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Date : 20050627

Dossier : IMM-5754-04

Référence : 2005 CF 888

Ottawa (Ontario), le 27 juin 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE NOËL

ENTRE :

LINO DIASONAMA ET

EMMANUEL SAMBI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE


[1]         Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision datée du 2 juin 2004 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (le tribunal) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la CISR) a jugé que les demandeurs ne pouvaient pas avoir la qualité de réfugié en application de la section Fa) de l'article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (la Convention) et qu'ils étaient donc interdits de territoire au Canada en application de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). Les demandeurs demandent l'annulation de cette décision et le renvoi de l'affaire devant un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.

QUESTION EN LITIGE

[2]         Le tribunal a-t-il interprété correctement les concepts de « membre » et de « complicité » qui se rapportent aux dispositions de la section Fa) de l'article premier de la Convention et de la LIPR relatives à l'interdiction de territoire? Dans l'affirmative, le tribunal a-t-il par ailleurs commis une erreur de fait ou de droit, a-t-il fondé ses conclusions sur des faits erronés ou a-t-il agi illégalement en décidant que les demandeurs étaient interdits de territoire?

CONCLUSION

[3]        Pour les motifs exposés ci-dessous, le tribunal a évalué correctement tous les aspects de la demande dont il était saisi et n'a commis aucune erreur de droit, de fait ou autre. En conséquence, la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.


CONTEXTE

[4]         Lino Diasonama (M. Diasonama) et son frère adoptif Emmanuel Sambi (M. Sambi) (appelés collectivement les demandeurs) sont des citoyens de la République démocratique du Congo (la RDC). Ils prétendent être des réfugiés ou des personnes à protéger en application des articles 96 et 97 de la LIPR en raison des opinions politiques qui leur sont imputées et de leur appartenance à un groupe social, c'est-à-dire la famille et/ou les anciens membres du parti politique de l'ancien président Mobutu (le MPR).


[5]         Le récit des demandeurs peut être résumé ainsi. En 1989, leur père, J. P. Mankoto (M. Mankoto), un agent des douanes qui possédait sa propre entreprise, est devenu membre du MPR. Ses fils sont devenus membres du mouvement de jeunesse du parti (les JMPR). Après l'arrivée au pouvoir de Kabila en 1997, M. Mankoto a été emprisonné à deux reprises, en septembre et en décembre 1997. À la suite de sa seconde arrestation, il a disparu. Après sa première arrestation, M. Mankoto a dit à MM. Diasonama et Sambi de requérir l'aide de son vieil ami, Paul Kabongo (M. Kabongo). M. Kabongo était le directeur de l'Agence nationale de renseignements (l'ANR). Il a placé les demandeurs dans des postes fictifs pour lesquels ceux-ci recevaient un salaire mensuel de 500 $US. M. Kabongo avait créé des postes fictifs semblables pour trois autres personnes. En mai 1998, M. Kabongo a été accusé d'avoir participé à un complot visant au renversement du régime Kabila. Il a alors été révélé que les demandeurs étaient les fils de M. Mankoto, qu'ils occupaient des postes fictifs à l'ANR et qu'ils avaient des collègues rwandais. Les deux hommes ont été arrêtés, puis emprisonnés et torturés de juillet à septembre 1998. Après leur libération, ils n'ont plus travaillé pour l'ANR. À la fin de 2000, alors que le mouvement rwandais opposé au président Kabila avait pris une certaine ampleur, un de leurs anciens collègues à l'ANR les a avertis que les deux autres personnes qui occupaient des postes fictifs avaient été arrêtées et tuées. Pendant un certain temps, MM. Diasonama et Sambi se sont cachés au domicile de leur oncle. Pendant qu'ils vivaient chez leur oncle, ils ont appris que le père naturel de M. Diasonama avait été arrêté et avait disparu. En janvier 2001, MM. Diasonama et Sambi ont fui la RDC pour se rendre au Canada.

DÉCISION CONTESTÉE

[6]         À l'audience, l'avocat du ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (le ministre ou le défendeur) est intervenu pour demander l'exclusion des demandeurs en application de la section Fa) de l'article premier de la Convention, en raison de l'association de ceux-ci avec l'ANR, c'est-à-dire une organisation qui (selon le ministre) poursuivait des fins limitées et brutales, soit le maintien à tout prix du régime du président Kabila.


[7]         Le tribunal s'est dit d'accord avec le ministre et a considéré que les demandeurs étaient exclus en raison de leur appartenance à l'ANR. Sur la base de quelques réponses à des demandes d'information, et d'un certain nombre de documents d'autres sources, notamment des documents d'Amnistie Internationale et de la Commission des droits de l'homme des Nations Unies, le tribunal a jugé que l'ANR utilisait fréquemment des méthodes violentes, arrêtant des personnes qui ne réapparaissaient jamais, détenant des personnes dans des conditions inhumaines, etc., si bien que l'ANR pouvait être considérée comme une organisation se livrant à des violations des droits internationaux de la personne et poursuivant des fins limitées et brutales.


[8]         En outre, le tribunal a conclu que les demandeurs n'étaient pas crédibles. Le tribunal a rejeté une grande partie de leur récit. Par exemple, il n'a pas cru, pour un certain nombre de motifs, que les postes des demandeurs auprès de l'ANR étaient réellement fictifs : ce renseignement n'avait été ajouté que récemment à leurs Formulaires de renseignements personnels (FRP), la durée de leur emploi auprès de l'ANR avait été modifiée à la veille de l'audience d'un an à six mois seulement, etc. Le tribunal a conclu également qu'il était trop difficile de croire que M. Kabongo aurait pris le risque de créer des postes fictifs pour les demandeurs, en raison de la tension de la situation politique après l'élection du président Kabila. En outre, les demandeurs avaient témoigné que M. Kabongo leur avait attribué ces postes en janvier 1998, alors que la preuve documentaire indiquait que, depuis août 1997, M. Kabongo n'était plus directeur de l'ANR. La preuve documentaire montrait également que celui-ci avait été arrêté à l'automne 1997, et non en mai 1998. Vers le milieu de l'année 1998, M. Kabongo exerçait les fonctions d'ambassadeur en Algérie. Le tribunal a également jugé troublant le fait que, selon le récit initial des demandeurs, ceux-ci avaient été « embauchés » par M. Kabongo en juillet 1997, c'est-à-dire une période qui coïncidait avec une campagne intensive de recrutement par l'ANR d'étudiants récemment diplômés de l'université, comme les deux demandeurs. Cet élément de preuve tendait à discréditer la prétention des demandeurs selon laquelle les postes n'étaient pas réels.

[9]         Le tribunal a décidé que la preuve était insuffisante pour évaluer correctement la nature de la participation des demandeurs à la JMPR (les demandeurs ont prétendu que cette participation était très limitée), mais il a noté que la preuve documentaire indiquait que les membres de la JMPR espionnaient souvent les autres étudiants et organisations, ce qui renforçait la crédibilité de l'hypothèse selon laquelle les demandeurs étaient allés travailler pour l'ANR.

[10]       Le tribunal a jugé également surprenant que les demandeurs aient déclaré qu'ils n'avaient obtenu des postes (bien que fictifs) auprès de l'ANR qu'en raison de leur besoin pressant d'argent pour nourrir leur famille, mais qu'après leur départ de l'ANR, ils avaient prouvé leur parfaite capacité d'obtenir des emplois comme chauffeurs de taxi et comme dockers.

[11]       Le tribunal a trouvé les demandeurs évasifs sur de nombreux aspects de leur demande, à savoir leur compréhension du travail accompli par l'ANR, les circonstances exactes dans lesquelles M. Kabongo aurait créé pour eux des postes fictifs, les motifs de leur arrestation en 1998 et les motifs de leurs craintes de nouvelles persécutions en l'an 2000.


[12]       Le tribunal a conclu qu'il n'y avait aucune raison de penser que M. Mankoto avait été arrêté et qu'il avait disparu. Comme simple agent des douanes membre du MPR, il était peu probable, selon le tribunal, que M. Mankoto ait fait partie des personnes prises pour cible par le président Kabila à la suite de son accession au pouvoir. Le tribunal n'a pas cru que les biens de M. Mankoto avaient été saisis par le régime Kabila sans être jamais rendus, en raison d'éléments de preuve documentaire selon lesquels les biens personnels expropriés de cette manière avaient fini par être remis sur ordre du président Kabila lui-même. La preuve documentaire indiquait également que les personnes arrêtées et détenues avaient fini par être libérées. De plus, les demandeurs avaient déclaré que leur père avait été arrêté pour la deuxième fois après avoir informé le gouvernement qu'il souhaitait aller en Afrique du Sud pour obtenir des soins médicaux. Le tribunal a jugé peu probable que M. Mankoto ait fait une telle chose, étant donné qu'il était bien connu que les collaborateurs de l'ancien président Mobutu cherchaient à obtenir l'asile en Afrique du Sud.

[13]       Le tribunal n'a pas cru l'allégation des demandeurs selon laquelle l'armée était venue à leur recherche pendant qu'ils se cachaient chez leur oncle. Les demandeurs ont prétendu y être restés pendant deux mois avant leur fuite de la RDC, et que l'armée n'était venue que pendant la journée alors qu'ils se trouvaient ailleurs. Le tribunal n'a accordé aucune crédibilité à cette allégation.


[14]       Enfin, le tribunal n'a pas cru du tout l'allégation selon laquelle le père naturel de M. Diasonama avait été arrêté et avait par la suite disparu en novembre ou en décembre 2000, parce que M. Diasonama avait été adopté alors qu'il était très jeune. Aussi, l'allégation de l'arrestation de la mère des demandeurs pour interrogatoire après que ceux-ci se furent cachés, et de sa libération le lendemain, était quelque peu incroyable au regard de la preuve documentaire tendant à montrer que les membres des familles des personnes accusées de trahison (ce que les demandeurs prétendaient être) étaient souvent emprisonnés à la place de celles-ci.

OBSERVATIONS DES PARTIES

Les demandeurs

[15]       Les demandeurs prétendent que le tribunal a commis deux erreurs cruciales en décidant qu'ils étaient complices des crimes contre l'humanité commis par l'ANR :

<                     Le tribunal a mal appliqué le critère permettant de déterminer s'il y avait eu « complicité » pour l'application de la clause d'exclusion; et

<           La décision du tribunal d'invoquer la clause d'exclusion était fondée sur des conjectures plutôt que sur une preuve claire et convaincante de la participation volontaire des demandeurs à la perpétration de crimes contre l'humanité.

Le défendeur


[16]       Le défendeur prétend que les demandeurs n'ont pas démontré le caractère manifestement déraisonnable des motifs du tribunal. Il ressort clairement de la preuve que les demandeurs sont devenus membres d'un groupe persécuteur, l'ANR, en étant pleinement au courant des violences commises par ce groupe ou en ignorant volontairement celles-ci. Les demandeurs n'ont déposé aucune preuve nouvelle, mais ont simplement nié toute participation personnelle et volontaire à des crimes contre l'humanité commis par l'ANR. En raison des erreurs et des contradictions dans le récit des demandeurs, il était raisonnable pour la Commission de conclure qu'ils n'étaient pas crédibles.

ANALYSE

La norme de contrôle

[17]       La Cour ne peut substituer son opinion à celle du tribunal, à moins que les demandeurs ne puissent démontrer que la décision du tribunal était manifestement déraisonnable. La CISR est un tribunal spécialisé qui est en mesure d'apprécier la plausibilité et la crédibilité des témoignages. Par conséquent, la Cour n'interviendra pas, du moins dans la mesure où les conclusions tirées par le tribunal sont raisonnables et où ses motifs sont exprimés clairement et de manière compréhensible. Voir l'arrêt Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793, au paragraphe 85 :

[L]a norme quant à la révision des conclusions de fait d'un tribunal administratif exige une extrême retenue: Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825, le juge La Forest aux pp. 849 et 852. Les cours de justice ne doivent pas revoir les faits ou apprécier la preuve. Ce n'est que lorsque la preuve, examinée raisonnablement, ne peut servir de fondement aux conclusions du tribunal qu'une conclusion de fait sera manifestement déraisonnable [...]

           


[18]       Cependant, la décision du tribunal est également fondée sur sa conclusion suivant laquelle les demandeurs étaient interdits de territoire en raison de leur appartenance à une organisation complice de crimes contre l'humanité, c'est-à-dire l'ANR. La question de la norme de contrôle applicable dans un tel cas a été étudiée par la Cour d'appel fédérale dans Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] A.C.F. no 381 (C.A.) (l'arrêt Poshteh), aux paragraphes 21-24 :

[21] L'alinéa 34(1)f) fait partie de la loi constitutive de la Section de l'immigration. La question de l'appartenance à une organisation terroriste n'est pas un aspect extrinsèque de ses fonctions ordinaires. La spécialisation de la Section de l'immigration consiste notamment à dire si les critères d'une interdiction de territoire sont remplis. Ces critères comprennent l'appartenance à une organisation terroriste. L'interprétation du mot « membre » , à l'alinéa 34(1)f), est donc, à mon sens, une question juridique à l'égard de laquelle la Section de l'immigration jouit d'une certaine spécialisation.

[...]

[23] Eu égard aux considérations pragmatiques et fonctionnelles évoquées plus haut, j'arrive aux conclusions suivantes :

a) la question de l'interprétation du mot « membre » , à l'alinéa 34(1)f), est sujette à révision selon la norme de la décision raisonnable [...]

[...]

[24] Compte tenu des normes de contrôle qui sont applicables aux questions de droit, la Cour, si elle juge nécessaire d'intervenir parce que selon elle M. Poshteh ne pouvait pas être membre d'une organisation terroriste, soit annulera la décision de la Section de l'immigration, soit renverra l'affaire à la Section de l'immigration pour nouvelle décision fondée sur les critères juridiques applicables. Cependant, si la Cour est d'avis que la conclusion de la Section de l'immigration relative au mot « membre » était raisonnable, et que sa conclusion sur la minorité de M. Poshteh était correcte, alors les questions mixtes de droit et de fait, à savoir l'application du droit aux faits par la Section de l'immigration, seront revues selon la norme de la décision raisonnable.


[19]       Dans Poshteh, la question de savoir si l'organisation était bel et bien une organisation terroriste n'était pas en litige. Cependant, en l'instance, les demandeurs soulèvent la question de savoir si l'ANR était bel et bien une organisation se livrant à des crimes contre l'humanité. L'article 34 (la disposition en cause dans Poshteh) ne s'applique pas dans un tel cas, mais le principe est le même. La Cour a déjà traité de la question de savoir si une organisation a été complice de crimes contre l'humanité, d'actes de terrorisme ou autre, en appliquant la norme de la décision raisonnable : voir p. ex. les décisions Hussain c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. no 1430 (C.F.), aux paragraphes 12 et suivants; Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] A.C.F. no 1207 (C.F.), aux paragraphes 35-40.

[20]       Par conséquent, la question de savoir si le tribunal a jugé à bon droit que l'ANR était une organisation complice de crimes contre l'humanité sera contrôlée au regard de la norme de la décision raisonnable. L'évaluation de l' « appartenance » des demandeurs à l'ANR ou de leur « complicité » sera également contrôlée au regard de cette norme. Dans les présents motifs, je vais traiter ces deux questions simultanément. Je vais évaluer également les conclusions du tribunal quant à la crédibilité, et ce, en appliquant la norme de la décision manifestement déraisonnable.

La nature de l'ANR et le rôle des demandeurs dans cette organisation


[21]       Dans la décision Suresh (Re) (1997), 40 Imm. L.R. (2d) 247 (C.F. 1re inst.), à la page 259 (paragraphe 22), infirmée en partie (pour des motifs différents) par 47 Imm. L.R. (2d) 1 (C.A.F.), le juge Teitelbaum a dit : « L'appartenance ne saurait ni ne devrait être interprétée de façon restrictive quand elle se rapporte à la question de la sécurité nationale du Canada. Par ailleurs, l'appartenance ne fait pas uniquement référence à des personnes qui se sont livrées ou pourraient se livrer à des activités terroristes. » Voir aussi Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Singh (1998), 44 Imm. L.R. (2d) 309 (C.F. 1re inst.), aux paragraphes 51 et suivants; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Owens (2000), 9 Imm. L.R. (3d) 101 (C.F. 1re inst.), aux paragraphes 16-18; Poshteh, précité, au paragraphe 29.

[22]       Parmi les principes généraux concernant l'exclusion qui ont été énoncés par la Cour d'appel fédérale dans un certain nombre d'arrêts, il y a les suivants :

<                     La simple appartenance à une organisation qui commet sporadiquement des infractions internationales est vraisemblablement insuffisante pour donner lieu à l'exclusion;

<                     Lorsque l'organisation poursuit des fins limitées et brutales, l'appartenance à cette organisation peut fort bien indiquer une participation personnelle et volontaire;

            <           Si l'organisation ne poursuit pas de telles fins limitées et brutales, la participation personnelle et volontaire à des actes de persécution est nécessaire.

Voir Ramirez c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.); Moreno c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration ) (1993), 21 Imm. L.R. (2d) 221 (C.A.F.); Sivakumar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration ), [1994] 1 C.F. 433 (C.A.).


[23]       Le tribunal n'était saisi d'aucune preuve de la participation des demandeurs à des crimes contre l'humanité commis par l'ANR. Toutefois, le défendeur a soutenu (avec succès) que la simple appartenance des demandeurs à l'ANR les rendait complice des atrocités imputées à cette organisation. Autrement dit, vu leur appartenance à l'ANR, une organisation poursuivant des fins limitées et brutales, soit ils étaient au courant des crimes commis par l'ANR, soit ils ignoraient volontairement ces crimes; par conséquent, ils étaient complices de ces crimes. Dans la décision Penate c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 2 C.F. 79 (1re inst.), la juge Reed a défini ainsi la « complicité » :

Selon mon interprétation de la jurisprudence, sera considéré comme complice quiconque fait partie du groupe persécuteur, qui a connaissance des actes accomplis par ce groupe, et qui ne prend pas de mesures pour les empêcher (s'il peut le faire) ni ne se dissocie du groupe à la première occasion (compte tenu de sa propre sécurité), mais qui l'appuie activement. On voit là une intention commune. Je fais remarquer que la jurisprudence susmentionnée ne vise pas des infractions internationales isolées, mais la situation où la perpétration de ces infractions fait continûment et régulièrement partie de l'opération.

[24]       Sur la base de cette seule définition, et en faisant abstraction pour le moment de la question de savoir si leurs postes étaient fictifs ou non, il me semble clair que les demandeurs, en tant que membres de l'ANR, seraient complices des crimes que pourrait avoir commis cette organisation, dans la mesure où celle-ci est, comme le tribunal l'a jugé, une organisation poursuivant des fins limitées et brutales.


[25]       Sur le fondement de la preuve dont il était saisi, le tribunal a déclaré ensuite que la perpétration d'infractions internationales faisait continûment et régulièrement partie des activités de l'ANR. Cette conclusion s'appuyait sur la preuve documentaire indiquant que l'ANR participait, dans le cadre d'une politique gouvernementale, à la détention, à la torture, à la disparition et à l'assassinat systématiques des opposants politiques au régime de Kabila, d'une manière continue et régulière dans le cadre de ses activités. Elle ne semblait pas avoir d'autre fin que celle-ci. Il convient de noter que les demandeurs ont reconnu eux-mêmes également que l'ANR n'utilisait pas des moyens normaux d'enquête à l'endroit des personnes, ou de mise en oeuvre de la sécurité, et que les droits de la personne n'étaient pas respectés. En conséquence, le tribunal a décidé que l'ANR était une organisation visée par la section Fa) de l'article premier de la Convention. Dans les circonstances, il s'agissait d'une conclusion raisonnable pour le tribunal.

Les conclusions relatives à la crédibilité

[26]       Cependant, la conclusion du tribunal en ce qui concerne la complicité des demandeurs dans les crimes contre l'humanité commis par l'ANR était fondée sur sa conclusion suivant laquelle les demandeurs n'étaient pas crédibles. Comme je l'ai dit précédemment, il convient de faire preuve d'une grande retenue judiciaire à l'égard des conclusions tirées par le tribunal quant à la crédibilité.


[27]       S'il est vrai que les demandeurs n'occupaient que des postes fictifs au sein de l'ANR, lesquels leur auraient permis de recevoir un salaire mensuel, il est peu probable, à mon avis, que ceux-ci aient pu être complices de l'ANR. Toutefois, telle n'a pas été la conclusion du tribunal. Ce dernier a conclu que les demandeurs avaient occupé des postes réels à l'ANR, et que le récit des demandeurs cherchant à établir le contraire avait été fabriqué ultérieurement par les demandeurs afin de minimiser leur participation aux activités de l'ANR. Cette conclusion a été tirée sur la base d'un certain nombre de contradictions dans le témoignage des demandeurs, comme je l'ai souligné précédemment dans le résumé de la décision du tribunal.

[28]       Les demandeurs prétendent que la décision du tribunal selon laquelle ils avaient accepté des postes réels à l'ANR est fondée sur des conjectures. Dès le départ, les demandeurs ont prétendu que les postes étaient fictifs, qu'ils ignoraient presque tout des activités de l'ANR, et que ces emplois étaient uniquement un moyen de recevoir facilement de l'argent pour soutenir leur famille financièrement.

[29]       La preuve déposée par les demandeurs sur ce point est, pour le moins, nébuleuse. Au début, les demandeurs ont prétendu qu'ils avaient travaillé pour l'ANR pendant une année, entre juillet 1997 et juillet 1998 environ, pour un salaire de 500 $US par mois. Par la suite, les demandeurs ont déclaré qu'il s'agissait en fait de postes fictifs. Plus tard encore, les demandeurs ont déclaré qu'ils n'avaient travaillé pour l'ANR qu'entre janvier 1998 et juillet 1998, et non pas à compter de juillet 1997.


[30]       En raison de ces changements et de nombreuses autres contradictions entre leur témoignage et la preuve documentaire (encore une fois, comme nous l'avons mentionné plus haut), le tribunal a jugé que les demandeurs n'étaient pas crédibles et a rejeté la majeure partie de leur preuve. Il ne s'agit pas là de « conjectures » . En fait, c'est précisément le rôle du tribunal d'évaluer la crédibilité des récits des demandeurs. Les conclusions défavorables quant à la crédibilité sont correctes en autant que le tribunal a motivé celles-ci en termes clairs et explicites. C'est ce que le tribunal a fait en l'espèce. Le tribunal pouvait raisonnablement conclure que les demandeurs ne disaient probablement pas la vérité lorsqu'ils ont déclaré que les postes qu'ils occupaient à l'ANR étaient fictifs, et conclure que les demandeurs travaillaient véritablement pour l'ANR et étaient donc complices des crimes commis par cette organisation.

CONCLUSION

[31]       Les demandeurs n'ont pas démontré le caractère manifestement déraisonnable de la décision du tribunal. À plusieurs reprises, le témoignage et la preuve fournies par les demandeurs ont été contredits directement par la preuve documentaire, et les demandeurs n'ont pas été capables d'expliquer d'une manière satisfaisante (voire incapables d'expliquer) ces contradictions. Dans ces circonstances, rien ne permet d'annuler la décision du tribunal. La présente demande de contrôle judiciaire doit donc être rejetée.

[32]       J'ai demandé aux parties si elles souhaitaient proposer des questions à certifier. Elles m'ont répondu que non.


ORDONNANCE

            LA COUR ORDONNE :

            -            La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée et aucune question ne sera certifiée.

« Simon Noël »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                    IMM-5754-04

INTITULÉ :                                                   LINO DIASONAMA ET AL.

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :               LE 21 JUIN 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                    LE JUGE NOËL

DATE DES MOTIFS :                                   LE 27 JUIN 2005

COMPARUTIONS:

Anthony Kako                                       POUR LES DEMANDEURS

Ian Hicks                                                           POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Anthony Kako                                       POUR LES DEMANDEURS

Avocat

Toronto (Ontario)

John H. Sims, c.r.                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


COUR FÉDÉRALE

Date : 20050627

Dossier : IMM-5754-04

ENTRE :

LINO DIASONAMA et al.

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

                                                                       

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

                                                                       

                                         

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