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     Date : 19971107

     Dossiers : T-1636-81

     T-3150-92

     T-956-93

ENTRE :      T-1636-81

     JOE MATHIAS et la

     BANDE INDIENNE DE SQUAMISH et al,

     demandeurs,

     et

     SA MAJESTÉ LA REINE et al,

     défendeurs.

ENTRE :      T-3150-92

     LA CHEF WENDY GRANT et la

     BANDE INDIENNE DE MUSQUEAM et al,

     demandeurs,

     et

     SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA et al,

     défendeurs.

ET ENTRE :      T-953-93

     LEONARD GEORGE, en qualité de chef,

     et la BANDE INDIENNE DE BURRARD et al,

     demandeurs,

     et

     SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA et al,

     défendeurs.

     ORDONNANCE ET MOTIFS

LE JUGE JOYAL

[I.]      La présente requête vise à régler un différend qui oppose les demandeurs et les défendeurs au sujet de la convenance de certaines questions que les demandeurs ont posées le 27 octobre 1997 lors de l'interrogatoire préalable d'un dénommé William R. Cooke, représentant de la défenderesse.

[2]      La principale question à trancher concerne la portée de l'interrogatoire préalable. La question est d'autant plus complexe que les faits de l'affaire, qui concernent des droits opposés sur la réserve indienne no 6, située à Vancouver (C.-B.), se sont produits entre 1913 et le début des années 1960. Dans ces circonstances, le compte rendu doit nécessairement être fondé sur des documents historiques et non sur des témoignages. De plus, la formulation habituelle des questions et des réponses concernant l'étendue des connaissances des témoins au sujet de certains faits est limitée en conséquence.

[3]      À ces facteurs s'ajoute le fait que de longs interrogatoires préalables écrits ont été échangés entre les parties et que le litige en question, qui a débuté en 1981, concerne non seulement les parties elles-mêmes, mais deux autres bandes indiennes, qui formulent toutes une réclamation à l'encontre de la défenderesse. Les dossiers de la Cour renferment donc une liasse de lettres toutes plus longues les unes que les autres qui ont été échangées entre plusieurs avocats et qui portent pour la plupart sur l'admissibilité et la pertinence des questions posées aux témoins des autres parties. En réalité, trois affaires sont instruites ensemble devant la Cour. La rédaction et le dépôt des plaidoiries écrites ont nécessité un an et une autre année devra probablement s'écouler avant que l'instruction puisse débuter.

[4]      Comme je l'ai déjà mentionné, la principale question dont je suis saisi concerne la portée de l'interrogatoire préalable du représentant de Sa Majesté, M. Cooke, eu égard au fait que le compte rendu des événements historiques se trouve uniquement dans les documents de Sa Majesté, lesquels peuvent être complétés ou appuyés lorsque c'est possible par le témoignage verbal. M. Cooke est un fonctionnaire à la retraite qui a oeuvré pendant 25 ans au sein du ministère des Affaires indiennes et du Nord; lorsqu'il a pris sa retraite en 1993, il était directeur général régional des Affaires indiennes en Colombie-Britannique. Au cours de l'interrogatoire, les avocats des demandeurs lui ont posé environ 25 questions qui ont été contestées pour les motifs suivants :

     1.      les parties s'étaient déjà entendues pour restreindre considérablement la portée de l'interrogatoire préalable;
     2.      la question était une question de droit contestable;
     3.      les demandeurs ne pouvaient tenter d'obtenir des réponses aux types de questions auxquels ils s'étaient précédemment eux-mêmes opposés au cours de leur propre interrogatoire préalable;
     4.      si la portée des documents dont les demandeurs demandent la communication préalable devait être étendue, les procédures relatives à la phase 2, dont la date avait été fixée au 15 décembre 1997 en ce qui a trait aux exposés préliminaires et au 26 janvier 1998 en ce qui a trait à la présentation de la preuve, seraient sérieusement retardées;
     5.      Bon nombre des questions posées visaient à obtenir de simples avis et non des faits et il est préférable de laisser à des historiens experts le soin de répondre à ce genre de questions.

[5]      Ce n'est pas la première fois que des objections portant sur l'interrogatoire préalable sont soulevées dans des instances concernant des revendications d'Indiens. Dans l'arrêt Bande indienne de Wewayakum c. Canada et al., [1992] 2 C.N.L.R. 177, le juge Addy était saisi de ce type d'objection et a résumé l'objet des interrogatoires préalables ainsi que la portée de la communication préalable de documents. À la page 184, il a cité l'extrait suivant de l'arrêt Reading and Bates Construction Co. et al. c. Baker Energy Resources Corp. (1988), 25 F.T.R. 226, p. 229 :

     Le but de l'interrogatoire préalable, qu'il soit fait oralement ou par la production de documents, est d'obtenir des admissions en vue de faciliter la preuve des questions en litige entre les parties. On a tendance aujourd'hui à accroître les possibilités de communication franche et complète de la preuve permettant à la partie de prouver ses allégations ou de réfuter celles de son adversaire. La communication peut servir à faire ressortir plus nettement les questions, permettant ainsi d'éviter d'en faire inutilement la preuve au procès et de réduire ainsi les frais de l'instruction. La communication peut également donner des armes très utiles en vue du contre-interrogatoire.         

     En ce qui a trait à la question du témoignage d'opinion, le juge Addy a formulé les remarques suivantes à la page 186 :

     Bien qu'on la qualifie souvent d'opinion, la simple expression d'une conclusion évidente et que tirerait nécessairement toute personne ordinaire à la lumière de certains faits doit de toute évidence être distinguée de l'opinion qui résulte de l'analyse de certains faits précis, qui exigent une certaine compétence ou certaines connaissances techniques de la part de la personne qui l'exprime, et elle doit évidemment être distinguée d'une conclusion complexe ou indirecte exigeant un examen ou une analyse spéciale ou détaillée de certains faits qui n'emporterait pas nécessairement l'adhésion de toute personne ordinaire.         

     Le juge Addy a ensuite ajouté ce qui suit :

     Les demandeurs soutiennent essentiellement que seul un historien expert peut légalement témoigner au sujet de faits qui sont survenus il y a trop longtemps pour que des personnes puissent en témoigner. L'historien doit donc être considéré comme le seul juge du fait ainsi que comme la personne dont on sollicite l'avis. Il semble que son opinion puisse aussi être fondée sur d'autres faits, à condition qu'ils soient constatés par un autre historien. Voilà, en fait, une théorie étrange qui ne peut s'expliquer que par une interprétation étroite et restrictive de certains énoncés de quelques juristes de la Colombie-Britannique. Cela nous conduit par ailleurs à la conclusion inacceptable suivant laquelle lorsque la réclamation d'un plaideur est fondée sur un titre ancestral ou sur des questions qui sont si anciennes qu'il n'en reste plus de témoins, ce plaideur serait seulement tenu de produire des documents et ne pourrait être interrogé au préalable au sujet des faits précis qui se rapportent véritablement à la réclamation, étant donné que le plaideur n'est évidemment pas un historien expert et que c'est le plaideur et non une personne qui est complètement étrangère à l'action qui doit répondre aux questions qui sont posées au cours de l'interrogatoire préalable.         

[6]      Dans une décision antérieure portant encore une fois sur des revendications d'Indiens, soit l'arrêt Cardinal et al. c. La Reine (1977), 2 C.F. 698, la Cour d'appel fédérale a commenté à la page 704 les questions en litige qui étaient énoncées dans les plaidoiries écrites et statué que la preuve de faits similaires n'est pas pertinente à leur égard. En d'autres termes, l'expérience que Sa Majesté a vécue relativement à d'autres réserves indiennes n'est pas pertinente.

[7]      Ce principe a été répété plus tard dans l'arrêt Ford Motor Co. of Canada c. Le ministre du Revenu national (1991), 4 T.C.T. 6156 (C.F. 1re inst.), où la Cour a décidé que la façon dont le ministre traitait d'autres personnes assujetties à la même loi n'était pas pertinente. Selon la Cour, l'interrogatoire préalable portant sur cette question risquerait de semer la confusion.

[8]      Les principes jurisprudentiels concernant la portée de l'interrogatoire préalable sont bien connus maintenant : l'interrogatoire doit porter sur les faits et non sur la preuve; les questions qui visent à obtenir des avis ne sont habituellement pas permises; selon le principe général exprimé à la Règle 458(2), le témoin agissant en qualité de représentant est tenu, avant l'interrogatoire, de faire toutes les recherches raisonnables auprès de tout fonctionnaire, préposé, mandataire ou employé actuel ou antérieur des parties, y compris ceux qui se trouvent à l'extérieur du Canada, qui pourrait avoir des renseignements au sujet de tout aspect de l'action. Malheureusement, dans la présente affaire, cette disposition particulière de la Règle 458(2) ne s'applique tout simplement pas, car il ne semble pas exister de fonctionnaire, préposé, mandataire ou employé qui aurait survécu à la période plus critique de l'histoire en question et auprès duquel le témoin représentant aurait pu s'informer.

[9]      En plus des longues plaidoiries écrites, la Cour est saisie de quelque 20 000 à 30 000 documents tirés des dossiers de Sa Majesté et des Archives nationales, de réponses à des questions écrites, d'une panoplie de renseignements consignés par écrit sans avoir été attestés et d'une liasse de lettres échangées entre les différents avocats des parties au fil des années. Il convient toutefois de rappeler que ces documents ne permettent pas en soi d'obtenir des réponses complètes aux questions dont je suis saisi.

[10]      Afin de mieux cerner le débat, j'ai tenté de classer certaines des objections formulées par les avocats des défendeurs afin d'obtenir des listes plus faciles à manier et de rendre des décisions plus générales à leur sujet. D'autre part, la décision relative à certaines demandes de renseignements qui sont contestées a été différée et ces objections sont examinées séparément. Dans le cadre de cette démarche, il faut toujours se rappeler que l'interrogatoire préalable vise à mieux rendre justice et non à entraver le cours de la justice. Bien entendu, il s'agit tout simplement là d'une façon plus obscure de dire que la question doit être tranchée en fonction des circonstances de chaque cas.

1.      Questions concernant le rapport annuel que la défenderesse a remis au Parlement, à la pièce V12, questions 24 à 29, 34, 45, 46, 51, 68 et 95 : à mon avis, les rapports antérieurs à l'année au cours de laquelle M. Cooke a commencé à travailler pour Sa Majesté parlent d'eux-mêmes et les questions s'y rapportant visent simplement à obtenir un avis ou des suppositions. Il est préférable que ces questions soient tranchées lors des plaidoiries verbales. Dans le cas des rapports plus récents, la portée de l'interrogatoire s'y rapportant pourrait être plus étendue, mais encore là, les réponses ne seront peut-être pas très instructives.
2.      Questions 98, 100 et 111 : l'objection de la défenderesse à ces questions est, à mon avis, bien fondée.
3.      Question no 129 : l'objection de la défenderesse est maintenue.
4.      Questions nos 132 et 135 : le témoin doit dire s'il existe des documents tenant compte des besoins futurs estimatifs de la bande de Squamish en 1946. Cette question pourrait être considérée comme une question inappropriée; néanmoins, une question plus générale concernant l'existence d'une politique de cette nature à cette époque convient et pourrait, bien entendu, donner lieu à une réponse restreinte seulement. D'autre part, la question 136 semble équitable et le témoin pourrait y répondre rapidement par un simple oui ou non.
5.      Questions 149, 150 et 153 : l'objection est maintenue.
6.      Questions 155 et 159 : l'objection est maintenue.
7.      Questions 202, 218, 223 et 243 : ces questions sont traitées en réponse à la demande no 8.
8.      Questions 254 et 259 : ces questions sont admissibles dans la mesure où le témoin est au courant des renseignements s'y rapportant.
9.      Demandes :
     (1) no 6 :      l'objection est maintenue.
     (2) no 8 :      la question est admissible.
     (3) no 12 :      il se peut qu'une réponse restreinte soit donnée à cette question, qui demeure néanmoins valide.
     (4) no 14 :      cette demande, qui concerne les évaluations des terres de la réserve indienne no 6 entre 1940 et 1965, est valide et pourrait, bien entendu, faire l'objet d'une réponse restreinte; cependant, si l'objet de la question concerne les terres adjacentes à celles de la réserve indienne no 6, l'objection est maintenue.

[11]      Il me semble que peu de règles absolues existent au sujet de la portée de l'interrogatoire préalable. Elles sont toutes liées dans une certaine mesure au contexte du différend ou de la controverse qui oppose les parties. De plus, dans le contexte d'une affaire où les éléments de preuve disponibles sont des données historiques, il convient de rappeler les remarques que le juge Addy a formulées dans l'arrêt Bande indienne de Wewayakum (supra), où il a longuement commenté la validité de certaines questions posées par une partie alors que l'autre partie avait soulevé les mêmes objections au sujet du même type de questions.

[12]      Après l'instruction de la même affaire dont la décision a été publiée dans (1995), 99 F.T.R. 1, le juge Teitelbaum a également formulé des commentaires intéressants à la page 16. Je les reproduis ici parce qu'ils résument très bien la question à laquelle la Cour doit répondre en définitive au sujet du présent litige : quelle est la bonne interprétation à donner aux événements qui sont relatés essentiellement uniquement dans de vieux documents et registres? Voici ce qu'a dit le juge Teitelbaum :

     Après avoir passé en revue les longues représentations écrites, les plaidoiries, les rapports d'experts et la preuve, de même que les innombrables documents, si justement décrits par l'un des témoins dans les termes suivants : [traduction] "les nombreux, nombreux, nombreux documents..." [vol. 48, page 6553], je constate que les parties ont ceci de commun entre elles, qu'elles ont toutes trois tenté de reconstituer les événements qui se sont déroulés au cours des cent dernières années sur la foi de nombreux documents parfois contradictoires, sans bénéficier des témoins des événements en question. Pour cette raison, la Cour doit s'en remettre à la preuve documentaire et doit s'acquitter de la tâche peu enviable et intimidante de passer au crible les milliers de documents et rapports d'experts pour tenter tant bien que mal de déterminer et de comprendre les événements qui se sont déroulés au cours des cent dernières années. La Cour doit en même temps éviter de considérer un document isolément à l'appui des prétentions de l'une des parties, sans examiner la preuve dans son ensemble, et elle ne doit pas non plus succomber à l'envie d'analyser de façon excessivement tatillonne un mot ou une phrase dans un document donné. Dans l'affaire dont je suis saisi en l'espèce, une simple phrase qui, dans une lettre, contient le terme [traduction ] "ces Indiens" pour renvoyer soit aux Lekwiltach, soit aux Wewaikai, a fait l'objet d'un long débat. J'ajouterai qu'il n'est pas du tout dans mon intention de critiquer le rôle ou la compétence de l'un ou l'autre avocat, mais simplement, la nature même de la présente affaire semble avoir éveillé chez eux une propension à l'analyse soignée. La situation a été davantage compliquée par le fait que les documents ou leurs auteurs ne paraissaient pas toujours être uniformes. Ainsi, une personne a pu écrire une chose dans une lettre et affirmer exactement le contraire cinq ans plus tard dans une autre lettre. Par conséquent, pour tenter d'une manière ou d'une autre de comprendre une contradiction ou un illogisme, la Cour doit examiner le document en tenant compte de l'année au cours de laquelle il a été écrit, de ce qui se déroulait à cette époque et de ce qui s'est produit dans l'intervalle. Pour cette raison, dans une affaire comme l'espèce, il est crucial et essentiel que les documents soient remis dans leur contexte historique. À la fin, la Cour sera appelée à soupeser tous les éléments de preuve et à tirer des conclusions de fait raisonnables. Pour ce faire, elle doit également prendre soin d'interpréter la preuve dans le contexte du dossier historique entier plutôt que d'isoler un événement ou un document donné et de trancher la question...         

[13]      Il est bien certain que les commentaires du juge Addy au sujet de la portée de l'interrogatoire préalable concernent en réalité le droit fondamental des parties d'être traitées de façon équitable et égale. Quant aux commentaires du juge Teitelbaum, ils concernent les difficultés auxquelles se heurte un tribunal qui tente d'interpréter de façon contextuelle des documents historiques lorsqu'ils sont examinés à une époque contemporaine. À mon avis, les deux juges ont voulu rappeler à mots couverts que, dans un litige qui traîne depuis aussi longtemps que la présente affaire, il y a peut-être lieu de restreindre les obstacles ou les contestations devant le juge qui préside à l'instruction.

[14]      Les frais suivront l'issue de la cause.

                             (s) L. Marcel Joyal

                                     Juge

Le 7 novembre 1997

Vancouver (Colombie-Britannique)

Traduction certifiée conforme             

                                 François Blais, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

INTITULÉ DE LA CAUSE :      T-1636-81      JOE MATHIAS et al.,

                         c.

                         SA MAJESTÉ LA REINE et al.

                 T-3150-92      LA CHEF WENDY GRANT et al.,

                         c.

                         SA MAJESTÉ LA REINE.

                 T-953-93      LEONARD GEORGE, en qualité de chef, et al.

                         c.

                         SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L'AUDIENCE :          Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L'AUDIENCE :          27 octobre 1997

ORDONNANCE ET MOTIFS DU JUGE JOYAL

en date du 7 novembre 1997

ONT COMPARU :

     Me Greg McDade et          pour les demandeurs (Joe Mathias et al)

     Me J. Rich

     Me Rod Whittaker          pour les défendeurs

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

     Sierra Legal Defence      pour les demandeurs (Joe Mathias et al)

     Vancouver (C.-B.)

     Ratcliffe & Co.          pour les demandeurs (Joe Mathias et al)

     Vancouver (C.-B.)

     Blake, Cassels          pour les demandeurs (Wendy Grant et al)

     Vancouver (C.-B.)

     Ganapathi Ashcroft      pour les demandeurs (Leonard George et al)

     Vancouver (C.-B.)

     Me George Thomson          pour les défendeurs

     Sous-procureur général

     du Canada

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