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Date : 20050510

Dossier : IMM-3010-04

Référence : 2005 CF 661

Toronto (Ontario), le 10 mai 2005

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MACTAVISH                                    

ENTRE :

KEN WAZAIR ABDUL AFFEES BAGWANDEEN,

VERONA BAGWANDEEN et KENVOL KEDESH BAGWANDEEN,

représenté par son tuteur à l'instance Ken Bagwandeen

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

et LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Les demandeurs sont un père, une mère et leur fils de 12 ans, Kenvol. Ils sont citoyens de la Jamaïque et sont arrivés au Canada en 1995. Peu après leur arrivée, ils ont présenté des demandes de résidence permanente, sans quitter le Canada, en invoquant des considérations humanitaires (demandes CH). Ces demandes ont été rejetées tout comme leurs demandes d'asile ultérieures.   

[2]                Après le rejet de leurs demandes d'asile, les membres de la famille ont présenté une deuxième série de demandes CH. L'agente d'immigration chargée du dossier a rejeté ces demandes, estimant que les demandeurs n'avaient pas démontré qu'ils subiraient un préjudice inhabituel, injuste ou indu s'ils devaient présenter leur demande de résidence permanente à partir de l'étranger.

[3]                Les demandeurs sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la décision de l'agente d'immigration en faisant valoir qu'elle a commis une erreur en ne tenant pas compte d'éléments de preuve et en n'examinant pas sérieusement la preuve concernant l'établissement de la famille au Canada. Ils affirment aussi que l'agente n'a pas tenu suffisamment compte de l'intérêt des enfants touchés par la décision et qu'elle n'a pas fourni de motifs suffisants pour expliquer sa décision.

[4]                Je suis convaincue que la présente demande doit être accueillie parce que l'agente n'a pas tenu compte de certains éléments de preuve et qu'elle n'a pas non plus tenu suffisamment compte de l'intérêt des enfants touchés par la décision. En conséquence, il n'est pas nécessaire d'examiner les autres questions soulevées par les demandeurs.

Contexte

[5]                Les demandeurs résidaient tous au Canada depuis environ neuf ans lorsque les décisions relatives à leurs demandes CH ont été rendues. Pendant leur séjour au Canada, M. et Mme Bagwandeen ont toujours eu un emploi, et rien dans la preuve dont l'agente a été saisie ne permettait de conclure à autre chose qu'à leur bonne conduite.

[6]                La situation financière de la famille est stable. En plus de subvenir aux besoins de leurs propres enfants et d'un enfant adopté à l'étranger, M. et Mme Bagwandeen aident également des membres de leur famille élargie en Jamaïque.   

[7]                Mme Bagwandeen a plusieurs membres de sa famille au Canada. En 2001, elle a donné naissance à une petite fille du nom de Sherona, qui est citoyenne canadienne étant née ici. Le frère aîné, Kenvol, fréquente l'école et réussit bien. Il participe à plusieurs activités parascolaires, a beaucoup d'amis et a des liens étroits avec sa parenté au Canada.            

Norme de contrôle

[8]                La norme de contrôle applicable aux décisions des agents d'immigration relatives à des demandes CH est celle de la décision raisonnable simpliciter : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817.

[9]                C'est dire que la décision doit pouvoir résister à un « examen assez poussé » : Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748.

Analyse

[10]            J'ai examiné attentivement les motifs de l'agente et, comme nous le verrons en détail un peu plus loin, j'estime qu'elle n'a pas suffisamment tenu compte de plusieurs facteurs pertinents dans l'analyse des demandes présentées par la famille.

[11]            En conséquence, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

Omission de tenir compte de l'état de santé de M. Bagwandeen

[12]            Les observations produites à l'appui de la demande de M. Bagwandeen indiquent qu'il souffre de diabète. M. Bagwandeen affirme qu'il contrôle bien son diabète à l'aide de médicaments et qu'il ne risque guère de devenir un fardeau pour le système de santé canadien. Il ajoute qu'il est difficile d'obtenir en Jamaïque les médicaments dont il a besoin. Il affirme de plus qu'il n'aurait probablement pas les moyens d'acheter ses médicaments s'il était contraint de retourner en Jamaïque.

[13]            L'agente ne mentionne nulle part dans son analyse l'état de santé de M. Bagwandeen, pas plus que les difficultés qui seraient les siennes à cet égard s'il était renvoyé en Jamaïque.

[14]            Le ministre affirme que l'agente n'avait aucunement l'obligation de se demander si l'état de santé de M. Bagwandeen justifiait une exemption parce que la question n'a pas été soulevée à titre de considération humanitaire dans la demande. Le ministre ajoute que M. Bagwandeen n'a pas parlé de son état de santé dans les observations supplémentaires qu'il a déposées relativement à sa demande.

[15]            Il est vrai que M. Bagwandeen n'a pas parlé de son état de santé dans ses observations supplémentaires. Toutefois, ces observations ont été déposées en réponse à une demande du ministre visant à obtenir de plus amples renseignements sur certains points précis. Il était loisible à M. Bagwandeen de fournir d'autres renseignements sur tout autre sujet qu'il aurait souhaité, mais on ne lui avait rien demandé concernant sa santé.

[16]            L'examen des observations initiales concernant la demande de M. Bagwandeen révèle qu'il essayait manifestement de minimiser la gravité de son diabète, probablement pour éviter d'être jugé interdit de territoire pour motifs sanitaires, mais il reste que l'agente a été clairement informée des difficultés que le demandeur aurait à obtenir ses médicaments en Jamaïque. Il était donc déraisonnable de la part de l'agente de ne pas tenir compte de ce facteur dans son analyse.


Omission de tenir compte de la situation professionnelle actuelle de Mme Bagwandeen

[17]            La preuve dont disposait l'agente indiquait que Mme Bagwandeen travaillait comme gouvernante et s'occupait de trois enfants. Ce fait a été confirmé par des lettres de l'employeur de Mme Bagwandeen. Selon les observations déposées par celle-ci, la mère de ces enfants était décédée peu avant qu'elle entre au service de la famille, et elle était depuis devenue partie intégrante de cette famille. Mme Bagwandeen est manifestement très proche de ces trois enfants, qui la considèrent comme une figure maternelle.

[18]            Dans ses motifs, l'agente indique que Mme Bagwandeen s'occupait du contrôle de la qualité en cours de production, emploi qu'elle occupait avant de travailler comme gouvernante. Dans son analyse, l'agente ne dit rien de l'engagement de Mme Bagwandeen auprès de la famille de son employeur ni des effets qu'aurait son renvoi sur les trois jeunes orphelins.            

[19]            Le ministre affirme que l'agente n'était pas tenue de renvoyer à tous les aspects des éléments de preuve dont elle disposait, soulignant qu'un décideur est présumé avoir tenu compte de tous les éléments dont il a été saisi. Il est vrai qu'une telle présomption existe, mais elle est réfutable. Je suis d'avis que l'emploi actuel de Mme Bagwandeen était un élément important pour sa demande. L'omission par l'agente d'identifier correctement l'employeur de Mme Bagwandeen ainsi que son omission de parler de la situation des trois enfants dont celle-ci s'occupe ne peuvent qu'inciter à conclure qu'elle n'a tout simplement pas examiné ces éléments de preuve.


                                                                                                                                                           

Omission de tenir compte de l'intérêt supérieur de Kenvol

[20]            Les demandeurs soutiennent que l'agente n'a pas correctement déterminé l'intérêt de Kenvol et qu'elle n'y a donc pas été suffisamment « réceptive, attentive et sensible » . Selon eux, elle s'est surtout préoccupée du fait que les parents de Kenvol avaient décidé de rester au Canada, sans statut, et qu'ils étaient donc responsables, dans une large mesure, de leur propre malheur. Les demandeurs font remarquer que Kenvol est un enfant auquel on ne pouvait absolument rien reprocher et qui ne devrait pas être pénalisé à cause des choix de ses parents.

[21]            Par ailleurs, l'agente n'a généralement pas tenu compte des éléments de preuve dont elle avait été saisie indiquant que Kenvol est bien intégré dans son milieu. Elle n'a pas non plus analysé dans ses motifs les liens étroits de l'enfant avec les membres de sa famille élargie au Canada, même si elle en avait été informée.

[22]            Le ministre fait valoir que le principal élément envisagé dans l'arrêt Baker et dans d'autres arrêts ultérieurs, comme Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 4 C.F. 358 (C.A.) et Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] 2 C.F. 555 (C.A.), est que l'agent saisi d'une demande CH doit se montrer « réceptif, attentif et sensible » à l'intérêt des enfants et aux effets de la séparation sur les enfants, les parents et leurs proches parents.   


[23]            Le ministre prétend que l'agente n'a pas commis d'erreur en l'espèce car elle a soupesé tous les facteurs pertinents.

[24]            L'examen des arrêts Baker, Hawthorne et Legault révèle que, pour être réceptif, attentif et sensible à l'intérêt de l'enfant en question, l'agent saisi d'une demande CH doit veiller à ce que cet intérêt soit circonscrit et défini.

[25]            Il n'y a pas de présomption prima facie que l'intérêt supérieur de l'enfant l'emportera. L'agent doit se montrer sensible aux besoins de l'enfant, mais il lui revient en définitive de décider du poids à accorder à ces besoins, compte tenu des circonstances de l'espèce.

[26]            En l'espèce, je ne suis pas convaincue que l'agente a suffisamment circonscrit et défini l'intérêt de Kenvol. Elle a estimé que les années de formation qu'il a passées au Canada le dotaient d'une expérience cognitive et communautaire qui lui serait utile en Jamaïque. Elle ne semble pas avoir tenu compte des effets du déracinement sur ce jeune garçon qui a passé toute son enfance ici.   

[27]            De plus, l'agente ne semble pas avoir tenu compte du fait que Kenvol serait séparé de plusieurs membres de sa famille élargie avec lesquels il semble entretenir des liens étroits.

[28]            Il était loisible à l'agente de soupeser ces facteurs parallèlement aux autres considérations en jeu dans une décision sur une demande CH et de décider que d'autres facteurs l'emportaient sur l'intérêt de Kenvol. Il ne lui était cependant pas loisible de les écarter purement et simplement.

Conclusion

[29]            Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

Certification

[30]            L'avocate des demandeurs a laissé entendre que, tout dépendant des motifs de ma décision, plusieurs questions pourraient être proposées en vue de leur certification, mais elle ne les a pas formulées.

[31]            À mon avis, aucune des questions qu'a soulevées Mme Jackman et qui seraient susceptibles d'être certifiées n'est déterminante en l'espèce et je refuse donc de certifier une question.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.          La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu'il statue à nouveau sur l'affaire.

2.          Aucune question grave de portée générale n'est certifiée.

     « A. Mactavish »

                                                                                                                                                     Juge                          

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.

                                                                             


COUR FÉDÉRALE

Avocats inscrits au dossier

DOSSIER :                                                     IMM-3010-04

INTITULÉ :                                                    KEN WAZAIR ABDUL AFFEES BAGWANDEEN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 9 MAI 2005           

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO (ONTARIO)

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE                          LA JUGE MACTAVISH

DATE DES MOTIFS :                                   LE 10 MAI 2005

COMPARUTIONS :

Barbara Jackman                                               POUR LES DEMANDEURS

Tamrat Gebeyehu                                              POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Barbara Jackman

Jackman & Associates                           POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada                    POUR LE DÉFENDEUR


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