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Date : 20060412

Dossier : IMM‑4706‑05

Référence : 2006 CF 481

Ottawa (Ontario), le 26 avril 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SHORE

 

ENTRE :

MUHAMMAD JAVID AKHTER

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 


VUE D'ENSEMBLE

[1]               Le Parlement a donc le droit d'adopter une politique en matière d'immigration et de légiférer en prescrivant les conditions à remplir par les non-citoyens pour qu'il leur soit permis d'entrer au Canada et d'y demeurer. C'est ce qu'il a fait dans la Loi sur l'immigration [et la protection des réfugiés].

 

(Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Chiarelli, [1992] 1 R.C.S. 711, [1992] A.C.S. no 27 (QL), au paragraphe 27.)

 

            Le Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement), pris en application des alinéas b) et d) du paragraphe 14(2) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (la LIPR), met en œuvre le pouvoir souverain du Parlement de régler l'admission au Canada : De Guzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] 2 R.C.F. 162, [2004] A.C.F. no 1557 (QL), aux paragraphes 34 et 35.

            Les termes « à l'époque où cette demande a été faite » limitent‑ils l'application de l'alinéa 117(9)d) au moment du dépôt de la demande de résidence permanente?

            L'interprétation littérale de cette disposition paraît absurde. Si on limitait ainsi l'interprétation des termes « à l'époque où cette demande a été faite », l'auteur de la demande pourrait délibérément s'abstenir de révéler sa situation familiale et n'en subir aucune conséquence. Est‑il logique que le demandeur puisse omettre de déclarer des membres de sa famille et obtenir néanmoins qu'ils soient considérés comme appartenant à la catégorie du regroupement familial?

            C'est un principe élémentaire du droit qu'il ne faut pas retenir une interprétation aux conséquences absurdes : Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, [1998] A.C.S. no 2 (QL), au paragraphe 27; et Cuskic c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] 2 C.F. 3 (C.A.), [2000] A.C.F. no 1631 (QL), au paragraphe 25.

 

LA PROCÉDURE JUDICIAIRE

[2]               Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire, formée sous le régime du paragraphe 72(1) de la LIPR, qui a pour objet la décision du 23 juin 2005 par laquelle la Section d'appel de l'immigration à la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté l'appel du demandeur contre la décision de ne pas faire droit à sa demande de parrainage visant à obtenir la résidence permanente pour sa femme et sa fille.

 

LE CONTEXTE

[3]               Le demandeur, M. Muhammad Javid Akhter, est né au Pakistan le 1er août 1963. Il est l'aîné de neuf enfants. Depuis le décès de son père en 1995, il le remplace comme chef de famille. 

 

[4]               M. Akhter a demandé la résidence permanente au Canada le 30 avril 1997, date à laquelle il était célibataire. Parrainé par son frère, il a obtenu le droit d'établissement au Canada le 9 mai 2000. Dans l'intervalle, soit le 14 février 1999, il a épousé Neelofur Javid au Pakistan. Le couple a deux enfants, tous deux nés au Pakistan : une fille (Bakhat Khush), née le 1er janvier 2000; et un fils, né en septembre 2002. Ce dernier n'est pas touché par la décision de la Commission puisqu'il est né après l'admission de M. Akhter au Canada et que Citoyenneté et Immigration Canada a été informé de son existence dans le délai prescrit.

 

[5]               M. Akhter n’a avisé Citoyenneté et Immigration Canada qu'il était marié et qu'il avait un enfant que peu après avoir été admis au Canada, lorsqu'il a demandé à parrainer sa femme et sa fille pour l'obtention de la résidence permanente. Le 30 avril 2003, le ministère a rejeté la demande de résidence permanente de sa femme et de sa fille au motif que, sous le régime de l'alinéa 117(9)d), elles n'appartenaient pas à la catégorie du regroupement familial, M. Akhter ne les ayant pas déclarées au cours de sa propre procédure de demande de résidence permanente, de sorte qu'elles n'avaient pu faire l'objet d'un contrôle.

 

[6]               M. Akhter affirme qu'il n'a pas déclaré sa femme et sa fille parce que son mariage était alors au bord de la rupture, du fait de graves conflits qui l'opposaient non seulement à son épouse, mais aussi à sa belle-mère.

 

[7]               Une procédure d'annulation de sa résidence permanente a été engagée contre M. Akhter au motif d'une déclaration inexacte ou d'une omission faite au moment de son interrogatoire relatif à l'immigration au début de 2000 ou de son obtention du droit d'établissement au Canada en mai de la même année. À une audience tenue le 23 mai 2003, la Commission a conclu que la mesure de renvoi était valide en droit, mais que, étant donné les circonstances de la déclaration inexacte et le fait qu'une grande partie de la famille proche de M. Akhter se trouvait au Canada, il y avait des motifs d'ordre humanitaire suffisants pour justifier une dérogation spéciale à cette mesure.

 

[8]               Le 5 juin 2003, M. Akhter a déposé un avis d'appel de la décision de rejet de la demande de résidence permanente de sa femme et de sa fille. Cet appel ayant été rejeté, M. Akhter a déposé la présente demande de contrôle judiciaire le 3 août 2005.

 

LA DÉCISION CONTRÔLÉE

[9]               La Commission a rejeté l'appel de M. Akhter contre la décision de ne pas faire droit à la demande de résidence permanente de sa femme et de sa fille au titre du regroupement familial. Elle a conclu que l'alinéa 117(9)d) du Règlement s'appliquait à la femme et à la fille de M. Akhter et qu'elles ne pouvaient donc être considérées comme appartenant à la catégorie du regroupement familial du fait de leur relation avec lui.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[10]           La présente demande soulève les questions suivantes :

1.      L'alinéa 117(9)d) du Règlement est‑il inconstitutionnel, ultra vires et contraire aux instruments internationaux dont le Canada est signataire?

2.      Les termes « à l'époque où cette demande a été faite » limitent-ils l'application de l'alinéa 117(9)d) au moment du dépôt de la demande de résidence permanente?

 

ANALYSE

Les dispositions applicables

[11]           Les objectifs de la LIPR sont énoncés à son paragraphe 3(1) :

3.     (1) En matière d’immigration, la présente loi a pour objet :

 

a) de permettre au Canada de retirer de l’immigration le maximum d’avantages sociaux, culturels et économiques;

 

b) d’enrichir et de renforcer le tissu social et culturel du Canada dans le respect de son caractère fédéral, bilingue et multiculturel;

b.1) de favoriser le développement des collectivités de langues officielles minoritaires au Canada;

c) de favoriser le développement économique et la prospérité du Canada et de faire en sorte que toutes les régions puissent bénéficier des avantages économiques découlant de l’immigration;

d) de veiller à la réunification des familles au Canada;

e) de promouvoir l’intégration des résidents permanents au Canada, compte tenu du fait que cette intégration suppose des obligations pour les nouveaux arrivants et pour la société canadienne;

f) d’atteindre, par la prise de normes uniformes et l’application d’un traitement efficace, les objectifs fixés pour l’immigration par le gouvernement fédéral après consultation des provinces;

g) de faciliter l’entrée des visiteurs, étudiants et travailleurs temporaires qui viennent au Canada dans le cadre d’activités commerciales, touristiques, culturelles, éducatives, scientifiques ou autres, ou pour favoriser la bonne entente à l’échelle internationale;

h) de protéger la santé des Canadiens et de garantir leur sécurité;

 

i) de promouvoir, à l’échelle internationale, la justice et la sécurité par le respect des droits de la personne et l’interdiction de territoire aux personnes qui sont des criminels ou constituent un danger pour la sécurité;

 

j) de veiller, de concert avec les provinces, à aider les résidents permanents à mieux faire reconnaître leurs titres de compétence et à s’intégrer plus rapidement à la société.

3.     (1) The objectives of this Act with respect to immigration are

 

(a) to permit Canada to pursue the maximum social, cultural and economic benefits of immigration;

 

(b) to enrich and strengthen the social and cultural fabric of Canadian society, while respecting the federal, bilingual and multicultural character of Canada;

 

(b.1) to support and assist the development of minority official languages communities in Canada;

 

 

(c) to support the development of a strong and prosperous Canadian economy, in which the benefits of immigration are shared across all regions of Canada;

 

 

 

(d) to see that families are reunited in Canada;

 

(e) to promote the successful integration of permanent residents into Canada, while recognizing that integration involves mutual obligations for new immigrants and Canadian society;

 

(f) to support, by means of consistent standards and prompt processing, the attainment of immigration goals established by the Government of Canada in consultation with the provinces;

 

(g) to facilitate the entry of visitors, students and temporary workers for purposes such as trade, commerce, tourism, international understanding and cultural, educational and scientific activities;

 

 

 

(h) to protect the health and safety of Canadians and to maintain the security of Canadian society;

 

(i) to promote international justice and security by fostering respect for human rights and by denying access to Canadian territory to persons who are criminals or security risks; and

 

 

 

 

(j) to work in cooperation with the provinces to secure better recognition of the foreign credentials of permanent residents and their more rapid integration into society.

 

 

[12]           Le paragraphe 12(1) de la LIPR précise les conditions du classement dans la catégorie du regroupement familial :

12.     (1) La sélection des étrangers de la catégorie « regroupement familial » se fait en fonction de la relation qu’ils ont avec un citoyen canadien ou un résident permanent, à titre d’époux, de conjoint de fait, d’enfant ou de père ou mère ou à titre d’autre membre de la famille prévu par règlement.

12.     (1) A foreign national may be selected as a member of the family class on the basis of their relationship as the spouse, common-law partner, child, parent or other prescribed family member of a Canadian citizen or permanent resident.

 

[13]           Le paragraphe 13(1) de la LIPR porte sur le parrainage des étrangers de la catégorie du regroupement familial :

13.     (1) Tout citoyen canadien et tout résident permanent peuvent, sous réserve des règlements, parrainer l’étranger de la catégorie « regroupement familial ».

13.     (1) A Canadian citizen or permanent resident may, subject to the regulations, sponsor a foreign national who is a member of the family class.

 

[14]           Le paragraphe 14(1) de la LIPR habilite le gouvernement à prendre des règlements, concernant en particulier les catégories de résidents permanents ou d'étrangers :

14.      (1) Les règlements régissent l’application de la présente section et définissent, pour l’application de la présente loi, les termes qui y sont employés.

 

(2) Ils établissent et régissent les catégories de résidents permanents ou d’étrangers, dont celles visées à l’article 12, et portent notamment sur :

 

 

 

 

a) les critères applicables aux diverses catégories, et les méthodes ou, le cas échéant, les grilles d’appréciation et de pondération de tout ou partie de ces critères, ainsi que les cas où l’agent peut substituer aux critères son appréciation de la capacité de l’étranger à réussir son établissement économique au Canada;

 

b) la demande, la délivrance et le refus de délivrance de visas et autres documents pour les étrangers et les membres de leur famille;

 

c) le nombre de demandes à traiter et dont il peut être disposé et celui de visas ou autres documents à accorder par an, ainsi que les mesures à prendre en cas de dépassement;

 

 

d) les conditions qui peuvent ou doivent être, quant aux résidents permanents et aux étrangers, imposées, modifiées ou levées, individuellement ou par catégorie;

 

e) le parrainage, les engagements, ainsi que la sanction de leur inobservation;

 

f) les garanties à remettre au ministre pour le respect des obligations découlant de la présente loi;

 

g) les affaires sur lesquelles les personnes ou organismes désignés devront ou pourront statuer ou faire des recommandations au ministre sur les étrangers ou les répondants.

14.      (1) The regulations may provide for any matter relating to the application of this Division, and may define, for the purposes of this Act, the terms used in this Division.

 

(2) The regulations may prescribe, and govern any matter relating to, classes of permanent residents or foreign nationals, including the classes referred to in section 12, and may include provisions respecting

 

(a) selection criteria, the weight, if any, to be given to all or some of those criteria, the procedures to be followed in evaluating all or some of those criteria and the circumstances in which an officer may substitute for those criteria their evaluation of the likelihood of a foreign national’s ability to become economically established in Canada;

 

(b) applications for visas and other documents and their issuance or refusal, with respect to foreign nationals and their family members;

 

(c) the number of applications that may be processed or approved in a year, the number of visas and other documents that may be issued in a year, and the measures to be taken when that number is exceeded;

 

(d) conditions that may or must be imposed, varied or cancelled, individually or by class, on permanent residents and foreign nationals;

 

 

(e) sponsorships, undertakings, and penalties for failure to comply with undertakings;

 

(f) deposits or guarantees of the performance of obligations under this Act that are to be given by any person to the Minister; and

 

(g) any matter for which a recommendation to the Minister or a decision may or must be made by a designated person, institution or organization with respect to a foreign national or sponsor.

 

[15]           Le paragraphe 63(1) de la LIPR confère au répondant le droit d'appel du refus de délivrer un visa de résident permanent au membre de sa famille qu'il parraine :

63.     (1) Quiconque a déposé, conformément au règlement, une demande de parrainage au titre du regroupement familial peut interjeter appel du refus de délivrer le visa de résident permanent.

63.     (1) A person who has filed in the prescribed manner an application to sponsor a foreign national as a member of the family class may appeal to the Immigration Appeal Division against a decision not to issue the foreign national a permanent resident visa.

 

[16]           L'article 65 de la LIPR dispose ce qui suit :

65.     Dans le cas de l’appel visé aux paragraphes 63(1) ou (2) d’une décision portant sur une demande au titre du regroupement familial, les motifs d’ordre humanitaire ne peuvent être pris en considération que s’il a été statué que l’étranger fait bien partie de cette catégorie et que le répondant a bien la qualité réglementaire.

65.     In an appeal under subsection 63(1) or (2) respecting an application based on membership in the family class, the Immigration Appeal Division may not consider humanitarian and compassionate considerations unless it has decided that the foreign national is a member of the family class and that their sponsor is a sponsor within the meaning of the regulations.

 

[17]           L'article 51 du Règlement dispose que quiconque cherche à devenir résident permanent doit informer l'agent d'immigration au point d'entrée de tout changement de sa situation, notamment sous le rapport de l'état matrimonial :

51.     L’étranger titulaire d’un visa de résident permanent qui, à un point d’entrée, cherche à devenir un résident permanent doit :

 

a) le cas échéant, faire part à l’agent de ce qui suit :

 

(i)         il est devenu un époux ou conjoint de fait ou il a cessé d’être un époux, un conjoint de fait ou un partenaire conjugal après la délivrance du visa,

 

 

(ii)        tout fait important influant sur la délivrance du visa qui a changé depuis la délivrance ou n’a pas été révélé au moment de celle-ci;

 

b) établir, lors du contrôle, que lui et les membres de sa famille, qu’ils l’accompagnent ou non, satisfont aux exigences de la Loi et du présent règlement.

51.     A foreign national who holds a permanent resident visa and is seeking to become a permanent resident at a port of entry must

 

(a) inform the officer if

 

 

(i)         the foreign national has become a spouse or common-law partner or has ceased to be a spouse, common-law partner or conjugal partner after the visa was issued, or

 

(ii)        material facts relevant to the issuance of the visa have changed since the visa was issued or were not divulged when it was issued; and

 

(b) establish, at the time of the examination, that they and their family members, whether accompanying or not, meet the requirements of the Act and these Regulations.

 

[18]           L'alinéa 117(9)d) du Règlement est libellé comme suit :

117.     (9) Ne sont pas considérées comme appartenant à la catégorie du regroupement familial du fait de leur relation avec le répondant les personnes suivantes :

 

[…]

 

d) sous réserve du paragraphe (10), dans le cas où le répondant est devenu résident permanent à la suite d’une demande à cet effet, l’étranger qui, à l’époque où cette demande a été faite, était un membre de la famille du répondant n’accompagnant pas ce dernier et n’a pas fait l’objet d’un contrôle.

117.     (9) A foreign national shall not be considered a member of the family class by virtue of their relationship to a sponsor if

 

 

 

(d) subject to subsection (10), the sponsor previously made an application for permanent residence and became a permanent resident and, at the time of that application, the foreign national was a non-accompanying family member of the sponsor and was not examined.

 

[19]           Enfin, le paragraphe 117(10) du Règlement (Règlement modifiant le Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2004‑167) porte ce qui suit :

117.     (10) Sous réserve du paragraphe (11), l’alinéa (9)d) ne s’applique pas à l’étranger qui y est visé et qui n’a pas fait l’objet d’un contrôle parce qu’un agent a décidé que le contrôle n’était pas exigé par la Loi ou l’ancienne loi, selon le cas.

117.     (10) Subject to subsection (11), paragraph (9)(d) does not apply in respect of a foreign national referred to in that paragraph who was not examined because an officer determined that they were not required by the Act or the former Act, as applicable, to be examined.

 

La norme de contrôle

 

[20]           Les deux questions en litige dans la présente demande portent sur l'interprétation de l'alinéa 117(9)d) du Règlement et son application aux faits. Ce sont donc des questions mixtes de fait et de droit, n'exigeant à ce titre qu'un degré peu élevé de retenue judiciaire. S'il est vrai que la Commission possède une compétence considérable en matière d'application de la LIPR et du Règlement, elle n'en a pas nécessairement plus que notre Cour sous le rapport de l'interprétation du droit. Par conséquent, étant donné que sont ici en jeu aussi bien le droit que les faits, la norme de contrôle applicable paraît être celle de la décision raisonnable simpliciter. Voir Dave c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 510, [2005] A.C.F. no686 (QL), au paragraphe 4; et Ly c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] 4 C.F. 658, 2003 CFPI 527, [2003] A.C.F. no 681 (QL), aux paragraphes 17 à 20.

 

L'alinéa 117(9)d) du Règlement est-il inconstitutionnel, ultra vires et contraire aux instruments internationaux dont le Canada est signataire?

 

[21]           S'il est vrai que la règle stare decisis ne s'applique pas aux décisions des juges de la même Cour, la courtoisie judiciaire exige qu'on suive ces décisions, sauf motifs puissants de s'en écarter. Or, de puissants motifs commandent que nous suivions ici De Guzman et n'en distinguions pas la présente instance. Voir Dave, précitée, au paragraphe 17.

 

[22]           On peut lire au paragraphe 27 de Chiarelli, précité, la conclusion suivante :

Le Parlement a donc le droit d'adopter une politique en matière d'immigration et de légiférer en prescrivant les conditions à remplir par les non-citoyens pour qu'il leur soit permis d'entrer au Canada et d'y demeurer. C'est ce qu'il a fait dans la Loi sur l'immigration [et la protection des réfugiés].

 

Le Règlement, pris en application des alinéas b) et d) du paragraphe 14(2) de la LIPR, met en œuvre le pouvoir souverain du Parlement de régler l'admission au Canada : De Guzman, précitée, aux paragraphes 34 et 35.

[23]           L'objet de la réunification des familles consiste à favoriser le classement des membres de la famille dans la catégorie du regroupement familial. Pour que les membres de sa famille soient considérés comme appartenant à cette catégorie, M. Akhter avait donc l'obligation de les déclarer afin qu'on puisse envisager les procédures nécessaires dans le cadre de ce classement. Voir Collier c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2004), 260 F.T.R. 266, 2004 CF 1209, [2004] A.C.F. no 1445 (QL), au paragraphe 33; Azizi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 354, [2005] A.C.F. no 436, aux paragraphes 36 et 37; et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. De Guzman, 2005 CF 1255, [2005] A.C.F. no 1520, au paragraphe 25. Ainsi que le faisait observer le juge Michael Kelen au paragraphe 38 de De Guzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] 2 R.C.F. 162, [2004] A.C.F. no 1557 (QL) :

L'objet de la réunification des familles n'outrepasse pas, ne surpasse pas, ne supplante pas ou n'éclipse pas l'exigence de base selon laquelle la législation en matière d'immigration doit être respectée et administrée d'une façon ordonnée et juste. On ne peut pas permettre à une demanderesse de présenter sous un faux jour les membres de sa famille et son état matrimonial afin de se soustraire à la législation en matière d'immigration et, par la suite, de contester la validité de la catégorie du regroupement familial en prétendant qu'elle contrevient à la loi parce qu'elle entrave la réunification de sa famille. L'obtention d'un tel résultat serait contraire à l'administration correcte, juste et ordonnée de la législation en matière d'immigration.

 

 

[24]           Pour paraphraser le paragraphe 27 de Chiarelli, précité, la conclusion obligatoire que l'auteur d'une demande de résidence permanente n'appartient pas à la catégorie du regroupement familial n'a rien de fondamentalement injuste. M. Akhter n'est pas la victime d'un acte ou d'une omission de l'État portant atteinte à ses droits fondamentaux, mais se trouve empêché de parrainer les membres de sa famille parce qu'il a dissimulé des renseignements demandés par les autorités aux fins de l'examen de sa demande de résidence permanente. Voir De Guzman, précitée, au paragraphe 66; Azizi, précitée, au paragraphe 29; et Dave, précitée, au paragraphe 16. La jurisprudence révèle que les tribunaux judiciaires sont en général rien moins que disposés à fermer les yeux sur les fautes commises par le demandeur. Voir Bury c. Murray (1894), 24 R.C.S. 77; et Fleming (Succession Gombosh) c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 415, [1986] A.C.S. no 22 (QL), au paragraphe 20.

 

[25]           Il n'est pas nécessaire de prendre en compte les motifs d'ordre humanitaire pour se conformer aux principes de justice fondamentale. Comme il est dit à l'article 65 de la LIPR, la Commission ne peut prendre ces motifs en considération dans le cadre d'un appel du refus de délivrer le visa de résident permanent à la suite d'une demande de parrainage au titre du regroupement familial que si elle a statué que la personne parrainée fait bien partie de cette catégorie, ce qui n'est pas le cas dans la présente espèce. Voir Yen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 1307, [2005] A.C.F. no 1583 (QL), au paragraphe 20. Il reste cependant possible à la femme et à la fille de M. Akhter de présenter une demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR. Si une telle demande était accueillie, M. Akhter, sa femme et sa fille pourraient être réunis. Voir Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 678, [2005] A.C.F. no 852 (QL), au paragraphe 18.

 

[26]           En fait, il serait contraire aux principes de justice fondamentale de permettre à un demandeur de parrainer les membres de sa famille dont il a dissimulé l'existence afin de faire accueillir sa demande de résidence permanente. Voir De Guzman, précitée, aux paragraphes 67 et 70; et Flores c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 854, [2005] A.C.F. no 1073 (QL), aux paragraphes 49 et 50. Les droits garantis à M. Akhter par la Charte canadienne des droits et libertés ne sont pas ici en cause.

 

[27]           Dans la présente espèce, les instruments internationaux invoqués par M. Akhter ne changent rien à cette conclusion. Comment pourrait‑on considérer comme appartenant à la catégorie du regroupement familial des membres de la famille d'un demandeur qui ne les a pas déclarés? À chaque droit correspond une obligation, qui était en l'occurrence de déclarer une situation familiale. En outre, l'alinéa 3(3)f) de la LIPR incorpore dans le droit canadien les instruments internationaux portant sur les droits de l'homme sous réserve de la promulgation de dispositions législatives expresses en ce sens. Le droit international non incorporé au droit canadien peut s'avérer utile pour la définition du contexte d'une disposition déterminée, mais rien de plus. Voir Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, [1999] A.C.S. no 39 (QL), aux paragraphes 69 et 70; Rahaman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 3 CF 537, 2002 CAF 89, [2002] A.C.F. no 302, aux paragraphes 35 et 36; et Flores, précitée, au paragraphe 45.

 

[28]           L'alinéa 117(9)d) du Règlement est donc valide. Il n'est ni inconstitutionnel, ni ultra vires, ni contraire au droit international.

 

Les termes « à l'époque où cette demande a été faite » limitent-ils l'application de l'alinéa 117(9)d) au moment du dépôt de la demande de résidence permanente?

 

[29]           L'argument de M. Akhter a les implications suivantes, qu'illustre bien sa propre situation. L'auteur d'une demande d'établissement est célibataire au moment précis où il la dépose. Il se marie quelque temps plus tard, ou même le lendemain. Bien que la loi l'oblige à dire la vérité [paragraphe 16(1) de la LIPR] et qu'il soit tenu de démontrer à l'agent des visas qu'il remplit toutes les conditions législatives et réglementaires [paragraphe 11(1) de la LIPR], il dissimule des renseignements qui compromettraient l'acceptation de sa demande. Or, il veut plus tard parrainer des membres de sa famille et trouve injuste de devoir alors subir les conséquences de leur

non-déclaration.

 

[30]           L'interprétation littérale de la disposition en cause paraît absurde. Si on limitait ainsi l'interprétation des termes « à l'époque où cette demande a été faite », il s'ensuivrait que le demandeur pourrait délibérément omettre de déclarer sa situation familiale sans en subir de conséquences. Est‑il logique que le demandeur puisse omettre de déclarer des membres de sa famille et obtenir néanmoins qu'ils soient considérés comme appartenant à la catégorie du regroupement familial?

[31]           C'est un principe élémentaire du droit qu'une interprétation aux conséquences absurdes ne peut être retenue. Le législateur est présumé avoir l'intention d'éviter de tels résultats lorsqu'il promulgue une disposition. Voir Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), précité, au paragraphe 27; et Cuskic, précité, au paragraphe 25. Il faut adopter l'interprétation la plus pratique et la plus efficace si la loi le permet, quand bien même, comme il arrive parfois, le libellé semblerait indiquer une autre direction : Berardinelli c. Ontario Housing Corp., [1979] 1 R.C.S. 275.

 

[32]           Jusqu'à maintenant, notre Cour a adopté dans la majorité de ses décisions pertinentes la position du ministre selon laquelle la demande d'établissement est un processus continu qui rend l'alinéa 117(9)d) applicable à toutes les étapes de la prise de décision : Benjelloun c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 844, [2005] A.C.F. no 1069 (QL), au paragraphe 12; Tallon c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 1039, [2005] A.C.F. no 1288 (QL), au paragraphe 11; et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. De Guzman, précitée, au paragraphe 22 et 23.

 

[33]           Toute autre interprétation paraîtrait étrangère aux objectifs de l'alinéa 117(9)d), soit l'incitation à communiquer tous les renseignements pertinents et la protection de l'intégrité de la procédure d'immigration. Elle permettrait aux demandeurs de contourner la disposition si facilement que la logique du législateur en serait rendue inopérante.

 

[34]           L'interprétation juste des termes « à l'époque où cette demande a été faite » est de leur attribuer le même sens qu'aux expressions « au cours de cette procédure de demande » ou « pendant cette procédure de demande ». La procédure de demande est en cours à partir du jour où le demandeur dépose sa demande jusqu'au jour où elle est rejetée ou accueillie. Cette interprétation découle logiquement du fait qu'est exclu de la catégorie du regroupement familial sous le régime de l'alinéa 117(9)d) le membre de la famille du répondant n'accompagnant pas ce dernier et qui n'a pas fait l'objet d'un contrôle. Si la date du dépôt de la demande était la date pertinente aux fins d'établir l'applicabilité de l'alinéa 117(9)d), aucun étranger ne serait exclu de la catégorie du regroupement familial : l'étranger est logiquement interrogé après le dépôt de la demande, et non avant. Cette interprétation est étayée par l'addition au Règlement du paragraphe 117(10).

 

[35]           Encore une fois, la logique oblige à assimiler « l'époque où cette demande a été faite » dont parle l'alinéa 117(9)d) du Règlement à la période qui s'étend du dépôt de la demande de résidence permanente jusqu'à l'achèvement de la procédure par l'octroi du droit d'établissement, afin de permettre à l'agent de décider, à tout moment de cette période, de ne pas contrôler un étranger n'accompagnant pas son répondant.

 

CONCLUSION

[36]           L'alinéa 117(9)d) du Règlement est une expression du pouvoir qu'a le Parlement de régler l'admission au Canada. Il n'est ni inconstitutionnel, ni ultra vires, ni contraire à la LIPR ou aux instruments internationaux dont le Canada est signataire. Il n'empêche pas l'étranger en cause de demander au ministre d'appliquer en sa faveur le paragraphe 25(1) de la LIPR pour des motifs d'ordre humanitaire. L'alinéa 117(9)d) du Règlement est applicable tout au long de la procédure d'immigration, depuis le dépôt de la demande jusqu'à l'octroi du droit d'établissement. S'il en était autrement, il serait dénué d'effet concret et pratique et ne pourrait être censé apporter une solution de droit (voir l'article 12 de la Loi d'interprétation, L.R.C. 1985, ch. I‑21).

 

[37]           Comme la Commission n'a pas commis d'erreur en rejetant l'appel de M. Akhter, la Cour n'a aucune raison de mettre sa décision en cause. En conséquence, je suis d'avis de rejeter la demande de contrôle judiciaire.

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

1.         La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.         Aucune question grave de portée générale n'a été proposée, et aucune question n'est certifiée.

 

 

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑4706‑05

 

INTITULÉ :                                       MUHAMMAD JAVID AKHTER

                                                            c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L'IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L'AUDIENCE :               LE 30 MARS 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 12 AVRIL 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Stewart Istvanffy

 

POUR LE DEMANDEUR

Ian Demers

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Stewart Istvanffy

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

 

John H. Sims, c.r.                                                         FOR THE RESPONDENT

Sous-procureur général du Canada

 

 POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

 

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