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Date : 20190513


Dossier : T-1845-18

Référence : 2019 CF 645

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 mai 2019

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

SAFE WORKFORCE INC.

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie de deux requêtes.

[2]  Le défendeur, le procureur général du Canada, demande ce qui suit :

  1. une ordonnance visant à obtenir la radiation intégrale de l’avis de demande de la demanderesse, conformément à l’article 221 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, et modifications, ainsi que le rejet de sa demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, et modifications, le tout avec dépens adjugés au défendeur selon la colonne III du tarif;

  2. subsidiairement, si la Cour rejette la requête ci-dessus, une ordonnance prolongeant de 14 jours, à compter de la date de l’ordonnance, le délai accordé au défendeur pour déposer et signifier les documents demandés par la demanderesse, au titre des articles 317 et 318 des Règles.

[3]  La demanderesse, Safe Workforce Inc., demande une ordonnance :

  1. enjoignant au défendeur de transmettre sans délai au greffe de la Cour et à la demanderesse le dossier certifié du tribunal (DCT) dans son intégralité;

  2. lui accordant une injonction interlocutoire, au titre de l’article 373 des Règles, pour interdire au défendeur ou à l’Agence du revenu du Canada (ARC) d’exécuter la décision datée du 16 octobre 2018 rendue par Carolyn Pitcher, directrice adjointe, Vérification, jusqu’à ce qu’un jugement soit rendu par la Cour à l’égard de la demande de contrôle judiciaire;

  3. lui adjugeant les dépens afférents à la présente requête.

[4]  Ces deux requêtes sont présentées dans le contexte de la vérification des déclarations de la taxe sur les produits et services/taxe de vente harmonisée (TPS/TVH) de la demanderesse pour la période allant de juillet 2013 à septembre 2017. Le contexte qui sous-tend ces requêtes est décrit ci-après.

I.  Contexte

[5]  Dans une lettre datée du 16 mars 2018 adressée à Nelson Greenleaves (le vérificateur), vérificateur au sein de la Division de la vérification de l’ARC, la demanderesse a demandé la communication de tous les renseignements en la possession du ministre du Revenu national relativement à la vérification susmentionnée. Dans une lettre datée du 26 mars 2018, le vérificateur a communiqué une partie des renseignements demandés. Lors de discussions téléphoniques tenues quelque trois semaines plus tard, le vérificateur a reconnu ne pas avoir transmis la totalité des renseignements. Dans une lettre adressée au vérificateur en date du 20 avril 2018, la demanderesse a réitéré sa demande pour que lui soit communiqué le dossier de vérification complet de l’ARC.

[6]  Toutefois, dans une lettre transmise deux semaines plus tard, le vérificateur a refusé de divulguer tout renseignement supplémentaire, alléguant que l’ARC avait communiqué tous les renseignements essentiels et que [traduction« puisque nous avons fourni tous les renseignements essentiels et que nous n’avons reçu aucune observation en réponse, aucun renseignement supplémentaire ne vous sera communiqué pour le moment ». À la suite d’une plainte liée au service reçu adressée à l’ARC, le vérificateur a produit, à la mi-juin 2018, une copie caviardée de ses notes personnelles. L’ARC a demandé à la demanderesse de présenter une demande officielle, au titre de la Loi sur l’accès à l’information, LRC 1985, c A-1 (la LAI), pour obtenir la divulgation de tout renseignement supplémentaire, ce que la demanderesse a fait le 21 juin 2018. Alors que la demande de divulgation en vertu de la LAI était encore en suspens, le vérificateur a fixé au 25 juillet 2018 la date limite pour recevoir les observations de la demanderesse concernant les questions de fond faisant l’objet de la vérification.

[7]  Dans une lettre datée du 18 juillet 2018, la demanderesse a informé le vérificateur que les renseignements demandés en vertu de la LAI n’avaient pas encore été communiqués et a demandé que la date limite pour la présentation des observations soit reportée à une date ultérieure à la divulgation; cette demande a été refusée dans une lettre datée du 24 juillet 2018. Dans une deuxième lettre datée de la même journée, le vérificateur a informé la demanderesse que l’affaire avait été portée à l’attention du délégué du gestionnaire, qui lui avait donné l’ordre de [traduction« ne prendre aucune autre mesure dans le dossier avant que nous nous soyons rencontrés pour discuter de vos observations ».

[8]  De l’avis de la demanderesse, cette deuxième lettre, datée du 24 juillet 2018, visait à lui accorder une prorogation de délai pour lui permettre de présenter des observations sur les questions faisant l’objet de la vérification. Toutefois, après cette lettre, le vérificateur a demandé à cette dernière de répondre à un questionnaire et de fournir des documents supplémentaires, ce qu’elle a fait. Il a également indiqué que toute constatation des faits et analyse faites après la date de la demande d’accès à l’information ne seraient pas incluses dans la divulgation en vertu de la LAI. Bien que la demanderesse ait demandé d’attendre après la divulgation avant que toute autre mesure ne soit prise, le vérificateur a refusé de donner suite à cette demande et a indiqué qu’il allait conclure la vérification.

[9]  Dans une lettre datée du 19 septembre 2018 adressée au vérificateur, la demanderesse a demandé que ce refus soit porté à l’attention de la directrice adjointe en vue d’un contrôle et d’un réexamen officiels. La demanderesse a soutenu, entre autres, que c’est l’ARC qui lui a demandé de suivre la procédure prévue dans la LAI, et qu’il était donc manifestement injuste et inapproprié que le vérificateur refuse d’attendre les résultats de la demande d’accès à l’information avant de passer à la prochaine étape de la vérification. Selon la demanderesse, conclure la vérification avant la divulgation des renseignements demandés en vertu de la LAI l’empêcherait d’utiliser les renseignements communiqués pour formuler ses observations et porterait atteinte, en réalité, aux droits que lui confère la loi en matière d’accès à l’information.

[10]  Le 20 septembre 2018, le vérificateur a téléphoné à l’avocat de la demanderesse pour l’informer que la directrice adjointe avait accepté sa position initiale, qui consistait à ne pas attendre la divulgation des renseignements demandés en vertu de la LAI. Toutefois, lorsque l’avocat de la demanderesse s’est entretenu au téléphone avec la directrice adjointe, cette dernière n’était pas au courant de la demande de contrôle et de réexamen, mais elle a affirmé qu’elle allait se pencher sur l’affaire.

[11]  Près de quatre semaines plus tard, a reçu confirmation de la directrice adjointe qu’elle avait examiné les questions en litige et qu’elle avait décidé de maintenir la décision du vérificateur et de ne pas attendre les résultats de la divulgation sous le régime de la LAI. La directrice adjointe a affirmé, lors de l’appel téléphonique du 15 octobre, qu’elle était tenue de respecter la politique de l’ARC en la matière, mais elle n’a pas précisé à quelle politique elle faisait référence. Elle a indiqué que la vérification serait terminée d’ici le 19 octobre. Elle a sommairement rejeté la demande de l’avocat de la demanderesse, qui souhaitait obtenir un délai de 30 jours pour présenter des observations écrites et des éléments de preuve concernant la nouvelle cotisation proposée.

[12]  L’avocat de la demanderesse a exprimé son désaccord avec la décision de la directrice adjointe (la décision) et a demandé à ce que celle-ci soit communiquée par écrit en vue d’un éventuel contrôle judiciaire. Le 16 octobre 2018, la directrice adjointe a écrit ce qui suit à l’avocat de la demanderesse :

[traduction]

La présente lettre constitue une réponse à votre demande de contrôle et de réexamen officiels des positions de l’ARC à l’égard du dossier de vérification susmentionné. Après avoir étudié attentivement votre demande, nous désirons vous informer que la vérification sera achevée, tel qu’il a été proposé le 13 février 2018, pour les motifs exposés dans notre conversation téléphonique du 15 octobre 2018.

[13]  Deux jours après cette lettre, la demanderesse a déposé un avis de demande de contrôle judiciaire de la décision, dans lequel elle demande : un bref de certiorari; une ordonnance cassant ou annulant la décision et renvoyant l’affaire devant le ministre en vue d’un contrôle et d’un réexamen impartiaux; un bref de prohibition et une injonction ordonnant que le ministre attende au moins 30 jours, après le prononcé de la décision en réponse à sa demande de contrôle judiciaire, avant de conclure sa vérification à l’égard de la demanderesse, et l’adjudication des dépens afférents à sa demande.

[14]  Dans une lettre datée du 30 octobre 2018, l’avocat du ministre a informé la demanderesse qu’aucun préavis écrit ne serait donné quant au moment où l’avis de nouvelle cotisation serait délivré. Dans une lettre datée de la même journée, le vérificateur a informé la demanderesse que la vérification était terminée et que [traduction« au cours des prochaines semaines », elle recevrait [traduction« un avis de (nouvelle) cotisation qui reflétera ces rajustements ».

[15]  En réponse à la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse, le défendeur a déposé un avis de requête, le 9 novembre 2018, dans lequel il demande la radiation intégrale de la demande ou, subsidiairement, si sa requête est rejetée, une ordonnance prolongeant de 14 jours, à compter de la date de cette ordonnance, le délai accordé au défendeur pour déposer et signifier les documents demandés par la demanderesse au titre des articles 317 et 318. Le 13 novembre 2018, la demanderesse a déposé sa requête visant à obtenir le redressement mentionné au début des présents motifs.

[16]  Bien que la vérification soit terminée, aucun avis de nouvelle cotisation n’a été produit à la Cour, et ni l’un ni l’autre des avocats de la Couronne et de la demanderesse n’ont informé la Cour qu’une nouvelle cotisation avait été établie.

II.  La requête en radiation

A.  Les observations du défendeur

[17]  Le défendeur affirme que le critère applicable à la radiation d’une affaire consiste à juger s’il est clair et évident que la demande n’a aucune chance d’être accueillie, en supposant que les faits plaidés sont vrais. En vertu de l’article 221 des Règles, la Cour peut ordonner la radiation d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, suivant une requête présentée sans preuve. Selon le défendeur, l’article 221 s’applique aussi bien aux actions en justice qu’aux demandes, et un avis de demande de contrôle judiciaire peut être radié lorsqu’il est clair et évident que la demande ne peut être accueillie ou qu’il n’y a aucune possibilité raisonnable qu’elle le soit, en supposant que les faits plaidés sont vrais.

[18]  Le défendeur cite l’arrêt Canada (Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada) Inc, 2013 CAF 250, au paragraphe 66 (JP Morgan), dans lequel la Cour d’appel fédérale a déclaré que l’un ou l’autre des éléments suivants constitue un vice fondamental et manifeste qui commande la radiation de l’avis de demande :

(1)  l’avis de demande ne révèle aucune action recevable en droit administratif qui peut être introduite devant la Cour fédérale;

(2)  l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales ou quelque autre principe juridique interdit à la Cour fédérale de se prononcer sur le recours en droit administratif;

(3)  la Cour fédérale ne peut accorder la mesure demandée.

[19]  Le défendeur affirme que la demanderesse demande à la Cour de rendre une ordonnance pour empêcher le ministre de s’acquitter de ses obligations légales et que la décision de conclure une vérification revient uniquement au ministre et ne peut pas faire l’objet d’un contrôle par la Cour. Selon le défendeur, comme la Cour ne peut pas prononcer l’ordonnance demandée, la demande de la demanderesse ne peut pas être accueillie et devrait donc être radiée.

[20]   Le défendeur soutient, en outre, qu’il ne peut être fait droit à la demande de contrôle judiciaire, puisque la demanderesse dispose d’un autre recours adéquat et que sa demande devrait être radiée, car elle n’a aucune chance d’être accueillie. Afin de respecter la compétence de la Cour canadienne de l’impôt, le défendeur soutient que la Cour doit aller au-delà des mots utilisés, des faits allégués et du redressement demandé. La Cour doit s’assurer que la demande n’est pas une tentative déguisée de parvenir à un résultat qui, autrement, ne pourrait être réclamé devant la Cour.

[21]  Selon le défendeur, d’après une lecture globale et pratique de la demande, il appert que la demanderesse a présenté celle-ci dans le but de retarder le processus de vérification, d’obtenir un résultat fiscal favorable et de reporter la délivrance de l’avis de nouvelle cotisation dont la demanderesse a été informée en février 2018, puis de nouveau en octobre 2018.

B.  Les observations de la demanderesse

[22]  La demanderesse soutient que le défendeur n’a pas satisfait au critère rigoureux à respecter pour qu’un tribunal puisse radier un avis de demande de contrôle judiciaire. La Cour doit être en présence d’une demande « d’une efficacité assez radicale » avant qu’elle puisse instruire une demande de radiation. Considérant le paragraphe 18.4(1) de la Loi sur les Cours fédérales, qui prévoit que la Cour « statue à bref délai et selon une procédure sommaire sur les demandes et les renvois qui lui sont présentés », la demanderesse soutient que la Cour hésite à connaître des requêtes préliminaires en radiation qui pourraient retarder indûment et inutilement la prise d’une décision expéditive dans le cadre des demandes de contrôle judiciaire.

[23]  De l’avis de la demanderesse, le défendeur n’a pas démontré que la présente demande de contrôle judiciaire est manifestement irrégulière au point de n’avoir aucune chance d’être accueillie. Selon elle, le défendeur soutient à tort que la Cour n’a pas compétence pour procéder au contrôle judiciaire de la décision discrétionnaire du ministre de ne pas prolonger le délai.

[24]  La demanderesse soutient que la Cour possède une compétence exclusive à l’égard des demandes relevant du droit administratif qui découlent de la conduite illicite du ministre, particulièrement lorsque la validité et l’exactitude d’une cotisation ne sont pas contestées. De l’avis de la demanderesse, il est clair que le ministre a rendu la décision en exerçant son pouvoir discrétionnaire à son encontre et que cette décision n’est donc pas susceptible d’appel devant la Cour canadienne de l’impôt.

[25]  Contrairement à ce qu’a allégué le défendeur, la demanderesse soutient que la demande de contrôle judiciaire ne vise pas à demander à la Cour de gérer la façon de mener la vérification du ministre et à empêcher ce dernier de s’acquitter de l’obligation de délivrer un avis de nouvelle cotisation qui lui est imposée par le paragraphe 275(1) de la Loi sur la taxe d’accise, LRC 1985, c E-15 (la LTA). Selon la demanderesse, le paragraphe 275(1) n’impose pas au ministre l’obligation légale d’émettre un avis de nouvelle cotisation, et il se révèle fallacieux de la part du défendeur d’assimiler à tort une demande de prorogation de délai à une instruction quant à la façon de mener la vérification du ministre. La demanderesse prétend que le ministre accorde régulièrement des prorogations de délai dans le cadre de vérifications.

[26]  Contrairement à l’allégation non étayée du défendeur selon laquelle la demande a été présentée en vue d’obtenir un résultat fiscal favorable, la demanderesse affirme que celle-ci a été déposée dans le but d’obtenir réparation pour l’exercice abusif par le ministre de son pouvoir discrétionnaire et que la décision de ce dernier de ne pas prolonger le délai ne respecte pas les normes minimales prévues en droit administratif.

C.  Analyse

[27]  Dans la décision Première Nation Marcel Colomb c Colomb, 2016 CF 1270, la Cour a fait observer ce qui suit :

[143]  Aucune règle de la Cour fédérale ne traite de la radiation d’une demande, mais il est maintenant bien connu que la Cour peut rejeter une demande selon une procédure sommaire dans des affaires exceptionnelles. Dans l’arrêt JP Morgan, précité, [...] la Cour d’appel fédérale a donné les orientations suivantes :

[47]  La Cour n’accepte de radier un avis de demande de contrôle judiciaire que s’il est « manifestement irrégulier au point de n’avoir aucun [sic] chance d’être accueilli » : David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588 (C.A.), à la page 600. Elle doit être en présence d’une demande d’une efficacité assez radicale, un vice fondamental et manifeste qui se classe parmi les moyens exceptionnels qui infirmeraient à la base sa capacité à instruire la demande : [renvois omis].

[28]  Le défendeur n’a pas, à mon avis, satisfait à ce critère.

[29]  En supposant que les faits allégués dans la demande de contrôle judiciaire sont vrais, il n’est pas clair et évident, à mon avis, que la demande contient un vice fondamental et qu’elle devrait être radiée dans son intégralité, sans autorisation de la modifier.

[30]  Dans l’arrêt Bonnybrook Park Industrial Development Co Ltd c Canada (Revenu national), 2018 CAF 136, la Cour d’appel fédérale a décrit ainsi la compétence de la Cour canadienne de l’impôt en ce qui a trait à l’examen des décisions discrétionnaires du ministre :

[19]  [...] La compétence de la Cour de l’impôt est circonscrite par la Loi; dans les affaires d’impôt sur le revenu, elle entend généralement les appels relatifs à l’exactitude des cotisations. Elle ne peut procéder au contrôle judiciaire des décisions du ministre rendues en application des dispositions d’allègement discrétionnaires de la Loi [renvoi omis] [...]

[31]  Bien que la Cour d’appel fédérale ait exclu la possibilité d’un contrôle judiciaire devant la Cour fédérale dans les cas où le ministre est critiqué pour avoir écarté des éléments de preuve, elle a expressément mentionné dans l’arrêt JP Morgan que la Cour dispose d’une compétence exclusive à l’égard d’une cotisation établie sur la base d’une conduite fautive (aux paragraphes 82 et 83). Aucun avis de nouvelle cotisation n’a été délivré; par conséquent, c’est la Cour fédérale, et non la Cour canadienne de l’impôt, qui peut entendre la présente affaire.

[32]  La compétence de la Cour canadienne de l’impôt se limite à établir si une cotisation est valide et bien fondée; elle ne s’étend pas aux contestations soulevées à l’égard de la façon dont les pouvoirs ministériels sont exercés ou de la conduite générale de l’ARC. La Cour fédérale dispose d’une compétence exclusive pour procéder à un contrôle judiciaire quant à la question de savoir si le pouvoir discrétionnaire du ministre a été exercé de façon appropriée dans le cadre d’une vérification fiscale (Main Rehabilitation Co c Canada, 2004 CAF 403, aux paragraphes 6 à 8). Dans sa demande de contrôle judiciaire, la demanderesse ne conteste pas le bien-fondé du résultat de la vérification, mais remet plutôt plus en question le caractère raisonnable du refus du ministre de prolonger les délais discrétionnaires imposés dans le contexte de la vérification en cours de la TPS/TVH de la demanderesse.

[33]  La requête du défendeur en radiation intégrale et en rejet de la demande de contrôle judiciaire présentée par la demanderesse est donc rejetée.

III.  La requête en injonction

A.  Les observations de la demanderesse

(1)  La demande visant l’obtention d’une copie certifiée conforme des documents

[34]  L’avis de demande de la demanderesse comprend une demande, au titre du paragraphe 317(1) des Règles, visant l’obtention d’une copie certifiée conforme des documents pertinents quant à la demande qui sont en la possession du ministre. La demanderesse affirme que le ministre a enfreint le paragraphe 318(1) des Règles, en ne transmettant pas le DCT dans les 20 jours suivant la demande en ce sens, et qu’il n’a toujours pas accédé à cette demande. Selon la demanderesse, le défaut du ministre de transmettre le DCT nuit à sa capacité de comprendre les motifs de la décision et de préparer sa demande de contrôle judiciaire sur le fond. Cela porte également atteinte à la capacité de la Cour de procéder à un contrôle valable de la décision.

[35]  La demanderesse soutient qu’il convient d’ordonner au défendeur de transmettre sans délai l’intégralité du DCT au greffe de la Cour et à la demanderesse. Elle demande une ordonnance prolongeant d’au moins 10 jours après la transmission du DCT le délai qui lui est accordé pour signifier et déposer ses affidavits et ses pièces documentaires à l’appui, au titre de l’article 306 des Règles.

(2)  Injonction interlocutoire

[36]  La demanderesse qu’on lui accorde une injonction interlocutoire enjoignant au ministre d’attendre au moins 30 jours après le prononcé de la décision quant à la demande de contrôle judiciaire en l’espèce avant de conclure la vérification.

[37]  La demanderesse soutient que la Cour peut accorder une injonction interlocutoire, en vertu du paragraphe 373(1) des Règles, et que le critère applicable à l’égard d’une telle injonction exige qu’elle démontre : (1) qu’il y a une question sérieuse à trancher; (2) qu’elle subira un préjudice irréparable si l’injonction n’est pas accordée; (3) que la prépondérance des inconvénients milite en sa faveur.

[38]  Selon la demanderesse, la demande de contrôle judiciaire soulève des questions sérieuses quant au caractère raisonnable de la décision, elle n’est ni futile ni vexatoire, et elle satisfait au seuil peu élevé qui constitue le premier volet du critère.

[39]  En ce qui concerne le préjudice irréparable, la demanderesse affirme que cela peut être démontré dans les cas où le refus d’accorder l’injonction demandée rendrait sans portée pratique la présente procédure et priverait la demanderesse du bénéfice de son droit d’appel. Selon elle, la mise à exécution de la décision par le ministre rendrait sa demande futile, renverserait le processus de contrôle judiciaire de la Cour et porterait irrémédiablement atteinte à son droit d’appel.

[40]  Quant à la prépondérance des inconvénients, la demanderesse soutient que, si l’existence d’un préjudice irréparable est démontrée, cela lui sera favorable. Selon elle, le ministre ne subira aucun préjudice si l’injonction interlocutoire est accordée et qu’elle demeure valide jusqu’à ce que la Cour statue sur la demande. Dans la mesure où le ministre craint que des périodes d’imposition ne deviennent frappées de prescription, la demanderesse affirme qu’elle est disposée à signer une exemption à l’égard des périodes visées.

B.  Les observations du défendeur

(1)  Le ministre n’est pas une partie

[41]  Selon le défendeur, le redressement demandé par la demanderesse dans le cadre de la présente requête (et de sa demande) ne peut lui être accordé qu’à l’encontre du ministre du Revenu national. Le procureur général du Canada, qui est le défendeur désigné, ne dispose d’aucun pouvoir légal ou autre lui permettant de dicter au ministre comment mener une vérification ou quand délivrer un avis de nouvelle cotisation.

[42]  Le défendeur affirme que, même si la demanderesse peut convaincre la Cour d’accorder la mesure interlocutoire demandée, il n’est pas en mesure de se conformer à une ordonnance lui enjoignant de ne pas exécuter la décision. Pour cette seule raison, la requête de la demanderesse devrait être rejetée.

(2)  Injonction interlocutoire

[43]  Contrairement à la demanderesse, le défendeur affirme que le premier volet du critère tripartite applicable à l’ordonnance de sursis exige que la demanderesse démontre une forte apparence de droit. De l’avis du défendeur, la demanderesse ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait à cet égard pour deux raisons.

[44]  Premièrement, la demanderesse cherche essentiellement à interdire au ministre de s’acquitter de sa responsabilité légale d’établir une cotisation d’impôt conformément à la LTA, et la Cour a déjà conclu qu’un tel redressement ne peut être accordé. Deuxièmement, en visant l’obtention d’une injonction contre le ministre, la requête se veut une tentative déguisée de la demanderesse d’amener la Cour à dicter quand et comment la vérification doit être effectuée, et la Cour ne peut pas accorder d’injonctions visant à empêcher le ministre de s’acquitter des obligations qui lui sont imposées par la LTA.

[45]  En ce qui concerne le préjudice irréparable, le défendeur affirme qu’il est difficile d’établir clairement quel droit d’appel la demanderesse perdra si l’injonction n’est pas accordée. Il souligne que la demanderesse a le droit d’interjeter appel une fois que le ministre a terminé la vérification et délivré un avis de nouvelle cotisation, et la LTA prévoit explicitement qu’un inscrit peut demander la révision d’un avis de nouvelle cotisation, en déposant un avis d’opposition et, par la suite, un avis d’appel devant la Cour canadienne de l’impôt.

[46]  Le défendeur renvoie à l’arrêt RJR-MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, au paragraphe 64 (RJR-MacDonald), dans lequel la Cour suprême a déclaré qu’un préjudice irréparable est « un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre ». De l’avis du défendeur, il n’y a aucun préjudice du genre.

[47]  Le défendeur attire l’attention sur le fait que la demanderesse a présenté sa requête environ deux semaines après avoir été avisée par lettre, le 30 octobre 2018, que la vérification était terminée et qu’un avis de nouvelle cotisation serait délivré. Il soutient que la demanderesse ne devrait pas bénéficier d’une injonction, dans la mesure où elle a omis, par manque de rapidité, de prendre des mesures immédiates pour atténuer tout préjudice irréparable allégué dès qu’elle a été informée de la mesure envisagée par le ministre.

[48]  Selon le défendeur, la demanderesse n’a pas démontré que la prépondérance des inconvénients milite en faveur de l’octroi de l’injonction. Cette dernière n’a fourni aucune preuve qu’elle subira un préjudice plus important si l’injonction n’est pas accordée que celui causé au défendeur dans le cas contraire. De l’avis du défendeur, en proposant de signer une exemption, la demanderesse a reconnu implicitement que le ministre subira un préjudice plus important qu’elle, si l’injonction est accordée.

[49]  Le défendeur souligne que, bien que le ministre puisse à tout moment établir une nouvelle cotisation à l’égard d’un inscrit, s’il le fait en dehors de la période normalement prévue à cette fin, il devra assumer le fardeau de présentation de la preuve, qui consiste à démontrer que l’inscrit, en produisant ses déclarations de TPS/TVH, a fait une fausse déclaration attribuable à la négligence, à un manque de diligence, à une omission volontaire ou à une fraude. En revanche, un avis de nouvelle cotisation délivré au cours de la période normalement prévue à cette fin n’impose pas ce fardeau de présentation supplémentaire au ministre.

C.  Analyse

[50]  Je commence par attirer l’attention sur le fait que selon la lettre du vérificateur datée du 30 octobre 2018, la [traduction« période de vérification est terminée » et [traduction« au cours des prochaines semaines », la demanderesse recevra [traduction« un avis de (nouvelle) cotisation ». Malgré cette lettre, la demanderesse demande à la Cour d’arrêter temporairement cette vérification et d’empêcher le ministre de prendre d’autres mesures, jusqu’à ce que la demande de contrôle judiciaire ait été tranchée.

[51]  Le critère juridique à trois volets applicable pour déterminer à quel moment un tribunal devrait accorder un sursis, qui est énoncé dans l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans RJR-MacDonald, est bien connu. Le demandeur qui cherche à obtenir un sursis doit démontrer : qu’il y a une question sérieuse à trancher, qu’il subira un préjudice irréparable si le sursis n’est pas accordé et que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi d’un sursis, en attendant que l’affaire soit tranchée.

[52]  Lorsque l’issue d’un sursis a pour effet de déterminer efficacement l’issue d’une instance, un tribunal peut accorder beaucoup plus de poids à la question de savoir s’il y a une question sérieuse à trancher. Par exemple, dans l’arrêt Toronto (City) c Ontario (Attorney General), 2018 ONCA 761, la Cour d’appel de l’Ontario a fait observer ce qui suit :

[traduction]

[10]  Le volet minimal de la « question sérieuse à trancher » [...] suppose que le sursis sera une mesure temporaire et que les droits des parties seront finalement établis lorsque l’appel proprement dit sera entendu. Toutefois, dans RJR-MacDonald, il est reconnu que dans les cas où, en pratique, les droits des parties seront déterminés par l’issue de la requête en sursis, le tribunal peut accorder beaucoup plus de poids à la solidité de l’appel [...]

[53]  De même, dans l’arrêt R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5, la Cour suprême (selon le juge Brown) a déclaré que dans une demande d’injonction interlocutoire mandatoire :

[15]  [...] le critère approprié pour juger de la solidité de la preuve du demandeur à la première étape du test énoncé dans RJR — MacDonald n’est pas celui de l’existence d’une question sérieuse à juger, mais plutôt celui de savoir si le demandeur a établi une forte apparence de droit. Une injonction mandatoire intime au défendeur de faire quelque chose — comme de rétablir le statu quo —, ou d’autrement [traduction] « restaurer la situation », ce qui est souvent coûteux et pénible pour le défendeur et ce que de longue date l’equity a été réticente à faire [...] Une telle ordonnance est également (en règle générale) difficile à justifier à l’étape interlocutoire, puisque la réparation qui vise à restaurer la situation peut habituellement être obtenue au procès. De plus, comme l’a exprimé le juge Sharpe (dans un ouvrage de doctrine), « le risque qu’un tort soit causé au défendeur est [rarement] moins important que le risque couru par le demandeur du fait de la décision du tribunal de ne pas agir avant le procès » [...] Les conséquences potentiellement sérieuses pour un défendeur du prononcé d’une injonction interlocutoire mandatoire, y compris la décision finale relativement à la poursuite en faveur du plaignant, exigent en outre ce que la Cour a décrit dans RJR — MacDonald comme étant « un examen approfondi sur le fond » à l’étape interlocutoire.

[…]

[17]  Ceci m’amène à ce qu’implique l’établissement d’une « forte apparence de droit ». Les tribunaux ont utilisé diverses formulations, exigeant que le demandeur présente la preuve [traduction] « convaincante et manifeste d’une possibilité de succès » [...] Toutes ces formulations ont en commun d’imposer au demandeur le fardeau de présenter une preuve telle qu’il serait très susceptible d’obtenir gain de cause au procès. Cela signifie que, lors de l’examen préliminaire de la preuve, le juge de première instance doit être convaincu qu’il y a une forte chance au regard du droit et de la preuve présentée que, au procès, le demandeur réussira ultimement à prouver les allégations énoncées dans l’acte introductif d’instance. [Italiques dans l’original.]

[54]  D’une part, si, en l’espèce, l’injonction est accordée, le ministre sera forcé d’attendre à une date ultérieure pour conclure la vérification (en supposant que l’avis de nouvelle cotisation n’ait pas encore été envoyé à la demanderesse). Cela reviendrait, en réalité, à accorder à la demanderesse le redressement demandé. Dans la demande de contrôle judiciaire sous-jacente, la demanderesse demande au ministre d’attendre que la demande d’accès à l’information ait été traitée, avant de terminer la vérification. Si cette demande est traitée et que la demanderesse peut présenter les renseignements ainsi obtenus, du fait que la mesure où la vérification n’est pas terminée, elle obtiendra alors ce qu’elle a demandé (à l’exception des dépens).

[55]  D’autre part, si l’injonction n’est pas accordée et que la demande de contrôle judiciaire est finalement accueillie, la demanderesse pourrait être dédommagée pleinement, en supposant qu’elle présente un avis d’opposition à la nouvelle cotisation, une fois la vérification terminée. Le ministre réexaminerait la décision et pourrait accorder une prorogation de délai jusqu’à ce que les renseignements demandés en vertu de la LAI aient été communiqués, puis établir une nouvelle cotisation en se fondant sur les observations formulées à partir de ces renseignements. Cela permettrait de répondre à la question sous-jacente formulée par la demanderesse dans la demande de contrôle judiciaire.

[56]  Je suis d’accord avec le défendeur pour dire qu’un seuil plus élevé s’applique en l’espèce pour ce qui est de l’établissement d’une forte apparence de droit relativement au premier volet du critère énoncé dans RJR-MacDonald. À mon avis, la demanderesse n’a pas démontré que la demande de contrôle judiciaire établit une forte apparence de droit pour deux raisons.

[57]  Premièrement, bien que la demanderesse ait invoqué l’absence de motifs écrits de la décision pour montrer qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale, je suis d’accord avec l’observation du défendeur selon laquelle les motifs ont été communiqués de vive voix par téléphone le 15 octobre; la lettre du 16 octobre ne faisait que confirmer l’issue de la décision.

[58]  Deuxièmement, bien que la demanderesse soutienne que le ministre avait la responsabilité en common law de divulguer les renseignements demandés (ou de faciliter un processus permettant la divulgation, en prolongeant le délai jusqu’à ce que la procédure à suivre en vertu de la LAI ait été menée à bien), je suis d’accord avec l’observation du défendeur selon laquelle il n’est aucunement obligatoire, en vertu de la loi ou de la common law, de permettre à la demanderesse de participer au processus de vérification.

[59]  La requête en injonction interlocutoire de la demanderesse est donc rejetée.

IV.  Conclusion

[60]  En conclusion, la Cour ordonne au défendeur de charger le ministre de transmettre l’intégralité du DCT au greffe de la Cour et à la demanderesse dans les 14 jours suivant la date de la présente ordonnance.

[61]  Le délai alloué à la demanderesse pour signifier et déposer ses affidavits et ses pièces documentaires à l’appui, au titre de l’article 306 des Règles, est prolongé de 10 jours suivant la réception par cette dernière du DCT.

[62]  Compte tenu de l’issue des deux requêtes, aucuns dépens ne sont adjugés. Chaque partie assumera ses propres frais.


ORDONNANCE dans le dossier T-1845-18

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête présentée par le procureur général du Canada, au titre de l’article 221 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, et modifications, pour obtenir la radiation intégrale de l’avis de demande de la demanderesse et le rejet de sa demande de contrôle judiciaire, est rejetée;

  2. La requête en injonction interlocutoire présentée par la demanderesse, en vertu de l’article 373 des Règles, pour interdire au défendeur ou à l’ARC d’exécuter la décision rendue le 16 octobre 2018 par Carolyn Pitcher, directrice adjointe, Vérification, jusqu’à ce qu’un jugement soit rendu par la Cour à l’égard de la demande de contrôle judiciaire, est rejetée;

  3. Le procureur général du Canada est tenu de charger le ministre du Revenu national de transmettre l’intégralité du DCT au greffe de la Cour et à la demanderesse dans les 14 jours suivant la date de la présente ordonnance;

  4. Le délai alloué à la demanderesse pour signifier et déposer ses affidavits et ses pièces documentaires à l’appui, au titre de l’article 306 des Règles, est prolongé de 10 jours suivant la réception par cette dernière du DCT;

  5. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 6e jour de juin 2019

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1845-18

 

INTITULÉ :

SAFE WORKFORCE INC c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 FÉVRIER 2019

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 MAI 2009

 

COMPARUTIONS :

Bobby J. Sood

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

H. Annette Evans

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Davies Ward Phillips & Vineberg S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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