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Date : 20190529


Dossier : IMM‑3486‑18

Référence : 2019 CF 753

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 mai 2019

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

NIJAH MIKEY LUCIEN

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le demandeur) demande le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel de l’immigration (la SAI) a accordé, sur le fondement de l’alinéa 67(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), un sursis à la mesure de renvoi prise contre Nijah Mikey Lucien (le défendeur). J’annulerai la décision, car elle n’est pas fondée sur les éléments de preuve et est par conséquent déraisonnable.

II.  Le contexte

[2]  Le défendeur est un citoyen de Sainte‑Lucie âgé de 36 ans. Le 26 mai 2016, une mesure d’exclusion a été prise contre lui. Les faits qui sous‑tendent la mesure d’exclusion remontent à 2003, lorsque le défendeur est entré au Canada au moyen d’un visa de visiteur portant le nom de Mangroo. Il a présenté une demande d’asile, mais l’a ensuite abandonnée en 2005. 

[3]  Le défendeur a quatre enfants canadiens nés de trois mères différentes. Il a été accusé de trois infractions graves à l’égard de l’une de ces femmes : agression sexuelle armée aux termes de l’article 272 du Code criminel, LRC 1985, c C‑46, agression armée aux termes de l’alinéa 267a) du Code criminel et voies de fait aux termes de l’article 266 du Code criminel. Il a plaidé coupable à l’accusation d’agression armée, et il a été condamné. Les accusations fondées sur l’article 272 et l’alinéa 267a) ont apparemment toutes deux été suspendues afin de mettre à exécution la mesure de renvoi.

[4]  Après son renvoi, le défendeur est revenu au Canada muni d’un passeport portant le nom de jeune fille de sa mère (Lucien) et d’un visa de visiteur expirant le 18 janvier 2008. Il a obtenu le statut de résident permanent en 2010 grâce à une demande de parrainage entre époux. Le défendeur admet que sa demande contenait les quatre fausses déclarations suivantes : 1) il a omis de divulguer sa déclaration de culpabilité en matière criminelle, 2) il a omis de divulguer les deux accusations qui ont été portées contre lui et qui ont été suspendues, 3) il a omis de divulguer qu’il avait déjà reçu l’ordre de quitter le Canada et 4) il a omis de divulguer sa détention ou son incarcération.

[5]  Le 1er juin 2016, une mesure d’exclusion a été prise contre le défendeur relativement à ses fausses déclarations. Le défendeur a interjeté appel de cette mesure devant la SAI sur le fondement de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR pour des motifs d’ordre humanitaire, y compris l’intérêt supérieur des enfants directement touchés.

[6]  L’appel du défendeur a été entendu par la SAI le 11 avril 2018. La SAI a tenu compte des facteurs énoncés dans la décision Ribic c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] DSAI no 4 (QL) (Ribic). Les facteurs énoncés dans la décision Ribic ont été confirmés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3. La Cour fédérale en a ensuite adopté une version modifiée dans Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1059, conf par 2006 CAF 345, qui s’applique dans les cas où une partie a fait de fausses déclarations. Ces facteurs sont les suivants : 

1.  la gravité des fausses déclarations ayant entraîné la mesure de renvoi et les circonstances dans lesquelles elles ont eu lieu;

2.  les remords exprimés par l’appelant;

3.  le temps passé au Canada par l’appelant et son degré d’enracinement;

4.  la présence de membres de la famille de l’appelant au Canada et les conséquences que le renvoi aurait pour la famille;

5.  les intérêts supérieurs d’un enfant directement touché par la décision;

6.  le soutien que l’appelant peut obtenir de sa famille et de la collectivité; et

7.  l’importance des épreuves que subirait l’appelant s’il était renvoyé du Canada, y compris la situation dans le pays où il serait probablement renvoyé.

[7]  La SAI a conclu que tous les facteurs sauf un étaient défavorables. Par exemple, elle a jugé que les expressions de remords du défendeur semblaient « fausses et intéressées » et que ses fausses déclarations étaient graves. Bien que l’établissement du défendeur soit un facteur favorable (il travaille à son compte comme menuisier depuis 2008 et emploie trois personnes comme sous‑traitants), le fait que son emploi est enraciné dans ses fausses déclarations répétées compromet cet établissement. La SAI a également conclu que le défendeur n’a fait aucune contribution à la société canadienne, que ses parents et ses cinq sœurs vivent à Sainte‑Lucie et que la transition à la vie à Sainte‑Lucie ne représenterait pas une difficulté assez importante pour justifier l’appel.

[8]  La SAI a examiné l’intérêt supérieur des enfants et les conséquences que son renvoi pourrait avoir sur sa famille si elle ne voyage pas avec lui à Sainte‑Lucie. Elle a noté que l’épouse du défendeur avait été mise à pied et que, par conséquent, elle ne travaillait plus depuis 18 mois. La SAI a également souligné que l’un des fils du défendeur fait l’objet d’accusations criminelles et qu’il doit vivre avec le défendeur comme condition de sa mise en liberté sous caution. Son autre fils lui rend maintenant visite une fin de semaine sur deux. Le défendeur a également déclaré qu’il aide ses filles dans leurs travaux scolaires. Aucune preuve corroborant ou expliquant davantage ces observations n’a été fournie.

[9]  La SAI a déterminé que l’intérêt supérieur des enfants est un facteur favorable. Pour ce seul motif, elle a ordonné un sursis à la mesure de renvoi pour une période de cinq ans, en plus d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’imposer dix conditions, y compris l’exigence de faire du bénévolat : 

[10] Effectuer un travail bénévole auprès d’Habitat pour l’humanité de manière substantielle, significative et régulière pendant la période du sursis. L’appelant doit fournir des preuves fiables à ce sujet lors de ses réunions de compte rendu et devrait également être prêt à présenter des éléments de preuve fiables à ce sujet lors de ses audiences de réexamen du sursis dans l’avenir. Si l’appelant ne peut pas continuer à travailler pour Habitat pour l’humanité, il devra en fournir les raisons et commencer à faire du bénévolat d’une manière substantielle, significative et régulière auprès du centre Tropicana Community Services, de l’Armée du Salut ou de l’organisme Volunteer Builders et conserver des dossiers fiables de cette participation comme preuve de sa conformité à cette condition de sursis.

[10]  Le demandeur a demandé le contrôle judiciaire de cette décision le 24 juillet 2018.

III.  La question en litige

[11]  La seule question que j’ai examinée dans le cadre du présent contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de la SAI relative à l’intérêt supérieur des enfants est fondée sur la preuve.

IV.  La norme de contrôle

[12]  La norme de contrôle applicable à l’évaluation de la preuve faite par la SAI relativement à l’alinéa 67(1)c) de la LIPR est la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 57 à 59).

V.  Analyse

A.  La décision de la SAI relative à l’intérêt supérieur des enfants est‑elle fondée sur la preuve?

[13]  Le demandeur soutient que l’analyse de la SAI est déraisonnable puisqu’elle n’est pas fondée sur une preuve suffisante quant à l’intérêt supérieur des enfants (Semana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082, aux paragraphes 37 et 38 [Semana]). Le demandeur affirme que la preuve était minimale puisqu’elle consistait seulement en ce qui suit : des photos de famille, des formulaires d’impôt, les conditions de mise en liberté sous caution de l’un de ses fils, des bulletins scolaires de ses deux filles et le témoignage du défendeur.

[14]  Le défendeur fait valoir que les faits de l’affaire Semana se distinguent de l’espèce et que l’intérêt supérieur des enfants est étayé par la preuve en l’espèce. Le défendeur soutient que des éléments de preuve corroboraient son observation selon laquelle il a de jeunes enfants d’âge scolaire et un fils adolescent pour lequel il s’est porté garant.

[15]  Je suis d’accord avec le demandeur. L’intérêt supérieur des enfants, qui était le seul facteur favorable, n’était pas étayé par une preuve suffisante et ne peut logiquement mener à la conclusion tirée par la SAI selon laquelle les exigences de l’alinéa 67(1)c) étaient remplies. En effet, les facteurs défavorables sont nombreux et importants en l’espèce. Par exemple, la SAI a conclu que les remords du défendeur n’étaient pas crédibles et a décrit ses expressions de remords comme étant « fausses et intéressées ». Elle a noté que le défendeur avait été reconnu coupable d’une infraction criminelle grave et que, pour apprendre à contrôler sa colère, il avait visionné des vidéos en ligne sur la gestion de la colère. La SAI a également conclu que son établissement positif était compromis par ses nombreuses fausses déclarations et par le fait qu’il n’avait fait aucune contribution à la société.  

[16]  Le défendeur a soumis très peu d’éléments de preuve : des photos de famille, des formulaires d’impôt, les conditions de mise en liberté sous caution de son fils, quelques bulletins scolaires et son propre témoignage. Il n’y a pas de preuve des 200 $ par mois que le défendeur dit verser en pension alimentaire ni de preuve pour corroborer sa déclaration selon laquelle il voit son fils deux fois par semaine. Le défendeur a déclaré dans son témoignage qu’il essaie de conseiller son autre fils en lui recommandant de fréquenter l’école et de s’abstenir des mauvaises fréquentations, mais il n’a présenté aucune lettre de soutien de membres de sa famille ou de l’école. Il est également difficile de déterminer en quoi consiste le rôle parental du défendeur, selon la SAI, quoique son rôle soit qualifié de positif : 

[43] Le seul aspect favorable à la prise de mesures spéciales en l’espèce est l’intérêt des filles [du défendeur] et de son fils aîné qui est en liberté sous caution. Sans leurs intérêts et le rôle positif [du défendeur] dans leur vie, cet appel serait rejeté.

[17]  Je reproduis une partie de la transcription de l’audience de la SAI, où le défendeur a été interrogé par son avocat : 

[traduction]

AVOCAT : Votre – quelle incidence – répondez à cette question et pensez‑y un moment – quelle incidence – quelle incidence pour vous – pour quelqu’un d’autre – mais je veux que vous le disiez à ce tribunal, à ce membre, quelle incidence aurait un renvoi pour vous? Pour quelqu’un d’autre? Dans vos propres mots. Tenez‑vous droit et respirez. Répondez tout simplement à la question.

[DÉFENDEUR] : Ça va être dévastateur.

AVOCAT : Pour qui? Pour quoi?

[DÉFENDEUR] : Ça va être dévastateur pour mes enfants, ma femme. Ils comptent vraiment sur moi parce que – parce que je suis le pourvoyeur de la famille. Je les aide avec leurs devoirs.

AVOCAT : Qui aidez‑vous avec leurs devoirs?

[DÉFENDEUR] : Kiara, Mikea. Vous savez, on – on fait, on fait tout ensemble, en famille. Et je ne connais rien d’autre, juste eux, ma famille. Donc ça, ça c’est tout pour moi, ma famille. C’est pour ça que je suis ici aujourd’hui. Je veux dire encore une fois que je suis vraiment désolé pour ce que j’ai fait et, s’il vous plaît, je regrette mes actes. Je sais ce que j’ai fait est mal, je suis vraiment désolé.

[18]  La SAI a accepté le témoignage du défendeur selon lequel il est impliqué dans la vie de ses enfants, mais peu d’éléments de preuve lui ont été présentés pour l’étayer. De tels éléments de preuve sont particulièrement importants étant donné que la SAI avait conclu que le défendeur n’était pas crédible.

[19]  En somme, il n’y a pas assez d’éléments de preuve pour pouvoir lier l’analyse de la SAI à sa conclusion. Compte tenu des nombreux facteurs défavorables, du manque de preuve corroborant le témoignage du défendeur et de la conclusion défavorable en matière de crédibilité tirée par la SAI, les motifs de la SAI ne révèlent aucun fondement justifié, transparent et intelligible lui permettant de conclure raisonnablement que les exigences de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR ont été respectées. Une décision qui n’est pas fondée sur une preuve suffisante est déraisonnable. Par conséquent, j’annule la décision.  

VI.  Les questions à certifier

[20]  On a demandé aux avocats des deux parties s’il y avait des questions à certifier. Ils ont tous deux répondu qu’il n’y en avait pas et je suis d’accord.

VII.  Conclusion

[21]  La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3486‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire fera l’objet d’un nouvel examen par un tribunal différemment constitué.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 11e jour de juin 2019

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3486‑18

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c NIJAH MIKEY LUCIEN

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 11 FÉVRIER 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

le 29 MAI 2019

 

COMPARUTIONS :

Alison Engle‑Yam

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Ishwar Sarma

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Sharma & Sharma Law Offices

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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