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Date : 20190605


Dossier : T-656-17

Référence : 2019 CF 787

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 juin 2019

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

TIMOTHY SHEA

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Timothy Shea [M. Shea] sollicite le contrôle judiciaire d’une décision prise par Christine Fortin, chef d’équipe de la Division d’allègement pour les contribuables au Centre fiscal de Shawinigan [la déléguée du ministre] de l’Agence du revenu du Canada [ARC]. La déléguée du ministre a communiqué sa décision à M. Shea dans une lettre datée du 7 avril 2017 [la décision]. Elle a accueilli en partie la demande de réexamen présentée par M. Shea en vue d’obtenir l’annulation des pénalités et des intérêts qui lui ont été imposés à l’égard de ses années d’imposition 2003 à 2010.

I.  Question préliminaire

[2]  L’ARC ne devrait pas être partie à l’instance au titre des paragraphes 303(1) et (2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106. Le procureur général du Canada sera donc la seule partie désignée à titre de défendeur. L’intitulé est modifié en conséquence.

II.  Contexte

[3]  Dans le présent contrôle, M. Shea, qui n’est pas représenté par avocat, ne conteste que les résultats de l’année d’imposition 2003. Il demande que les intérêts de 26 536,39 $ qui se sont accumulés depuis 2004, année où sa déclaration a été produite, soient annulés.

[4]  Plus précisément, M. Shea affirme que, s’agissant de l’année d’imposition 2003, il a fait l’objet d’une vérification d’une durée excessive en raison des réponses tardives de l’ARC. Il affirme que, pour cette raison, il ne devrait pas payer d’intérêts parce qu’il aurait pu se servir de la perte déductible au titre d’un placement d’entreprise [PDTPE] qui lui a été accordée pour les annuler.

[5]  La vérification dont M. Shea a fait personnellement l’objet a eu lieu en marge d’une vérification faite à l’égard de TES Computers Inc. [TES], une entreprise dont il était actionnaire. Les déclarations T1 de M. Shea pour les années 2003 et 2004 ont fait l’objet de nouvelles cotisations à la suite d’une vérification concernant les années d’imposition 2002 et 2004 de TES. M. Shea s’est vu imputer dans ses déclarations une somme au titre d’avantages conférés à un actionnaire, et ses dépenses liées à l’exploitation de son entreprise ont été refusées.

A.  Nouvelle cotisation établie en juillet 2006

[6]  Le 5 juillet 2006, par suite de la vérification, M. Shea a fait l’objet d’une nouvelle cotisation pour l’année d’imposition 2003. Il s’est vu imputer dans sa déclaration des revenus et des commissions totalisant 202 347 $, de sorte que son impôt provincial et son impôt fédéral ont été modifiés, et qu’on lui a imposé une pénalité pour négligence et des intérêts sur l’impôt impayé totalisant près de 154 000 $.

[7]  Selon le relevé de compte de l’ARC pour la période du 14 juin 2004 au 26 novembre 2013 [le relevé de compte], M. Shea devait, en date du 5 juillet 2006, la somme de 156 016,98 $ en impôts cumulatifs impayés, en cotisations au titre du Régime de pensions du Canada (le RPC) ainsi qu’en arriérés d’intérêts et en pénalités. Ce montant a été établi avant qu’une nouvelle cotisation soit établie à l’égard de M. Shea pour l’année 2004, laquelle a eu pour effet d’ajouter la somme de 4 872,22 $ à la somme qu’il devait le 5 juillet 2006.

[8]  Le 27 juillet 2006, M. Shea s’est opposé aux nouvelles cotisations établies à la suite de la vérification. Il a été informé le 12 février 2007 du rejet de son opposition. Il a interjeté appel de cette décision à la Cour canadienne de l’impôt [CCI] en mai 2007.

B.  Nouvelle cotisation établie en septembre 2009

[9]  Deux entrées en date du 8 septembre 2009 figurent sur le relevé de compte.

[10]  D’abord, l’ARC a ajouté les arriérés d’intérêts au solde dû par M. Shea. M. Shea devait alors la somme totale de 202 127,14 $ pour les années d’imposition allant de 2003 jusqu’au 8 septembre 2009.

[11]  La Direction générale des appels de l’ARC a ensuite recalculé le revenu de M. Shea pour l’année 2003 et l’a réduit de 112 431 $. Par conséquent, l’impôt dû par M. Shea a été réduit et les intérêts et les pénalités y afférents ont été annulés pour un montant total combiné de 137 918,04 $.

[12]  Au final, en date du 8 septembre 2009, le solde total dû par M. Shea à l’ARC pour toutes les années d’imposition antérieures à cette date, est passé de 202 127,14 $ à 64 209,10 $.

[13]  L’appel de M. Shea à la CCI a été officiellement retiré le 29 septembre 2009.

[14]  Ce n’était toutefois pas la fin des interactions de M. Shea avec l’ARC au sujet de l’impôt de 2003.

C.  Perte déductible au titre d’un placement d’entreprise et nouvelles cotisations du 17 mai 2012

[15]  Le 8 juin 2011, M. Shea a présenté une demande visant à ce qu’une PDTPE soit reportée rétrospectivement de l’année d’imposition 2006 à l’année d’imposition 2003.

[16]  Après avoir procédé à une vérification, l’ARC a établi une nouvelle cotisation pour l’année d’imposition 2006 en date du 17 mai 2012. Le revenu de M. Shea a en conséquence été réduit de 118 520 $, soit 100 033 $ de plus que son revenu total pour l’année 2006.

[17]  Une nouvelle cotisation a été établie pour l’année d’imposition 2003 de M. Shea, le 17 mai 2012, afin de reporter rétrospectivement la PDTPE de 100 034 $. Une fois la PDTPE appliquée, l’impôt payable par M. Shea pour l’année 2003 a été réduit de 43 041,08 $. Ses arriérés d’intérêts ont été réduits de 1 889,28 $, pour une réduction totale de 44 930,36 $.

[18]  Le résultat net pour l’année d’imposition 2003 a été que, en date du 17 mai 2012, M. Shea devait à l’ARC 12 270,92 $ au lieu du montant de 153 894,90 $ établi dans la nouvelle cotisation de 2006.

III.  Demande d’allègement pour les contribuables de premier niveau

[19]  Insatisfait du résultat de la nouvelle cotisation du 17 mai 2012, M. Shea a déposé une demande d’allègement pour les contribuables de premier niveau. Il a demandé que l’on renonce aux intérêts qui lui étaient réclamés pour les années d’imposition 2003 à 2010. Il était d’avis que l’ARC n’aurait pas dû lui réclamer des intérêts sur l’impôt qu’il devait avant qu’il dépose sa demande de déduction au titre d’une PDTPE. Il estime que le problème a été causé par la lenteur du traitement de sa situation fiscale par l’ARC.

[20]  Selon la décision, la Direction générale des appels de l’ARC a accordé, le 22 juillet 2013, un allègement partiel à M. Shea, c’est‑à‑dire qu’elle a annulé les intérêts accumulés entre le 1er novembre 2004 et le 1er avril 2005 en raison du retard de l’équipe de vérification. Il s’agit de la seule information au dossier concernant la demande d’allègement pour les contribuables de premier niveau.

IV.  Demande d’allègement pour les contribuables de deuxième niveau et décision visée par le présent contrôle

A.  Demande de M. Shea et documents à l’appui

[21]  Le 12 septembre 2016, M. Shea a présenté une demande d’allègement pour les contribuables de deuxième niveau. Il a demandé que l’on renonce à tous les intérêts qui lui étaient réclamés pour les années d’imposition 2003 à 2010. Il a justifié sa demande par le fait que les erreurs et les retards de l’ARC ont eu une incidence négative sur sa cotisation d’impôt de 2003.

[22]  M. Shea a remis à la déléguée du ministre son propre sommaire financier créé à partir des données figurant sur le relevé de compte. Il y décrivait en détail les diverses cotisations établies au titre de l’impôt et du RPC pour les années 2003 à 2010, ainsi que les paiements et crédits afférents à ces années. M. Shea a également déposé le relevé de compte.

[23]  Le sommaire financier préparé par M. Shea indique qu’en date du 30 avril 2011 (année d’imposition 2010), il avait fait des versements de 73 974,48 $. Les cotisations correspondantes établies au titre de l’impôt et du RPC s’élevaient à 52 697,71 $.

[24]  Par conséquent, selon ses calculs, l’ARC lui devait la somme de 21 276,77 $ au moment où elle a établi sa cotisation pour l’année d’imposition 2010.

[25]  M. Shea soutient que, si la cotisation avait été établie correctement et en temps opportun, il aurait pu présenter sa demande de déduction d’une PDTPE des années plus tôt. Comme il l’a dit, [traduction] « il est extrêmement injuste et illogique de tarder à me dire que je vous dois de l’argent, pour ensuite me dire que je vous dois des intérêts sur cet argent, alors que si j’avais été informé correctement et en temps opportun, j’aurais pu éviter la presque totalité de ces intérêts ».

B.  Document d’information sur l’allègement pour les contribuables et décision visée par le présent contrôle

[26]  Les dispositions d’allègement pour les contribuables figurent au paragraphe 220(3.1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5e suppl.) [LIR], qui dispose que, sur demande du contribuable, le ministre peut renoncer à tout ou partie d’un montant de pénalité ou d’intérêts payable ou l’annuler en tout ou en partie. L’exercice de ce pouvoir discrétionnaire par le délégué du ministre est à son tour régi par les dispositions des lignes directrices qui figurent dans la circulaire d’information IC07‑1 de l’ARC [les lignes directrices].

[27]  Le document d’information sur l’allègement pour les contribuables [le document d’information] résume à l’intention du délégué du ministre les faits pertinents liés à une demande d’allègement. Il expose également les facteurs et les considérations énoncés dans les lignes directrices, et contient une recommandation.

[28]  Dans le cas de M. Shea, le document d’information indiquait que les intérêts dus par ce dernier s’élevaient à 29 366,39 $ pour les années d’imposition 2003 à 2010 lorsqu’il a déposé sa demande d’allègement en septembre 2016. On y reconnaissait non seulement qu’il avait payé un total de 73 974,46 $ alors qu’il avait fait l’objet d’une cotisation s’élevant à seulement 52 697,17 $, mais aussi qu’il croyait que l’ARC lui devait la différence de 21 276,77 $.

[29]  Le 17 mai 2012, le ministre a établi des avis de nouvelle cotisation pour les années d’imposition 2003, 2004, 2006 et 2010. Comme je l’ai mentionné, à cette date, le solde dû pour l’année d’imposition 2003 s’élevait à 12 270,92 $, après application de la PDTPE.

[30]  Le document d’information recommandait que les intérêts accumulés entre le 8 février 2013 et le 19 juillet 2013 soient annulés pour l’année d’imposition 2010 parce que l’ARC n’avait pris aucune mesure pour traiter l’opposition de M. Shea pendant cette période.

[31]  On y recommandait également que les intérêts restants pour les années d’imposition 2003 à 2006 et 2010 soient maintenus parce que la Direction générale des appels de l’ARC avait déjà accordé un allègement à cause d’un retard déraisonnable dans le déroulement de la vérification.

[32]  En ce qui concerne l’année d’imposition 2003, qui fait toujours l’objet d’une contestation par M. Shea, le document d’information indique que le dossier d’appel déposé à la CCI pour les années d’imposition 2003 et 2010 montre que les retards n’étaient pas attribuables à l’ARC. Plusieurs retards ont été causés par le fait que M. Shea n’a pas rapidement fourni les documents demandés par l’ARC. Il a été conclu qu’il n’y avait aucune indication de retard excessif causé par l’ARC pendant ces périodes.

[33]  Le document d’information souligne également qu’aux termes du paragraphe 161(7) de la LIR, les intérêts dus par un contribuable sont calculés sur l’impôt payable avant que le report rétrospectif d’une perte soit pris en compte. Conformément au sous‑alinéa 161(7)b)(iv), la somme appliquée en réduction de l’impôt à payer par M. Shea est réputée avoir été versée 30 jours après la date de sa demande. Comme la demande de réduction d’une PDTPE a été reçue le 8 juin 2011, il a été conclu que les intérêts exigés avant que la PDTPE soit appliquée l’avaient été à bon droit.

[34]  Compte tenu des motifs qui précèdent, j’estime que, dans sa décision, la déléguée du ministre ne s’est pas écartée des recommandations formulées dans le document d’information.

V.  Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[35]  M. Shea soulève la question des retards excessifs de l’ARC à traiter ses déclarations de revenus, et en particulier à procéder à la vérification.

[36]  S’agissant des prétendus retards de l’ARC, M. Shea fait valoir que, si ses déclarations avaient été traitées plus rapidement, il aurait pu présenter sa demande de déduction d’une PDTPE en 2006. Ainsi, presque tous les intérêts qui lui ont été réclamés auraient pu être annulés.

[37]  Ces deux questions soulèvent la question de savoir si la décision était raisonnable. Pour répondre à cette question, il faut déterminer si la déléguée du ministre a exercé de façon raisonnable le pouvoir ministériel discrétionnaire dont il est question dans les lignes directrices.

[38]  La norme de contrôle applicable à la décision discrétionnaire prise par la déléguée du ministre en vertu du paragraphe 220(3.1) de la LIR est celle de la décision raisonnable : Stemijon Investments Ltd. c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 299, par 20 (Stemijon); Canada Agence du revenu c. Telfer, 2009 CAF 23, par 24 à 28 (Telfer).

[39]  Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la Cour ne peut intervenir que si elle est convaincue que la décision est déraisonnable en ce qu’elle est dénuée de justification, de transparence et d’intelligibilité, ou que la conclusion ne fait pas partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, par 47 [Dunsmuir].

[40]  Considérés dans leur ensemble, « les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, par 16 [Nfld Nurses].

[41]  Le contrôle judiciaire d’une décision prise par le délégué du ministre en vertu du paragraphe 220(3.1) n’est pas un appel. C’est un examen d’une décision discrétionnaire d’accorder ou, comme en l’espèce, de ne pas accorder une dispense exceptionnelle de l’application des dispositions de la LIR. Le délégué du ministre n’est nullement tenu d’en arriver à une conclusion particulière, tout comme une telle dispense ne peut être demandée de plein droit. Jenkins c. Canada, 2007 CF 295, par 13 (Jenkins).

[42]  À l’issue d’un examen d’une décision prise par le délégué du ministre en vertu du paragraphe 220(3.1) de la LIR, il a été conclu que « [l]e rôle de la Cour n’est pas de soupeser la preuve [...] mais plutôt d’examiner si le représentant du ministre "a apprécié correctement les éléments de preuve dont il disposait, et que la décision n’était pas fondée sur des considérations inappropriées ou étrangères à l’objet de la loi" » : Easton c. Canada (Agence du revenu), 2017 CF 113, par 43 (références internes omises).

VI.  Les dispositions d’allègement pour les contribuables de la LIR

[43]  Le paragraphe 220(3.1) de la LIR prévoit que, sur demande faite par le contribuable dans un délai déterminé, le ministre peut renoncer à tout ou partie d’un montant de pénalité ou d’intérêts payable ou l’annuler en tout ou en partie.

[44]  Les lignes directrices traitent de trois situations précises qui peuvent justifier un allègement des pénalités et des intérêts. Elles sont énoncées au paragraphe 23 des lignes directrices :

  • (a) circonstances exceptionnelles;

  • (b) actions de l’ARC;

  • (c) incapacité de payer ou difficultés financières.

 

[45]  M. Shea s’appuie sur l’alinéa 23b) des lignes directrices et affirme que les actions de l’ARC justifient que sa demande d’allègement soit accordée.

[46]  Les actions de l’ARC qui pourraient justifier un allègement des pénalités et des intérêts sont énoncées au paragraphe 26 des lignes directrices. M. Shea attire l’attention de la Cour sur l’alinéa 26a) – retards de traitement – et sur l’alinéa 26f) – retards excessifs pour régler une opposition ou un appel ou pour faire une vérification, affirmant qu’ils s’appliquent à sa situation. Voici ces dispositions :

Actions de l’ARC

26. Les pénalités et les intérêts peuvent également faire l’objet d’une renonciation ou d’une annulation s’ils découlent principalement d’actions de l’ARC, telles que des :

a) retards de traitement, qui ont fait en sorte que le contribuable n’a pas été informé d’une somme due dans un délai raisonnable;

[...]

f) retards excessifs pour régler une opposition ou un appel ou pour faire une vérification.

[47]  Si une demande de redressement est fondée sur l’une ou l’autre des situations énumérées au paragraphe 23, les facteurs énoncés au paragraphe 33 desdites lignes doivent être pris en compte pour déterminer s’il faut annuler les pénalités et les intérêts ou y renoncer. Ces facteurs sont les suivants :

On évaluera si le contribuable a :

  • - respecté, par le passé, ses obligations fiscales;

  • - en connaissance de cause, laissé subsister un solde en souffrance qui a engendré des intérêts sur arriérés;

  • - fait des efforts raisonnables et géré de façon responsable ses affaires selon le régime d’autocotisation;

  • - agi rapidement pour remédier à tout retard ou à toute omission.

[48]  Au paragraphe 24 des lignes directrices, on rappelle que le ministre dispose d’un vaste pouvoir général d’accorder un allègement en vertu du paragraphe 220(3.1), même si la situation du contribuable ne correspond pas à l’une de celles décrites au paragraphe 23.

VII.  Analyse

A.  Mémoire et affidavit de M. Shea

[49]  Le défendeur s’est opposé à deux paragraphes du mémoire des faits et du droit de M. Shea, ainsi qu’à des parties de son affidavit qui contiennent des renseignements dont la déléguée du ministre ne disposait pas. Ces paragraphes n’ont pas été pris en compte dans la présente analyse.

B.  Caractère raisonnable de la décision

(1)  Les allégations de retard font‑elles l’objet d’un examen raisonnable dans la décision?

[50]  Dans son mémoire des faits et du droit, M. Shea présente un résumé des périodes clés qui sont liées à sa déclaration de revenu de 2003. Le résumé montre, selon lui, que la vérification dont il a fait l’objet a été excessivement longue.

[51]  Selon les calculs de M. Shea, du mois de septembre 2004 au 29 juillet 2009, il a fallu 48 mois et deux semaines, soit un peu plus de quatre ans, à l’ARC pour traiter sa déclaration de revenu de 2003. Sa participation au processus, y compris la réponse aux demandes de renseignements, le dépôt de son avis d’opposition et le dépôt de son avis d’appel à la CCI, s’est échelonnée sur 10 mois et une semaine.

[52]  Le défendeur soutient que la déléguée du ministre a raisonnablement conclu que les retards de l’ARC n’étaient pas excessifs, et que certains d’entre eux étaient en grande partie attribuables à M. Shea.

[53]  Le document d’information indique que, le 24 février 2005, on a demandé à M. Shea de fournir d’autres renseignements. Il en a fourni une partie environ six mois plus tard, soit le 17 août 2005. On lui a demandé d’autres renseignements le 12 décembre 2005, et M. Shea les a fournis le 6 février 2006.

[54]  M. Shea a déposé son avis d’opposition le 27 juillet 2006. L’ARC lui a demandé des renseignements supplémentaires, le 8 janvier 2007, et la lettre de décision a été envoyée le 12 février 2007.

[55]  Le document d’information indique qu’un examen du dossier déposé à la CCI avait permis de conclure que plusieurs retards avaient été causés par M. Shea. M. Shea a été invité à produire des documents le 28 mai 2008. Les documents ont été produits le 30 septembre 2008, le 2 février 2009 et le 19 juin 2009 respectivement.

[56]  Compte tenu de ce qui précède, il a été conclu dans le document d’information, et accepté par la déléguée du ministre, que [traduction] « rien n’indique que l’ARC ait causé un retard excessif pendant ces périodes ».

[57]  Malgré l’insistance de M. Shea, je ne suis pas convaincue que la déléguée du ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire de façon déraisonnable sur la question des retards.

[58]  Ce n’est pas parce qu’une longue période de temps s’est écoulée qu’il y a nécessairement un « retard ». Et ce n’est pas parce qu’il y a eu des périodes au cours desquelles chacune des parties paraissait inactive que celles‑ci ne faisaient rien pour faire avancer le dossier.

[59]  La question soulevée est la suivante : combien de temps le ministre peut-il prendre pour examiner comme il se doit une déclaration de revenu?

[60]  Le paragraphe 152(1) de la LIR impose au ministre l’obligation d’examiner une déclaration de revenu :

152. (1) Le ministre, avec diligence, examine la déclaration de revenu d’un contribuable pour une année d’imposition, fixe l’impôt pour l’année, ainsi que les intérêts et les pénalités éventuels payables et détermine :

a) le montant du remboursement éventuel auquel il a droit en vertu des articles 129, 131, 132 ou 133, pour l’année;

b) le montant d’impôt qui est réputé, par les paragraphes 120(2) ou (2.2), 122.5(3), 122.51(2), 122.7(2) ou (3), 125.4(3), 125.5(3), 127.1(1), 127.41(3) ou 210.2(3) ou (4), avoir été payé au titre de l’impôt payable par le contribuable en vertu de la présente partie pour l’année.

152. (1) The Minister shall, with all due dispatch, examine a taxpayer’s return of income for a taxation year, assess the tax for the year, the interest and penalties, if any, payable and determine

(a) the amount of refund, if any, to which the taxpayer may be entitled by virtue of section 129, 131, 132 or 133 for the year; or

(b) the amount of tax, if any, deemed by subsection 120(2) or (2.2), 122.5(3), 122.51(2), 122.7(2) or (3), 125.4(3), 125.5(3), 127.1(1), 127.41(3) or 210.2(3) or (4) to be paid on account of the taxpayer’s tax payable under this Part for the year.

[61]  Dans la décision Ficek c. Canada (Procureur général), 2013 CF 502 [Ficek], notre Cour s’est exprimée sur l’obligation qui incombe au ministre de prendre des mesures pour examiner, « avec diligence », la déclaration de revenu d’un contribuable, fixer l’impôt ainsi que les intérêts et les pénalités éventuels payables, et pour déterminer le montant du remboursement ou de l’impôt à payer, le cas échéant. Le juge Phelan, qui a examiné la jurisprudence sur cette question, a conclu ce qui suit :

[19]  L’expression « avec diligence » a été analysée de façon approfondie dans la décision Jolicœur c Minister of National Revenue, [1960] CTC 346, 60 DTC 1254 (C. de l’É.). Les conclusions principales sont que cette expression est l’équivalent de l’expression « avec toute la diligence raisonnable » ou « dans un délai raisonnable », et qu’il n’y a pas de délai fixe pour l’accomplissement de l’obligation d’établir une cotisation.

[...]

[21]  D’autres décisions comme Merlis Investments Ltd c Ministre du Revenu national, (2000), [2001] 1 CTC 57, 2000 DTC 6634 (CFPI), et Rodmon Construction Inc c R, [1975] CTC 73, 75 DTC 5038 (CFPI), confirment la même interprétation de base qui confère au ministre un pouvoir discrétionnaire raisonnable dans le délai imparti pour l’établissement de la cotisation. Toutefois, le pouvoir discrétionnaire n’est pas absolu; il doit être raisonnable et utilisé dans le but adéquat d’établir et de fixer la dette fiscale du contribuable (J Stoller Construction Ltd c Ministre du Revenu national, [1989] 1 CTC 2171, 89 DTC 134 (CCI)).

[62]  Il incombait à M. Shea de démontrer que le temps mis par l’ARC pour examiner sa déclaration de revenu de 2003 était excessif. M. Shea a pris les mesures dont il disposait pour contester les nouvelles cotisations. Il s’est opposé à la nouvelle cotisation établie à la suite de la vérification. Il a interjeté appel à la CCI de la décision défavorable qui s’en est suivie. Il a ensuite demandé le report rétrospectif d’une PDTPE réclamée en 2006, ce qui lui a permis d’obtenir une réduction importante, mais non totale, de l’impôt à payer pour 2003.

[63]  Les mesures prises par M. Shea ainsi que celles prises par l’ARC en réponse et dans l’exercice de son mandat légal ont toutes été longues à prendre et à mener à terme.

[64]  Le calendrier établi par M. Shea montre que l’ARC a consacré quatre ans à son processus, alors que M. Shea y a consacré moins d’un an. Le tableau de M. Shea s’arrête au 29 juillet 2009. À cette date, il n’avait pas encore déposé sa demande visant à appliquer la PDTPE réclamée en 2006 à l’année d’imposition 2003. Il s’agit de l’étape cruciale qui a éliminé la plus grande partie du revenu restant, et qui a par le fait même réduit rétroactivement l’impôt à payer. M. Shea n’a pris cette mesure que le 8 juin 2011, soit près de deux ans après la dernière date figurant dans son calendrier.

[65]  Dans la décision Ficek, le juge Phelan a confirmé qu’il n’existe aucun délai fixe dans lequel le ministre doit établir une cotisation, et notamment déterminer la portée de l’enquête qu’il doit faire. Chaque affaire est factuellement différente, de sorte que le temps qu’il met à établir une cotisation doit être raisonnable au regard des faits particuliers de chaque affaire.

[66]  Après avoir examiné la décision et le dossier sous‑jacent, je conclus que la déléguée du ministre a tenu compte des questions soulevées par M. Shea au sujet du temps consacré par l’ARC au traitement complet de sa déclaration de revenu de 2003.

[67]  Je conclus également que, pour prendre sa décision, la déléguée du ministre a raisonnablement exercé son pouvoir discrétionnaire. Elle n’a pas tenu compte de facteurs étrangers ou inappropriés, et rien ne prouve que le processus qu’elle a suivi visait autre chose qu’à établir la responsabilité de M. Shea pour l’année 2003.

(2)  Intérêts et demande de déduction d’une perte déductible au titre d’un placement d’entreprise

[68]  Le second aspect que M. Shea fait valoir est que, si la nouvelle cotisation de 2003 avait été établie dans un délai plus raisonnable, il aurait pu demander plus tôt la déduction d’une PDTPE, ce qui aurait réduit ou éliminé les intérêts et les pénalités. Il ajoute que, puisqu’il ne devait pas d’impôt, il ne devrait pas avoir à payer d’intérêts et de pénalités.

[69]  Le ministre souligne que les intérêts dus par M. Shea pour l’année d’imposition 2003 ont été réduits de 44 755,98 $, le 8 septembre 2009, dans la nouvelle cotisation qui a été établie après qu’il eut retiré l’appel qu’il avait déposé à la CCI.

[70]  Je remarque que des arriérés d’intérêts de 1 889,28 $ ont été annulés dans la nouvelle cotisation établie le 17 mai 2012 pour l’année 2003.

[71]  Le défendeur soutient que l’allègement d’intérêts accordé à M. Shea était raisonnable parce que, bien qu’il ait été autorisé à déduire une PDTPE, des intérêts s’étaient accumulés sur le montant dû conformément au sous‑alinéa 161(7)b)(iv) de la LIR, selon lequel la perte devait être appliquée 30 jours après le jour où la demande de report rétrospectif de la perte a été présentée, soit le 8 juin 2011.

[72]  Le défendeur fait valoir que M. Shea aurait pu présenter sa demande de déduction d’une PDTPE avant la fin du processus d’appel plutôt que deux ans après le règlement de l’appel. Si sa demande avait été présentée plus tôt, M. Shea aurait eu moins d’intérêts à payer.

[73]  M. Shea a répondu que, jusqu’à ce que la nouvelle cotisation pour l’année 2006 soit établie en mai 2012, ce qui a entraîné une perte pour l’année 2006, il ne pouvait pas présenter sa demande de déduction d’une PDTPE parce qu’il faut une perte pour qu’une telle demande soit valide.

[74]  M. Shea a mis l’accent sur le résultat et sur sa perception qu’il était injuste que même si, en définitive, il a très peu d’impôt à payer, on lui impose des pénalités et des intérêts qui s’accumulent tous les jours. Dans sa demande d’allègement pour les contribuables, il a dit ceci :

[traduction] D’importants intérêts sur arriérés m’ont été imposés durant la période au cours de laquelle l’ARC a prétendu que je devais tout cet argent, ce qui a été corrigé par la suite. Une grande partie de ces intérêts est toujours payable et c’est ce qui explique la contradiction. On m’impose des intérêts, qui continuent de s’accumuler, sur des montants que, vous le reconnaissez très clairement aujourd’hui, je n’avais pas à payer.

[75]  M. Shea n’a pas tout à fait raison de dire qu’il ne devait pas d’impôt pour l’année d’imposition 2003. La cotisation du 17 mai 2012 indique que son revenu imposable, après application de la PDTPE, était de 41 730 $.

[76]  Après application de ses crédits d’impôt préexistants, M. Shea devait 9 905,29 $ au titre de l’impôt sur le revenu pour l’année 2003. Ce montant a été calculé en fonction de son revenu imposable révisé final, sans intérêts ni autres pénalités.

[77]  M. Shea n’a pas présenté sa demande de report rétrospectif de la PDTPE accordée en 2006 le 8 septembre 2009, lorsqu’il a fait l’objet d’une nouvelle cotisation qui a grandement modifié ses impôts. Il a attendu au 8 juin 2011 pour la présenter. La date à compter de laquelle les intérêts sur l’impôt impayé par M. Shea devaient être calculés en application du paragraphe 161(7) était donc le 8 juillet 2011.

[78]  Selon mes calculs, en ne déposant pas sa demande de déduction d’une PDTPE en septembre 2009, M. Shea a permis que 668 jours d’intérêts composés viennent s’ajouter à sa dette fiscale. Ce retard ne peut être attribué à l’ARC. Il s’agit simplement d’un choix fait par M. Shea.

[79]  Le montant final d’impôt dû par M. Shea en date du 17 mai 2012 s’élevait à 12 270,92 $. C’est seulement 2 365,63 $ de plus que le montant final révisé établi le 17 mai 2012 pour l’année d’imposition 2003.

[80]  L’ARC a informé M. Shea par écrit qu’il n’avait pas à payer les montants d’impôt contestés, mais que les intérêts sur les arriérés continueraient de s’accumuler. Elle l’a avisé qu’il pourrait réduire les intérêts ou éviter qu’ils s’accumulent en effectuant un paiement à son compte, et que l’ARC paierait des intérêts sur tout montant qu’elle serait tenue de rembourser s’il était fait droit à son opposition.

[81]  M. Shea n’a pas payé les 2 365,63 $. Rien n’indique qu’il ait payé une partie de la somme de 12 270,92 $ due au titre de l’impôt pour l’année 2003. C’est le choix qu’il a fait. Il était conscient des répercussions financières qui pouvaient en découler. Il a pris cette décision librement.

VIII.  Conclusion

[82]  Il incombait à M. Shea de démontrer que la décision est déraisonnable.

[83]  Compte tenu du dossier et de la jurisprudence, la déléguée du ministre pouvait raisonnablement conclure qu’aucun retard attribuable à l’ARC ne justifiait d’accorder un allègement d’intérêts.

[84]  Si la décision avait été fondée sur des faits inexacts, elle serait déraisonnable.

[85]  L’argument de M. Shea selon lequel il ne pouvait pas présenter sa demande de déduction d’une PDTPE plus tôt qu’il ne l’a fait est contestable. Ce n’est ni exact ni inexact.

[86]  La déléguée du ministre était tout à fait au courant de l’argument de M. Shea qui figure dans le document d’information. Elle ne l’a pas retenu.

[87]  La Cour doit faire preuve de déférence à l’égard de la déléguée du ministre en tant que décideur spécialisé. Je conclus que la décision n’est pas fondée sur un fait erroné.

[88]  L’issue de la décision est que la demande d’annulation des pénalités et des intérêts dus en vertu de la LIR que M. Shea a présentée en ce qui concerne l’impôt sur le revenu pour l’année d’imposition 2003 a été rejetée. Cette conclusion appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[89]  M. Shea peut comprendre pourquoi cette conclusion a été tirée. Les motifs sont justifiés, transparents et intelligibles. Ils répondent aux critères de l’arrêt Dunsmuir.

[90]  La décision est raisonnable. La demande est rejetée, sans frais.


JUGEMENT dans le dossier T‑656‑17

LA COUR REJETTE la demande, sans frais.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 26e jour de juillet 2019.

Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-656-17

 

INTITULÉ :

TIMOTHY SHEA c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

WINNIPEG (MANITOBA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 JUIN 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 JUIN 2019

 

COMPARUTIONS :

Timothy Shea

 

POUR LE DEMANDEUR

(pour son propre compte)

 

Neil Goodridge

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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