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Date : 20190222


Dossier : T-1284-15

Référence : 2019 CF 219

Ottawa (Ontario), le 22 février 2019

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

SYLVAIN LAFRENIÈRE

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Le défendeur, le Procureur général du Canada [PGC], recherche la radiation de la déclaration du demandeur, M. Sylvain Lafrenière, en date du 11 septembre 2018 [la Déclaration], sans possibilité d’amendement, au motif qu’elle ne révèle aucune cause d’action valable ou qu’elle constitue autrement un abus de procédure.

[2]  La Déclaration a été signifiée et produite par le demandeur suite à un jugement de la Cour d’appel fédérale, dans le dossier A-363-16, en date du 13 août 2018 :

  • a) Accueillant l’appel incident du demandeur et annulant le jugement de la Cour fédérale, dans le dossier T-1284-15, en date du 7 juillet 2016 (Lafrenière c Canada (Autorité des griefs des Forces canadiennes), 2016 CF 767 [Décision CF]);

  • b) Ordonnant que la demande de contrôle judiciaire déposée par le demandeur le 31 juillet 2015, dans le dossier T-1284-15, soit instruite comme une action conformément au paragraphe 18.4(2) de la Loi sur les cours fédérales, LRC 1985, c F-7 [LCF]; et

  • c) Prescrivant que la déclaration du demandeur soit signifiée et déposée dans les trente jours du jugement de la Cour d’appel fédérale (Canada (Procureur général) c Lafrenière, 2018 CAF 151 [Décision CAF]).

[3]  Pour les motifs qui suivent, la Cour accueille en partie la requête en radiation du défendeur.

I  Mise en contexte et détermination générale de la Cour

[4]  Le demandeur est entré au service des Forces canadiennes [Forces] en 30 juillet 1997 et il a obtenu sa libération en novembre 2012 pour raisons médicales. Dans les faits, la libération sera devancée au 23 octobre 2012 à la réquisition du demandeur (aux paras 42-43 de la Déclaration).

[5]  Depuis mars 2012, le demandeur a reçu ou reçoit des indemnités d’invalidité en vertu des articles 45 et 46 de la Loi sur les mesures de réinsertion et d’indemnisation des militaires et vétérans des Forces canadiennes, LC 2005, c 21 [Loi d’indemnisation], pour les séquelles physiques et psychologiques qui sont liées à son service dans les Forces, ou ont été aggravées par le service (affidavit de Mme Julie Brunet, parajuriste aux services juridiques du ministère de la Défense nationale et des Forces canadiennes, en date du 18 octobre 2018 aux paras 2-3, et pièces A, B et C; Déclaration aux paras 40-42, 68 xiv, 78, 85-88 et 91-93).

[6]  En bref, le défendeur soumet qu’en vertu de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C-50 [LRCE], l’État et ses préposés ne peuvent être poursuivis pour toute perte ou dommage ouvrant droit au paiement d’une pension ou d’une indemnité versée au demandeur en vertu de la Loi d’indemnisation, ce qui est le cas en l’espèce.

[7]  De son côté, le demandeur s’oppose à la requête en radiation au motif que la Cour n’aurait pas compétence pour radier la Déclaration vu l’effet du jugement rendu par la Cour d’appel fédérale (invoqué comme pièce P-8 dans la Déclaration), alors qu’il n’est pas autrement manifeste et évident que son action contre la Couronne est vouée à l’échec malgré les indemnités qui sont versées ou ont été versées en vertu de la Loi d’indemnisation. Subsidiairement, le demandeur désire obtenir la permission de signifier et produire une déclaration amendée.

[8]  La requête en radiation se fonde sur les alinéas 221(1)a) et f) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [Règles], qui prévoient :

221(1) À tout moment, la Cour peut, sur requête, ordonner la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif, selon le cas :

 

221(1) On motion, the Court may, at any time, order that a pleading, or anything contained therein, be struck out, with or without leave to amend, on the ground that it

a) qu’il ne révèle aucune cause d’action ou de défense valable;

 

(a) discloses no reasonable cause of action or defence, as the case may be,

 

[…]

 

[…]

f) qu’il constitue autrement un abus de procédure. Elle peut aussi ordonner que l’action soit rejetée ou qu’un jugement soit enregistré en conséquence.

(f) is otherwise an abuse of the process of the Court, and may order the action be dismissed or judgment entered accordingly.

 

[9]  Étant satisfait que la Cour a compétence pour ordonner la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure au motif qu’il ne révèle aucune cause d’action ou qu’il constitue autrement un abus de procédure, il y a lieu de radier en partie la Déclaration, tout en permettant au demandeur de signifier et produire une déclaration amendée dans les trente jours de l’ordonnance de la Cour.

II  Demande de contrôle judiciaire « convertie » en action contre la Couronne

[10]  Au départ, un avis de demande a été signifié et déposé à la Cour le 31 juillet 2015. Nous verrons plus loin dans quelles circonstances la demande de contrôle judiciaire du demandeur a, dans les faits, été « convertie » en action contre la Couronne, et également dans quelle mesure, cette Cour a compétence pour statuer sur la requête en radiation de la Déclaration.

[11]  Dans son avis de demande, le demandeur recherche la révision judiciaire d’une décision finale, rendue le 29 juin 2015, par le colonel J.R.F. Malo, Directeur général de l’Autorité de dernière instance [ADI], accueillant le grief dont il est plus bas question, sans pour autant accorder les réparations recherchées par le demandeur. Cette décision a été rendue sous l’autorité du paragraphe 29.14(1) de la Loi sur la défense nationale, LRC 1985, c N‑5 [LDN] et le chapitre 7 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes [les Règlements], qui permettent au chef d’état-major de la défense [CEMD] de déléguer ses attributions à titre d’ADI à tout officier qui relève directement de lui.

[12]  Sont désignés à titre de défendeurs dans l’avis de demande de contrôle judiciaire : le Directeur général de l’ADI [office fédéral], le ministre de la Défense nationale [Ministre] et le PGC [collectivement les défendeurs actuels]. Le Ministre est désigné comme défendeur en sa qualité d’employeur de la Police militaire « dont les graves omissions sont aussi mises en lumière par la décision de l’Office fédéral », et laquelle, soumet le demandeur dans son avis de demande, est entachée d’erreurs de droit et de fait, rendant celle-ci déraisonnable.

[13]  Au passage, la désignation actuelle des parties défenderesses dans l’intitulé de l’avis de demande n’est pas conforme aux Règles applicables aux demandes de contrôle judiciaire (Partie 5). L’office fédéral ne peut être désigné comme défendeur (alinéa 303(1)a) des Règles), tandis que le PGC n’a pas à être ajouté comme codéfendeur dans la mesure où le Ministre est déjà validement constitué à titre de défendeur (paragraphe 303(2) des Règles).

Chronologie des évènements précédant la décision de l’office fédéral

[14]  En juillet 2009, des allégations de conduite inappropriée visant le demandeur sont rapportées au commandant du QC 2 Div C. Le demandeur aurait produit un DVD en utilisant les installations de son unité « Les Nouvelles de l’Armée ». Il n’aurait pas reçu l’approbation de recevoir des commandites. Il aurait vendu les DVD et aurait utilisé du matériel protégé par des droits de propriété intellectuelle. Ces actions auraient permis au demandeur de réaliser des profits personnels.

[15]  En septembre 2009, le demandeur est suspendu, sans aucune explication, de son poste de journaliste militaire et est muté dans un poste de chauffeur [les mesures administratives]. Une enquête est du même coup entamée par la Police militaire [l’enquête militaire].

[16]  En novembre 2009, les superviseurs du demandeur sont informés que le policier militaire chargé de l’enquête militaire est absent pour un congé de maladie prolongé et que le dossier n’a pas été confié à un autre enquêteur. Or, cette information importante ne sera jamais communiquée au demandeur à l’époque, pas plus qu’on le soupçonne alors d’avoir commis une fraude.

[17]  Le 5 octobre 2010, le demandeur dépose un grief visant à obtenir des explications écrites au sujet de son retrait comme journaliste militaire, à connaître les motifs de l’enquête militaire, tout en contestant l’absence d’occasion adéquate pour expliquer sa conduite et se défendre le cas échéant.

[18]  Le 1er novembre 2011, les procureurs du demandeur adressent une lettre de mise en demeure aux Forces aux fins d’obtenir un suivi de l’enquête militaire et du grief [la mise en demeure].

[19]  Le 13 février 2012, le demandeur dépose une plainte contenant huit allégations de harcèlement contre son sergent, ce qui a pour effet de suspendre le traitement du grief.

[20]  En mars 2012, le demandeur est avisé que l’enquête militaire est terminée et que les allégations d’inconduite ont été jugées non fondées.

[21]  Le 13 septembre 2012, deux des huit allégations de harcèlement sont retenues.

[22]  À l’automne 2012, le demandeur est libéré des Forces pour raisons médicales. C’est que, depuis novembre 2009, il vit très mal la situation, tant d’un côté de sa santé physique et mentale, que d’un point professionnel et familial. Au départ, l’employeur n’a pas voulu faire de lien avec les évènements de 2009. Il n’empêche, suite à une décision favorable du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) [Tribunal], le demandeur commence à recevoir à partir du mois de mars 2012 des indemnités d’invalidité en vertu de la Loi d’indemnisation.

[23]  Le 22 juillet 2013, le Brigadier général, Jean-Marc Lanthier, en sa qualité d’Autorité de première instance [API] répond aux trois questions posées dans le grief, sans que cela ne satisfasse le demandeur.

[24]  Le 4 octobre 2013, par l’entremise de ses procureurs, le demandeur conteste la décision de l’API et porte son grief à un niveau administratif supérieur. De plus, il amende son grief pour réclamer la fourniture d’une lettre d’excuses signée par la haute direction militaire; des dommages compensatoires au montant de 400 000 $; et des dommages punitifs au montant de 100 000 $ [grief amendé].

[25]  Le 1er décembre 2014, le Comité externe d’examen des griefs militaires [Comité externe] se penche sur la décision de l’API. Il conclut que le droit du demandeur à l’équité procédurale a été violé et recommande que son dossier soit renvoyé par l’ADI au Directeur-réclamations et contentieux des affaires civiles [DRCAC] afin d’évaluer si une compensation financière est appropriée. Mais, tel qu’il est ci-après expliqué, le 29 juin 2015, le Colonel Malo, qui agit à titre d’ADI, arrive à une conclusion contraire et décide de ne pas suivre cette recommandation dans la décision faisant l’objet de la demande de contrôle judiciaire.

Décision de l’office fédéral

[26]  En l’espèce, l’ADI conclut qu’il n’existe aucune obligation légale d’équité procédurale lorsqu’une chaine de commandement impose une mesure administrative, telle que le retrait d’une fonction particulière à un membre des Forces. Cela dit, la chaine de commandement du demandeur aurait dû traiter son dossier de façon plus diligente et de manière compatissante. L’ADI note toutefois que le mécanisme approprié pour contester le délai lié à l’enquête militaire aurait consisté à déposer une plainte auprès de la Commission d’examen des plaintes concernant la Police militaire du Canada plutôt que de déposer un grief.

[27]  D’autre part, quant aux redressements particuliers recherchés par le demandeur dans le grief amendé, l’ADI refuse premièrement d’ordonner des excuses, puisqu’elles ne seraient pas sincères. Deuxièmement, l’ADI refuse également de transmettre le dossier au DRCAC afin d’évaluer si le demandeur peut être indemnisé financièrement, puisque les mesures prises à son égard non pas précipité sa libération des Forces, ne l’ont pas privé des avantages reliées à son service militaire et ne l’ont pas privé d’indemnités ou de prestations d’invalidité reliées à son état de santé. Au passage, l’ADI note que l’article 9 de la LRCE empêche le demandeur d’intenter une poursuite contre la Couronne, puisque les actions reprochées et les dommages subis à la suite des actions des fonctionnaires de l’État découlant du service militaire du demandeur ouvrent droit au versement d’une pension ou d’indemnités en vertu de la Loi d’indemnisation.

Réparations recherchées dans l’avis de demande

[28]  En plus de rechercher l’annulation de la décision de l’office fédéral et la fourniture d’une lettre d’excuses signée par la haute direction militaire, l’avis de demande du 31 juillet 2015 vise à obtenir une ordonnance de la Cour en vertu du paragraphe 18.4(2) de la LCF afin que la demande de contrôle judiciaire soit instruite comme s’il s’agissait d’une action, car le demandeur désire obtenir des dommages.

[29]  Subsidiairement, le demandeur désire que la Cour rende la décision que l’office fédéral aurait dû rendre, incluant la fourniture d’une lettre d’excuses et l’octroi de dommages. Encore subsidiairement, le demandeur désire que l’instance soit scindée et suspendue en ce qui concerne la détermination des réparations appropriées, le temps que le dossier soit transféré par l’office fédéral au DRCAC afin d’évaluer si une compensation financière est appropriée.

[30]  Enfin, le demandeur désire qu’on lui rembourse les dépens juridiques et les honoraires et déboursés extrajudiciaires encourus depuis la mise en demeure, compte tenu des délais excessifs et du retard de l’office fédéral à rendre une décision finale.

Jugement de la Cour fédérale

[31]  Le 7 juillet 2016, la demande de contrôle judiciaire est accueillie par ma collègue Mme la juge St-Louis [la juge de première instance], au seul motif que l’ADI n’aurait pas dû se limiter à la recommandation du Comité externe de transmettre le dossier au DRCAC. L’ADI devait également considérer la possibilité que le CEMD exerce sa compétence d’accorder une compensation monétaire – celle-ci ne pouvant cependant dépasser 100 000 $ en vertu du Décret relatif au versement de paiements à titre gracieux dans le cadre de la procédure des forces canadiennes applicable aux griefs, CP 2012-0861 [Décret].

[32]  Or, selon la juge de première instance, cette omission constitue une erreur fatale, rendant la décision contestée déraisonnable et justifiant que celle-ci soit annulée et l’affaire retournée à l’office fédéral pour redétermination (Décision CF aux paras 62-68). De surcroît, la Cour décide qu’elle ne peut pas considérer l’opportunité d’instruire la demande de contrôle judiciaire comme une action, et ce, parce que le demandeur n’a pas encore épuisé tous ses recours (Décision CF au para 69).

Appel principal et appel incident

[33]  Tous deux insatisfaits du résultat, le défendeur (le PGC) et le demandeur s’adressent à la Cour d’appel fédérale.

[34]  D’un côté, le défendeur prie la Cour d’appel fédérale d’infirmer la décision de la Cour fédérale et de rejeter la demande de contrôle judiciaire parce que la juge de première instance a erré en concluant que la décision de l’office fédéral est déraisonnable, alors que tout recours en dommages contre la Couronne est irrecevable pour diverses raisons (prescription; recours exclu en vertu de l’article 9 de la LRCE; etc.) [l’appel principal].

[35]  Pour sa part, le demandeur désire que la Cour d’appel lui accorde l’un ou l’autre des redressements déjà recherchés dans son avis de demande de contrôle judiciaire parce que la juge de première instance a erré dans l’exercice de la discrétion mentionnée au paragraphe 18.4(2) de la LCF en refusant d’ordonner que la demande de contrôle judiciaire soit instruite comme une action [l’appel incident].

Jugement de la Cour d’appel fédérale

[36]  Le 13 août 2018, la Cour d’appel fédérale accueille l’appel incident et annule la décision de la Cour fédérale, sans pour autant accorder les redressements monétaires et autres recherchés dans l’avis de demande, sinon que la demande de contrôle judiciaire devra maintenant être instruite comme une action (Jugement déposé dans le dossier A-363-16).

[37]  Vu que la question de la décision de l’ADI devient théorique avec la « conversion » de la demande de contrôle judiciaire en action, il n’est donc pas nécessaire de se prononcer sur l’appel principal (Décision CAF aux paras 3 et 18).

[38]  Le raisonnement général de la Cour d’appel fédérale – dont les motifs sont fournis par M. le juge de Montigny – tient compte des deux aspects suivants.

[39]  Premièrement, la juge de première instance a erré en droit en considérant que le demandeur avait l’obligation d’épuiser les recours internes avant d’intenter une action en dommages (Décision CAF au para 24, référant à la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans Meggeson c Canada (Procureur général), 2012 CAF 175 [Meggeson]). C’est que, depuis l’arrêt prononcé en 2010 par la Cour suprême du Canada dans Canada (Procureur général) c TeleZone Inc, [2010] 3 RCS 585 [TeleZone], un demandeur n’a pas à faire annuler la décision de l’office fédéral avant d’intenter une poursuite en dommages devant les tribunaux de la province ou devant la Cour fédérale, du moment qu’il est en mesure de prouver une faute.

[40]  Se référant à TéléZone, le juge de Montigny note : « Gardant à l’esprit les préoccupations d’accès à la justice [la Cour suprême du Canada] a unanimement refusé d’imposer l’obligation à un demandeur voulant se faire indemniser de pertes subies à la suite d’une décision administrative d’intenter d’abord un recours en contrôle judiciaire » (Décision CAF au para 23) [je souligne]. Comme nous le verrons plus loin, sauf pour les dommages découlant des délais excessifs et du retard de l’office fédéral à traiter du grief de 2010, le plus gros de la réclamation monétaire dont il est question dans la Déclaration concerne les conséquences préjudicielles des mesures administratives et de l’enquête militaire sur la santé physique et mentale, la réputation, la carrière professionnelle et la vie personnelle du demandeur.

[41]  Deuxièmement, l’application des critères mentionnés dans l’arrêt Association des crabiers acadiens Inc c Canada (Procureur général), 2009 CAF 357 (au para 39) [Association des crabiers acadiens] aurait dû amener la juge de première instance à conclure que la demande d’instruire la demande de contrôle judiciaire comme une action était justifiée parce que, entre autres, le demandeur ne pourra établir la preuve des dommages qu’il allègue avoir subis par simples affidavits, tandis qu’une expertise médicale et une preuve actuarielle seront sans aucun doute pertinentes (Décision CAF au para 27). De plus, la Cour fédérale ne peut pas octroyer des dommages dans le cadre d’un contrôle judiciaire, tandis que si l’ADI décidait de transmettre le dossier au DRCAC, tout montant d’indemnisation serait limité à 100 000 $ à cause du plafond prévu dans le Décret (la Cour d’appel fédérale ne se réfère pas explicitement au CEMD, qui possède lui-même la compétence d’accorder un paiement à titre gracieux en vertu du Décret) (Décision CAF au para 28).

[42]  En somme, les considérations d’accès à la justice militent fortement en faveur de la « conversion » de la demande de contrôle judiciaire en action en dommages contre la Couronne (Décision CAF aux paras 29-33), car pour reprendre les termes mêmes utilisés par le juge de Montigny, « [l]a demande de contrôle judiciaire ne fournit donc pas des remèdes adéquats [au demandeur], et seule une action en dommages-intérêts permettrait la réparation que réclame [le demandeur] », tandis que « [l]a conversion est donc l’unique remède qui permettrait [au demandeur] d’obtenir une compensation, si les éléments consécutifs de la responsabilité extracontractuelle sont établis » (Décision CAF aux paras 28 et 31) [je souligne].

[43]  Comme on peut le constater en lisant les motifs fournis par le juge de Montigny, la Cour d’appel fédérale n’a pas traité explicitement de la question de savoir si la demande de condamnation contre la Couronne formulée par le demandeur dans son avis de demande de contrôle judiciaire peut, en tout ou en partie, être irrecevable en vertu de l’article 9 de la LRCE parce que le demandeur a reçu ou reçoit une pension ou des indemnités d’invalidité en vertu de la Loi d’indemnisation.

[44]  Au passage, le juge de Montigny prend la peine de noter que « le délai de prescription pour introduire une action en dommages est maintenant écoulé, le fait générateur ayant eu lieu en septembre 2009 et la cristallisation du préjudice, au plus tard en juillet 2012 avec le dépôt des rapports médicaux sur les conséquences psychologiques subies par [le demandeur] » (Décision CAF au para 31).

Effets pratiques du jugement de la Cour d’appel fédérale

[45]  En l’espèce, la Cour d’appel fédérale prescrit dans le jugement déposé dans le dossier A‑363-16 que le demandeur « aura 30 jours suivant cette date pour signifier et déposer sa déclaration » [je souligne]. En pratique, ce n’est donc pas la Partie 5 (articles 300 à 334 des Règles) qui s’appliquera à la demande de contrôle judiciaire (alinéa 300a) des Règles), mais la Partie 4 régissant les actions (articles 169 à 299 des Règles).

[46]  Dans ses motifs, le juge de Montigny parle de « conversion », tandis que le jugement déposé par la Cour d’appel fédérale dans le dossier A-363-16 mentionne que « [l]a demande de contrôle judiciaire […] sera instruite comme une action conformément au paragraphe 18.4(2) de la Loi sur les Cours fédérales ». Il n’empêche, dans la décision Meggeson sur laquelle s’est appuyé le juge de Montigny, la Cour d’appel fédérale suggère bien que l’effet du paragraphe 18.4(2) de la LCF peut être « de permettre d’obtenir à la fois des recours relevant du droit administratif et des réparations pécuniaires visant l’État dans le cadre d’une seule et même procédure devant la Cour fédérale » (au para 35) [je souligne].

[47]  Faut-il comprendre que la Cour d’appel a voulu que la présente instance se continue comme une instance hybride, ce qui n’est pas sans ajouter un fardeau administratif et un degré de complexité supplémentaires?

[48]  Pourtant, la Cour d’appel fédérale vient de rappeler dans l’arrêt Canada (Human Rights Commission) v Saddle Lake Cree Nation, 2018 FCA 228 aux paragraphes 23-26 [Saddle Lake], qu’une ordonnance rendue en vertu du paragraphe 18.4(2) de la LCF n’a pas l’effet de remplacer le contrôle judiciaire avec une nouvelle action, ou de remplacer l’avis de demande par une déclaration. Normalement, une telle ordonnance précisera comment le contrôle judiciaire sera instruit comme une action, dont la procédure à suivre (Saddle Lake au para 25).

[49]  Au cas où il y aurait une certaine confusion au sujet de la « conversion », il s’agit de maintenir distincts deux régimes différents, tout en facilitant la procédure applicable à ce type de recours. Je m’explique.

[50]  D’une part, les demandes de contrôle judiciaire visant les offices fédéraux font appel à l’exercice de la compétence exclusive prévue aux articles 18 et 28 de la LCF. D’autre part, les actions contre la Couronne relèvent de la compétence concurrente de la Cour fédérale à l’article 17 de la LCF. Or, ces dernières sont assujetties aux règles de droit substantif visant la responsabilité de l’État que l’on retrouve dans la LRCE et le droit des provinces (incorporé par renvoi dans le cas d’un recours en vertu de l’article 17 de la LCF). Les règles de fond applicables à une demande de contrôle judiciaire dépendent au départ du choix correct par la Cour fédérale (article 18 de la LCF ou la Cour d’appel fédérale (article 28 de la LCF) de la norme de contrôle applicable à l’examen de la décision de l’office fédéral. Par contre, les règles applicables à une action en dommages contre la Couronne exigent un examen différent (faute d’un préposé de l’État, quantum des dommages subis et nécessité d’un lien de causalité).

[51]  Cela dit, la Déclaration ne recherche présentement aucun remède que la Cour a le pouvoir statutaire d’accorder dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire introduite en vertu des articles 18 et 18.1 de la LCF suite à la décision rendue le 29 juin 2015 par l’ADI (l’office fédéral). Au contraire, le demandeur recherche dans la Déclaration des réparations exclusivement contre la Couronne et que la Cour a seulement le pouvoir statutaire d’accorder dans le cadre d’une action validement intentée en vertu de l’article 17 de la LCF – si bien entendu, une telle action n’est pas irrecevable parce qu’elle est prescrite ou qu’une poursuite contre la Couronne n’est pas possible à cause de l’application de l’article 9 de la LRCE.

[52]  Il n’empêche, toute difficulté pratique résultant de la « conversion », s’il en est, pourra être réglée éventuellement par la Cour, tandis que les parties pourront toujours demander que la présente instance se poursuive à titre d’instance à gestion spéciale. Je note en passant que l’article 57 des Règles prévoit explicitement que « [l]a Cour n’annule pas un acte introductif d’instance au seul motif que l’instance aurait dû être introduite par une autre introductif d’instance ».

[53]  Pour l’heure, en vertu de l’article 221 des Règles, la Cour peut statuer à « tout moment » sur une requête en radiation validement déposée à l’encontre d’une action. La Cour a donc pleine compétence aujourd’hui pour statuer sur la requête en radiation du défendeur et déterminer si la Déclaration révèle ou non une cause d’action valable, ou constitue autrement un abus de procédure, à cause de l’exclusion prévue à l’article 9 de la LRCE.

III  Requête en radiation accueillie en partie

[54]  D’emblée, il n’est pas inutile de rappeler certains principes généraux, au demeurant bien connus, et dont la Cour a tenu compte dans son analyse de la Déclaration et des arguments soumis par les parties.

Principes généraux

[55]  Tout d’abord, la Cour se doit d’interpréter la Déclaration d’une manière large, propre à favoriser le demandeur, en faisant preuve de tolérance à l’égard des carences rédactionnelles (Canada c Scheuer, 2016 CAF 7 aux paras 11-12; Operation Dismantle Inc c La Reine, 1985 CanLII 74 (CSC), [1985] 1 RCS 441 à la p 451). D’autre part, il doit être manifeste et évident que l’action n’a aucune chance d’être accueillie pour que la requête en radiation soit accordée (Simon c Canada, 2011 CAF 6 au para 8; Hunt c Carey Canada Inc, 1990 CanLII 90 (CSC), [1990] 2 RCS 959). La Cour doit également s’assurer que la Déclaration « ne constitue pas une tentative déguisée visant à obtenir devant la Cour fédérale un résultat qui ne peut par ailleurs pas être obtenu de cette Cour » (Canada c Roitman, 2006 CAF 266 au para 16; Moodie c Canada (Défense nationale), 2010 CAF 6 aux paras 8-9).

[56]  D’autre part, le paragraphe 221(2) des Règles prévoit qu’aucune preuve n’est admissible dans le cadre d’une requête en radiation fondée sur le fait de l’acte de procédure ne révèle aucune cause d’action ou de défense valable (alinéa 221(1)a) des Règles). Cette dernière restriction ne vise toutefois pas le cas où une partie demande la radiation d’un acte de procédure pour tout autre motif, incluant celui qu’il constitue un abus de procédure (alinéa 221(1)f) des Règles). Il n’empêche, même dans le cadre d’une requête fondée sur l’alinéa 221(1)a) des Règles, la jurisprudence accepte qu’un document mentionné et incorporé par renvoi dans une déclaration (ou avis de demande) puisse être inclus en annexe, sans plus, afin d’aider la Cour (Turp c Canada (Affaires étrangères), 2018 CF 12 au para 20; JP Morgan Asset Management (Canada) Inc, 2013 CAF 250 au para 54 [JP Morgan]).

[57]  En l’espèce, le demandeur ne conteste pas l’admissibilité des trois décisions du Tribunal qui sont invoquées par le défendeur dans son dossier de requête (affidavit de Mme Julie Brunet, parajuriste aux services juridiques du ministère de la Défense nationale et des Forces canadiennes, en date du 18 octobre 2018 aux paras 2-3, et pièces A, B et C; Déclaration aux paras 40-42, 68 xiv, 78, 85-88 et 91-93). D’ailleurs, la procureure du demandeur a même fait référence durant sa plaidoirie orale aux passages de la pièce B de l’affidavit de Mme Brunet. Dans ces circonstances, la considération par la Cour des décisions du Tribunal ne va pas à l’encontre des justifications à la règle de l’irrecevabilité et l’exception sert l’intérêt de la justice en l’espèce (JP Morgan aux paras 52-64). En fait, les décisions du Tribunal recensent, sans controverse, la source factuelle des indemnités d’invalidité versées au demandeur en vertu de la Loi d’indemnisation.

Fondement factuel des indemnités d’invalidité versées au demandeur

[58]  Force est de constater que le trouble de l’adaptation avec humeur anxieuse – pour lequel le demandeur reçoit depuis mars 2012 une indemnité d’invalidité en vertu de l’article 45 de la Loi d’indemnisation – est directement relié aux évènements de 2009 et à l’enquête militaire qui s’est terminée en mars 2012. D’ailleurs, c’est à cause de ces évènements ayant détruit sa santé et son équilibre psychologique que le demandeur a été libéré des Forces pour raisons médicales à l’automne 2012.

[59]  Il suffit de se référer à l’analyse suivante que l’on retrouve dans la décision du Tribunal (Comité de révision) :

L’affection de trouble de l’adaptation avec humeur anxieuse du demandeur, est-elle consécutive ou directement rattachée à son service dans les forces régulières?

ÉLÉMENTS DE PREUVE ET DISCUSSION

[…]

Le demandeur attribue son affection à l’étude à une enquête militaire faite à son sujet, laquelle aurait été non fondée.

[…]

On retrouve au dossier du demandeur une Demande de consultation pour des troubles de sommeil et des troubles d’humeur le 5 novembre 2009, pour la considération suivante :

Pt sous enquête ^ 2 mois. Injustice, jalousie, campagne de salissage.

Situation qu’il ne peut contrôler.

Colère car est une pers très droite et intègre.

Inquiet de devoir quitter FC car situation trop injuste.

[Transcription]

Puis, dans un Rapport d’évaluation du 21 janvier 2010, la psychothérapeute Lise Ouellet, explique le problème, selon laquelle le demandeur est sous enquête concernant la production d’un DVD ayant servi à créer un fonds d’aide aux militaires en Afghanistan. Elle souligne qu'il est soupçonné d’avoir gardé de l’argent et qu’en conséquence il a perdu son travail journalistique et a été assigné à des fonctions de chauffeur. Elle décrit le demandeur comme étant complètement dépassé par l’épreuve et que le sentiment d’impuissance qui en résulte génère chez lui une colère passive et est vécu comme une atteinte à son intégrité.

Par conséquent, un diagnostic de trouble de l’adaptation est émis le 22 février 2010, en raison du fait que le demandeur est mis sous enquête depuis l’automne 2009 et qu’il a été retiré de son milieu de travail.

En septembre 2010, le demandeur consulte à nouveau pour insomnie en raison du fait qu’il a des problèmes au travail et qu’il ne va pas bien. Le demandeur est référé en psychiatrie et l’on retrouve une Évaluation initiale du 26 juillet 2010 de la Dre Lyne Vanier, psychiatre. Elle conclut à un trouble d’adaptation avec humeur mixte, ayant comme stresseur, l’enquête militaire à son sujet puisqu’il ne sait pas exactement ce qu’on lui reproche, ce qui est une source de grande préoccupation pour lui.

À la rubrique Histoire Militaire, Dre Vanier explique que le demandeur a eu un bon succès dans son travail jusqu’en septembre 2009, moment où il apprend, à sa grande surprise, qu’il est relevé de ses fonctions. Il a été transféré à l’école CISQFT en novembre 2009 où il a un emploi de chauffeur, mais il n’arrive pas à accepter ce transfert.

Au niveau de l’historique, Dre Vanier explique qu’en 2007 le demandeur obtient un poste de journaliste militaire sur la base. Il était le premier caporal au Canada à faire ce travail et a très bien réussi jusqu’en septembre 2009.

Puis, le 7 septembre 2009, un adjudant-chef entre dans son bureau et lui demande de se mettre au garde-à-vous et lui dit qu’il est relevé de ses fonctions. Le demandeur ne sait pas pourquoi on fait enquête sur lui et on refuse de lui donner des explications.

Dre Vanier confirme que l’intensité du stress que vit le demandeur est considérable et qu’il s’agit d’une symptomatologie intense nécessitant un essai pharmaceutique inhabituel.

L’on retrouve au dossier le demandeur, le 6 octobre 2010, la Soumission d’un grief au niveau de l’autorité initiale puisque la décision finale sur l’enquête contre le demandeur n’est toujours pas rendue. L’on retrouve l’information suivante :

Le militaire est sous enquête et depuis plus d’un an, il a perdu son emploi au sein des nouvelles de l’Armée et n’a toujours pas reçu l’information pertinente justifiant son renvoi ou sa mise sous enquête.

Ainsi, l’on note au dossier du demandeur en 2010 et 2011, des évaluations psychiatriques régulières de la Dre Vanier en raison du trouble d’adaptation avec humeur anxieuse dont souffre le demandeur.

Puis, le 1er septembre 2011, le Dr Serge Gauthier, psychiatre, rencontre le demandeur comme médecin psychiatre indépendant afin de déterminer s’il existe un lien de causalité entre la condition clinique du demandeur et l’évènement du 7 août 2009. (RD-L1) Le Dr Gauthier revoit tous les documents retrouvés au dossier du demandeur. Il procède à l’histoire de la maladie actuelle du demandeur, à son histoire personnelle, à ses antécédents personnels, ainsi qu’à son examen mental pour finalement conclure que les symptômes psychologiques que le demandeur a développés sont survenus suite à l’événement du 7 août 2009 et découlent de cet événement et de ces conséquences. Il ajoute qu’avant l’événement du 7 août 2009, le demandeur ne présentait pas de condition personnelle ni d’antécédent psychiatrique ni psychologique, qu’il était actif et n’éprouvait aucun symptôme ni limitation ni restriction dans aucune sphère de ses activités, sauf en ce qui concerne les séquelles de sa blessure à un genou.

[…]

C’est à l’automne 2009 qu’on le relève de ses fonctions, qu’on lui enlève son téléphone, son ordinateur et qu’on lui donne un poste de chauffeur sans aucune explication. On l’informe qu’il est sous enquête et qu’on le soupçonne de fraude sans lui donner aucune autre information.

[…]

Puis, l’avocate réfère à un extrait du dossier médical de service du demandeur du 4 octobre 2011, (RD-Annexe-L1) établissant un lien direct entre l’affection, dont il souffre, et ses difficultés vécues dans son travail militaire.

Monsieur […] entend parler de l’enquête dont il est l’objet; des amis et des connaissances l’appellent pour lui dire qu’ils ont été visités par la police militaire et interrogés. Monsieur […] craint beaucoup les répercussions sur son avenir professionnel des doutes que cette enquête sème dans son entourage. Il se demande si on pourra encore lui faire confiance ensuite.

Enfin, l’avocate conclut que le trouble d’adaptation sévère avec humeur mixte dont souffre le demandeur est en lien direct avec les difficultés vécues dans son travail militaire.

[…]

ANALYSE/RAISONS

Le comité a révisé la preuve disponible au dossier, pris en considération la nouvelle preuve soumise à l’audience, ainsi que le témoignage du demandeur et de son frère […], et plus particulièrement les arguments de l’avocate.

[…]

Or, il est sans contredit et ce phénomène n’est pas contesté que le demandeur souffre effectivement d’un trouble de l’adaptation avec humeur anxieuse depuis le 22 février 2010 pour lequel il avait déjà demandé une consultation le 5 novembre 2009. Déjà en novembre 2009, le demandeur consultait pour des troubles de sommeil et troubles d’humeur en raison du fait qu’il était sous enquête depuis deux mois.

[…]

La preuve au dossier démontre que dès le début des consultations du demandeur pour ses troubles de sommeil et ses troubles d’humeur, on attribue ce phénomène à des problèmes en lien avec l’enquête sous laquelle il a été soumise.

Au moment du premier diagnostic établi quelque mois plus tard, à nouveau l’on attribue à cette enquête, l’affection dont souffre le demandeur puisqu’il n’arrive pas à savoir ce qu’on lui reproche, ce qui est une source de grande préoccupation pour lui.

Le dossier est constant et démontre de façon continue que le demandeur est suivi pour son affection à l’étude en lien avec son problème vécu au travail, soit la perte de son emploi, sa nouvelle fonction à titre de chauffeur seulement et le fait qu’il ne sait toujours pas exactement ce qu’on lui reproche.

De plus, la preuve au dossier semble démontrer que les accusations n’ont pas été confirmées et se sont avérées non fondées tel que confirmé par son supérieur, l’Adjudant […]

D’autre part, la preuve révèle également que le demandeur a vécu une symptomatologie intense inhabituelle ayant même engendré un traitement particulier au niveau de la médication en raison de l’intensité du stress.

En raison de la preuve médicale évidente au dossier, en considération du témoignage du demandeur et de […], en considération de la preuve semblant révéler que les allégations portées contre le demandeur concernant l’utilisation du matériel militaire à des fins personnelles se sont avérées non fondées et enfin, en considération des Lignes directrices nécessitant pour le trouble de l’adaptation, un facteur de stress intense au cours de trois mois précédant l’apparition de l’aggravation clinique d’un trouble de l’adaptation, le comité estime qu’il existe une preuve suffisante permettant de relier l’affection à l’étude au service militaire du demandeur.

[Je souligne.]

[60]  Compte tenu du fait que l’État verse au demandeur des indemnités suite aux séquelles physiques et psychologiques résultant des évènements de 2009 et de l’enquête militaire qui s’est terminée en mars 2012, cela rend-t-il la présente action contre la Couronne en tout ou en partie irrecevable?

[61]  Il importe maintenant d’examiner la portée de l’article 9 de la LRCE.

Portée de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif

[62]  Le défendeur soutient essentiellement qu’en vertu de l’article 9 de la LRCE, la Déclaration du demandeur ne révèle aucune cause d’action valable et devrait être radiée, sans possibilité d’amendement. Au passage, la Cour note que la requête en radiation du défendeur ne vise aucun remède que la Cour a le pouvoir d’accorder en vertu des articles 18 et 18.1 de la LCF suite à la décision rendue le 29 juin 2015 par l’office fédéral en cause.

[63]  En l’espèce, il n’est pas contesté qu’un demandeur ne peut pas poursuivre l’État pour des dommages résultant d’actions fautives commises par des préposés de la Couronne, lorsque le fondement factuel de l’action est le même que celui donnant droit à une pension ou une indemnité versée en vertu des articles 45 et 46 de la Loi d’indemnisation.

[64]  Il est utile de reproduire l’article 9 de la LRCE, qui est libellé comme suit:

9. Ni l’État ni ses préposés ne sont susceptibles de poursuites pour toute perte — notamment décès, blessure ou dommage — ouvrant droit au paiement d’une pension ou indemnité sur le Trésor ou sur des fonds gérés par un organisme mandataire de l’État.

 

9. No proceedings lie against the Crown or a servant of the Crown in respect of a claim if a pension or compensation has been paid or is payable out of the Consolidated Revenue Fund or out of any funds administered by an agency of the Crown in respect of the death, injury, damage or loss in respect of which the claim is made.

 

[Je souligne.]

 

[Emphasis added.]

[65]  L’arrêt de principe concernant la portée et l’effet de l’article 9 de la LRCE a été rendu en 2002 par la Cour Suprême du Canada dans l’affaire Sarvanis c Canada, [2002] 1 RCS 921 [Sarvanis]. Aux paragraphes 28 à 29, le juge Iaccobucci explique qu’il faut donner une portée large à cette disposition statutaire, qui vise à empêcher la double indemnisation d’une même réclamation dans le cas où le gouvernement est responsable d’un acte fautif, mais a déjà effectué un paiement à cet égard :

[28] À mon avis, bien que libellé en termes larges, l’art. 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif n’en exige pas moins que, pour qu’elle fasse obstacle à une action contre l’État, la pension ou l’indemnité payée ou payable ait le même fondement factuel que l’action. En d’autres termes, l’article 9 traduit le désir rationnel du législateur d’empêcher la double indemnisation d’une même réclamation dans les cas où le gouvernement est responsable d’un acte fautif mais où il a déjà effectué un paiement à cet égard. Autrement dit, cette disposition n’exige pas que la pension ou le paiement soit versé en dédommagement de l’événement pertinent, mais uniquement que le fondement précis de leur versement soit l’existence de cet événement.

[29] Cette large portée est nécessaire pour éviter que l’État ne soit tenu responsable, sous des chefs accessoires de dommages-intérêts, de l’événement pour lequel une indemnité a déjà été versée. Autrement dit, en cas de versement d’une pension tombant dans le champ d’application de l’art. 9, un tribunal ne saurait connaître d’une action dans laquelle on ne réclame des dommages-intérêts que pour douleurs et souffrances ou encore pour perte de jouissance de la vie, du seul fait que ce chef de dommage ne correspond pas à celui qui a apparemment été indemnisé par la pension. Tous les dommages découlant du fait ouvrant droit à pension sont visés par l’art. 9, dans la mesure où la pension ou l’indemnité est versée « in respect of » la même perte — notamment décès, blessure ou dommage — ou sur le même fondement.

[Je souligne.]

[66]  En l’espèce, le demandeur reçoit une indemnité d’invalidité pour trouble d’adaptation avec humeur anxieuse, diagnostiqué en février 2010 et qui s’est manifesté à l’automne 2009, après qu’on l’ait relevé sans aucune explication de ses fonctions de journaliste militaire et qu’on l’ait muté dans un poste de chauffeur, et qu’on l’ait également mis sous enquête militaire supposément pour fraude (voir la décision du Comité de révision de l’admissibilité du Tribunal en date du 27 mars 2012, pièce B de l’affidavit de Mme Brunet). De plus, le demandeur reçoit également des indemnités d’invalidité pour l’affection dysfonction érectile et l’affection gynécomastie médicamenteuse, qui sont consécutives à l’affection de trouble d’adaptation avec humeur anxieuse (voir les deux décisions du Tribunal (Comité d’appel) en date du 20 janvier 2015, en liasse, pièce C de l’affidavit de Mme Brunet). Ces décisions du Tribunal ont été rendues sous l’autorité de Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), LC 1995, c 18 (voir les articles 2, 4, 19 et 27) et leur admissibilité aux fins de l’adjudication de la requête en radiation n’est pas véritablement en jeu.

[67]  Il faut rejeter la prétention du demandeur voulant que l’article 9 de la LRCE dépende de la nature de la réparation recherchée contre la Couronne, incluant le type de dommages (ou de perte) pour lesquels une pension ou une indemnité est versée en vertu de la Loi d’indemnisation. En effet, selon Sarvanis, la qualification d’un chef particulier de dommages n’est pas en soi pertinente; c’est plutôt la qualification du fait générateur à la base de la réclamation contre la Couronne qui importe. Si le fondement factuel de l’action est le même que celui pour lequel le demandeur reçoit une pension ou des indemnités en vertu des articles 45 et 46 de la Loi d’indemnisation, l’article 9 de la LRCE s’applique.

[68]  En d’autres termes, la Couronne ne peut être tenue responsable des chefs de dommages accessoires pour lequel une indemnité a été versée ou est versée à un combattant en vertu de la Loi d’indemnisation, et ce, même si la réclamation monétaire du demandeur concerne des chefs de dommages distincts (Enright c Canada, 2018 CF 802 aux paras 20-21; Arial c Canada, 2017 CF 270 aux paras 4, 30-33, 44-46 [Arial]; Sherbanowski v Canada, 2011 ONSC 177 aux paras 12-15, 43-44 [Sherbanowski]; St-Cyr c Canada (Forces armées), 2004 CanLII 29626 (QC CS) aux paras 12- 24; Doucette c Canada (Procureur général), 2018 CF 697 aux paras 22-26; Hardy (Succession) c Canada (Procureur général), 2015 CF 1151 aux paras 63-70 [Hardy (Succession)]; Lebrasseur c Canada, 2007 CAF 330 aux paras 8-13; Lebrasseur c Canada, 2011 CF 1075 aux paras 24-36, maintenue en appel : Lebrasseur c Canada, 2012 CAF 252). C’est le cas en l’espèce.

[69]  D’autre part, le libellé de l’article 9 de la LRCE utilise le terme français « poursuite » et le terme anglais « proceedings ». Or, selon Black’s Law Dictionary, le terme anglais « proceeding » est défini de la façon suivante :

1. The regular and orderly progression of a lawsuit, including all acts and events between the time of commencement and the entry of judgment. 2. Any procedural means for seeking redress from a tribunal or agency. 3. An act or step that is part of a larger action. 4. The business conducted by a court or other official body; a hearing.[…]

Proceeding’ is a word much used to express the business done in courts. A proceeding in court is an act done by the authority or direction of the court, express or implied.

(Bryan A. Garner, ed., Black’s Law Dictionary, 10th ed (St. Paul, MN: Thomson Reuters, 2014)

[Je souligne.]

[70]  Quant à lui, Hubert Reid dans son Dictionnaire de droit québécois et canadien, 5e édition, Montréal, Wilson & Lafleur, 2016, version électronique diffusée par le Centre d’accès à l’information juridique (CAIJ) fournit la définition suivante du mot « poursuite » :

1. Action en justice engagée par une personne en vue de faire valoir son droit ou d'obtenir une sanction contre l'auteur d'une infraction.

[71]  Normalement, à moins d’une indication contraire dans l’instrument statutaire en question, le terme « proceeding » ou « poursuite » s’étend donc aux affaires devant les cours de justice de façon générale, et ne se limite pas aux réclamations monétaires. Cette interprétation de « proceeding » / « poursuite » me semble conforme au but du Parlement de conférer une portée large à l’article 9 de la LRCE (Sarvanis aux paras 20-29). Cela fait en sorte que suite à l’octroi d’une indemnité ou une pension en vertu de la Loi d’indemnisation, l’État ne sera pas ultérieurement tenu de se défendre dans une action en justice pour toute réclamation monétaire ou toute autre plainte ayant le même fondement factuel.

Analyse de la Déclaration

[72]  En l’espèce, une analyse minutieuse de la Déclaration révèle qu’une grande partie des fautes reprochées par le demandeur aux autorités et intervenants militaires découlent principalement d’évènements qui sont survenus au cours des quatre années précédant la libération du demandeur des Forces (2009-2012). L’article 9 de la LRCE rend irrecevable toute poursuite contre la Couronne dans le cas où le fondement factuel de l’action ouvre droit au paiement d’une pension ou indemnité sur le Trésor ou sur les fonds gérés par un organisme de l’État. Le fait qu’on tente de caractériser aujourd’hui dans la Déclaration les « fautes » en question comme des « atteintes aux droits fondamentaux » du demandeur, ne modifie pas la nature de sa réclamation contre la Couronne, ni son fondement factuel, qui est en grande partie le même que pour l’affection donnant droit au paiement des indemnités d’invalidité versées au demandeur en vertu des articles 45 et 46 de la Loi d’indemnisation.

[73]  La Déclaration est essentiellement divisée en huit sections, qui portent les titres suivants en caractère gras :

A.  La cause d’action (paras 1-3);

B.  Les jugements déjà rendus (paras 4-5);

C.  Allégations de faits (paras 6-7):

C.1.  Contexte factuel des graves atteintes aux droits fondamentaux du demandeur (paras 8-43);

C.2.  Admissions de faits par les autorités et intervenants militaires (paras 44-68);

D.  Atteintes aux droits fondamentaux, préjudices, et lien de causalité (paras 69‑96);

E.  Cause bien fondée en faits et en droit (para 97);

F.  Documents déjà déposés et transmis au défendeur (para 98);

G.  Document additionnel (paras 99-100);

H.  Lieu d’audition (para 101).

[74]  Nous allons suivre le même plan général.

SECTION A. LA CAUSE D’ACTION

[75]  Le demandeur réclame au paragraphe 1 de la Déclaration « réparation du Procureur général du Canada agissant au nom du ministère de la Défense nationale et des Forces armées canadiennes ». Il est vrai que l’article 23 de la LRCE prévoit que dans une poursuite visant l’État, le Procureur général du Canada peut être désigné comme défendeur. Il n’empêche, selon l’article 48 de la LCF, dans toute une action intentée contre la Couronne en vertu de l’article 17 de la LCF, Sa Majesté la Reine est habituellement désignée comme défenderesse (Annexe [1] (article 48) de la LCF; Liebmann v Canada (Minister of National Defence), [1994] 2 FC 3; Rodriguez c Canada, 2018 CF 1125 au para 5; Bergeron c Canada (Service correctionnel), 2016 CF 235 aux paras 6-8; Mandate Erectors and Welding Ltd v The Queen, [1996] FCJ No 1130 (QL) 1996 CanLII 3818 (CF)).

[76]  Le paragraphe 1 de la Déclaration est maintenu (même si la désignation actuelle du Procureur général du Canada dans l’intitulé de la cause comme défendeur n’est pas conforme à la LCF et aux Règles).

[77]  Le paragraphe 2 de la Déclaration ne précise pas quelle est « la cause d’action », sinon que, de façon générale, « les fautes multiples commises et admises par les autorités et intervenants militaires, fautes graves qui ont porté atteinte à ses droits constitutionnels et fondamentaux et à ses droits civils et entraînent la responsabilité du défendeur le Procureur général du Canada » [je souligne].

[78]  Cela dit, une analyse des sections C et D de la Déclaration nous permet de cataloguer sous trois chefs principaux ces soi-disant « fautes graves » et « multiples » entraînant la responsabilité du défendeur :

  • a) Dans un premier temps, les supérieurs du demandeur ont été négligents ou ont autrement agi de manière fautive à l’occasion des évènements de 2009, suspendant le demandeur sans aucune explication de son poste de journaliste et en le mutant à un poste de chauffeur durant l’enquête militaire [la première cause d’action];

  • b) Dans un second temps, à l’occasion de l’enquête militaire qui s’est déroulée de septembre 2009 à mars 2012, la Police militaire a agi de manière fautive en ne respectant pas l’équité procédurale et en violant les droits fondamentaux du demandeur. En particulier, la Police militaire a interrogé de nombreuses personnes en leur indiquant que l’enquête militaire portait sur une soi-disant « fraude » [la deuxième cause d’action];

  • c) Enfin, les autorités responsables ont agi d’une manière fautive dans le traitement du grief et de la plainte de harcèlement du demandeur. En particulier, les délais ont été excessifs et inacceptables, ce qui lui a également causé préjudice [la troisième cause d’action].

[79]  Ainsi donc, en plus de se plaindre que cette situation porte atteinte à ses droits fondamentaux, le demandeur allègue que celle-ci a nui à sa santé et à ses capacités de gain, a entraîné une rupture de son couple, a porté atteinte à sa réputation, l’a empêché d’avoir une carrière civile en communications, a chambardé sa vie et lui a causé divers troubles et inconvénients. Or, tout dommage découlant des évènements de 2009 et de l’enquête militaire qui s’est terminée en mars 2012, constitue une perte ayant le même fondement factuel que les indemnités d’invalidité versées au demandeur depuis la décision du Tribunal en mars 2012. En l’espèce, la Cour est satisfaite que la Déclaration ne révèle aucune cause d’action valable pour les allégations et chefs de dommages relatifs aux deux premières causes d’action parce que le demandeur a reçu ou reçoit des indemnités en vertu des articles 45 et 46 de la Loi d’indemnisation.

[80]  Par contre, la troisième cause d’action révèle un semblant de cause d’action contre la Couronne (Al Omani c Canada, 2017 CF 786 au para 18). Les faits survenus après la libération du demandeur des Forces à l’automne 2012 – incluant le retard de l’office fédéral à se prononcer sur le grief du demandeur – ne sont pas couverts à première vue par l’article 9 de la LRCE.

[81]  Le paragraphe 2 de la Déclaration est donc radié dans la mesure où le demandeur recherche une réparation contre la Couronne suite aux fautes commises par les autorités et intervenants militaires durant les trois années précédant la libération du demandeur des Forces, car il s’agit d’allégations exclues par l’article 9 de la LRCE.

[82]  Les réparations particulières aujourd’hui recherchées par le demandeur sont énumérées au paragraphe 3 de la Déclaration.

[83]  Dans un premier temps, force est de constater que le demandeur ne recherche pas dans la Déclaration, l’annulation de la décision rendue le 29 juin 2015, ni le renvoi de l’affaire pour redétermination, qui sont des conclusions que la Cour a le pouvoir d’accorder en vertu du paragraphe 18.1(3) de la LCF dans le cas où l’office fédéral a commis une erreur révisable. Plutôt, le demandeur prie maintenant la Cour, dans les deux premières conclusions de la Déclaration de prendre acte du fait que l’ADI et le Comité externe admettent que le demandeur a été lésé, et donc que des fautes ont été commises par plusieurs personnes dans la chaine de commandement du ministère de la Défense nationale. Du même coup, le demandeur prie la Cour, à la troisième conclusion, de déclarer que les autorités, intervenants, représentants et préposés des Forces, et par voie de conséquence, le défendeur, sont responsables des préjudices causés au demandeur par leurs actions et/ou omissions.

[84]  Dans un deuxième temps, le demandeur demande à la Cour de condamner le défendeur à lui octroyer une lettre d’excuses signée par la haute direction militaire (para a) de la quatrième conclusion), et à lui payer la somme de 400 000 $ à titre de dommages compensatoires (para b) de la quatrième conclusion) et la somme de 100 000 $ à titre de dommages punitifs (para c) de la quatrième conclusion), ainsi que le remboursement des honoraires et des déboursés extrajudiciaires qu’il a dû encourir depuis le début, sans compter les dépens juridiques (cinquième, sixième et septième conclusions).

[85]  En particulier, au titre des dommages compensatoires, le demandeur réclame une somme de 400 000 $ à parfaire, ventilée comme suit :

  • a) Pour la violation de ses droits fondamentaux, en vertu des articles 2b), 7, 8, 10, 11, 12 et 24 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 [Charte canadienne] et aux articles 1, 3, 4, 5, 6, 23, 24, 24.1, 49 de la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ c C-12 [Charte québécoise] : 75 000 $;

  • b) Pour les préjudices occasionnés par les délais de traitement de sa plainte d’harcèlement et de grief : 75 000 $;

  • c) Pour la détérioration de sa vie familiale : 75 000 $;

  • d) Pour l’atteinte à sa réputation et sa vie sociale : 75 000 $;

  • e) Pour la perte de sa deuxième carrière au civil en communications, marketing et en gérance d’artistes : 50 000 $;

  • f) Pour la perte de jouissance des meilleures années de sa vie : 50 000 $; et

  • g) Pour le différentiel entre ses pertes réelles et la pension des Anciens combattants déjà octroyée : un montant à déterminer ultérieurement.

[86]  Dans sa Déclaration, au paragraphe a) de la quatrième conclusion, le demandeur désire que le défendeur soit condamné à fournir une lettre d’excuses signée par la haute direction militaire. D’une part, selon le paragraphe 22(1) de la LRCE, cette Cour ne peut, lorsqu’elle connaît d’une demande [action] visant l’État, assujettir celui-ci à une injonction ou à une ordonnance d’exécution en nature, ce qui est spécifiquement le remède recherché dans la Déclaration (Première nation d’Attawapiskat c Canada, 2012 CF 146 aux paras 36-38; Première nation Esgenoôpetitj c Jones, 2005 CF 884 au para 27; Zenon Environmental Inc c Canada, 2005 CF 210 au paras 14-18; Rhéaume c Canada, 2003 CFPI 44 aux paras 26-32). D’autre part, l’octroi d’une lettre d’excuses pour les deux premières causes d’action visées à l’article 9 de la LRCE est également frappé d’exclusion. En effet, l’article 9 de la LRCE précise bien : « Ni l’État ni ses préposés ne sont susceptibles de poursuites […] » / « No proceedings lie against the Crown or a servant of the Crown […] » [je souligne]. Dans ce contexte, toute poursuite fondée sur les évènements de 2009 et l’enquête militaire qui a suivi et s’est terminée en mars 2012 est irrecevable ou constitue autrement un abus de procédure.

[87]  Au passage, sans exprimer une opinion finale à ce sujet – puisque la Déclaration ne recherche pas l’annulation de la décision de l’ADI refusant d’ordonner à la haute direction militaire de s’excuser – je doute fort que la Cour possède le pouvoir statutaire, en vertu des articles 18 et 18.1 de la LCF, d’ordonner au défendeur de fournir au demandeur une lettre d’excuses dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Saibu c Canada (Procureur général), 2015 CF 255 au para 33; Lawrence c Société canadienne des postes, 2012 CF 692 au para 36), alors que ce type de sanction semble avoir été jugé totalitaire lorsque le contenu de la lettre d’excuses de l’employeur lui avait été dicté par l’office fédéral (Banque Nationale du Canada c Union internationale des employés de commerce et autre, [1984] 1 RCS 269 motifs du juge Beetz).

[88]  À l’exception de la réclamation de 75 000 $ pour les préjudices occasionnés par les délais de traitement de sa plainte de harcèlement et de grief, ainsi que la demande de remboursement des honoraires et des déboursés extrajudiciaires et des dépens, l’ensemble des réparations recherchées au paragraphe 3 de la Déclaration sont exclues par l’article 9 de la LRCE. Le paragraphe 3 est donc radié, sans préjudice au droit du demandeur de signifier et déposer une déclaration amendée visant à obtenir toute réparation contre la Couronne qui n’est pas autrement exclue en vertu de l’article 9 de la LRCE.

SECTION B. LES JUGEMENTS DÉJÀ RENDUS

[89]  Les paragraphes 4 et 5 de la Déclaration font référence aux conclusions des jugements de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale. Il n’y a pas lieu de radier ces deux paragraphes contextuels qui sont maintenus.

SECTION C. ALLÉGATIONS DE FAITS

[90]  De façon générale, le demandeur reprend dans la section C (paras 6 à 68) l’ensemble des allégations générales qui étaient formulées dans son avis de demande de contrôle judiciaire, sinon qu’il insiste de façon particulière sur le caractère fautif des gestes posés entre 2009 et 2012 par l’employeur et les autorités militaires durant le temps où il était un membre des Forces, ce qui entraîne la responsabilité extracontractuelle du défendeur.

[91]  En particulier, les faits allégués par le demandeur dans la section C.1, soit les paragraphes 8 à 43 de la Déclaration, sont quasiment identiques à ceux qui sont allégués dans l’avis de demande de contrôle judiciaire (paras 1 à 35); ce dernier demeure l’acte introductif d’instance en l’espèce (paragraphe 62(1) et l’alinéa 63 (1) d) des Règles). En résumé, on fait référence aux évènements de 2009 (la première cause d’action) et à l’enquête militaire qui a suivi et s’est terminée en mars 2012 (la deuxième cause d’action). En l’espèce, il ne fait pas de doute que les mesures administratives et l’enquête militaire, sans aucune explication, ont un impact profond sur la santé physique et psychologique du demandeur, et ce dès novembre 2009. Or, il est clair que toutes les fautes reprochées aux autorités et intervenants militaires sont survenues durant le temps où le demandeur était encore un membre des Forces. Selon l’article 9 de la LRCE, ces allégations ne peuvent servir de fondement à une poursuite contre la Couronne puisque des indemnités d’invalidité en vertu des articles 45 de la Loi d’indemnisation ont été versées au demandeur.

[92]  Quant à toute la section C.2 de la Déclaration, soit les paragraphes 44 à 68, celle-ci est généralement de nature argumentative et n’allègue pas vraiment de nouveaux faits. Or, faut-il le rappeler, la Règle 174 précise que « [t]out acte de procédure contient un exposé concis des faits substantiels sur lesquels la partie se fonde; il ne comprend pas les moyens de preuve à l’appui de ces faits ». La Déclaration formule des arguments à partir de la décision de l’office fédéral (ADI) du 29 juin 2015, ainsi que sur la décision de l’API du 22 juillet 2013 et l’avis du Comité externe du 1er décembre 2014 – ces deux derniers n’étant pas visés par la demande de contrôle judiciaire qui se limite à l’annulation de la décision du 29 juin 2015. Le demandeur prétend que l’API, le Comité externe et l’office fédéral ont constaté « plusieurs faits qui constituent des admissions de fautes graves commises par la chaîne de commandement des forces armées canadiennes, fautes qui entraînent la responsabilité civile du défendeur » (para 44 de la Déclaration) [je souligne]. D’autre part, aucune faute particulière n’est reprochée à l’office fédéral – bien que le demandeur considère que la décision du 29 juin 2015 est déraisonnable –, à l’API et au Comité externe. Or, il ne suffit pas d’alléguer qu’une erreur de fait ou de droit a été commise par l’office fédéral (ou une autre instance administrative) pour que soit engagée la responsabilité civile de l’État (Association des crabiers acadiens aux paras 32-33).

[93]  Les paragraphes 6 à 68 de la Déclaration seront radiés, mais sans préjudice au droit du demandeur de signifier et déposer une déclaration amendée faisant état de fautes particularisées, commises après la libération du demandeur des Forces en octobre 2012 et reliées à la troisième cause d’action, qui n’est pas exclue par l’article 9 de la LRCE.

SECTION D. ATTEINTES AUX DROITS FONDAMENTAUX, PRÉJUDICES ET LIEN DE CAUSALITÉ

[94]  Dans la section D.1 de la Déclaration, aux paragraphes 69 à 90, le demandeur allègue essentiellement les mêmes faits qui sont allégués dans les sections C.1 et C.2 et énumère les dommages qu’il prétend avoir subis en conséquence, notamment : les atteintes à sa santé et à sa carrière; la détérioration de sa vie familiale; la perte de jouissance des meilleures années de sa vie; le différentiel entre ses pertes réelles et la pension des anciens combattants qu’il reçoit en vertu de la Loi d’indemnisation; etc.

[95]  En particulier, s’agissant de toute réclamation en vertu des Chartes, la Déclaration ne révèle aucun fait distinct des évènements de 2009 et de l’enquête militaire qui a suivi et s’est terminée en mars 2012, et toute telle réclamation est irrecevable en vertu de l’article 9 de la LRCE (Arial aux paras 30-38, 54; Sherbanowski aux paras 41-45; Hardy (Succession) au para 69). Le fait que le demandeur ait pris connaissance de certaines fautes commises pendant l’enquête militaire après qu’il ait été libéré des Forces ne change pas leur fondement factuel. D’ailleurs, le Tribunal s’appuie sur la preuve médicale et note que les interrogatoires menés par la police militaire dans la communauté du demandeur ont contribué à la condition pour lequel l’indemnité a été octroyée. Les paragraphes 69 à 76 et 80 à 88 de la Déclaration seront donc radiés.

[96]  Cependant, les paragraphes 77, 89 et 90 de la Déclaration seront maintenus, car en tenant pour vrais les faits allégués par le demandeur, ces trois paragraphes semblent se rapporter au traitement fautif du grief et aux délais excessifs (troisième cause d’action). À ce stade, la Cour est disposée à accepter que le traitement fautif du grief et les délais encourus peuvent constituer une cause d’action distincte, non visée par l’article 9 de la LRCE. En conséquence, le demandeur pourra continuer de réclamer contre la Couronne des dommages compensatoires (qu’il chiffre dans sa Déclaration à 75 000 $), de même que les honoraires professionnels et les déboursés extrajudiciaires qu’il a dû encourir à cause du retard de l’office fédéral à traiter le grief, ainsi que les dépens.

[97]  Au demeurant, le demandeur avait déjà anticipé le moyen d’irrecevabilité fondé sur l’article 9 de la LRCE, puisque dans la section D.2 de la Déclaration (paras 91-95), il allègue que les dommages réclamés ne sont pas des pertes donnant droit au paiement d’une pension ou d’une indemnité en tenant lieu. Selon le demandeur, les droits fondamentaux (incluant le droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation) ne sont pas adéquatement compensés par les articles 45 et 46 de la Loi d’indemnisation. Cet argument n’est pas fondé. Pour les motifs déjà exposés plus haut, les paragraphes 91 à 95 seront donc radiés.

[98]  La section D.3 intitulée Lien de causalité se retrouve au paragraphe 96. À cet égard, le demandeur dit invoquer « que les nombreuses fautes commises par les autorités et intervenants militaires sont la seule et unique cause de tous les dommages et préjudices qu’il a subis et pour lesquels il réclame une juste réparation » [je souligne]. Le paragraphe 96 sera donc radié dans la mesure où les réparations recherchées et les faits allégués par le demandeur ailleurs dans la Déclaration sont exclus par l’article 9 de la LRCE, alors que les indemnités payées ou payables au demandeur en vertu des articles 45 et 46 de la Loi d’indemnisation ont le même fondement factuel que l’action.

[99]  Sauf pour les paragraphes 77, 89 et 90, qui sont pertinents à la troisième cause d’action, tous les paragraphes à la section D concernent des chefs de dommage ou de réclamation non monétaire exclus par l’article 9 de la LRCE, et seront radiés en conséquence.

SECTION E. CAUSE BIEN FONDÉE EN FAITS ET EN DROIT

[100]  Le paragraphe 97 est maintenu dans la mesure où ce qui subsiste de sa réclamation contre la Couronne n’est pas autrement visé par l’article 9 de la LRCE.

SECTION F. DOCUMENTS DÉJÀ DÉPOSÉS ET TRANSMIS AU DÉFENDEUR

[101]  Le paragraphe 98 est maintenu dans la mesure où ce qui subsiste de sa réclamation contre la Couronne n’est pas autrement visé par l’article 9 de la LRCE.

SECTION G. DOCUMENT ADDITIONNEL

[102]  Les paragraphes 99 et 100 sont maintenus dans la mesure où ce qui subsiste de sa réclamation contre la Couronne n’est pas autrement visé par l’article 9 de la LRCE.

SECTION H. LIEU D’AUDITION

[103]  Le paragraphe 101 est maintenu dans la mesure où ce qui subsiste de sa réclamation contre la Couronne n’est pas autrement visé par l’article 9 de la LRCE.

 IV  Conclusion

[104]  Pour ces motifs, la Cour accueille en partie la requête du défendeur. À l’exclusion des paragraphes 1, 4, 5, 77, 89, 90 et 98 à 101 de la Déclaration qui sont maintenus, et à l’exception de la réclamation de 75 000 $ pour les préjudices occasionnés par les délais de traitement de sa plainte de harcèlement et de grief, ainsi que la demande de remboursement des honoraires et des déboursés extrajudiciaires et les dépens, les paragraphes 2, 3, 6 à 88 de la Déclaration sont radiés.

[105]  Le demandeur aura 30 jours suivant la date de la présente ordonnance pour signifier et déposer une déclaration amendée.

[106]  Le procureur du défendeur a indiqué à l’audience qu’il ne recherchait pas de dépens.


ORDONNANCE au dossier T-1284-15

LA COUR ACCUEILLE EN PARTIE la requête en radiation du défendeur et ORDONNE que :

  1. À l’exclusion des paragraphes 1, 4, 5, 77, 89, 90 et 98 à 101 de la Déclaration qui sont maintenus, et à l’exception de la réclamation de 75 000 $ pour les préjudices occasionnés par les délais de traitement de sa plainte de harcèlement et de grief, ainsi que la demande de remboursement des honoraires et des déboursés extrajudiciaires et les dépens, les paragraphes 2, 3, 6 à 88 de la Déclaration sont radiés;

  2. Le demandeur aura 30 jours suivant la date de la présente ordonnance pour signifier et déposer une déclaration amendée;

  3. Le tout sans dépens.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1284-15

 

INTITULÉ :

SYLVAIN LAFRENIÈRE c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

REQUÊTE CONSIDÉRÉE PAR TÉLÉCONFÉRENCE LE 6 DÉCEMBRE 2018, ENTRE MONTRÉAL (QUÉBEC) ET QUÉBEC (QUÉBEC)

ORDONNANCE ET motifs :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 février 2019

 

COMPARUTIONS :

Me Dominique Bertrand

Pour le demandeur

Me Jean-Robert Noiseux

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet Guy Bertrand inc.

Québec (Québec)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

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