ordre inversé des interrogatoires prescrit par la Directive no 7.

« Konrad W. von Finckenstein »

JUGE

Ottawa (Ontario)

Le 19 janvier 2006

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         IMM-3736-05

INTITULÉ :                                       GUANG RI JIN c. MCI

LIEU DE L'AUDIENCE :                  TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                Le 17 janvier 2006

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : Le juge Konrad W. von Finckenstein

DATE DES MOTIFS :                      Le 19 janvier 2006

COMPARUTIONS:

Shelley Levine                                                                           POUR LE DEMANDEUR

Neeta Logseety                                                                         POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Shelley Levine                                                                           POUR LE DEMANDEUR

Levine Associates

Toronto (ONTARIO)

                                                                                               

                                                                                               

                                                                              John H Sims, c.r.     POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Toronto (ONTARIO)

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