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     Date : 19990218

     Dossier : T-877-96

OTTAWA (ONTARIO), LE 18 FÉVRIER 1999

DEVANT : LE JUGE J.E. DUBÉ

ENTRE

     KANEMATSU GMBH,

     demanderesse,

     et

     ACADIA SHIPBROKERS LIMITED, SEANAV

     INTERNATIONAL LIMITED,

     défenderesses.

     JUGEMENT

     Un jugement sommaire avec dépens est rendu en faveur de la demanderesse. Le montant des dommages-intérêts sera fixé au moyen d'un renvoi.

    

     Juge

Traduction certifiée conforme

L. Parenteau, LL.L.

     Date : 19990218

     Dossier : T-877-96

ENTRE

     KANEMATSU GMBH,

     demanderesse,

     et

     ACADIA SHIPBROKERS LIMITED, SEANAV

     INTERNATIONAL LIMITED,

     défenderesses.

     MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DUBÉ

[1]      Il s'agit d'une requête en vue de l'obtention d'une ordonnance accordant à la demanderesse (Kanematsu) un jugement sommaire contre les défenderesses. Plus précisément, Kanematsu sollicite un jugement déclaratoire portant que les défenderesses sont responsables envers elle pour avoir incité les propriétaires du " M.V. LARK ", Bulklark Shipping Company (Bulklark), à violer les obligations contractuelles et légales qu'ils avaient envers elle en déchargeant une cargaison de 6 368,2 tonnes métriques de billettes d'acier (la cargaison) et en la livrant à Nicco Industry Co. Ltd. (Nicco) à Bangkok sans exiger la présentation et la remise des originaux du connaissement (le connaissement) délivré par Bulklark à l'égard du transport de la cargaison d'Odessa à Bangkok. Subsidiairement, Kanematsu sollicite un jugement déclaratoire portant que les défenderesses sont responsables envers elle parce qu'elles ont détourné la cargaison.

1.      Les faits

[2]      Pendant la période pertinente, Kanematsu était propriétaire de la cargaison par suite d'un achat; elle était également détenteur contre valeur du connaissement délivré par les propriétaires du " M.V. LARK " à l'égard du transport de la cargaison d'Odessa à Bangkok. Le connaissement avait été négocié par Ironimpex S.A. (Ironimpex) - dont la demanderesse avait acheté la cargaison - en vue du paiement conformément à une lettre de crédit que Kanematsu avait demandé à sa banque de délivrer en faveur d'Ironimpex.

[3]      Kanematsu a vendu la cargaison à Nicco, qui devait payer le prix d'achat au moyen d'une lettre de crédit. Toutefois, Nicco n'a pas demandé à sa banque de délivrer la lettre de crédit et Kanematsu n'a jamais négocié les originaux du connaissement qui sont encore en sa possession. Nicco n'a jamais payé non plus la cargaison à la demanderesse.

[4]      On ne sait pas trop comment Nicco s'est organisée pour entrer en possession de la cargaison, mais elle a réussi d'une façon ou d'une autre à inciter les propriétaires du navire à libérer la cargaison en s'appuyant simplement sur une lettre de caution délivrée aux propriétaires par les défenderesses, qui avaient affrété le " M.V. LARK ". De leur côté, les défenderesses ont obtenu des lettres de caution " dos à dos " de Nicco et d'Ironimpex. Les défenderesses, et Nicco ou Ironimpex, n'ont jamais informé Kanematsu que les lettres de caution avaient été délivrées et elles n'ont pas demandé à Kanematsu la permission de livrer la cargaison à Nicco.

2.      La position des défenderesses

[5]      Les défenderesses allèguent que les faits sont trop complexes pour qu'un jugement sommaire soit rendu et qu'ils soulèvent des questions de crédibilité que seul le juge présidant l'audience pourrait apprécier après avoir entendu les témoignages. La preuve qui a été produite aux fins d'un jugement sommaire comprend des affidavits et les transcriptions des interrogatoires préalables des deux parties.

[6]      La défenderesse Acadia Shipbrokers Ltd., de Montréal (Acadia), avait affrété au temps le " M.V. LARK " arborant le pavillon maltais, de ses propriétaires, Bulklark, au moyen d'une charte-partie selon le formulaire de la bourse de marchandises de New York. De son côté, Acadia a affrété au temps et subsidiairement le " M.V. LARK " en faveur de la codéfenderesse Seanav International Ltd., de Hamilton, aux Bermudes (Seanav). Seanav, en sa qualité d'armateur disposant, a de son côté affrété au voyage le " M.V. LARK " à des conditions dites " Gencon " en faveur d'Ironimpex, de Bâle, en Suisse, pour un voyage d'Odessa jusqu'en Thaïlande et en Inde. Le chargement ici en cause devait être transporté en Thaïlande. Diverses autorisations ont été données au moyen des chartes-parties aux fins de la signature des connaissements.

[7]      Seagull Maritime Ltd., du Pirée, qui était en fait l'agent d'Ironimpex, a délivré divers connaissements pour le compte des propriétaires du " M.V. LARK ". En particulier, trois connaissements, portant les numéros 1, 3 et 4, ont été délivrés sous la forme dite "Congenbill ", désignant Ironimpex à titre d'expéditeur. Le premier connaissement, soit celui dont dispose la Cour, désignait le consignataire à titre de " destinataire " et Nicco à titre de recommandataire au besoin. [TRADUCTION] " Les conditions, privilèges et exceptions de la charte-partie, datée au verso, sont incorporés aux présentes. " Le verso de la charte-partie était daté du 23 février 1995, soit la charte-partie au voyage sous la forme dite " Gencon " entre Seanav et Ironimpex. Les troisième et quatrième connaissements étaient consignés à l'ordre de la Thai Farmers Bank . Dans les deux connaissements, Nicco était désignée à titre de recommandataire au besoin.

[8]      L'agent maritime à Bangkok était Pacific Ocean Shipping Co. Ltd. (Pacific). En réalité, Pacific avait été désignée par Ironimpex. Avant que le " M.V. LARK " arrive à Bangkok, Pacific avait informé Acadia qu'elle s'était renseignée auprès de Nicco, qui l'avait informée qu'on ne s'attendait pas à ce que les connaissements soient prêts à l'arrivée du navire, et ce, à cause d'un long congé à Bangkok. Elle a également demandé à Acadia [TRADUCTION] " de convaincre les propriétaires de demander au capitaine de [lui] permettre de venir décharger la cargaison sans présenter les connaissements ".

[9]      Après s'être renseignées auprès d'Ironimpex et après avoir obtenu une caution de cette dernière, Nicco, Acadia et Seanav ont toutes délivré la lettre de caution en faveur des propriétaires du " M.V. LARK ". Toutefois, les instructions qu'Acadia avait données à Pacific étaient destinées à assurer que la cargaison ne soit libérée que sur [TRADUCTION] " présentation par les endosseurs ou les récipiendaires d'une lettre de caution contresignée par leur banque nous couvrant (Seanav) ".

[10]      Ce n'est qu'au mois de novembre 1995, soit plus de six mois après que la cargaison eut été libérée à Bangkok, que les défenderesses ont entendu parler de Kanematsu et du fait qu'elle était censée détenir le connaissement original. Ce renseignement a été obtenu de Watana Inter-Trade Co. Ltd. (Watana), qui était l'agent de Kanematsu. Pacific a subséquemment informé les agents d'Ironimpex qu'une fois déchargée, la cargaison avait été mise sur des barges à l'égard desquelles des surestaries pourraient normalement être exigées. Néanmoins, Nicco a réussi à dédouaner les marchandises sans que Pacific délivre l'ordre de livraison.

[11]      Les défenderesses allèguent qu'il n'y a pas eu incitation à livrer la cargaison. On a uniquement incité les propriétaires du " M.V. LARK ", contre lesquels la demanderesse avait intenté une action à Malte, à décharger la cargaison. Kanematsu a convenu que Nicco était en fin de compte entrée en possession de la cargaison et qu'elle n'avait pas pris de mesures en temps opportun pour reprendre possession de la cargaison, même si elle était déjà entrée en possession de la cargaison déchargée de deux autres navires avant l'arrivée du " M.V. LARK ".

3.      La question en litige

[12]      La Cour devrait-elle accorder un jugement sommaire ou existe-t-il une véritable question à trancher?

4.      Analyse

[13]      L'article 216 des Règles de la Cour fédérale (1998) prévoient que lorsque la Cour est convaincue qu'il n'existe pas de véritable question à trancher, elle rend un jugement sommaire en conséquence. L'article 2 de la Loi sur les connaissements1 prévoit que tout consignataire de marchandises nommé dans un connaissement, qui devient propriétaire de la marchandise y mentionnée, est saisi des mêmes droits d'action à l'égard de cette marchandise que si les conventions contenues dans le connaissement avaient été arrêtées avec ce consignataire.

[14]      Kanematsu était détenteur contre valeur du connaissement délivré par les défenderesses en leur qualité de propriétaires du " M.V. LARK " à l'égard du transport de la cargaison en question. Il existait donc un contrat de transport entre les défenderesses et Kanematsu. En leur qualité de transporteur de la cargaison, les défenderesses étaient légalement tenues de veiller à ce que la cargaison ne soit libérée que si les originaux des connaissements étaient remis.

[15]      Il est reconnu que la cargaison a de fait été remise à Nicco sans qu'on n'exige la présentation et la remise dudit connaissement. De nombreuses autres personnes sont en cause, comme c'est normalement le cas en matière de transport maritime, mais la situation fondamentale est claire : les défenderesses se sont départies de la cargaison, ou plus précisément ont incité les propriétaires du navire à se départir de la cargaison, sans obtenir le connaissement.

[16]      Les défenderesses soutiennent qu'au Canada, lorsque le propriétaire des marchandises omet de débarquer les marchandises, comme c'est ici le cas, le propriétaire du navire peut décharger les marchandises et les entreposer aux frais de celui-ci. Dans ce cas-ci, les défenderesses ont simplement incité les propriétaires du navire à faire ce qu'ils avaient le droit de faire en vertu de l'article 596 de la Loi sur la marine marchande du Canada, soit décharger la cargaison sans la livrer.

[17]      Les défenderesses allèguent qu'il existe une véritable question à trancher, à savoir [TRADUCTION] " comment Nicco a réussi à obtenir la cargaison ". Des affidavits ont été produits et des interrogatoires préalables ont eu lieu, mais la situation factuelle n'est pas claire. La corruption locale pourrait être en cause. Plusieurs autres documents, à part le connaissement, ont changé de mains. La demanderesse Kanematsu a été négligente en ne portant pas une attention particulière à sa cargaison lorsqu'elle est arrivée et après que les propriétaires du navire l'eurent déchargée. Rien ne montre de quelle façon Nicco a réussi à faire passer la cargaison aux douanes locales. Les défenderesses n'ont pas livré la cargaison à Nicco. Elles l'ont simplement déchargée, en la mettant apparemment à bord de barges qui étaient dans le port. Somme toute, selon les défenderesses, on ne s'attend pas à ce que les propriétaires du navire gardent la cargaison à bord du navire pour une période prolongée; il incombait à Kanematsu de mitiger les dommages en prenant des mesures.

[18]      Dans une décision rendue par la Chambre des lords en 19592, lord Denning a dit ce qui suit, à la page 586 :


                 [TRADUCTION]                 
                 Il est parfaitement clair en droit qu'un propriétaire de navire qui livre les marchandises sans que le connaissement ait été produit le fait à ses risques et périls. Le contrat consiste à livrer les marchandises, sur production du connaissement, à la personne qui y a droit en vertu du connaissement. Dans ce cas-ci, les marchandises devaient être livrées "au destinataire ou à ses ayants droit", c'est-à-dire à la Rambler Cycle Company, si elle n'avait pas cédé le connaissement, ou à ses ayants droit, dans le cas contraire. La société de transport maritime n'a pas remis les marchandises à cette personne. Elle a donc violé l'entente, à moins qu'il n'existe dans le connaissement une clause qui la protège. En outre, elle a livré les marchandises à une personne qui n'avait pas le droit de les recevoir, alors qu'aucun connaissement n'avait été produit. Elle est donc responsable du détournement, sauf si elle est protégée de la même façon.                 

[19]      En l'espèce, les défenderesses se sont fondées à leurs risques et périls sur une lettre de caution.

[20]      Lord Diplock invoque des principes similaires dans la décision Barclays Bank, Ltd. c. Customs and Excise3, aux pages 88-89 :

                 [TRADUCTION]                 
                      Le contrat de transport de marchandises par mer, qui est attesté par un connaissement, est un contrat combiné de remise de possession et de transport en vertu duquel le propriétaire du navire accepte d'obtenir les marchandises de l'expéditeur, de les transporter jusqu'au point de destination prévu au contrat et de les remettre à la personne qui, en vertu des conditions du contrat, a le droit de recevoir les marchandises des propriétaires du navire. Pareil contrat n'est pas exécuté tant que le propriétaire du navire n'a pas réellement remis les marchandises (c'est-à-dire qu'il a renoncé au contrôle physique des marchandises) à la personne qui y a droit en vertu des conditions du contrat.                 
                      Tant que le contrat n'est pas exécuté, le connaissement demeure à mon avis un document formant titre; s'il est endossé et livré, le droit de propriété relatif aux marchandises peut être transféré. Il est clair en droit que lorsqu'un connaissement ou un ordre est délivré à l'égard d'un contrat de transport par mer, le propriétaire du navire n'est pas tenu de remettre les marchandises à quelque personne que ce soit, et ce, que pareille personne soit désignée à titre de consignataire ou non, si ce n'est sur production du connaissement (voir The Stettin, (1889) 14 P.D. 142). Tant que le connaissement n'a pas été produit, à moins que l'omission de le présenter n'ait été justifiée d'une façon satisfaisante, le propriétaire du navire a le droit de garder en sa possession les marchandises et, s'il s'en départit, il le fait à ses risques et périls si la personne à qui il les remet n'a pas en fait droit aux marchandises.                 

[21]      En l'espèce, le connaissement n'a pas été produit et son absence n'a pas été justifiée d'une façon satisfaisante : les défenderesses se sont donc départies de la cargaison à leurs risques et périls, au détriment de Kanematsu.

5.      Dispositif

[22]      Par conséquent, il n'existe pas de véritable question à trancher; la Cour accorde un jugement sommaire à la demanderesse en conséquence. Les dépens sont adjugés à la demanderesse. Le montant des dommages-intérêts doit être fixé au moyen d'un renvoi.

    

     Juge

Ottawa (Ontario)

Le 18 février 1999

Traduction certifiée conforme

L. Parenteau, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     Avocats inscrits au dossier

NUMÉRO DU GREFFE :              T-877-96
INTITULÉ DE LA CAUSE :          KANEMATSU GMBH c. ACADIA SHIPBROKERS LIMITED, SEANAV INTERNATIONAL LIMITED
DATE DE L'AUDIENCE :          LE 8 FÉVRIER 1999
LIEU DE L'AUDIENCE :              MONTRÉAL (QUÉBEC)

MOTIFS DU JUGEMENT du juge Dubé en date du 18 février 1999

ONT COMPARU :

GEORGE J. POLLACK

VALÉRIE BOUCHER                      POUR LA DEMANDERESSE

SEAN HARRINGTON

                                 POUR LES DÉFENDERESSES

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

SPROULE, CASTONGUAY, POLLACK

MONTRÉAL (QUÉBEC)

                                 POUR LA DEMANDERESSE

MCMASTER GERVAIS

MONTRÉAL (QUÉBEC)

                                 POUR LES DÉFENDERESSES

__________________

1 L.R.C. (1985), ch. B-6.

2 Sze Hai Tong Bank Ltd. c. Rambler Cycle Co. Ltd., [1959] A.C. 576 (H.L.).

3 (1963) 11 Lloyd's Rep. 81 (QBD).

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