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Date : 20050513

Dossier : T-1235-04

Référence : 2005 CF 693

ENTRE :

                                                          EDWARD PENGELLY

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                           défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE HARRINGTON

[1]                Il s'agit de déterminer en l'espèce si l'utilisation d'ordinateurs personnels par les détenus des pénitenciers fédéraux constitue un problème de sécurité. Voici le contexte de l'affaire.

[2]                Jusqu'à une période assez récente, les détenus avaient le droit de posséder des ordinateurs personnels approuvés. Certaines restrictions s'appliquaient aux ordinateurs, à leurs périphériques et à leurs logiciels. Par exemple, les ordinateurs devaient être autonomes et ne pouvaient être connectés à Internet ou à un service de courrier électronique.


[3]                Le commissaire du Service correctionnel du Canada a modifié cette politique. Les ordinateurs personnels ne sont plus permis, sous réserve de certaines clauses de droits acquis.

[4]                Edward Pengelly était, et est encore, détenu au pénitencier de Kingston. Ni lui ni aucun autre détenu n'a été consulté au sujet de cette décision.

[5]                Le paragraphe 74(1) du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620, est libellé comme suit :

Lorsqu'il est insatisfait d'une action ou d'une décision de l'agent, le délinquant peut présenter une plainte au supérieur de cet agent, par écrit et de préférence sur une formule fournie par le Service.

Where an offender is dissatisfied with an action or a decision by a staff member, the offender may submit a written complaint, preferably in the form provided by the Service, to the supervisor of that staff member.

[6]                M. Pengelly soutient, à bon droit, que la décision d'interdire les ordinateurs l'a touché en tant qu'utilisateur d'un ordinateur, tout comme les autres utilisateurs d'ordinateurs au sein de la population carcérale.

[7]                Il soutient que la décision ne concerne pas des questions de sécurité. Le procureur général n'est pas d'accord.

[8]                Il s'agit d'un contrôle judiciaire de la Directive du commissaire n ° 090 et de son annexe A, datées du 30 juin 2003, en ce qu'elles concernent les ordinateurs et les jeux électroniques appartenant aux détenus et faisant partie de leurs effets personnels.

[9]                En ce qui concerne le contrôle judiciaire que la Cour doit exercer, il ne s'agit pas de déterminer si l'utilisation des ordinateurs personnels est une question de sécurité, mais plutôt d'établir si la décision du commissaire selon laquelle l'utilisation de ces ordinateurs est une question de sécurité était déraisonnable.

[10]            Le commissaire dirige le Service correctionnel du Canada (SCC). Le commissaire est investi d'une responsabilité énorme. Le système correctionnel fédéral a pour objet de contribuer au maintien d'une société juste, vivant en paix et en sécurité. Il le fait d'une part en assurant l'exécution des peines imposées par les tribunaux au moyen de mesures de garde et de surveillance sécuritaires et humaines et, d'autre part, en favorisant la réadaptation des délinquants et leur réinsertion sociale. Le Service doit faire en sorte que les mesures nécessaires à la protection du public, des agents et des délinquants soient le moins restrictives possible. Néanmoins, la protection de la société est le critère prépondérant lors de l'application du processus correctionnel (Loi, articles 3 et 4).


[11]            Avant de décider de modifier la politique du SCC concernant les ordinateurs personnels, le commissaire a tenu compte d'un rapport commandé à des ressources externes intitulé « Les détenus et les ordinateurs : Évaluation de la menace et des risques » . Le rapport soulignait les progrès importants en technologie de l'information. D'une part, la technologie de l'information présente des avantages évidents en matière de réadaptation des délinquants grâce aux activités d'éducation et de recyclage qu'elle permet. D'autre part, de nombreux détenus qui ne sont pas réadaptés pourraient commettre d'autres infractions s'ils en avaient la possibilité, et il existe un risque important que les détenus utilisent les ordinateurs pour faciliter leurs activités criminelles. Il a été recommandé que les autorités interdisent aux détenus de posséder un ordinateur personnel dans leur cellule mais, en plus, qu'elles empêchent ceux qui en ont déjà un de le conserver. En effet, les auteurs du rapport recommandaient de retirer les ordinateurs se trouvant dans les cellules. Ils suggéraient que le SCC aménage des salles d'ordinateurs supervisées et gérées de façon très étroite où les détenus pourraient suivre une formation, effectuer des recherches personnelles à caractère éducatif ou juridique ou y faire des tâches facilitant la réadaptation. Le rapport adoptait la même position en ce qui concerne les jeux vidéo et les autres jeux électroniques. Le commissaire n'a pas suivi toutes ces recommandations. En effet, il a interdit les nouveaux ordinateurs et il a élaboré des programmes, après consultation avec les détenus, visant l'utilisation d'ordinateurs appartenant au SCC et placés sous sa supervision. Cependant, les détenus possédant déjà des ordinateurs ont eu le droit de les conserver pendant leur détention, mais il semble qu'ils perdraient ce droit s'ils étaient transférés dans un autre établissement.


[12]            La Cour a pris connaissance de l'affidavit et des réponses en contre-interrogatoire de Jason Cormier, agent de projets spéciaux au SCC. Il a participé activement à l'élaboration de la politique sur l'accès des détenus aux ordinateurs personnels. Il a expliqué que la politique avait été modifiée par suite d'une évaluation de la menace et des risques visant à établir si le SCC était en mesure d'administrer de façon sécuritaire sa politique touchant les ordinateurs appartenant aux détenus. Le rapport a révélé que des technologies - qui pourraient sembler inoffensives - peuvent être exploitées telles quelles, modifiées ou utilisées avec des matériels ou logiciels illicites, entraînant ainsi un risque important pour l'établissement. Ses auteurs ont fait part de nombreux incidents survenus et des risques qui en découlent; par exemple, pour ne nommer que quelques cas, l'équipement introduit illégalement dans les établissements a donné lieu aux abus suivants : utilisation de nombreux fichiers à caractère pornographique, utilisation d'Internet, commerce illégal de logiciels visés par des droits d'auteur, jeux illégaux, modèles permettant de fabriquer de fausses pièces d'identité de la GRC et du SCC, fabrication de lettres à en-têtes de bureaux d'avocats, accès à des réseaux permettant l'accès illégal et non autorisé à de l'information confidentielle du SCC et possession de diverses cartes bancaires vierges.


[13]            M. Pengelly soutient, et son assertion n'a pas vraiment été contestée, que même l'objet le plus inoffensif peut poser un problème de sécurité à l'intérieur des murs d'un pénitencier. En effet, une brosse à dents peut être effilée et transformée en couteau. On peut faire fermenter du jus, et ainsi de suite. Pourtant, le SCC n'a pas réagi en considérant l'hygiène dentaire comme un problème de sécurité ou en refusant aux détenus le droit de boire des liquides contenant du sucre qui peut être transformé en alcool. Si un problème de sécurité peut être géré correctement, alors, il n'y a plus de problème de sécurité. De plus, en laissant aux détenus qui possédaient déjà un ordinateur le droit de le conserver, on admet que le risque peut être géré.

[14]            Selon la preuve soumise par M. Cormier, avec l'attrition, le nombre d'ordinateurs personnels appartenant à des détenus est passé de 1 119 en octobre 2002 à 670 en septembre 2004. Les ressources du SCC sont limitées et ce dernier est mieux à même de gérer ce nombre réduit d'ordinateurs. Au bout d'une certaine période, il ne subsistera plus aucun ordinateur personnel appartenant à un détenu.

[15]            La nouvelle politique a suscité quelques critiques. En effet, le directeur administratif de la John Howard Society a fait part de ses critiques au solliciteur général. Il a soutenu que les ordinateurs situés dans des salles communes seraient peu utilisés et n'auraient pas une grande valeur. S'il y a une demande en vue de leur utilisation, seuls ceux qui ont du pouvoir pourront les utiliser. Les périodes d'accès seront limitées et les ordinateurs demeurant dans les cellules des prisonniers ayant eu le droit de les conserver deviendront des objets de valeur et pourraient être convoités sur le marché noir dans les pénitenciers. Cette possibilité pourrait bien se matérialiser.


[16]            Quelques jugements ont été rendus sur le sens de l'article 74 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition. Dans Établissement William Head c. Canada (Service correctionnel), [1993] A.C.F. n ° 821 (QL), le juge Rothstein (à l'époque) a annulé une décision visant l'abolition d'un programme de formation universitaire. Les décisions concernant les programmes d'éducation pour les détenus étaient visés par l'article 74 et la décision a été annulée, car la consultation obligatoire n'avait pas été menée.

[17]            Les articles pertinents de la Loi ont été maintenus malgré la Charte dans Alcorn c. Canada (Commisssaire du Service correctionnel), [1999] A.C.F. n ° 330 (QL). Le commissaire avait décidé de modifier le système téléphonique que les détenus peuvent utiliser. Les éléments de preuve démontraient que l'accès illimité des détenus aux téléphones, comme c'était le cas dans l'ancien système, donnait lieu à des communications inappropriées, notamment pour organiser des agressions et des entrées par effraction, importer de la drogue dans les établissements, « régler des comptes » , pour ne nommer que quelques exemples. Le juge Richard, alors juge en chef adjoint, soulignait que la directive n'empêchait pas les détenus de faire des appels téléphoniques et a rejeté la demande. Il disait notamment :

103.     Les demandeurs ont invoqué une décision rendue par le juge Rothstein dans l'affaire Comité des détenus de l'établissement Williams Head c. Canada (Service correctionnel) (1993) [appel de note omis], affaire dans laquelle le pénitencier avait décidé, sans procéder à des consultations, de mettre fin à un programme universitaire. Contrairement à ce qu'il en est en l'espèce, il s'agissait d'une question ayant trait à l'éducation. En l'occurrence, il s'agit d'une question de sécurité, ainsi que M. Montminy l'a expliqué dans son affidavit.

[18]            Le jugement a été confirmé en appel, 2002 CAF 154,[2002] A.C.F. n ° 620 (QL). Plus récemment, le juge Martineau, après avoir cité les deux affaires et les articles pertinents de la Loi, a confirmé une directive de décompte des détenus, même si ces derniers n'avaient pas été consultés d'avance.

[19]            Peu importe que j'en sois arrivé à la même décision que le commissaire ou que d'autres aient pris une décision différente. Compte tenu de certains faits, le commissaire a décidé, ou a conclu, qu'il y avait un risque de sécurité. À tout le moins, il s'agissait d'une question mixte de fait et de droit et sa décision ne devrait pas être modifiée, sauf si elle était déraisonnable. À mon avis, la décision touche des questions de sécurité et, pour cette raison, elle n'était pas déraisonnable. Cela ne veut pas dire qu'il aurait été déraisonnable qu'il prenne une autre décision. Par exemple, il aurait pu suivre la recommandation de l'évaluation de la menace et du risque et ne pas accorder de droits acquis à ceux qui possédaient déjà un ordinateur personnel.

[20]            M. Pengelly a affirmé que la décision avait été prise de mauvaise foi et qu'elle n'avait rien à voir avec la sécurité, mais plutôt avec la politique. Randy White, député au Parlement fédéral et membre de l'ancien Reform Party, a critiqué publiquement le SCC parce que les détenus pouvaient consulter des fichiers de pornographie juvénile sur les ordinateurs du pénitencier de Kingston. Cependant, la preuve révèle que l'évaluation de la menace et des risques avait déjà été effectuée et qu'un moratoire avait été imposé à l'acquisition de nouveaux ordinateurs avant que M. White s'exprime à ce sujet. De plus, s'il existe un risque en matière de sécurité, le commissaire doit agir, peu importe de quelle façon la question est portée à son attention.


[21]            La qualité de M. Pengelly à titre de demandeur a été contestée étant donné qu'il a conservé des droits acquis relatifs à son propre ordinateur personnel. Cependant, il ne peut le remettre à niveau et la preuve ne permet pas de déterminer clairement s'il pourrait emporter son ordinateur s'il était incarcéré dans un autre établissement. À un certain moment, M. Pengelly souhaitait être transféré puis il a refusé car il semble qu'il n'aurait pu apporter son ordinateur.

[22]            Il a aussi contesté la saisie de son ordinateur, qui contenait des programmes et des objets de publicité, contrairement à la directive du commissaire. Sa plainte est allée jusqu'au troisième niveau où elle a été jugée sans objet parce que, à ce moment, son ordinateur lui avait été remis. Néanmoins, sa demande se fondait notamment sur le fait qu'il n'avait pas été traité équitablement au moment de la saisie de son ordinateur et qu'une mention dans son dossier contreviendrait à l'article 24 de la Loi. Il n'a pas cherché à établir le bien-fondé de cette allégation.

[23]            Pour tous ces motifs, la demande est rejetée.

« Sean Harrington »

                                                                                                     Juge                          

Ottawa (Ontario)

Le 13 mai 2005

Traduction certifiée conforme)

Michèle Ali


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                      T-1235-04

INTITULÉ :                                     EDWARD PENGELLY

ET

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                           LE 11 MAI 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :              LE JUGE HARRINGTON

DATE DES MOTIFS :                                   LE 13 MAI 2005

COMPARUTIONS :

John L. Hill                                         POUR LE DEMANDEUR

Matthew Sullivan                                POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

John L. Hill                                         POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

John H. Sims, c.r.                               POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


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