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Date : 20040426

Dossier : IMM-4506-03

Référence : 2004 CF 607

Ottawa (Ontario), le 26 avril 2004

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MACTAVISH

ENTRE :

                                                 JEYASEELAM THURAISINGAM

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Jeyaseelam Thuraisingam, un citoyen du Sri Lanka, est arrivé au Canada en 1989, s'est vu reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention peu de temps après et a obtenu le statut de résident permanent en 1990.


[2]                Le 22 mai 2003, un délégué du ministre a confirmé un avis de danger délivré précédemment, selon lequel M. Thuraisingam avait commis des actes de grande criminalité et constituait un danger pour le public au Canada. M. Thuraisingam conteste maintenant cette décision. Il prétend que le délégué du ministre a commis une erreur en concluant qu'il était membre d'une organisation criminelle et qu'il ne risquait pas d'être persécuté ou d'être torturé s'il était renvoyé au Sri Lanka.

Contexte

[3]                Le ministre a considéré que M. Thuraisingam constituait un danger pour le public en application du paragraphe 70(5) et de l'alinéa 53(1)d) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. 1985, ch. I-2, et ses modifications, le 1er septembre 1998. M. Thuraisingam avait, à l'époque, été déclaré coupable de plusieurs infractions criminelles. Le dossier du CIPC produit par M. Thuraisingam lui-même révèle qu'il a été déclaré coupable de ne pas s'être présenté devant le tribunal en 1995. Il a aussi été déclaré coupable à deux reprises de conduite avec facultés affaiblies, en 1993 et en 1996.

[4]                Le 14 mai 1997, M. Thuraisingam a été déclaré coupable d'avoir proféré des menaces de mort, de voies de fait et de tentative d'entrave à la justice, après apparemment avoir menacé de mort un témoin dans une action en justice et l'avoir agressé. M. Thuraisingam a alors été condamné à des peines d'emprisonnement de deux ans, de six mois et de deux ans devant être purgées concurremment.

[5]                M. Thuraisingam a aussi été déclaré coupable de trafic d'un stupéfiant et de possession d'un stupéfiant en vue d'en faire le trafic en juin 1997. Après qu'il eut été condamné à une peine de huit ans et demi, une mesure d'expulsion a été prise contre lui.

[6]                M. Thuraisingam a interjeté appel de ces dernières condamnations et, en 2001, la Cour d'appel de l'Ontario a accueilli son appel, jugeant que le procès n'avait pas eu lieu dans un délai raisonnable. En conséquence, elle a annulé les condamnations prononcées contre M. Thuraisingam pour trafic d'un stupéfiant et possession d'un stupéfiant en vue d'en faire le trafic, et les accusations ont été suspendues.

[7]                Par suite de l'annulation des condamnations relatives au stupéfiant, M. Thuraisingam a présenté une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire visant l'avis de danger émis en 1998 et a demandé à la Cour d'interdire au ministre de le renvoyer du Canada. Le ministre a accepté de surseoir au renvoi de M. Thuraisingam le 21 février 2002, pendant le réexamen de l'avis de danger.


[8]                M. Thuraisingam prétendait que l'avis de danger devait être annulé parce que les condamnations relatives au stupéfiant prononcées contre lui avaient été annulées en appel et les accusations, suspendues. Les seules condamnations qui restaient, dit-il, étaient celles relatives aux voies de fait, aux menaces et à la tentative d'entrave à la justice. Le défendeur n'était pas de cet avis. Il a rappelé que M. Thuraisingam avait aussi été condamné pour conduite avec facultés affaiblies et pour ne pas s'être présenté devant le tribunal.

[9]                M. Thuraisingam prétendait également qu'il risquait d'être torturé et d'être exposé à une menace à sa vie s'il était renvoyé au Sri Lanka. Selon lui, étant donné qu'il a publiquement été désigné comme le leader d'un gang tamoul de Toronto connu sous le nom de « Sellapu » , qui serait associé à un autre gang appelé « VVT » , que les autorités sri-lankaises s'en prendraient à lui s'il était renvoyé au Sri Lanka.

[10]            M. Thuraisingam a appris que les fonctionnaires du ministère recommandaient le maintien de l'avis de danger émis contre lui. Des documents lui ont été remis, dont un affidavit de police étayant une demande d'écoute électronique, ainsi que l'autorisation d'écoute électronique et des mandats. On lui a aussi remis la transcription d'une entrevue de la police avec un témoin - que j'appellerai P.A. - ainsi qu'un affidavit signé par celui-ci, les [traduction] « rouages de l'association VVT » et un recueil des éléments de preuve relatifs à une enquête policière appelée [traduction] « Projet 1050 » .


[11]            M. Thuraisingam s'est opposé à ce que ces pièces soient prises en considération au motif qu'elles étaient inadmissibles, qu'elles n'étaient pas pertinentes ou que leur bien-fondé n'avait pas été établi de manière appropriée. Il contestait en outre la conclusion de l'agent selon laquelle il ne risquait pas d'être persécuté ou torturé ou d'être exposé à une menace à sa vie s'il était renvoyé au Sri Lanka.

[12]            Le 22 mai 2003, le délégué du ministre a conclu que M. Thuraisingam avait commis des actes de grande criminalité, qu'il constituait un danger pour le public au Canada et qu'il ne risquait pas d'être torturé s'il était renvoyé au Sri Lanka. M. Thuraisingam devait être renvoyé le 17 juillet 2003. La veille, la Cour a ordonné qu'il soit sursis à son renvoi.

Décision du délégué du ministre

[13]            Le délégué du ministre a fait observer que M. Thuraisingam avait été déclaré coupable d'une infraction punissable d'un emprisonnement d'au moins dix ans, l'infraction de tentative d'entrave à la justice étant un acte criminel pouvant entraîner un emprisonnement maximal de dix ans.

[14]            Se fondant sur la preuve fournie par la police de Toronto, le délégué du ministre a conclu que M. Thuraisingam était membre du gang « Sellapu » . Il a noté que ce gang est associé au VVT, un groupe de terroristes du Sri Lanka ayant reçu une formation militaire, dont la mission consiste à recueillir de l'argent pour soutenir les Tigres tamouls, lesquels sont considérés comme des terroristes internationaux par les gouvernements canadien et américain.

[15]            Considérant que M. Thuraisingam occupait un rang élevé dans un gang se livrant à des activités criminelles, le délégué du ministre a conclu que le critère du danger présent et futur était rempli et que l'avis de danger devait être confirmé.

[16]            Le délégué du ministre a ensuite examiné le risque que courait M. Thuraisingam s'il était renvoyé au Sri Lanka. Selon lui, le risque était [traduction] « beaucoup moins grand » qu'à l'époque de l'avis de danger original, en septembre 1998. Le délégué du ministre s'est fondé sur la preuve documentaire, laquelle indiquait que des progrès avaient été réalisés dans le processus de paix au Sri Lanka et que le cessez-le-feu tenait depuis plus d'un an. Il a aussi indiqué que le Sri Lanka avait entrepris d'élaborer des règlements régissant les poursuites contre les soldats et les policiers ayant commis des actes de torture et prévoyant des peines. Une mission de vérification internationale avait été créée pour aider au règlement de tout conflit pouvant survenir et pour surveiller le respect de l'accord de cessez-le-feu par les deux camps. Des progrès étaient réalisés également en ce qui concerne le réétablissement des personnes expulsées de retour au Sri Lanka afin de faciliter leur réintégration dans la société sri-lankaise.

[17]            Le délégué du ministre n'a pas accordé beaucoup d'importance à la prétention de M. Thuraisingam selon laquelle il craignait de retourner au Sri Lanka parce qu'il avait peur des TLET. Préférant les rapports de police qui indiquaient que M. Thuraisingam appartenait à une organisation associée, il a conclu que ce dernier n'avait pas établi à première vue qu'il risquait d'être torturé.


Questions en litige

[18]            M. Thuraisingam soulève les deux questions suivantes dans sa demande :

1.         Le délégué du ministre a-t-il commis une erreur en concluant que M. Thuraisingam était membre d'une organisation criminelle?

2.         Le délégué du ministre a-t-il commis une erreur en concluant que M. Thuraisingam ne risquait pas d'être persécuté ou torturé s'il était renvoyé au Sri Lanka?

1.         Le délégué du ministre a-t-il commis une erreur en concluant que M. Thuraisingam était membre d'une organisation criminelle?

Position des parties

[19]            M. Thuraisingam prétend que le paragraphe 44(2) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, et le Code criminel prévoient la méthode à suivre pour déterminer si une personne est membre d'une organisation criminelle. Dans les deux régimes, la personne soupçonnée d'appartenir à un gang a le droit d'être entendue et le droit connexe de contre-interroger la partie adverse afin de vérifier la solidité de la preuve qui est produite contre elle. M. Thuraisingam fait valoir que le défendeur aurait dû utiliser l'une de ces dispositions s'il était d'avis qu'il faisait partie d'un gang criminel.


[20]            Selon M. Thuraisingam, le délégué du ministre a commis une erreur de droit en concluant qu'il était membre d'une organisation criminelle en s'appuyant sur les documents qui lui ont été remis. Au soutien de sa prétention, M. Thuraisingam cite un certain nombre d'affaires dans lesquelles la Cour a statué que le délégué du ministre commet une erreur en fondant, en totalité ou en partie, un avis de danger sur des accusations criminelles dont le bien-fondé n'a pas encore été établi : La c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CFPI 476, Bakchiev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), 196 F.T.R. 306, Bertold c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1999), 175 F.T.R. 195, et Dokmajian c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CFPI 85. En l'espèce, la police n'a même pas porté d'accusation contre M. Thuraisingam relativement à sa prétendue appartenance à un gang. Tout ce que nous avons, dit-il, ce sont de simples allégations. Et celles-ci ne sont pas suffisantes pour conclure qu'il constitue un danger pour le public au Canada.

[21]            M. Thuraisingam prétend qu'au lieu d'effectuer une évaluation indépendante de la preuve le délégué du ministre s'est simplement appuyé sur les renseignements fournis par la police. Selon lui, cela n'est pas suffisant vu la nature des droits en jeu.


[22]            Le défendeur fait valoir que, même si les condamnations relatives au stupéfiant ont été annulées, la condamnation la plus grave prononcée contre M. Thuraisingam existe toujours. Il parle en particulier de la condamnation pour tentative d'entrave à la justice. Selon lui, la tentative d'entrave à la justice commise par M. Thuraisingam en faisant pression sur un témoin traduit parfaitement la façon d'opérer des gangs tamouls à Toronto. Il fait référence à cet égard à un article de journal fourni au délégué du ministre par M. Thuraisingam lui-même.

[23]            Le défendeur rappelle que la décision faisant l'objet du présent contrôle avait trait à une affaire d'immigration et que la norme de preuve applicable en matière criminelle - la preuve hors de tout doute raisonnable - n'a pas sa place dans une procédure administrative comme celle-ci. Le délégué du ministre n'est pas lié par les règles strictes de preuve, et il peut se fonder sur des éléments de preuve qui n'ont pas entraîné de condamnation criminelle dans la mesure où ces éléments sont dignes de foi : Legault c. Canada (Secrétaire d'État) (1997), 219 N.R. 376 (C.A.F.), Kiani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 233 N.R. 170, et Kessler c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 153 F.T.R. 240.

[24]            Ce que M. Thuraisingam demande en réalité à la Cour, selon le défendeur, c'est de réévaluer la preuve dont disposait le délégué du ministre. Or, cette preuve était suffisamment digne de foi pour conclure que M. Thuraisingam constitue un danger pour le public au Canada.

Cadre législatif


[25]            L'avis de danger original concernant M. Thuraisingam était fondé sur l'article 53 de l'ancienne Loi sur l'immigration. Comme cet avis a été réexaminé en 2003, il est régi par les dispositions de l'article 115 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés. Les passages pertinents de cette disposition prévoient :

115.         (1)    Ne peut être renvoyée dans un pays où elle risque la persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités, la personne protégée ou la personne dont il est statué que la qualité de réfugié lui a été reconnue par un autre pays vers lequel elle peut être renvoyée.

(2)    Le paragraphe (1) ne s'applique pas à l'interdit de territoire :

a) pour grande criminalité qui, selon le ministre, constitue un danger pour le public au Canada; ...

Norme de contrôle

[26]            Dans l'arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CSC 1, la Cour suprême du Canada a indiqué que la décision discrétionnaire concernant la question de savoir si une personne constitue un danger pour la sécurité du Canada doit faire l'objet d'une grande retenue :

Enfin, le rôle du tribunal [...] consiste à déterminer si celui-ci a exercé son pouvoir discrétionnaire conformément aux limites imposées par les lois du Parlement et la Constitution. Si le ministre a tenu compte des facteurs pertinents et respecté ces limites, le tribunal doit confirmer sa décision. Il ne peut l'annuler, même s'il aurait évalué les facteurs différemment et serait arrivé à une autre conclusion. (au paragraphe 38)

[27]            Un avis de danger devrait être annulé seulement s'il est manifestement déraisonnable, c'est-à-dire s'il a été émis arbitrairement ou de mauvaise foi, s'il n'était pas étayé par la preuve ou si le délégué du ministre a omis de tenir compte des facteurs pertinents. (Suresh, précité, au paragraphe 29)

[28]            À mon avis, ces commentaires s'appliquent également à la norme de contrôle qui doit être utilisée à l'égard d'un avis de danger fondé sur des actes de grande criminalité : Fabian c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 1527.

Analyse

[29]            La prétention de M. Thuraisingam selon laquelle des accusations auraient dû être portées en vertu du Code criminel ou des procédures entreprises en vertu du paragraphe 44(2) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés s'il existait une preuve suffisante démontrant qu'il était membre d'une organisation criminelle n'est pas fondée. Aucune disposition de cette loi n'exige que le défendeur se serve du paragraphe 44(2) lorsqu'il considère qu'une personne constitue un danger pour le public à cause de son appartenance à une organisation criminelle. Par conséquent, j'estime que le défendeur pouvait utiliser l'article 115.

[30]            Un avis de danger ne peut être émis en application de l'article 115 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés que si deux éléments sont établis : l'intéressé est interdit de territoire pour grande criminalité et il constitue, selon le ministre, un danger pour le public au Canada.


[31]            Il n'est pas contesté en l'espèce que M. Thuraisingam a été déclaré coupable de plusieurs infractions criminelles, dont l'une est punissable d'un emprisonnement maximal de dix ans. Cela aurait suffit à établir la « grande criminalité » sous le régime de l'ancienne Loi sur l'immigration, et je suis convaincue que l'élément de grande criminalité visé à l'alinéa 115(2)a) existe. Ce qu'il faut déterminer, c'est si le délégué du ministre pouvait se fonder sur des allégations non prouvées concernant la prétendue appartenance de M. Thuraisingam à un gang pour conclure que ce dernier constitue un danger présent ou futur pour autrui au Canada.

[32]            L'expression « danger pour le public » employée à l'article 115 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés et dans la disposition qui l'a précédé a été examinée par les tribunaux. Dans La, précitée, le juge Lemieux a cité en l'approuvant le passage suivant tiré de l'arrêt rendu par le juge Strayer dans Williams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1997] 2 C.F. 646 (C.A.) :

Dans ce contexte, le sens de l'expression « danger pour le public » n'est pas un mystère : cette expression doit se rapporter à la possibilité qu'une personne ayant commis un crime grave dans le passé puisse sérieusement être considérée comme un récidiviste potentiel. Point n'est besoin de prouver - à vrai dire, on ne peut pas prouver - que cette personne récidivera. Selon moi, cette disposition oriente convenablement la pensée du ministre vers la question de savoir si, compte tenu de ce que le ministre sait de l'intéressé et des observations que l'intéressé a faites en son propre nom, le ministre peut sincèrement croire que l'intéressé est un récidiviste potentiel dont la présence au Canada crée un risque inacceptable pour le public.


[33]            Le fait qu'une personne a été déclarée coupable d'une infraction criminelle grave n'est pas suffisant en soi pour justifier un avis de danger. Comme le juge Gibson l'a indiqué dans la décision Thompson c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (1996), 118 F.T.R. 269, l'expression « danger pour le public » désigne un danger présent ou futur. Aussi, il faut examiner les circonstances de chaque cas afin de déterminer s'il existe une preuve suffisante pour considérer que l'intéressé est un récidiviste potentiel dont la présence au Canada crée un risque inacceptable pour le public.

[34]            En l'espèce, le délégué du ministre a conclu que M. Thuraisingam constituait clairement un danger présent et futur pour le public au Canada en raison du poste élevé qu'il occupait au sein d'un gang criminel. M. Thuraisingam soutient que le délégué du ministre a commis une erreur à cet égard car il s'est appuyé sur des allégations dont le bien-fondé n'avait pas été établi. La première question qui se pose est de savoir si un délégué du ministre peut fonder un avis de danger sur des accusations qui n'ont pas entraîné une condamnation.

[35]            Dans les affaires La, Bakchiev, Bertold et Dokmajian, le délégué du ministre s'était fondé sur des accusations en instance pour émettre un avis de danger. Dans chacune de ces affaires, la Cour a statué qu'il s'agissait d'une erreur justifiant l'annulation de l'avis de danger. À mon avis, il faut établir une distinction entre le fait de se fonder sur le fait qu'une personne a été accusée d'une infraction criminelle et le fait de se fonder sur la preuve qui sous-tend les accusations en question. Le fait qu'une personne a été accusée d'une infraction ne prouve rien : il s'agit seulement d'une allégation. Par contre, la preuve sous-tendant l'accusation peut être suffisante pour justifier qu'un avis selon lequel une personne constitue un danger présent ou futur pour autrui au Canada soit émis de bonne foi.

[36]            Si l'on exigeait qu'un avis de danger ne soit fondé que sur des accusations ayant entraîné une condamnation, on appliquerait d'une certaine façon aux avis de danger la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable qui est applicable en matière criminelle. Or, il est évident que cette norme de preuve n'est pas appropriée dans le contexte de l'immigration.

[37]            En l'espèce, M. Thuraisingam n'a pas été accusé d'appartenir à une organisation criminelle. En outre, je ne dispose d'aucune preuve me permettant de croire qu'il fait actuellement l'objet d'autres types d'accusations criminelles. On ne peut donc pas se fonder sur l'existence d'accusations en l'espèce. En fait, la question qui se pose est de savoir si la preuve dont il disposait permettait au délégué du ministre de conclure que M. Thuraisingam constitue un danger présent ou futur pour autrui au Canada en raison du poste élevé qu'il occupait au sein d'un gang criminel.

[38]            Reconnaissant qu'un vaste pouvoir discrétionnaire a été conféré par le législateur aux délégués du ministre dans le domaine (Chedid c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1997), 127 F.T.R. 81), je considère que la conclusion du délégué du ministre selon laquelle M. Thuraisingam constituait un danger présent ou futur pour le public au Canada était étayée par la preuve dont il disposait.


[39]            La preuve en question consistait en des articles de journal, les déclarations de P.A., un affidavit signé par l'agent Anthony Malcolm de la police de Toronto et les résumés des communications téléphoniques interceptées. Je conviens avec l'avocat de M. Thuraisingam que les articles de journal ont très peu de valeur dans ce contexte, mais les autres éléments de preuve démontrent que M. Thuraisingam était profondément impliqué dans les activités des gangs Sellapu et VVT.

[40]            Par exemple, il y a dans le dossier une déclaration faite par P.A. à la police de Toronto dans laquelle ce dernier admet qu'il est lui-même associé au gang Sellapu et que celui-ci est impliqué dans des activités criminelles comme la vente d'armes à feu illégales. P.A. identifie M. Thuraisingam comme le leader du Sellapu. M. Thuraisingam fait remarquer que P.A. a signé, par la suite, un affidavit dans lequel il déclarait qu'il avait fait sa déclaration après avoir reçu des menaces et des promesses de la police et qu'elle était fausse en grande partie. En conséquence, aucun poids ne devrait être attribué à la déclaration initiale de P.A.

[41]            Il ressort de l'affidavit de P.A. que les déclarations qu'il disait être fausses étaient celles concernant un tiers, un certain K.T. P.A. n'est pas revenu sur ce qu'il avait dit auparavant au sujet de M. Thuraisingam. Bien que ses déclarations contradictoires aient pu soulever des doutes au sujet de sa crédibilité, il n'appartient pas à la Cour de réévaluer la preuve présentée au délégué du ministre.


[42]            L'affidavit de l'agent Malcolm appuyait une demande d'autorisation d'écoute électronique visant différentes personnes, dont M. Thuraisingam. Un juge a finalement autorisé la mise sur écoute de la ligne téléphonique de ce dernier. L'agent Malcolm faisait partie d'une unité d'intervention spéciale créée par la police de Toronto. À l'époque de son affidavit, il enquêtait sur les gangs sri-lankais depuis deux ans et demi environ. Selon lui, M. Thuraisingam est l'un des trois [traduction] « cerveaux » du chapitre de Scarborough du gang VVT et toutes les activités de ce gang qui étaient dirigées contre un gang tamoul rival appelé « A.K. Kannen » étaient coordonnées par M. Thuraisingam et deux autres hommes.

[43]            Les résumés des conversations interceptées au moyen de l'écoute électronique ont aussi été communiqués au délégué du ministre. Ces résumés révèlent que M. Thuraisingam a souvent eu des discussions avec d'autres membres du gang. La police a notamment intercepté une conversation au cours de laquelle M. Thuraisingam discutait avec une autre personne d'une agression à coups de couteau survenue la veille à Scarborough.

[44]            À mon avis, la conclusion selon laquelle M. Thuraisingam était membre d'un gang criminel et constituait de ce fait un danger présent et futur pour le public au Canada était étayée par la preuve dont disposait le délégué du ministre et n'était pas manifestement déraisonnable.

2.         Le délégué du ministre a-t-il commis une erreur en concluant que M. Thuraisingam ne risquait pas d'être persécuté ou torturé s'il était renvoyé au Sri Lanka?


[45]            M. Thuraisingam soutient que les autorités sri-lankaises ont été mises au courant de l'allégation selon laquelle il est le leader d'un gang tamoul de Toronto qui appuie les TLET par des reportages parus dans les médias au Sri Lanka. Il prétend donc qu'il serait la cible des autorités sri-lankaises et que sa vie serait en danger s'il était renvoyé dans ce pays.

[46]            Le défendeur affirme que la question de savoir si M. Thuraisingam risquait d'être torturé ou d'être exposé à une menace à sa vie s'il était renvoyé au Sri Lanka exige un examen des faits et que les conclusions tirées par le délégué du ministre à cet égard devraient faire l'objet d'une grande retenue. Selon lui, le délégué du ministre a examiné avec soin la situation prévalant actuellement au Sri Lanka et il pouvait raisonnablement, compte tenu de la preuve dont il disposait, conclure que M. Thuraisingam ne serait pas en danger s'il était renvoyé dans ce pays.

[47]            L'article 115 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés prévoit une exception au principe du non-refoulement selon lequel une personne qui s'est vu reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention ne peut être renvoyée dans un pays où elle risque la persécution. La Cour suprême du Canada a mentionné dans l'arrêt Suresh, précité, que l'expulsion d'un réfugié vers un pays où il risque la torture peut porter atteinte à son droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité. Pour décider si l'atteinte à ces droits est conforme aux principes de justice fondamentale, il faut mettre en balance la protection de la sécurité du Canada et le droit du réfugié de ne pas être expulsé vers un pays où il risque la torture. Un exercice semblable doit être effectué lorsque l'avis de danger est fondé sur des actes de grande criminalité.

[48]            L'évaluation des risques excède largement l'expertise des tribunaux de révision et ne possède pas une dimension juridique importante. Par conséquent, elle doit faire l'objet d'une grande retenue : Ahani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CSC 2. Or, même en appliquant la norme de la décision manifestement déraisonnable, j'estime que l'évaluation des risques ne peut être maintenue.

[49]            M. Thuraisingam affirme que les autorités sri-lankaises s'en prendraient spécifiquement à lui à cause de ses prétendues activités de criminalité organisée au Canada. Il a produit des reportages parus dans les médias du Sri Lanka qui l'identifient expressément comme le leader d'un gang VVT. Ces reportages révèlent également que la GRC a établi des liens entre des membres supérieurs du VVT au Canada et les TLET au Sri Lanka. À mon avis, tout cela indique à première vue que M. Thuraisingam court le risque d'être la cible des autorités sri-lankaises.

[50]            Pour évaluer le risque que courrait M. Thuraisingam s'il était renvoyé au Sri Lanka, le délégué du ministre a examiné la situation générale des réfugiés tamouls qui retournent dans ce pays. Il a conclu que cette situation s'était grandement améliorée et que des mesures étaient prises afin de faciliter la vie des personnes expulsées qui reviennent au Sri Lanka. Il n'a pas pris en compte la situation particulière de M. Thuraisingam ni le risque précis que celui-ci courait d'être la cible des autorités sri-lankaises.

[51]            Pour ces motifs, l'avis de danger est annulé. Compte tenu de mes motifs, les conclusions selon lesquelles M. Thuraisingam a commis des actes de grande criminalité et constitue un danger pour le public au Canada ne doivent pas être modifiées. L'affaire est renvoyée au délégué du ministre pour qu'une nouvelle évaluation des risques soit effectuée.

Certification

[52]            Le ministre propose les questions suivantes à des fins de certification :

1.         Quelle norme s'applique à la question de savoir si la preuve est suffisamment crédible et digne de foi pour être prise en compte par le délégué du ministre dans le cadre du réexamen d'un avis de danger?

2.         Lorsqu'un demandeur prétend qu'il risque la torture dans son pays d'origine, quel critère de risque un délégué du ministre doit-il appliquer dans le cadre du réexamen d'un avis de danger?

[53]            En ce qui concerne la première question, M. Thuraisingam soutient que c'est au décideur qu'il appartient de déterminer si la preuve est crédible et digne de foi, en tenant compte de tous les facteurs et éléments de preuve qu'il a à sa disposition. Selon lui, il ne s'agit pas d'une question de portée générale. Je partage son avis. Cette question ne sera donc pas certifiée.


[54]            Je ne suis pas convaincue que la deuxième question proposée par le ministre permet de trancher la présente affaire. J'ai annulé l'évaluation des risques effectuée par le délégué du ministre aux fins de l'avis de danger parce que ce dernier n'a pas tenu compte de la situation personnelle de M. Thuraisingam. Par conséquent, la question du critère de risque approprié n'est pas déterminante en l'espèce. Cette question ne sera donc pas certifiée non plus.

                                                                ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

-          que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie;

-          que l'avis de danger du 22 mai 2003 soit annulé et que l'affaire soit renvoyée au délégué du ministre à la seule fin de réévaluer les risques que courrait M. Thuraisingam s'il était renvoyé au Sri Lanka;

-          qu'aucune question ne soit certifiée.

          « Anne L. Mactavish »          

Juge

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                              IMM-4506-03

INTITULÉ :                                                             JEYASEELAM THURAISINGAM

                                                                                 c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                                      TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                     LE 30 AVRIL 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                            LA JUGE MACTAVISH

DATE DES MOTIFS :                                           LE 26 AVRIL 2004

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman                                                         POUR LE DEMANDEUR

David Tyndale                                                            POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Waldman & Associates                               POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

Morris Rosenberg                                                      POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice


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