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Date : 20190607


Dossier : T-2135-16

Référence : 2019 CF 794

Montréal (Québec), le 7 juin 2019

En présence de monsieur le juge Lafrenière

ENTRE :

JÉRÔME BACON ST-ONGE

demandeur

et

LE CONSEIL DES INNUS DE PESSAMIT, RENÉ SIMON, ÉRIC CANAPÉ, GÉRALD HERVIEUX, DIANE RIVERIN, JEAN-NOËL RIVERIN, RAYMOND ROUSSELOT ET MARIELLE VACHON

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, Jérôme Bacon St-Onge, présente une requête visant à faire déclarer les défendeurs coupables d’outrage au tribunal et leur imposer une peine qui soit dissuasive et exemplaire.

I.  Aperçu

[2]  Le 21 décembre 2017, madame la juge Martine St-Louis de cette Cour a rendu un jugement en faveur de M. Bacon St-Onge dans l’affaire St-Onge c Conseil des Innus de Pessamit, 2017 CF 1179 [Jugement], jugement qui contient le dispositif suivant :

LA COUR STATUE que:

1.   La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.   La demande d'ordonnance de certiorari est accordée. La résolution du Conseil du 8 mars 2016 est annulée; le Code de 2015 est déclaré invalide; l'élection tenue le 17 août 2016 est annulée.

3.   Il est déclaré que le Code de 1994 reste en vigueur.

4.   Cependant, l'ordonnance de certiorari est par la présente suspendue jusqu'aux prochaines élections afin de permettre à la Nation innue de Pessamit d'apporter des modifications au Code de 1994, si tel est le consensus, et que ces modifications soient mises en vigueur conformément aux exigences en matière de modifications du Code de 1994.

5.   Si le Code de 1994 n'est pas modifié, les élections seront tenues à la date prévue, soit le ou vers le 17 août 2018, si le Code de 1994 est modifié, les élections seront tenues à la date prévue au nouveau Code.

6.   Le chef actuel et le conseil composé doivent continuer d'exercer leurs fonctions et de gérer les affaires de Nation innue de Pessamit normalement jusqu'aux prochaines élections.

[3]  M. Bacon St-Onge reproche aux défendeurs, le Conseil des Innus de Pessamit [le Conseil], le chef du Conseil, René Simon et six conseillers, Éric Canapé, Gérald Hervieux, Diane Riverin, Jean-Noël Riverin, Raymond Rousselot et Marielle Vachon, d’avoir contrevenu au Jugement en refusant d'apporter des modifications au « Code électoral concernant les élections de Betsiamites » [Code de 1994] ou d’énoncer clairement leur position relativement à la tenue des élections à la date prévue, soit le ou vers le 17 août 2018, en conformité avec le Code de 1994. 

[4]  Le 6 juillet 2018, sur requête ex parte de M. Bacon St-Onge, le juge George Locke rend une ordonnance aux termes des articles 466 et 467 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], enjoignant aux défendeurs de comparaître devant cette Cour aux fins d’entendre la preuve sur les faits qui leur sont reprochés, c’est-à-dire le défaut de respecter le Jugement, et faire valoir les moyens de défense qu’ils peuvent offrir pour éviter une condamnation pour outrage.

II.  Chronologie des faits ayant mené au Jugement

[5]  M. Bacon St-Onge est membre des Innus de Pessamit. Sa requête en outrage fait suite à un différend entre les parties qui se résume brièvement comme suit.

[6]  En 1994, un code coutumier écrit est élaboré et présenté à la communauté par le Conseil, alors nommé Conseil de bande de Betsiamites. Le Code de 1994 est adopté à l’assemblée ordinaire du Conseil le 24 mai 1994. Le Code de 1994 prévoit que les élections se tiennent vers le 17 août lors d’une année électorale (article 3.4), que le chef et les conseillers sont élus pour un mandat de deux ans (article 3.2) et que le chef et les conseillers entrent en fonction le premier jour du mois suivant la date de la tenue des élections (article 3.3), soit le ou vers le 17 septembre lors de l’année électorale.

[7]  Le chapitre 9 du Code de 1994 énonce le « Mécanisme de modification interne». Ce mécanisme prévoit que « si un ou plusieurs électeurs » veulent qu’une modification soit apportée, ils doivent obtenir l’appui écrit d’au moins la moitié des électeurs inscrits sur la liste électorale et présenter cet appui à une réunion du Conseil au moins six mois avant les élections.

[8]  En 2014, le Conseil décide de réformer le Code de 1994 et déclenche un processus pour élaborer un nouveau code coutumier, le « Code électoral du Conseil des Innus de Pessamit » [Code de 2015]. Le Code de 2015 prévoit notamment un mandat de 4 ans pour les élus plutôt que de deux ans (article 6.2).

[9]  Le 21 juillet 2015, le Conseil adopte une résolution pour soumettre la question suivante aux électeurs par référendum: « Êtes-vous d’accord avec le nouveau code électoral du Conseil des Innus de Pessamit, version 2015, et que celui-ci soit appliqué à partir des élections du 17 août 2016? »

[10]  Dans les jours suivant le référendum, la présidente de l’élection prépare un relevé qui réfère à l’article 9.1a) du Code de 1994 et conclut que « la modification du code électoral est rejetée parce que le nombre requis n’est pas atteint ». Le 17 décembre 2015, le secrétaire-greffier du Conseil transmet une note aux membres du Conseil indiquant que le Conseil n’a pas le pouvoir de modifier le Code de 1994 sans respecter le chapitre 9.

[11]  Le 8 mars 2016, le Conseil adopte néanmoins le Code de 2015 par voie de résolution et confirme sa mise en vigueur pour les futures élections.

[12]  Le 25 mai 2016, M. Bacon St-Onge apprend que le Code de 2015 a été adopté. Avec l’aide de quelques autres membres de la communauté, il s’adresse au Conseil pour contester l’application du Code de 2015. Plusieurs échanges s’ensuivent entre M. Bacon St-Onge et Me Gauthier, l’avocat du Conseil, qui maintient que l’adoption du Code de 2015 a été mise en œuvre légalement et de façon démocratique en représentant la volonté de la communauté.

[13]  Le 8 juillet 2016, M. Bacon St-Onge soumet sa candidature à titre de conseiller pour les élections du 17 août 2016. Les élections ont lieu et les défendeurs individuels sont élus. M. Bacon St-Onge loge une contestation formelle quant à cette élection, à laquelle Me Gauthier répond, le 2 septembre 2016, que le Conseil ne peut donner suite à sa contestation étant donné qu’elle est irrecevable en vertu du Code de 2015.

[14]  Le 9 décembre 2016, M. Bacon St-Onge demande le contrôle judiciaire de la résolution du Conseil du 8 mars 2016 adoptant le Code de 2015, des élections tenues le 17 août 2016 sous l’égide du Code de 2015 et de la décision transmise par Me Gauthier rejetant sa contestation formelle des élections du 17 août 2016.

[15]  Le 18 avril 2017, au moyen d’une résolution signée par le chef Simon et les six conseillers, le Conseil affirme qu’il « n’accepte plus, de quelques façons que ce soit, l’intervention d’un tiers (gouvernement, municipalités, organisations régionales, société d’état, syndicats et autres) dans l’exercice de ses pouvoirs » et « ne tolère aucunes actions, directives, ordonnances, instructions ou autres d’un tiers dans l’exercice de ses pouvoirs ».

[16]  Dans son Jugement, la juge St-Louis souscrit à la position du demandeur selon laquelle le Conseil doit respecter la primauté du droit et la démocratie et se soumettre à la procédure de modification prévue dans le Code de 1994. Elle conclut que le Conseil ne détient pas de pouvoirs inhérents, dont celui de modifier le Code de 1994 par voie de résolution, et que les modifications auraient plutôt dû être apportées conformément au processus de modification du Code de 1994. En conséquence, la juge St-Louis accueille la demande de contrôle judiciaire. Cependant, pour éviter toute incertitude ou perturbation inutile de l’administration de la bande, la juge St-Louis suspend l’exécution du Jugement afin de permettre une modification au Code de 1994 selon le processus prévu au chapitre 9 du Code de 1994, à défaut de quoi les élections devront se tenir le ou vers le 17 août 2018.

[17]  Le 28 juin 2018, en constatant que le Conseil n’avait pas l’intention de déclencher les élections et n’avait pas nommé de président d’élections, M. Bacon St-Onge présente sa requête pour outrage au tribunal.

III.  Preuve à l’audience pour outrage

[18]  L’audience pour outrage au tribunal s’est déroulée à Québec les 9 et 10 août 2018. Mme Kathy Picard a témoigné en premier, suivie par Mme Priscilla Bacon et par M. Bacon St-Onge. Mme Vachon et le chef Simon ont, quant à eux, témoigné pour le compte des défendeurs.

[19]  Les faits suivants ne sont pas contestés.

[20]  Le 22 janvier 2018, les défendeurs portent le Jugement en appel et, le 23 février 2018, ils présentent une requête à la Cour d’appel fédérale pour surseoir à l’exécution du Jugement en attendant l’issue de l’appel. À l’appui de leur requête, chaque défendeur produit un affidavit. Les défendeurs affirment avoir été informés du Jugement le 21 décembre 2017 et qu’ils subiront un préjudice irréparable si l’ordonnance de sursis n’est pas prononcée puisque des élections seront déclenchées, et ils risqueront donc de perdre leurs postes.

[21]   Le 23 avril 2018, le juge Richard Boivin rejette la requête aux motifs que les défendeurs n’ont pas établi un préjudice irréparable si le sursis n’est pas octroyé et que la prépondérance des inconvénients favorise M. Bacon St-Onge.

[22]  Le 30 avril 2018, un article d’actualité est publié sur le site internet du Conseil sous la plume du conseiller en communications. Le texte intégral de l’article est reproduit ci-après :

« ANNULATION DE L’ÉLECTION À PESSAMIT

Nous ne laisserons pas un seul individu bafouer nos droits ancestraux

PESSAMIT le 30 avril 2018 : Un membre de la Première Nation de Pessamit, M. Jérôme Bacon St-Onge, tente actuellement de faire annuler, devant la cour fédérale, les élections tenues dans notre communauté, le 17 août 2016. Il appui sa requête sur le fait que le code électoral adopté en 2015 est invalide puisqu'il ne respecterait pas les procédures de modifications prévues au code électoral de 1994. Il serait, selon lui, incohérent d'octroyer au Conseil des pouvoirs de modifier le code électoral par voie de résolution.

Tout en faisant valoir que «les réserves ne forment pas des enclaves où l’application de la primauté du droit est exclue », ce qui signifie que selon lui le Conseil n'avait pas le « droit » de modifier le code électoral, M. Bacon St-Onge n'a toutefois pas hésité à se présenter (et à être défait) lors de cette même élection dont il conteste aujourd'hui la légalité. Nullement ébranlé par une telle contradiction, M. Bacon St-Onge s'est ensuite employé à éroder devant les tribunaux, le droit de la Première Nation de Pessamit à son autonomie gouvernementale. Le 21 décembre 2017, la Juge Martine St-Louis de la Cour fédérale statuait en sa faveur et ordonnait l'annulation de l’élection d'août 2016 (voir PDF #1 : JUGEMENT et AUTRES DOCUMENTS) et la tenue de nouvelles élections le 17 aout 2018.

Pas question de reculer

L'Innu Tshishe Utshimau de Pessarnit annonçait peu après son intention de porter cette décision en appel. « Nous ne tolérerons pas qu'un tiers (tribunal, gouvernement ou autre) procède à l’application d'un jugement profondément ancré dans des valeurs colonialistes qui ne reflètent nullement les grands principes de respect des droits et de la gouvernance autochtone » avait alors déclaré le chef René Simon. (Je souligne.)

Un droit ancestral

Outré que l'un de ses propres membres puisse se livrer à une attaque à fond de train contre la reconnaissance des droits ancestraux des peuples autochtones, pourtant garantis par l’article 35(1) de la Loi Constitutionnelle de 1982, le Conseil des élus de Pessamit rappelle qu'un comité sénatorial reconnaissait en 2010 que les droits des Autochtones sont des droits préexistants dont l’existence ne dépend pas des lois canadiennes ou de la Constitution. Les Premières Nations et d'autres témoins experts entendus par ledit comité ont soutenu que la sélection des dirigeants est un droit intrinsèque de l’autonomie gouvernementale et, par conséquent, protégé par l’article 35 de la Constitution à titre de droit ancestral.

Pour qui se prend-il?

Avec sa démarche et le jugement qu'il a obtenu, M. Bacon-St-Onge insulte les Pessamiulnut qui ont exercé leur droit de vote en toute liberté de conscience et opté pour la stabilité. Qui est-il pour remettre en question un exercice démocratique, lui qui pourtant, au lendemain de l’élection, avait déclaré sur les médias sociaux qu'il respecterait la décision du peuple?

Sans appui et sans financement

Puisque l’on ne peut prétendre représenter le peuple et lutter en son nom sans bénéficier du moindre appui dans la population, M. Bacon-St-Onge a tenté de se gagner des soutiens populaires et financiers en convoquant une assemblée publique. N'étant parvenu, à cette occasion, qu'à rassembler une dizaine de personnes et à recueillir une centaine de dollars, il a ensuite tenté de convaincre les tribunaux de la justesse de sa démarche en déposant un recours de provision pour frais, mais en vain (voir PDF #2 : Provisions pour frais). Sans appui et sans financement, il poursuit aujourd'hui le Conseil pour la somme de 82 000 $ en frais d'avocat et 145 000 $ en dommages et intérêts pour bris de confidentialité et atteinte à la réputation (voir PDF #3) et que le recours demeure confidentiel (PDF #4 ). Mais de quels dommages s'agit-il sinon ceux qu'il s'est causé lui-même, et de quels intérêts est-il question sinon de faire porter le fardeau de son irresponsabilité par l’ensemble de la population de Pessamit?

Des ambitions politiques?

Il est clair que M. Bacon-St-Onge ne se préoccupe ni du choix populaire, ni des principes démocratiques, ni de l’autonomie gouvernementale des Pessamiulnut. Les démarches qu'il a entreprises sont dangereuses et irresponsables. Elles ne servent essentiellement que ses propres intérêts et ses ambitions politiques dont il a ouvertement discutés avec des medias de Baie-Comeau et de Québec auxquels il a affirmé vouloir se présenter comme conseiller ou comme chef lors de l’élection qu'il tente de provoquer. Face à une telle duplicité, le chef Rene Simon tient à assurer la population que le Conseil ne permettra pas que M. Bacon St-Onge obtienne les sommes d'argent mentionnées, et qu'il se porte garant du respect des droits et de la gouvernance autochtone. » [notes supprimées]

[23]  Le 24 mai 2018, M. Bacon St-Onge envoie une lettre aux défendeurs pour leur demander leurs intentions relativement à la nomination d'un président d'élections et au déclenchement des élections. Le 29 mai 2018, les défendeurs invoquent les poursuites en cours comme réponse.

[24]  Le 15 juin 2018, le procureur de M. Bacon St-Onge envoie une lettre au procureur des défendeurs pour lui rappeler que ces derniers devaient nommer un président d'élections au plus tard le 17 juin 2018, en vertu de l’article 3.12 du Code de 1994 afin que le processus électoral pour les élections du Conseil du 17 août 2018 soit enclenché. En vertu de cet article, la première étape pour déclencher le processus électoral est de nommer un président d’élections au moins deux mois avant la fin du mandat du Conseil, soit deux mois avant le 17 août 2018.

[25]  Le 18 juin 2018, le Conseil tient une assemblée générale pour présenter le bilan des années 2012 à 2017 des Innus de Pessamit et pour clarifier la situation concernant les prochaines élections. Le chef et les conseillers sont tous présents, accompagnés de Me Gauthier. L’assemblée est diffusée en direct au moyen d'une radio communautaire.

[26]  Un message intitulé «Mot du chef» rédigé par le chef Simon se retrouve à la première page du bilan distribué aux membres de la communauté présents lors de l’assemblée générale, dont voici un extrait :

« On s’entend pour dire que notre entrée au pouvoir en 2012 nous a forcés à une introspection sur notre gouvernance et à être plus affirmatif au plan politique. Ce positionnement politique est apparu nécessaire suite aux interventionnismes des tiers dans l’administration du Conseil. Pour le Conseil, l’attitude des tiers n’est que le prolongement du système colonialiste qui pèse de plus en plus lourd sur nos propres systèmes de gouvernance, tentant de nous confiner dans un rôle secondaire sur des questions touchant directement notre avenir.

En marge de l’adhésion du Canada de la déclaration des Nations Unies sur les droits des Peuples Autochtones, Pessamit entend sauter sur cette opportunité pour affirmer son droit à l’autodétermination et agir en gouvernement avec toutes les responsabilités et prérogatives qui s’imposent.

Entre autres choses, ne plus tolérer les tentatives d’intrusion des tiers dans les pouvoirs et les affaires du Conseil, qui sont de sa responsabilité exclusive. Nous avions agi de cette façon avec […] et nous avons l’intention d’agir ainsi avec quiconque qui tentera d’usurper les pouvoirs du Conseil et qui agirait contre la volonté des Pessamiuilnut.

Le code électoral s’inscrit aussi dans la même lignée et suscite des interrogations depuis son adoption en 1994. Rappelons simplement que celui-ci n’a jamais fait l’objet d’une consultation, ni même l’approbation de la population par l’entremise d’un référendum.

Quant à sa modification de 2015, le travail a été réalisé en toute transparence et soumis à un référendum (accepté par la majorité). Toutefois, seule ombre au tableau, c’est la réaction d’une seule personne qui se permet de remettre en doute tout le travail sur le code, de remettre en doute l’exercice démocratique du référendum, mais surtout, de remettre en doute l’ultime exercice démocratique que celui d’une élection et ainsi défier la volonté populaire.

Se faisant, il manque carrément de respect à l’égard de la population de Pessamit qui a exercé son droit démocratique en toute bonne foi, liberté et connaissance de cause. Mais encore, cette personne n’a pas le moindre appui et prétendre protéger les intérêts des pessamiuilnut sans plébiscite est dangereux… »

[27]  Le 21 juin 2018, les défendeurs déposent une demande d’autorisation d’appel devant la Cour suprême du Canada contre le jugement du juge Boivin de la Cour d’appel fédérale rendu le 23 avril 2018.

[28]   Le 4 juillet 2018, le juge Boivin rejette la demande de réexamen des défendeurs de sa décision du 23 avril 2018.

A.  Témoignages en poursuite

[29]  Très brièvement, les témoignages rendus de vive voix à l’appui de la requête de M. Bacon St-Onge révèlent ce qui suit.

[30]  Mme Picard est membre de la bande Pessamit. Elle était présente à l’assemblée générale du 18 juin 2018 et témoigne sur le déroulement et les propos communiqués durant cette rencontre. Elle estime qu’environ 75 à 100 personnes ont assisté à l’assemblée et elle a constaté que plusieurs individus de la communauté ont remis en question la décision du Conseil de ne pas tenir des élections. Selon elle, le chef Simon a répondu qu’il n’y aurait pas d’élections le 17 août 2018 et que ce sont le Conseil et le chef qui prenaient la décision et non « la jeune juge qui connaissait rien… du milieu autochtone ». En contre-interrogatoire, Mme Picard confirme que le chef Simon s’est exprimé en innu et qu’il a employé le terme « auassiu » en référant à la juge.

[31]  Mme Bacon est aussi membre de la bande Pessamit. Elle est arrivée en retard à l’assemblée générale du 18 juin. Avant de quitter la maison, elle a entendu le chef Simon dire à la radio « qu’il n’y aurait pas d’élection cet été ». Mme Bacon a pris la parole durant l’assemblée pour lancer un avertissement au Conseil quant aux conséquences de ne pas déclencher les élections, telles que la possibilité de l’outrage au tribunal, le vide juridique dans lequel se retrouveraient les Innus de Pessamit qui seraient sans représentation politique, les retards causés par ce vide et l’utilisation illégale des fonds du Conseil pour les frais juridiques. Mme Bacon a également témoigné que le chef Simon a affirmé « qu’on était souverain, qu’on avait notre gouvernance, l’autonomie gouvernementale,…qu’on était légitime et qu’il y avait pas un juge viendrait s’ingérer dans nos affaires. »

[32]  M. Bacon St-Onge affirme, lors de son témoignage, que le Conseil n’a pas modifié le Code de 1994. Il ajoute qu’il se sentait attaqué puisque le Conseil voulait lui imputer le blâme et la responsabilité quant aux nombreuses procédures judiciaires qu’il a prises pour invalider le Code de 2015.

[33]  Son témoignage corrobore le témoignage de ses deux témoins. Il confirme qu’à l’assemblée générale du 18 juin, le chef Simon s’est adressé à l’audience en affirmant qu’il n’y aurait pas d’élections, que le Conseil n’avait pas à se soumettre aux jugements de la Cour fédérale et, notamment, que le Conseil n’avait pas à se soumettre au Jugement de la juge St-Louis, qu’il a traitée de « jeune juge qui avait aucune connaissance dans droit autochtone ». Selon M. Bacon St-Onge, les autres conseillers ne se sont pas opposés aux propos du chef Simon.

[34]  M. Bacon St-Onge relate qu’il a pris la parole durant la période d’interventions pour rappeler au Conseil que nul n’était au-dessus de la loi et que le Conseil devait tenir une élection. Il a également communiqué au Conseil qu’il n’appréciait pas être ciblé pour ses interventions devant les tribunaux. Il rapporte que le lendemain de l’assemblée, plusieurs membres de la communauté des Innus de Pessamit étaient inquiets et lui posaient des questions pour mieux comprendre la situation.

[35]  Finalement, plusieurs articles de journaux ont été produits en preuve pour établir l'attention accordée par la presse au désordre au sein de la communauté. De l’ensemble de la preuve, il appert que les articles en question donnent une version fidèle des événements et, plus précisément, des propos de Mme Picard, de M. Bacon St-Onge et du chef Simon. En outre, ils constituent des sources importantes d’informations par lesquelles les membres de la communauté ont appris ce qui s’était dit au sujet des élections lors de l’assemblée du 18 juin et quelles ont été les suites immédiates de cette rencontre. Notamment, le 19 juin 2018, le chef Simon indique, lors d'une entrevue accordée à Radio-Canada, qu'il n'y aura pas d'élections au cours de l'été 2018, qu'il veut rester en poste encore deux (2) ans et que le Conseil portera le dossier devant la Cour suprême s'il le faut.

B.  Témoignages en défense

[36]  Les défendeurs ont à leur tour appelé Mme Vachon et le chef Simon pour leur défense.

[37]  Mme Vachon est conseillère depuis 2002. Elle explique que les électeurs de la bande ont approuvé le Code de 2015 lors du vote de référendum et, à part M. Bacon St-Onge, aucun autre membre n’a manifesté son mécontentement au sujet de ce code. Après s’être informés du contenu du Jugement, les conseillers l’ont porté en appel puisqu’ils devaient «se défendre pour pouvoir poursuivre le mandat que la population [leur] avait confié de 2016 à 2020». Mme Vachon rapporte que le Jugement a créé beaucoup d’incertitudes au sein des membres des Innus de Pessamit qui s’inquiétaient pour la suite des choses. Selon elle, M. Bacon St-Onge aurait semé des inquiétudes au sein des membres en menaçant de la possibilité d’un «séquestre administratif» entraînant la coupure de plusieurs services communautaires. Pour répondre aux inquiétudes de la communauté, le Conseil a décidé de tenir l’assemblée générale du 18 juin. Mme Vachon affirme que plusieurs membres sont intervenus durant l’assemblée pour demander au Conseil de tenir les élections. Tout au long de son témoignage, Mme Vachon maintient sa croyance qu’elle a été élue en 2016 et qu’elle resterait en poste jusqu’en 2020. Elle est essentiellement en accord avec les propos du chef Simon qu’on retrouve sur le site internet du Conseil et dans le bilan.

[38]  Le chef Simon témoigne avoir eu une expérience riche en administration des affaires autochtones. Détenteur d’un baccalauréat et d’une maîtrise en économie, le chef Simon a occupé plusieurs postes de gestion au sein des conseils de bandes autochtones. Lorsqu’il a été réélu comme chef en 2012, son mandat était de redresser la situation financière des Innus de Pessamit et d’enquêter sur l’utilisation des fonds du Conseil entre 2002 et 2012. Il a également entrepris de nombreux projets de développement économique pour la communauté. Il soutient que le Jugement a causé des instabilités politiques qui ont engendré des difficultés quant aux projets économiques du Conseil, ce qui justifie la décision du Conseil de demeurer en poste malgré le Jugement.

[39]  En outre, le chef Simon soutient que la décision d’adopter le Code de 2015 a été prise par consensus au sein du Conseil, puisqu’un mandat de deux ans était trop court pour accomplir les nombreux projets qui étaient en marche. Ce code a été élaboré dans l’esprit d’avancer l’autonomie gouvernementale, de la gouvernance et l’autodétermination des conseils autochtones, ce qui explique pourquoi le Conseil a porté le Jugement qui l’invalidait en appel. Selon le chef Simon, suivant le principe de l’autodétermination, les décisions électorales, tel que de modifier le code électoral, appartiennent à la population des Innus de Pessamit et non aux tribunaux judiciaires. Étant donné sa croyance qu’il s’agit d’une question d’autodétermination, les conseillers ont cru nécessaire de porter le Jugement de la juge St-Louis en appel et de ne pas déclencher les élections tant qu’ils n’avaient pas un jugement final, puisque l’exécution causerait une perte de la direction autochtone. Toujours selon le chef Simon, cette décision du Conseil est appuyée par la communauté. Il prétend également qu’exécuter le Jugement l’empêcherait d’en appeler et qu’il était donc coincé entre son droit d’appel et l’exécution du Jugement.

[40]  En ce qui concerne l’assemblée générale du 18 juin, le chef Simon confirme avoir alors déclaré publiquement que les conseillers resteraient en poste jusqu’à ce qu’une décision finale soit rendue par les tribunaux afin de rassurer les membres de la bande. Il confirme avoir qualifié madame la juge St-Louis de «auassiu», mot innu qui signifie «jeune», en voulant exprimer qu’elle était une jeune juge nommée récemment à la Cour. Il confirme également que le Conseil a publié l’article du 30 avril 2018 sur son site afin de rassurer davantage les membres de la bande et de répondre aux accusations provocatrices que M. Bacon St-Onge a diffusées sur les réseaux sociaux.

IV.  Déclaration de culpabilité

[41]  Après avoir entendu la preuve écrasante et non contredite et les observations des parties, j’ai rendu une décision séance tenante, avec motifs écrits à suivre.

[42]  L’article 467 des Règles énonce la procédure requise pour déclarer une « personne » coupable d'outrage au tribunal. Une personne physique agissant à titre personnel pour son propre avantage est directement incluse dans la définition du terme « personne ». La preuve des éléments constitutifs de l'outrage contre les défendeurs individuels ne laisse place à aucun doute raisonnable.

[43]  La juge St-Louis a conclu qu’il était approprié de surseoir à son ordonnance annulant l’élection tenue le 17 août 2016 pour une période de six mois afin de permettre à la Nation innue de Pessamit d’apporter des modifications au Code de 1994, si tel était le consensus, faute de quoi les élections devaient être tenues le ou vers le 17 août 2018. Pour ce faire, le chef Simon et les conseillers actuels ont été autorisés à demeurer en poste pour continuer d'exercer leurs fonctions jusqu'aux prochaines élections et notamment exécuter le Jugement. Cependant, ils ont  manifestement manqué à leurs devoirs et responsabilités envers la Nation innue de Pessamit et ont agi essentiellement pour eux-mêmes, dans leur propre intérêt, et non pas dans celui de la communauté. Le simple fait d’interjeter appel n’a pas pour effet de suspendre la mise en œuvre du Jugement. En l’absence d’une ordonnance de suspension, un jugement visé par un appel doit être mis en application jusqu’à ce que l’appel ait finalement été tranché.

[44]  Selon la définition donnée à l’article 2 des Règles, le terme « personne » s'entend notamment « d'un office fédéral, d'une association sans personnalité morale et d'une société de personnes ». Il est bien établi qu’un conseil de bande est un office fédéral au sens de l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 et qu'un conseil de bande constitue en soi une entité distincte pour les besoins de la procédure pour outrage au tribunal. Sur la foi de la preuve présentée, il n’y a pas lieu de conclure que le Conseil, comme entité distincte, a omis de commettre un acte exigé par le Jugement ou de reprocher au Conseil lui-même d’avoir manqué à ses obligations.

[45]  J’ai donc acquitté le Conseil et déclaré le chef Simon et les six conseillers (dorénavant « les défendeurs ») coupables d’outrage au tribunal. Ces derniers ont été cités à comparaître à une audience le vendredi suivant afin de déterminer la peine qu’il convient d’infliger.

[46]  Le 13 août 2018, suite à la déclaration de culpabilité, les défendeurs avisent la Cour avoir déclenché les élections prévues pour le 17 septembre 2018. À la demande des défendeurs, la procédure de détermination de la peine est reportée sous réserve d’un certain nombre de conditions, notamment qu’un conseil de transition, composé des défendeurs, soit mis en place jusqu’à la tenue des élections, que le conseil de transition ait des pouvoirs limités à la seule gestion quotidienne des affaires de la bande des Innus de Pessamit, que les membres du conseil de transition n’aient pas accès aux fonds et aux finances du Conseil ou de la bande des Innus de Pessamit pour les fins des procédures judiciaires reliées à ce dossier en cours devant la Cour d’appel fédérale et la Cour suprême du Canada, et que les membres du conseil de transition ne reçoivent aucune rémunération pendant la période de transition à moins qu’elle ne soit accordée par le nouveau conseil élu.

V.  Audience sur la détermination de la peine

[47]  L’audience sur la détermination de la peine a eu lieu les 22 et 23 octobre 2018. M. Bacon St-Onge a présenté quelques preuves. M. Hervieux et Mme Riverin ont témoigné pour leur propre compte et au nom des autres défendeurs. Il importe de noter que M. Rousselot n’a pas été en mesure de témoigner à l’audience en raison de son état de santé précaire.

[48]  M. Bacon St-Onge a présenté ses observations quant à la sentence et a donné une mise à jour des événements survenus depuis l’audience d’outrage. Il rapporte que :

  1. Le 23 août 2018, le juge Brown de la Cour suprême du Canada a rejeté la requête des défendeurs pour obtenir un sursis d’exécution du Jugement;

  2. Le17septembre2018,lechefSimon est rééluainsiquelesconseillersBaconSt-Onge,SuzanneBacon-Charland,MarielleVachon,ÉricCanapé,Jean-NoëlRiverinetGéraldHervieux;

  3. Le 30 septembre 2018, les personnes élues au Conseil le 17 septembre 2018 ont été assermentées;

4.  Lors de l'assermentation des élus du 30 septembre 2018, à laquelle plusieurs membres étaient présents et qui a été radiodiffusée à la radio communautaire de Pessamit, le chef Simon a réitéré être toujours convaincu avoir reçu un mandat de quatre (4) ans lors de l'élection du 17 août 2016.

[49]  M. Bacon St-Onge produit un document qui reflète la rémunération des élus incluant les frais de déplacement et autres rémunérations, pour l'exercice financier se terminant au 31 mars 2018, qui se chiffre comme suit :

A. Le chef René Simon :

167 656 $ (exempte d'impôt)

B. La conseillère Diane Riverin :

104 540 $ (exempte d'impôt)

C. Le conseiller Éric Canapé :

103 626 $ (exempte d'impôt)

D. Le conseiller Gérald Hervieux :

112 213 $ (exempte d'impôt)

E. Le conseiller Jean-Noël Riverin :

108 700 $ (exempte d'impôt)

F. La conseillère Marielle Vachon :

108 430 $ (exempte d'impôt)

G. Le conseiller Raymond Rousselot :

97 598 $ (exempte d'impôt)

[50]  Lors de leurs témoignages, M. Hervieux et Mme Riverin mentionnent regretter que la Cour ait été offensée par leur position politique. À cet effet, ils ont déposé une déclaration commune exprimant leurs regrets quant à la perception occasionnée par leur position politique, laquelle déclaration est libellée comme suit :

Nous, les membres du Conseil des innus de la Première Nation de Pessamit élus en 2016, faisons la déclaration suivante :

1.  Nous reconnaissons que nous n'avons pas suivi les conclusions contenues à l'ordonnance du 21 décembre 2017;

2.  Bien que cette ordonnance ait été portée en appel et que le sursis de son exécution ait été refusée, nous avons pris la décision de ne pas déclencher d'élection en considérant que la Cour suprême pourrait surseoir à l’exécution de cette ordonnance;

3.  Cette croyance nous amené à ne pas déclencher les élections tel que l'ordonnait le jugement du 21 décembre 2017;

4.  Nous avons réalisé le 10 août 2018 que nous aurions dû déclencher des élections afin de nous conformer à cette ordonnance;

5.  Nous nous excusons et regrettons que cette croyance et que notre démarche et perception politique aient pu offenser la Cour et les membres de la Première Nation des innus de Pessamit;

6.  Nous ajoutons aussi que nous prenons l'entière responsabilité de ces démarches et prions la Cour encore une fois de nous excuser des conséquences qu'elles ont pu avoir;

7.  Cette déclaration est faite de bonne foi sous réserve et sans préjudice quant à nos droits d'appeler du jugement d'outrage au tribunal et vise à montrer notre respect des ordonnances de la Cour fédérale et notre respect des membres de la Première Nation de Pessamit.

[51]  M. Hervieux et Mme Riverin ajoutent également que les reproches publics de M. Bacon St-Onge ont causé des torts importants au Conseil, à la communauté ainsi qu'à eux-mêmes, tant dans leur vie familiale que personnelle et professionnelle. Durant cette période, les interventions publiques de M. Bacon St-Onge ont également affecté les employés du Conseil qui ont interpellé les défendeurs quant à leurs craintes pour leur travail et les projets en cours. Les proches des défendeurs ont aussi vécu de grandes inquiétudes en lien avec les sorties publiques de M. Bacon St-Onge puisqu'ils ont été stigmatisés à titre de « criminels » dans la communauté.

[52]  Au terme de l’audience, j’ai accordé aux parties le droit de présenter des observations par écrit relativement à leurs thèses respectives sur la détermination de la peine.

[53]  Il convient de souligner que le 1er novembre 2018, la Cour suprême du Canada a rejeté la demande d'autorisation d'appel de la décision du juge Boivin datée du 23 avril 2018. Le 23 janvier 2019, la Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel des défendeurs du Jugement, avec dépens.

VI.  Le droit applicable

[54]  Les procédures en outrage au tribunal traitent d’une question très sérieuse, vu leur nature quasi criminelle. La Cour suprême, dans United Nurses of Alberta c Alberta (Procureur général), [1992] 1 RCS 901 [United Nurses of Alberta], explique le principe sous-jacent à l’importance de respecter les décisions des cours de justice:

Tant l'outrage civil au tribunal que l'outrage criminel au tribunal reposent sur le pouvoir de la cour de maintenir sa dignité et sa procédure. La primauté du droit est le fondement de notre société; sans elle, la paix, l'ordre et le bon gouvernement n'existent pas. La primauté du droit est directement tributaire de la capacité des tribunaux de faire observer leur procédure et de maintenir leur dignité et le respect qui leur est dû. Pour ce faire, les tribunaux ont, depuis le XIIe siècle, exercé le pouvoir de punir pour outrage au tribunal.

[55]  La common law canadienne reconnaît deux formes d’outrage au tribunal : l’outrage criminel et l’outrage civil (Carey c Laiken, 2015 CSC 17 [Carey] au paragraphe 31; United Nurses of Alberta au paragraphe 4). D’une part, l’outrage criminel se manifeste dans les cas où la violation est accompagnée d’un élément de transgression publique de la procédure du tribunal qui vise à amoindrir le respect que la société a envers les tribunaux ou de discréditer l’administration de la justice. D’autre part, la condamnation à des sanctions dans les cas d’outrage civil a notamment pour objectif de punir la violation d’une ordonnance judiciaire. Il s’agit en l’espèce d’une affaire d’outrage civil.

[56]  Dans l’arrêt Carey, la Cour suprême du Canada mentionne que l’outrage civil comporte trois éléments qui doivent être établis hors de tout doute raisonnable.

[57]  Le premier élément veut que l’ordonnance qui a prétendument été violée soit formulée de manière claire et non équivoque sur ce qui doit et ne doit pas être fait. En deuxième, les présumés auteurs de l’outrage doivent réellement avoir eu connaissance des ordonnances en question et en troisième, ceux-ci doivent intentionnellement commettre un acte interdit par l’ordonnance ou intentionnellement omettre de commettre un acte comme elle l’exige.

[58]  Le fardeau de preuve dans le cas présent est le même que celui exigé lors d’un procès criminel et il repose sur la partie requérante. La partie accusée n’est pas tenue de présenter de preuve à la Cour (Joly c Gadwa, 2018 CF 746 aux paragraphes 32 et 34).

VII.  Analyse

A.  Signification de la procédure et des pièces

[59]  D’emblée, les défendeurs soulèvent que M. Bacon St-Onge a tardé à signifier l’ordonnance du juge Locke et l’avis d’audition ordonné par le juge en chef Crampton le 30 juillet 2018. En effet, le 3 août 2018, M. Bacon St-Onge a signifié les deux ordonnances aux procureurs des défendeurs par voie électronique accompagnées d’une copie du dossier contenant la preuve présentée devant le juge Locke. Ce n’est que le 6 août 2018 que M. Bacon St-Onge les a signifiées aux défendeurs en personne.

[60]  Les défendeurs prétendent que la signification ne respecte pas les articles 128(1) et 467(4) des Règles, ni les critères jurisprudentiels. De plus, ils soulignent que plusieurs éléments de preuve utilisés par M. Bacon St-Onge sont irrecevables puisqu’ils n’ont pas été communiqués dans le délai imparti. Selon les défendeurs, il était impossible de prendre connaissance des documents et de les analyser en seulement deux jours.

[61]  Il convient de noter que les défendeurs ont pu se présenter à la Cour avec leur avocat à très court préavis. Ils n’ont pas demandé de remise de l’audience. De plus, rien ne permet de penser qu’ils ont été pris au dépourvu ou  privés de leur droit de présenter une défense pleine et entière. En l’absence de tout préjudice, même mineur, je conclus que l’argument de manquement aux règles de procédure et à l’équité procédurale n’est pas fondé.

B.  Si l’outrage au tribunal a été démontré hors de tout doute raisonnable

[62]  En guise d’introduction, il importe de souligner qu’il a été bien établi que le chef Simon et les six conseillers avaient connaissance du Jugement et le comprenaient bien. Ils savaient pertinemment qu’en refusant de prendre des démarches pour déclencher les élections afin qu’elles puissent être tenues le ou vers le 17 août 2018, ils ne respectaient pas le Jugement et commettaient ainsi un outrage au tribunal.

[63]  Plutôt que de l’admettre à l’audience d’outrage, les défendeurs ont tenté de se justifier et de se défendre en attaquant la crédibilité de M. Bacon St-Onge et en mettant en doute ses intentions. De plus, dans leur témoignage à l’audience d’outrage, les défendeurs sont demeurés toujours défiants. Il était tout à fait abusif et injustifié de forcer M. Bacon St-Onge à livrer un combat juridique long et inutile, et certainement coûteux, non seulement dans son intérêt, mais ceux de sa communauté et de la Cour.

[64]  Les défendeurs plaident que le Jugement est imprécis et ambigu et qu’en conséquence, le doute devrait leur bénéficier. Je conviens que les ordonnances dans le Jugement auraient pu être plus détaillées. Cependant, il faut tenir compte du contexte des ordonnances et de la manière dont les parties les ont comprises (Première Nation Salt River No 195 (Conseillers) c Première Nation Salt River No 195 (Chef), 2006 CF 837 au paragraphe 18). M. Bacon St-Onge cherchait à invalider le Code de 2015 et la tenue de nouvelles élections, ce qui a été accordé par la juge St-Louis. Par conséquent, le Code de 1994 demeure valide et en vigueur. Puisqu’aucune modification n’a été apportée au Code de 1994, les élections devaient être tenues le ou vers le 17 août 2018. Les défendeurs sont chargés, à titre de détenteurs des pouvoirs de l'exécutif, de faire appliquer les lois en vigueur et non de s'y soustraire en portant atteinte à l'autorité de la Cour. Ils ne peuvent prétendre le contraire.

[65]  La preuve révèle que les défendeurs ont refusé de tenir les élections prévues par le Jugement, même suite à l’ordonnance du juge Boivin, puisqu’ils croyaient que la Cour ne pouvait s’ingérer dans les affaires électorales de la bande. Les défendeurs prétendent avoir agi sous la souveraineté du Conseil qui reflète l’autonomie gouvernementale des bandes autochtones. Selon les défendeurs, il faut toujours faire déférence lorsque la Cour fait face aux décisions des Premières Nations, surtout dans le contexte électoral. Ils allèguent également qu’ils ont simplement manifesté leur désaccord avec le Jugement, ce qui est permis par la liberté d’expression garantie par la Charte des droits et libertés. Enfin, ils citent la décision Telus Mobilité c Syndicat des travailleurs des télécommunications, 2002 CFPI 656 [Telus] pour expliquer que le Jugement vise le Conseil à titre d’une entité juridique distincte du chef et des conseillers qui le composent, d’autant plus que ces derniers ont tenté d’éviter la violation en portant le Jugement en appel et en demandant un sursis de l’exécution. Ils soutiennent qu’ils ne peuvent ainsi être taxés d’outrage.

[66]  Je ne peux accepter les arguments avancés par les défendeurs.

[67]  Le courant jurisprudentiel et les articles 392 (2) et 398 (1)b) des Règles affirment qu’une ordonnance judiciaire est exécutoire nonobstant le dépôt d’un avis d’appel (Institut professionnel de la fonction publique du Canada c Bremsak, 2013 CAF 214 [IPFPC] au paragraphe 40; Robertson c Beauvais, 2014 CF 208 au paragraphe 126; Halford c Seed Hawk Inc., 2004 CF 1259 au paragraphe 36) et qu’elle doit être considérée comme valide jusqu’à son annulation par les voies de justice (Canada (Commission des droits de la personne) c Taylor, [1990] 3 RCS 892 à la page 974 [Taylor]; IPFPC au paragraphe 39). À défaut d’obtenir un sursis d’exécution, les défendeurs ne peuvent se dérober ainsi. La Cour suprême dans Taylor énonce que même l’invalidité éventuelle d’une ordonnance, ou dans notre cas l’espérance d’une invalidité éventuelle, ne constitue pas un moyen de défense opposable à la déclaration de culpabilité d’outrage au tribunal. Ce principe est appliqué non pour priver les défendeurs de leur droit d’appel, mais plutôt pour éviter un vide juridique et pour maintenir l’administration de la justice et le respect des décisions des tribunaux de justice.

[68]  De plus, on ne saurait contester que les membres de conseil de bande doivent fonctionner en conformité avec la primauté du droit, incluant le respect des concepts de la démocratie et de l’équité procédurale afin de protéger l’intérêt de ceux qui les ont élus (Balfour c Nation des Cris de Norway House, 2006 CF 213 au paragraphe 14). Dans Nation Crie de Long Lake c Canada (ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] ACF no 1020 au paragraphe 31, le juge Rothstein explique ce principe fondamental:

À l'occasion, ces conflits peuvent devenir des conflits personnels entre des individus ou des groupes d'individus appartenant à des conseils. Toutefois, les conseils doivent fonctionner en conformité avec la primauté du droit, peu importe que ce soit une loi écrite, le droit coutumier, la Loi sur les Indiens ou d'autres règles de droit qui s'appliquent. Les membres du Conseil et les membres de la Bande ne peuvent créer leurs propres règles de droit. Autrement, l'anarchie régnerait. Le peuple donne aux membres du Conseil le pouvoir de prendre des décisions en son nom et les membres du Conseil doivent s'acquitter de leurs responsabilités en tenant compte du peuple qui l'a élu pour protéger et représenter ses intérêts. La règle fondamentale veut que les conseils de Bande fonctionnent en conformité avec la primauté du droit.

[69]  Un conseiller ne peut être déclaré coupable d’outrage au tribunal du seul fait qu'il ou elle est membre du Conseil. La Cour dans Telus a souligné qu’il faut que le conseiller soit complice à la violation de l’ordonnance, soit par son inertie ou son inaction. La preuve révèle qu’aucun des défendeurs n’a manifesté son désaccord ou n’a tenté de rejeter ou de dénoncer la décision de ne pas déclencher les élections. La décision a été annoncée publiquement à maintes reprises par le chef Simon au nom du Conseil, notamment durant l’assemblée générale du 18 juin, et par l’entremise d’articles de journaux et d’actualité sur le site internet du Conseil. En fait, les défendeurs reconnaissent qu’ils ont participé au processus décisionnel de ne pas déclencher les élections.

[70]  Pour se justifier, les défendeurs invoquent le même argument que celui soulevé devant la juge St-Louis, repris aux paragraphes 56 et 57 du Jugement, soit que le Conseil est souverain et qu’il a le pouvoir de modifier le Code de 1994 par simple résolution, un argument considéré et rejeté aux paragraphes 79 à 81.

[71]  La juge St-Louis a soigneusement analysé les enjeux de l’affaire et est parvenue à une décision éclairée et justifiée. Le Jugement n’a pas pour but de dépouiller la bande des Innus de Pessamit de leurs droits de vote et de l’autodétermination, mais plutôt de faire respecter les coutumes de la bande de Pessamit en matière électorale et la règle du droit. Enfin, nul n’est au-dessus des lois. Les défendeurs avaient la responsabilité de respecter le processus de modification établi par leur propre code électoral, soit le Code de 1994, ainsi que le Jugement.

[72]  Finalement, je reconnais le droit des conseillers d’exprimer leur désaccord avec le Jugement. La Cour suprême rappelle cependant dans l’affaire Prud'homme c Prud'homme, 2002 CSC 85 que tout est fonction des circonstances. Il est une chose d’exprimer un désaccord avec une décision; il en est une autre de la dénigrer de façon éhontée et de se moquer véritablement de la Cour.

[73]  J’ai examiné avec soin les éléments de preuve, tant de vive voix que documentaire, que les cinq témoins ont présentés. Comme je l’ai précisé à la fin de l'audience pour outrage, je suis d’avis que M. Bacon St-Onge a rempli son obligation de prouver que les défendeurs individuels, ayant eu connaissance du Jugement, ne s’y sont pas conformés. D’ailleurs, devant une preuve écrasante, les défendeurs ne l’ont pas nié et l’ont même admis.

[74]  Pour les raisons ci-haut, il y a lieu de prononcer un outrage au tribunal de nature civile. Une ordonnance avec la peine appropriée sera prononcée en conséquence.

VIII.  La peine appropriée

[75]  L’article 472 des Règles prévoit les ordonnances de peine que le juge peut imposer pour l’outrage au tribunal. En plus, quelques principes ont été élaborés par la jurisprudence au chapitre de la détermination de la peine appropriée dans le contexte de l’outrage au tribunal en matière civile. La juge Snider, dans Wanderingspirit c Marie, 2006 CF 1420 au paragraphe 4, a résumé les éléments à considérer, tels que dégagés par la jurisprudence, afin de guider la Cour à déterminer la sévérité de la peine pour outrage :

-  l’amende ne doit pas être purement symbolique; elle doit être fonction de la capacité de payer de la personne reconnue coupable d’outrage au tribunal (Desnoes & Geddes Ltd. c. Hart Breweries Ltd., 2002 CFPI 632 (CanLII), 19 C.P.R. (4th) 346, au paragraphe 7 (C.F. 1re inst.));

-  le fait que l’outrage constitue une première infraction (R. c. de L’Isle (1994), 56 C.P.R. (3d) 371, au paragraphe 373 (C.A.F.));

-  la question de savoir si l’auteur de l’outrage a déjà fait fi d’un moyen de contrainte de la Cour (Desnoes & Geddes, précitée, au paragraphe 11);

-  la présence de facteurs atténuants tels que la bonne foi et les excuses (Cutter (Canada) Ltd., précité, au paragraphe 454);

-  la présence d’excuses et le moment où elles ont été faites (N.M. Paterson & Sons Ltd. c. St. Lawrence Seaway Management Corp., 2002 CFPI 1247 (CanLII), [2002] A.C.F. no  1713, au paragraphe 17 (C.F. 1re inst.));

-  l’objectif de dissuasion, pour faire en sorte que les ordonnances subséquentes soient respectées (Louis Vuitton S.A. c. Tokyo-Do Enterprises Inc. (1991), 37 C.P.R. (3d) 8, au paragraphe 13 (C.F. 1re inst.));

-  l’intention d’ignorer ou de ne pas respecter délibérément les ordonnances de la Cour (James Fisher and Sons Plc c. Pegasus Lines Ltd. S.A., [2002] A.C.F. no 865, au paragraphe 17 (C.F. 1re inst.));

-  le fait que l’ordonnance qui a été violée a été jugée invalide par la suite (CocaCola Ltd. c. Pardhan (2000), 2000 CanLII 14818 (CF), 5 C.P.R. (4th) 333, au paragraphe 6 (C.F. 1re inst.)), conf. par (2003), 2003 CAF 11 (CanLII), 23 C.P.R. (4th) 173 (C.A.F.)).

[76]  La Cour d’appel fédérale, dans IPFPC au paragraphe 35, énonce d’autres facteurs pour compléter la liste de la juge Snider :

-  Le juge de première instance doit tenir compte de « la gravité de l'outrage, appréciée en fonction des faits particuliers de l'espèce sur l'administration de la justice » (Baxter Travenol Laboratories of Canada, Ltd. c. Cutter Canada, Ltd., [1987] 2 C.F. 557, à la page 562 (C.A.) [Baxter Travenol]; Lyons Partnership, L.P. c. MacGregor (2000), 186 F.T.R. 241, au paragraphe 21 (C.F. 1re inst.));

-  Les facteurs aggravants comprennent la gravité objective du comportement constituant un outrage au tribunal, la gravité subjective de ce comportement (à savoir si le comportement constitue un manquement de forme ou si le contrevenant a agi de façon flagrante en sachant bien que ses actions étaient illégales), et, le cas échéant, le fait que le contrevenant a enfreint de façon répétitive les ordonnances de la Cour (Canada (Ministre du Revenu national) c. Marshall, 2006 CF 788, au paragraphe 16 [Marshall]).

[77]  Cette liste de facteurs n’est pas exhaustive, en ce sens que la jurisprudence nous apprend que la Cour dispose d’une vaste latitude pour déterminer la peine appropriée, selon les circonstances.

[78]  M. Bacon St-Onge réclame une peine d’emprisonnement, considérant l’outrage flagrant dont ont fait preuve les défendeurs. Il réclame également l’imposition d’une amende de 100 000$ au Conseil, de 50 000$ au chef Simon, en tant que premier responsable de l’outrage, et de
30 000$ à chacun des conseillers, en plus des dépens sur une base avocat-client. Pour les raisons qui suivent, je ne suis pas convaincu qu’une peine d’emprisonnement serait appropriée et nécessaire afin d’atteindre le but de dissuasion, de dénonciation et de réparation de l'atteinte portée à l'autorité de la Cour. De plus, le montant demandé par M. Bacon St-Onge me paraît démesuré dans ces circonstances.

A.  La gravité objective et subjective de l’outrage

[79]  En refusant de déclencher les élections prévues par le Jugement, les défendeurs ont brimé un droit appartenant aux membres de la bande, soit d’élire, selon leur coutume, leurs représentants. Les défendeurs avaient le devoir, à titre de chef et conseillers, d’agir honnêtement, de bonne foi et dans les meilleurs intérêts de la bande. D’autant plus que les conseillers, même élus sous l’égide d’un code invalide, ont été autorisés par la Cour à demeurer en poste dans le but précis de donner effet au Jugement. Plutôt que d’entreprendre des démarches, ils ont tenté d’opprimer et de reprocher à M. Bacon St-Onge d’avoir eu recours aux tribunaux judiciaires pour régler le litige.

[80]  Il s’agit d’un dossier qui a reçu beaucoup d’attention médiatique, ce qui a démesurément dérangé la tranquillité de la communauté. De plus, en raison du refus des défendeurs de tenir les élections, ceux-ci ont engendré une instabilité qui a eu un impact négatif sur les projets de développement économique de la bande.

[81]  Je prends également note que le chef Simon a employé le mot «auassiu» pour décrire la juge St-Louis. Mme Vachon et le chef René Simon ont tous deux témoigné que ce mot en Innu signifie «jeune» ou «inexpérimenté». Or, cela revient à miner l'autorité de la Cour, ce que je considère une atteinte grave à l’intégrité de l’administration de la justice.

B.  Le caractère flagrant et répétitif de l’outrage

[82]  Les défendeurs ont fait preuve d’un outrage flagrant et répétitif. Or, ils ont refusé de déclencher le processus électoral suite au Jugement, même après le rejet de leur requête en sursis.

[83]  Je tiens à souligner qu’à l’audience d’outrage, les défendeurs s’accrochaient toujours à leur croyance que leur mandat devait durer quatre ans et qu’aucune élection n’était nécessaire. Il s’agit d’un autre facteur aggravant à considérer.

[84]  En somme, les défendeurs ont agi de façon flagrante et répétitive en sachant bien que leurs actions étaient illégales.

C.  Facteurs atténuants

[85]  Les défendeurs ont identifié quatre «sentences» dont ils ont souffert depuis la prononciation de l’ordonnance d’outrage au tribunal. Ainsi, (1) M. Bacon St-Onge a étalé publiquement l’ordonnance d’outrage prononcée contre eux ; (2) il a mentionné que les défendeurs «risquaient un dossier criminel», ce qui les a stigmatisés auprès de leurs proches et dans la communauté ; (3) la sentence provisoire prononcée par la Cour le 15 août a eu un impact considérable sur eux et sur le fonctionnement du Conseil ; et (4) finalement, la réélection des cinq défendeurs est contestée puisqu’ils ont été trouvés coupables d’outrage au tribunal. D’après les défendeurs, ceci justifie la suspension du prononcé d’une peine à leur égard.

[86]  Je ne peux accepter que les défendeurs ont déjà été punis, car ce ne sont que des conséquences ordinaires et inhérentes à une déclaration en outrage au tribunal.

[87]   Il s’agit cependant de la première infraction de la part des défendeurs. De plus, les défendeurs ont présenté une déclaration commune exprimant leurs remords. De ce qui ressort de la preuve, les conseillers ont tous cru agir dans l’intérêt de la bande et voulaient préserver son autonomie gouvernementale. Quoique ceci ne soit pas une défense valide, je tiens compte des efforts déployés par les défendeurs pour redresser la situation financière du Conseil et améliorer le développement économique des Innus de Pessamit dans le passé. Je constate également que les défendeurs ont eu accès à leur avocat tout au long des événements menant à l’ordonnance en outrage, mais qu’ils ne semblent pas avoir reçu des conseils judicieux de sa part.

D.  L’aspect autochtone

[88]  Au sujet de la détermination des peines appropriées des personnes d’origine autochtone, la jurisprudence requiert l’évaluation de l’aspect autochtone à la lumière des arrêts R c Gladue, [1999] 1 RCS 688 [Gladue] et R c Ipeelee, 2012 CSC 13 [Ipeelee], tel que réitéré par le juge Southcott, afin de reconnaître les «facteurs systémiques et historiques qui ont contribué à l'incarcération excessive des Autochtones au Canada et à ce qui a été décrit comme l'éloignement des peuples autochtones du système de justice canadien» (Twins c Canada (Procureur général), 2016 CF 537 au paragraphe 57). En outre, la Cour d’appel de l’Ontario a confirmé que les principes articulés par l’arrêt Gladue sont applicables dans la détermination des peines d’outrage civil ou criminel lorsque les contrevenants sont d’origine autochtone dans Frontenac Ventures Corp c Ardoch Algonquin First Nation, 2008 ONCA 534 au paragraphe 54. Tel qu’énoncé dans Gladue au paragraphe 50, la Cour doit prononcer une peine tout en recourant au modèle de la justice corrective et réduire l’infliction des peines d’emprisonnement dans les cas où il est possible de le faire sans compromettre les buts traditionnels de détermination de la peine.

[89]  Manifestement dans le présent dossier, l’imposition d’une peine d’emprisonnement n’est pas appropriée pour assurer le respect de la règle de droit et l’autorité du tribunal. Une telle peine ne ferait que créer des perturbations au sein de la communauté puisque les membres ont décidé d’élire de nouveau cinq défendeurs sur sept au poste de conseiller. Quoique les parties aient produit peu de preuve tenant compte des facteurs énumérés au paragraphe 93 de l’arrêt Gladue, je retiens les facteurs systémiques et historiques tels que l’ingérence du gouvernement canadien dans la gouvernance des bandes autochtones, l’incarcération pour non-paiement d’amende contribuant considérablement à la surreprésentation des personnes autochtones en milieu carcéral et le fait que les autochtones affichent des conceptions extrêmement différentes « à l’égard de questions fondamentales comme la nature de la justice et la façon de l’administrer » (Ipeelee au paragraphe 74).

E.  L’amende appropriée

[90]  En considérant l’ensemble des facteurs identifiés ci-haut, je suis d’avis que l’imposition d’une amende est de mise pour dissuader et dénoncer l’outrage au tribunal commis par les conseillers et les condamne à payer une amende de 10 000$. Puisque le chef Simon était le porte-parole des défendeurs et le responsable premier de l’outrage, je le condamne à une peine plus élevée, soit de 20 000$.

[91]  M. Bacon St- Onge demande que les amendes payées par les défendeurs soient versées à des organismes communautaires et de loisirs à Pessamit. Il recommande que les paiements des amendes soient envoyés au greffe de la Cour, et que celui-ci en verse les montants aux organismes sans but lucratif de la communauté de Pessamit afin de s'assurer que les défendeurs ne soient pas remboursés par le Conseil et que ces derniers ne se fassent pas de capital politique en remettant directement les montants à ces organismes. Je souscris à cette recommandation. Dans le jugement British Columbia Public School Employers Assn v British Columbia Teachers Federation, 2005 BCSC 1490, au paragraphe 24, le juge Brown a souscrit au principe général suivant lequel lorsqu’il condamne à une amende pour outrage en matière civile « le juge peut, en imposant des conditions appropriées, permettre à l'auteur de l'outrage de s'acquitter de son amende d'une autre manière, notamment en faisant un don à un organisme de charité ».

F.  Les dépens

[92]  Quant aux dépens, la pratique normale est de les adjuger sur une base avocat-client à la partie qui demande l’exécution d’une ordonnance de la Cour : N M Paterson & Sons Ltd c Corporation de Gestion de la Voie Maritime du Saint-Laurent, 2004 CAF 210 au paragraphe 18. La politique sous-jacente à cette tendance jurisprudentielle est claire : une partie qui aide la Cour à appliquer les ordonnances qu'elle rend et à en assurer le respect ne devrait pas être tenue de payer de sa poche les frais qu'elle engage à cette fin. Je ne vois aucune raison de dévier de la pratique en l’espèce. Par conséquent, les défendeurs doivent payer à M. Bacon St-Onge ses dépens raisonnables eu égard aux procédures devant la Cour reliées à l’outrage.

[93]  En fin de compte, il convient de fixer les dépens sur la base avocat-client à 35 000$. Cette somme représente ce que la Cour estime être une adjudication appropriée de dépens pour les honoraires professionnels et les débours engagés de façon raisonnable, sans toutefois constituer un fardeau déraisonnable ou une peine supplémentaire pour les défendeurs.


ORDONNANCE au dossier T-2135-16

LA COUR:

  1. ACQUITTE le Conseil des Innus de Pessamit d’outrage au tribunal.

  2. DÉCLARE les défendeurs René Simon, Éric Canapé, Gérald Hervieux, Diane Riverin, Jean-Noël Riverin, Raymond Rousselot et Marielle Vachon coupables d’outrage au tribunal pour avoir fait défaut de respecter le jugement de la juge St-Louis du 21 décembre 2017.

  3. CONDAMNE les défendeurs Éric Canapé, Gérald Hervieux, Diane Riverin, Jean-Noël Riverin, Raymond Rousselot et Marielle Vachon à payer chacun une amende de 10 000$ dans les 90 jours suivant la date de la présente ordonnance, au greffe de la Cour, lequel montant devra être versé par la suite au procureur du demandeur pour distribution à parts égales aux organismes sans but lucratif de la communauté de Pessamit qui se trouvent à l'Annexe C des représentations écrites du demandeur.

  4. CONDAMNE le défendeur René Simon à payer une amende de 20 000$ dans les 90 jours suivant la date de la présente ordonnance, au greffe de la Cour, lequel montant devra être versé par la suite au procureur du demandeur pour distribution à parts égales aux organismes sans but lucratif de la communauté de Pessamit qui se trouvent à l'Annexe C des représentations écrites du demandeur.

  5. CONDAMNE les défendeurs René Simon, Éric Canapé, Gérald Hervieux, Diane Riverin, Jean-Noël Riverin, Raymond Rousselot et Marielle Vachon, à payer solidairement au demandeur au titre des frais, la somme de 35 000$ dans les 90 jours suivant la date de la présente ordonnance.

  6. ORDONNE que le dossier soit renvoyé au juge soussigné en cas de manquement de la part des défendeurs à l’ordonnance précédemment décrite afin qu’il soit statué en conséquence.

« Roger R. Lafrenière »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2135-16

 

INTITULÉ :

JÉRÔME BACON ST-ONGE c LE CONSEIL DES INNUS DE PESSAMIT, RENÉ SIMON, ÉRIC CANAPÉ, GÉRALD HERVIEUX, DIANE RIVERIN, JEAN-NOËL RIVERIN, RAYMOND ROUSSELOT ET MARIELLE VACHON

 

LIEU DE L’AUDIENCE

QUÉBEC (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE

LES 9 ET 10 AOÛT 2018

LES 22 ET 23 OCTOBRE 2018

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE LAFRENIÈRE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 juin 2019

 

COMPARUTIONS :

François Boulianne

Benoit Denis (9-10 août)

 

Pour le demandeur

 

Kenneth Gauthier

Marc Brouillette

 

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Neashish & Champoux, s.e.n.c.

Wendake (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Kenneth Gauthier inc.

Baie-Comeau (Québec)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

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