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Date : 20190524


Dossier : T‑563‑19

Référence : 2019 CF 737

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 mai 2019

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

LESTER MARTELL

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Le demandeur, M. Lester Martell, est titulaire d’un permis de propriétaire‑exploitant qui l’autorise à pêcher le homard en Nouvelle‑Écosse. Il est titulaire de ce permis depuis 1978 et a personnellement pêché à temps plein jusqu’à ce qu’un problème de santé l’en empêche. En effet, depuis 2009, M. Martell a l’autorisation de faire appel à un substitut étant donné qu’il ne peut pas être à bord du bateau de pêche à temps plein. Le 6 mars 2019 ou vers cette date, le sous‑ministre des Pêches et des Océans a rejeté la demande présentée par M. Martell en vue de continuer à recourir à un exploitant substitut pour des raisons médicales.

[2]  Le 2 avril 2019, M. Martell a déposé un avis de demande de contrôle judiciaire devant la Cour, dans lequel il demande entre autres une ordonnance annulant la décision du sous‑ministre au motif qu’elle est déraisonnable, parce que le sous‑ministre a omis de reconnaître ou d’examiner son droit à la protection contre la discrimination garanti par le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c 11 [la Charte].

[3]  Comme la saison de pêche au homard dans la zone de pêche du homard 30 [la ZPH 30] devait commencer le 18 mai 2019, M. Martell a présenté cette requête, au titre de l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, et du paragraphe 373(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106. Il demande une ordonnance de sursis à l’exécution de la décision du sous‑ministre et, subsidiairement, une injonction interlocutoire obligatoire ordonnant au ministère des Pêches et des Océans [MPO] d’autoriser le recours à un exploitant substitut pour des raisons médicales.

[4]  J’ai instruit la requête de M. Martell à Halifax, en Nouvelle‑Écosse, le 9 mai 2019. Après avoir entendu les observations des deux parties, j’ai réservé mon jugement sur la requête de M. Martell. Le 17 mai 2019, j’ai accueilli la requête, en indiquant que les motifs suivraient.

[5]  Voici les motifs pour lesquels j’ai accueilli la requête de M. Martell visant l’obtention d’une réparation interlocutoire.

II.  Le contexte

A.  La politique du MPO sur les propriétaires‑exploitants

[6]  À partir des années 1970, le MPO a mis en place progressivement dans l’Est du Canada la politique sur les propriétaires‑exploitants. La politique a été officiellement adoptée en 1989 dans l’ensemble de la zone côtière de l’Est du Canada, et ses principaux éléments ont été incorporés aux paragraphes 11(6) à 11(8) de la Politique d’émission des permis pour la pêche commerciale dans l’Est du Canada – 1996 [la Politique de 1996].

[7]  L’objectif de la politique sur les propriétaires‑exploitants est d’assurer la viabilité économique de la pêche côtière en donnant le contrôle des permis aux propriétaires‑exploitants des petites collectivités côtières et en leur permettant de prendre des décisions à l’égard des permis qui leur sont délivrés. À cette fin, la politique sur les propriétaires‑exploitants exige que les titulaires de permis exploitent personnellement le permis émis en leur nom. Cela signifie que le titulaire du permis doit être à bord du bateau autorisé à pêcher aux termes du permis.

[8]  Le paragraphe 23(2) du Règlement de pêche (dispositions générales), DORS/93‑53, prévoit une exception à la politique sur les propriétaires‑exploitants lorsque le titulaire d’un permis ou l’exploitant sont dans l’impossibilité de se livrer à l’activité autorisée par le permis « en raison de circonstances indépendantes de leur volonté ». Dans de telles circonstances, un agent des pêches ou un employé du MPO qui délivre des permis peut, à la demande du titulaire du permis ou de son mandataire, autoriser une autre personne à exercer l’activité autorisée en vertu du permis.

[9]  Au fil du temps, le MPO a élaboré des lignes directrices concernant les situations qui peuvent être considérées comme des « circonstances indépendantes » de la volonté du titulaire d’un permis. En particulier, le paragraphe 11(11) de la Politique de 1996 fournit des directives dans les cas où le titulaire d’un permis est malade :

(11) Si le titulaire d’un permis est affecté d’une maladie qui l’empêche d’exploiter son bateau de pêche, il peut être autorisé, sur demande et présentation de documents médicaux appropriés, à désigner un exploitant substitut pour la durée du permis. Cette désignation ne peut être supérieure à une période de cinq années.

(11) Where the holder of a licence is affected by an illness which prevents him from operating a fishing vessel, upon request and upon provision of acceptable medical documentation to support his request, he may be permitted to designate a substitute operator for the term of the licence. Such designation may not exceed a total period of five years.

[10]  En 2008, le MPO a commencé à faire preuve de souplesse dans l’application de la limite de cinq ans, en réaction à un ralentissement économique mondial et dans l’espoir d’améliorer le soutien économique de l’industrie.

[11]  En 2015, le MPO a recommencé à respecter rigoureusement la limite de cinq ans à la suite des préoccupations exprimées par les titulaires de permis et leurs représentants, y compris la Fédération des pêcheurs indépendants du Canada dans la flottille côtière, selon lesquelles certains titulaires de permis abusaient des désignations d’exploitants substituts du MPO.

B.  La demande présentée par M. Martell en vue d’obtenir l’autorisation de recourir à un exploitant substitut pour des raisons médicales

[12]  M. Martell a 85 ans. Il pêche depuis 1947. Il possède un permis de propriétaire‑exploitant pour pêcher le homard dans la ZPH 30, située sur la côte nord‑est de la Nouvelle‑Écosse. Il emploie quatre employés saisonniers à temps plein – trois matelots de pont et un capitaine – qui font partie de l’équipage de son bateau et l’aident à pêcher aux termes du permis. Depuis qu’il a obtenu le permis, il a pêché personnellement à temps plein jusqu’en 2009.

[13]  Vers 2009, M. Martell a commencé à éprouver des problèmes de genou, ce qui lui a causé des douleurs atroces et des problèmes d’équilibre. Il a subi une arthroplastie du genou en 2009, qui a entraîné des complications chirurgicales. En 2012, il a subi une deuxième arthroplastie, pour son autre genou. Il continue d’éprouver des problèmes d’équilibre.

[14]  En 2009, en raison de ses problèmes de genou, M. Martell a demandé et obtenu l’autorisation de recourir à un exploitant substitut pour des raisons médicales. Ses demandes sont acceptées chaque année depuis 2009 par le MPO.

[15]  En mai 2015, M. Martell a reçu un avis du MPO indiquant que l’approbation de sa demande pour la saison de 2015 se prolongeait au‑delà de la période de cinq ans prévue dans la Politique de 1996 et que les prochaines approbations seraient évaluées au cas par cas.

[16]  Le 10 mai 2016, M. Martell a été informé que sa demande de recours à un exploitant substitut pour des raisons médicales pour la saison de 2016 avait été approuvée, mais que les demandes futures ne seraient pas prises en considération.

[17]  Conformément aux articles 34 et 35 de la Politique de 1996, M. Martell a interjeté appel de cette décision devant le Comité régional d’appel relatif à la délivrance des permis [le CRADP] pour les Maritimes, faisant valoir qu’il devrait se voir accorder un crédit pour certaines saisons de pêche au cours desquelles il a effectivement mené des activités de pêche et demandant une prolongation de la limite de cinq ans en raison de circonstances atténuantes, y compris sa gestion continue de l’activité de pêche et l’absence de possibilités d’emploi de rechange. Le CRADP était d’accord, et il a recommandé que l’année 2017 soit comptée comme sa cinquième année aux fins de l’application de la limite de cinq ans prévue par la Politique de 1996. Le 17 mai 2017, le CRADP a accordé à M. Martell l’autorisation de recourir à un exploitant substitut pour des raisons médicales jusqu’au 30 juin 2017, mais n’a pas recommandé que d’autres prolongations soient approuvées.

[18]  M. Martell a interjeté appel de la recommandation du CRADP auprès de l’Office des appels relatifs aux permis de pêche de l’Atlantique [l’OAPPA] afin d’obtenir l’autorisation de recourir à un exploitant substitut pour des raisons médicales jusqu’en 2021 inclusivement. Au cours de l’appel, et avant que l’OAPPA ne fasse une recommandation au sous‑ministre du MPO, M. Martell a obtenu l’autorisation de recourir à un exploitant substitut pour des raisons médicales pour la saison de pêche de 2018.

[19]  Au cours de l’appel devant l’OAPPA, l’avocat de M. Martell a soutenu que la limite de cinq ans et la décision rendue à cet égard étaient arbitraires, injustes et inconstitutionnelles en ce qu’elles violaient son droit à l’égalité garanti par l’article 15 de la Charte.

[20]  Dans une lettre datée du 6 mars 2019, le sous‑ministre du MPO a rejeté la demande présentée par M. Martell en vue de continuer à recourir à un exploitant substitut pour des raisons médicales. Le sous‑ministre a déterminé que les circonstances soulevées par M. Martell devant l’OAPPA, à savoir les difficultés financières et son plan de relève, ne constituaient pas des circonstances atténuantes justifiant une exception à la Politique de 1996.

[21]  Le 2 avril 2019, M. Martell a déposé une demande de contrôle judiciaire dans laquelle il a demandé diverses ordonnances, y compris une ordonnance annulant la décision du sous‑ministre et l’enjoignant à réexaminer le droit de M. Martell à la protection contre la discrimination garanti par le paragraphe 15(1) de la Charte.

[22]  Comme la prochaine saison de pêche au homard devait commencer le 18 mai 2019, M. Martell a soumis la présente requête demandant à la Cour de surseoir à la décision du sous‑ministre en attendant la décision relative à sa demande de contrôle judiciaire et, subsidiairement, d’accorder une injonction interlocutoire obligatoire ordonnant au MPO de l’autoriser à recourir à un exploitant substitut pour des raisons médicales en attendant le règlement final de la demande de contrôle judiciaire.

III.  Analyse

A.  La question préliminaire

[23]  Dans ses observations écrites en réponse à la requête de M. Martell, le défendeur, le procureur général du Canada, a soulevé deux questions : 1) la question de savoir si M. Martell devrait se voir accorder une mesure injonctive de la nature du mandamus; 2) la question de savoir si M. Martell peut demander la suspension de la décision du sous‑ministre de refuser l’autorisation de recourir à un exploitant substitut pour des raisons médicales jusqu’à la saison de pêche de 2021 inclusivement.

[24]  Comme M. Martell n’a pas demandé la délivrance d’un bref de mandamus dans sa requête, je n’ai pas l’intention d’aborder la question de savoir si le mandamus est un recours qui s’offrait à M. Martell, sauf pour mentionner que le mandamus a ses propres exigences qui sont différentes de celles d’une injonction obligatoire (Madeley c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 634, au paragraphe 29).

B.  Le critère pour les injonctions interlocutoires

[25]  Pour obtenir gain de cause dans une requête visant à obtenir une injonction interlocutoire, la partie requérante doit satisfaire aux exigences du critère conjonctif tripartite énoncé par la Cour suprême du Canada dans RJR‑MacDonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, aux paragraphes 348 et 349 [RJR‑MacDonald]. Selon ce critère, la partie requérante doit démontrer : (1) qu’il y a une question sérieuse à juger; (2) qu’elle subira un préjudice irréparable en cas de refus de la réparation; (3) que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi de l’ordonnance.

[26]  Dans R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5 [SRC], la Cour suprême a examiné le cadre applicable à l’octroi d’injonctions interlocutoires obligatoires et a conclu que le critère approprié pour évaluer le premier facteur du critère de l’arrêt RJR‑MacDonald n’est pas celui de l’existence d’une question sérieuse à juger; il s’agit plutôt de savoir si la partie requérante a établi une forte apparence de droit (SRC, au paragraphe 15). Il en est ainsi parce qu’une injonction obligatoire ordonne au défendeur de faire une action concrète, par exemple de prendre des mesures pour rétablir le statu quo, ou de « restaurer la situation » (SRC, au paragraphe 15). Dans certains cas, c’est aussi l’équivalent de la réparation qui serait demandée au procès ou, dans ce cas‑ci, dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente.

[27]  Pour établir une forte apparence de droit, il faut démontrer une forte chance, au regard du droit et de la preuve présentée, que la partie requérante réussira ultimement, lors du procès ou de l’audition de la demande sous‑jacente, à prouver les allégations énoncées dans l’avis introductif d’instance (SRC, au paragraphe 18).

[28]  Dans l’affaire dont je suis saisie, M. Martell a décrit à tort l’injonction interlocutoire obligatoire comme une solution de rechange. Il demande essentiellement une ordonnance interlocutoire qui lui permettra de continuer à gagner sa vie en attendant la décision relative à sa demande de contrôle judiciaire. La suspension de la décision du sous‑ministre ne lui accordera pas à elle seule l’autorisation dont il a besoin pour recourir à un exploitant substitut pour des raisons médicales pour la saison de pêche de 2019. Toutefois, le recours à l’injonction interlocutoire obligatoire, qui oblige le MPO à prendre des mesures, peut permettre à M. Martell d’obtenir la réparation demandée dans sa requête. Par conséquent, l’injonction interlocutoire obligatoire ne sera pas considérée comme une solution de rechange. Pour avoir gain de cause, M. Martell doit donc démontrer qu’il satisfait à la norme élevée, qui consiste à établir une forte apparence de droit qu’il obtiendra gain de cause à l’issue du contrôle judiciaire sous‑jacent.

[29]  S’appuyant sur la récente affaire Calin c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 731 [Calin], l’avocat de M. Martell soutient que la Cour ne devrait pas imposer la norme élevée des injonctions obligatoires énoncée dans l’arrêt SRC et que M. Martell devrait seulement être tenu de démontrer une probabilité que la demande sous‑jacente soit accueillie.

[30]  Dans l’arrêt Calin, la Cour s’est demandé s’il était approprié d’appliquer l’exception au critère de la question sérieuse à juger lorsqu’il s’agit d’une demande d’injonction interlocutoire obligatoire visant la mise en liberté d’une personne détenue en application de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. La Cour a conclu que le critère dans de telles circonstances devrait consister à démontrer qu’il est vraisemblable ou probable que la demande sous‑jacente sera accueillie, étant donné que le défendeur n’avait pas à « faire quelque chose — comme […] rétablir le statu quo —, ou […] autrement “restaurer la situation” ». Elle a également souligné que la mise en liberté de l’individu ne comportait pas de « conséquences potentiellement sérieuses » pour le défendeur, outre les préoccupations relatives à l’intérêt public, lesquelles devaient être prises en compte dans le contexte du facteur de la prépondérance des inconvénients (Calin, au paragraphe 14).

[31]  M. Martell soutient que, dans son cas également, les mesures visant à rétablir le statu quo ou à restaurer la situation ne sont ni coûteuses ni lourdes et qu’elles exigent très peu d’actions concrètes de la part du sous‑ministre.

[32]  Il n’est pas nécessaire pour moi de déterminer si une norme atténuée devrait s’appliquer dans les circonstances de l’espèce, car je suis d’avis que la norme élevée énoncée dans l’arrêt SRC a été respectée.

(1)  Une forte apparence de droit

[33]  M. Martell fait valoir que la question sous‑jacente à la demande de contrôle judiciaire répond au seuil plus élevé de la « forte chance » de succès parce que la décision contestée est arbitraire, injuste et inconstitutionnelle, du fait qu’elle circonscrit sévèrement la protection accordée par le paragraphe 15(1) de la Charte pour ce qui est de la protection contre la discrimination fondée sur une incapacité physique, y compris des problèmes de santé chroniques.

[34]  M. Martell soutient qu’il est limité par son état de santé ou son incapacité physique et que la décision du sous‑ministre et, par extension, la décision de l’OAPPA, lui impose un traitement différent par rapport aux autres titulaires de permis. Les titulaires de permis qui ne souffrent pas d’un problème de santé les empêchant d’être à bord du bateau peuvent essentiellement renouveler leur permis indéfiniment, pourvu qu’ils respectent les conditions de leur permis. Selon M. Martell, il est largement reconnu que la pratique du MPO est de redélivrer chaque année à un titulaire de permis donné le permis détenu l’année précédente. Le titulaire d’un permis peut raisonnablement s’attendre à ce que son permis soit renouvelé d’une année à l’autre, ce qui lui procure une certaine stabilité financière et une certaine certitude. Par ailleurs, le titulaire d’un permis peut demander au MPO de redélivrer le permis à une autre personne, en remplacement du sien, ce qui permet au titulaire d’un permis de vendre son permis ou de le transmettre à un membre de sa famille. Toutefois, M. Martell et d’autres personnes comme lui qui ont un problème de santé et une incapacité physique semblables doivent demander année après année l’autorisation de recourir à un exploitant substitut pour des raisons médicales et sont assujettis à la limite de cinq ans énoncée dans la Politique de 1996. Comme lui, ils risquent d’être obligés de renoncer à leur permis, en cas de refus, pour atténuer leurs pertes.

[35]  M. Martell soutient que la décision du sous‑ministre a pour effet de lui refuser tous les privilèges et droits consentis aux autres titulaires de permis, simplement parce qu’il est physiquement incapable de rester à bord de son bateau de pêche pendant les périodes prolongées souvent nécessaires pour récolter les prises. Au lieu de tenir compte d’un équilibre proportionnel entre les protections de la Charte et les objectifs législatifs en jeu, comme l’a prescrit la Cour suprême dans les arrêts Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12 [Doré] et École secondaire Loyola c Québec (Procureur général), 2015 CSC 12 [Loyola], le sous‑ministre ne respecte pas le droit de M. Martell à un bénéfice égal de la loi sans discrimination. De plus, en l’absence d’une certaine reconnaissance de son incapacité et de mesures d’adaptation à son égard, la décision est déraisonnable et n’appartient pas aux issues possibles acceptables.

[36]  D’après les documents dont je dispose, je suis convaincue que le premier critère pour obtenir une injonction interlocutoire obligatoire a été respecté. J’arrive à cette conclusion pour un certain nombre de raisons.

[37]  Tout d’abord, le procureur général du Canada ne répond pas dans ses observations à l’argument de discrimination de M. Martell, qui demeure donc incontesté.

[38]  En outre, rien dans les documents de la requête ne démontre que le sous‑ministre ou l’OAPPA a examiné l’argument de discrimination de M. Martell ou qu’une analyse appropriée de la proportionnalité a été effectuée à la lumière des arrêts Doré et Loyola en tenant compte des protections conférées par la Charte à M. Martell et des objectifs de la Politique de 1996. Dans la mesure où cet argument a été soulevé par M. Martell en appel devant l’OAPPA et que la question n’a pas été examinée par le sous‑ministre, il est fort probable que la décision pourrait être annulée pour cette seule raison.

[39]  J’ai néanmoins tenu compte des observations du procureur général du Canada concernant les objectifs de la Politique de 1996 pour en arriver à ma décision. Je remarque dans l’affidavit déposé par le procureur général du Canada que l’un des objectifs de la Politique de 1996 est d’assurer la viabilité économique de la pêche côtière en donnant le contrôle des permis aux propriétaires‑exploitants indépendants dans les petites collectivités côtières. En outre, selon les observations du procureur général du Canada, l’un des objectifs de la création de politiques pour atteindre cet objectif était d’empêcher les grandes sociétés d’avoir accès aux licences par voie d’entente. Dans la mesure où ce sont là les objectifs de la mise en œuvre de la Politique de 1996, je remarque, d’après l’affidavit de M. Martell, que celui‑ci continue de prendre toutes les décisions opérationnelles liées au bateau de pêche, notamment en ce qui concerne l’entreposage et la réparation du bateau et de l’équipement. Il négocie également le prix des prises au quai, organise l’achat d’appâts et de carburant et est responsable de l’embauche et de la gestion de l’équipage et des affaires financières de l’exploitation de pêche. Malgré son incapacité de se trouver à bord du bateau de pêche à temps plein en raison de son état de santé ou de son incapacité, ses activités semblent être conformes aux principes de la Politique de 1996.

[40]  J’ai également tenu compte du fait que l’octroi d’une injonction interlocutoire obligatoire en l’espèce accordera en partie à M. Martell la réparation qu’il sollicite dans la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente, soit l’autorisation d’utiliser un exploitant substitut pour la saison de pêche au homard de 2019. Toutefois, après examen de la réparation demandée dans l’avis de demande de contrôle judiciaire déposé par M. Martell, je remarque qu’en plus de demander une ordonnance annulant la décision du sous‑ministre, il demande également une ordonnance déclarant que le paragraphe 11(11) de la Politique de 1996, et plus particulièrement la limite de cinq ans pour la désignation d’un exploitant substitut, est discriminatoire à l’égard des pêcheurs handicapés et est contraire au paragraphe 15(1) de la Charte. Je note également, d’après l’affidavit déposé par le procureur général du Canada, que, dans son appel devant l’OAPPA, M. Martell a demandé l’autorisation de recourir à un exploitant substitut pour des raisons médicales jusqu’en 2021 inclusivement. Par conséquent, je suis convaincue qu’en ordonnant au MPO, par l’entremise de son représentant autorisé, de permettre à M. Martell de recourir à un exploitant substitut pour des raisons médicales, la réparation interlocutoire ne déterminera pas l’issue du contrôle judiciaire sous‑jacent. M. Martell devra donner suite à sa demande de contrôle judiciaire, faute de quoi il devra demander une nouvelle exemption à l’application de la politique pour la saison de pêche de 2020 ainsi que pour les saisons subséquentes.

(2)  Le préjudice irréparable

[41]  En ce qui concerne la deuxième étape du critère, M. Martell fait valoir que si la réparation interlocutoire qu’il demande n’est pas accordée, il subira une entrave importante à sa capacité de gagner sa vie. M. Martell affirme dans son affidavit que le revenu qu’il reçoit de ce permis de pêche représente une grande partie de son revenu total. S’il n’est pas en mesure d’exploiter le permis de pêche par l’entremise d’un exploitant substitut, il perdra non seulement le produit de la saison de 2019, qu’il estime être de l’ordre de 600 000 $, en fonction de la valeur des prises totales des années précédentes, mais aussi celui des saisons futures, puisqu’il devra transférer ou vendre son permis afin d’atténuer ses pertes.

[42]  M. Martell ajoute que s’il est obligé de transférer ou de vendre son permis, il lui sera pratiquement impossible de refaire l’acquisition du permis ou d’un permis semblable. Il croit comprendre que la flottille de la ZPH 30 est composée de vingt titulaires de permis et qu’aucun permis de la ZPH 30 n’a été vendu depuis plus de dix ans. La perte du permis peut également entraîner la perte de la désignation d’entreprise du noyau qui lui est rattachée. Cette désignation lui permet d’exploiter une entreprise avec plusieurs permis à bord d’un navire. Sans le statut d’entreprise du noyau, le marché des acheteurs est très limité.

[43]  Enfin, M. Martell indique dans son affidavit qu’il souhaite que le permis reste dans sa famille. Ses petits‑enfants fréquentent actuellement l’université et souhaitent se lancer dans la pêche lorsqu’ils auront terminé leurs études. Il a l’intention de transférer le permis à l’un de ses petits‑enfants lorsqu’ils auront atteint un âge convenable et qu’ils répondront aux critères établis par le MPO pour détenir le permis. S’il est obligé de transférer son permis, il sera incapable de réaliser son plan de relève au profit de sa famille.

[44]  En réponse, le procureur général du Canada soutient que, pour établir le préjudice irréparable, M. Martell doit présenter des éléments de preuve clairs et non conjecturaux qui vont au‑delà des simples allégations et que le seuil n’est pas réduit par l’allégation que la décision du sous‑ministre est discriminatoire. Je suis d’accord. Des assertions d’ordre général ne peuvent établir un préjudice irréparable. Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice et non à son étendue. De plus, un préjudice irréparable est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre (RJR‑MacDonald, à la page 341; Gateway City Church c Canada (Revenu national), 2013 CAF 126, aux paragraphes 15 et 16).

[45]  Le procureur général du Canada soutient également que M. Martell n’a pas établi qu’il subira un préjudice irréparable étant donné que la nature du préjudice dont il se plaint, à savoir son gagne‑pain, peut être quantifiée en termes monétaires.

[46]  Se fondant sur la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Hislop, 2007 CSC 10, aux paragraphes 102 et 103 [Hislop], M. Martell s’oppose à cet argument en soutenant que s’il obtient gain de cause dans le cadre du contrôle judiciaire sous‑jacent, il n’aura probablement aucun recours pour recouvrer son revenu perdu ou son permis si le MPO plaide la doctrine de l’immunité conditionnelle pour éviter la responsabilité. Selon cette doctrine, suivant un principe général de droit public, « en l’absence de comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir, les tribunaux n’accorderont pas de dommages‑intérêts pour le préjudice subi à cause de la simple adoption ou application d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle » (Hislop, paragraphe 102).

[47]  Bien que je convienne que les pertes économiques de M. Martell pour la saison de pêche de 2019 peuvent être quantifiées en fonction de la valeur des années précédentes, le témoignage de M. Martell ne fait aucun doute : s’il n’est pas autorisé à recourir à un exploitant substitut pour la saison de pêche de 2019, le montant de la perte sera important et il devra soit transférer, soit vendre son permis. Il est également incontestable que la flottille de la ZPH 30 est composée de vingt titulaires de permis et qu’aucun permis de la ZPH 30 n’a été vendu en plus de dix ans. Je suis convaincue que la vente ou le transfert du permis de M. Martell causera un tort irréparable à M. Martell, qui exploite le permis depuis 1978 et qui, selon toute vraisemblance, sera limité dans ses possibilités d’emploi et privé de revenus futurs.

[48]  De plus, je considère que l’incapacité d’exécuter son plan de relève constitue un préjudice irréparable qui peut appuyer une demande d’injonction interlocutoire obligatoire, à condition que les autres critères soient respectés.

[49]  Pour ces motifs, je suis convaincue que M. Martell subira un préjudice irréparable si la réparation interlocutoire n’est pas accordée.

(3)  La prépondérance des inconvénients

[50]  En ce qui concerne la troisième partie du critère, M. Martell soutient que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi de la réparation, étant donné que le préjudice qui lui sera causé sera beaucoup plus grand que celui qui sera causé au MPO ou à l’intérêt public si la réparation demandée n’est pas accordée. Le fait de lui accorder l’autorisation de recourir à un exploitant substitut pour des raisons médicales n’imposerait aucun fardeau financier ou administratif supplémentaire au personnel du MPO ou au sous‑ministre. De plus, il n’y a que peu ou pas d’intérêt public à ce que la décision du sous‑ministre soit maintenue en attendant l’issue du contrôle judiciaire.

[51]  En réponse, le procureur général du Canada soutient que la prépondérance des inconvénients doit favoriser le MPO. À l’appui de son argument, le procureur général du Canada soutient que le Parlement peut tenir compte de considérations sociales, économiques ou autres dans la gestion des pêches en les associant à ses mesures visant la conservation, la protection et l’exploitation des ressources. La Politique de 1996 a été adoptée en vertu de ce vaste pouvoir qui donne au ministre des Pêches et des Océans un vaste pouvoir discrétionnaire de gérer les pêches dans l’intérêt public et, dans ce cas‑ci, de réaliser l’objectif socioéconomique d’assurer la viabilité économique de la pêche côtière en donnant le contrôle des permis aux propriétaires‑exploitants indépendants. À cette fin, la politique exige que les titulaires de permis exploitent personnellement le permis émis en leur nom. La Politique de 1996 s’applique à tous les titulaires de permis dans le but de protéger tous les intervenants touchés, et non seulement ceux qui mènent des activités de pêche dans la ZPH 30. En l’espèce, M. Martell a pu recourir à un exploitant substitut pour des raisons médicales depuis 2009.

[52]  Je conclus que, dans les circonstances de l’affaire, la prépondérance des inconvénients favorise M. Martell. Bien que je reconnaisse l’importance du pouvoir discrétionnaire du ministre de gérer les pêches et la présomption de l’intérêt public dans l’application des politiques, il n’en demeure pas moins que M. Martell pêche en vertu de ce permis depuis 1978 et qu’il est autorisé à recourir à un exploitant substitut pour des raisons médicales depuis 2009. Tout au long de ses appels, il s’est vu accorder l’autorisation de continuer à recourir à un exploitant substitut pour des raisons médicales. À mon avis, l’octroi d’une réparation interlocutoire lui permettant de continuer à le faire maintiendra le statu quo. Il n’a pas été démontré que l’octroi de la réparation interlocutoire demandée aura des répercussions supplémentaires ou indues sur le MPO et l’industrie de la pêche au homard.

[53]  On ne peut pas en dire autant du rejet de la requête de M. Martell.

[54]  Si M. Martell obtient gain de cause dans sa demande de contrôle judiciaire sous‑jacente, le préjudice irréparable immédiat et continu découlant de l’incapacité de pêcher pendant la saison de 2019 l’emportera sur les inconvénients subis par le MPO.

IV.  Conclusion

[55]  Pour ces motifs, je suis convaincue que M. Martell a satisfait au critère conjonctif tripartite énoncé dans l’arrêt RJR‑MacDonald pour justifier que la décision du sous‑ministre soit suspendue en attendant le règlement final de la demande de contrôle judiciaire. M. Martell a également atteint le seuil élevé et établi une forte apparence de droit, tel qu’il est expliqué dans l’arrêt SRC, pour justifier l’octroi d’une injonction interlocutoire obligatoire qui autorise effectivement M. Martell à recourir à un exploitant substitut pour des raisons médicales pour la saison de pêche au homard de 2019 dans la ZPH 30.


ORDONNANCE dans le dossier T‑563‑19

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête du demandeur est accueillie.

  2. La décision prise le 6 mars 2019 ou vers cette date, par laquelle le sous‑ministre des Pêches et des Océans a rejeté la demande présentée par le demandeur en vue de continuer à recourir à un exploitant substitut pour des raisons médicales, est suspendue jusqu’à ce qu’une décision finale soit rendue relativement à la demande de contrôle judiciaire.

  3. Le ministère des Pêches et des Océans du Canada, par l’entremise de son représentant autorisé, doit autoriser le demandeur à recourir à un exploitant substitut pour des raisons médicales pour la saison de pêche au homard de 2019 dans la zone de pêche au homard 30 jusqu’à ce qu’une décision finale soit rendue concernant la demande de contrôle judiciaire.

  4. Les dépens sont payables au demandeur et sont taxés en conformité avec la colonne III du tableau du tarif B des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106.

« Sylvie E. Roussel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 11e jour de juin 2019

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑563‑19

INTITULÉ :

LESTER MARTELL c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

HALIFAX (NOUVELLE‑ÉCOSSE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 mai 2019

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 24 mai 2019

COMPARUTIONS :

Richard W. Norman

Michel P. Samson

Sian G. Laing

Pour le demandeur

Catherine M.G. McIntyre

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cox & Palmer

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

Pour le défendeur

 

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