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Date : 20190530


Dossier : T‑208‑18

Référence : 2019 CF 759

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 mai 2019

En présence de Monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

WARREN FICK

demandeur

et

6586856 CANADA INC.

FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE TFI TRANSPORT 22 L.P.

(FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE LOOMIS EXPRESS)

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Génèse de l’instance

[1]  Tout au long de cette affaire complexe, le demandeur, M. Warren Fick, n’a jamais été représenté par un avocat. Il s’est représenté lui‑même dans le cadre de l’audience devant l’arbitre et, en raison de ses antécédents médicaux, il a bénéficié du soutien de son épouse dans le cadre du présent contrôle judiciaire. À titre d’information, M. Fick a conduit un camion de livraison dans la région de Slave Lake pendant 20 ans. Il a fini par créer une entreprise à propriétaire unique, WB Enterprises, par l’intermédiaire de laquelle il offrait ses services. Le 21 janvier 2016, M. Fick a été hospitalisé à la suite d’une crise cardiaque. Conformément à la loi, il n’a pas pu travailler pendant les 90 jours qui ont suivi cet incident. Le 6 avril 2016, la défenderesse — la société en commandite 6586856 Canada Inc. faisant affaire sous le nom de TFI Transport 22 L.P., faisant affaire sous le nom de de Loomis Express (la société à dénomination numérique) — a avisé M. Fick qu’elle résiliait le contrat pour non‑respect des obligations contractuelles.

[2]  M. Fick a déposé une plainte de congédiement injuste en vertu du Code canadien du travail (CCT). Une arbitre (l’arbitre) a été nommée pour trancher l’affaire en vertu du paragraphe 242(1) de la partie III du CCT. Elle a conclu que M. Fick était un entrepreneur indépendant et qu’elle n’avait donc pas compétence.

[3]  Le 2 février 2018, M. Fick a présenté une demande de contrôle judiciaire à la Cour. Je vais annuler la décision au motif que l’arbitre n’a pas évalué la preuve de façon raisonnable.

II.  Contexte

[4]  La société à dénomination numérique se spécialise dans l’expédition de colis. Elle est formée en vertu de la loi québécoise et possède un siège social à Montréal. Elle est assujettie à la réglementation fédérale parce qu’elle possède des terminaux d’expéditions sur l’ensemble du territoire canadien. Vers le mois de mai 2011, la société à dénomination numérique a acquis les activités canadiennes de DHL et a changé son nom commercial pour Loomis Express.

[5]  M. Fick gagnait sa vie en conduisant un camion pour la société à dénomination numérique dans la région de Slave Lake. Il a été propriétaire‑exploitant de 1992 à 2005 et, par conséquent, durant cette période, il était représenté par le syndicat TCA‑Canada, qui est depuis devenu Unifor. De toute évidence, M. Fick est un travailleur acharné qui a consacré sa vie à travailler pour la société à dénomination numérique. Par exemple, il a fait de nombreuses heures supplémentaires et a travaillé pendant des vacances et alors qu’il avait des doigts cassés et une déchirure à la coiffe des rotateurs. Lorsque son fils est mort accidentellement dans un champ de pétrole, M. Fick n’a pas eu le droit de prendre congé avant de trouver un remplaçant pour son quart de travail la nuit suivante. En outre, même à ce moment‑là, il n’a eu droit qu’à 1,5 jour de congé pour assister aux funérailles, qui avaient lieu à 5 heures de route. En 2005, M. Fick a démissionné en raison d’un épuisement.

[6]  En 2006, la société à dénomination numérique a communiqué avec M. Fick et a tenté de le réembaucher à titre de propriétaire‑exploitant. M. Fick a refusé l’offre parce qu’il n’aurait gagné que de 150 $ à 200 $ par jour.

[7]  À un moment donné, M. Fick a créé une entreprise à propriétaire unique appelée WB Enterprises. Vers la fin de 2006, soit avant l’acquisition de DHL par la société à dénomination numérique, WB Enterprises a conclu un contrat avec DHL pour effectuer des livraisons en contrepartie d’honoraires fixes de 500 $ par jour, soit environ 125 000 $ par année.

[8]  Il ne fait aucun doute qu’un contrat a été conclu avec DHL, mais les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si le contrat avec DHL était un contrat écrit ou verbal ni sur les modalités du contrat en question. M. Fick affirme qu’il s’agissait d’un contrat écrit. En 2011, lorsqu’un incendie a ravagé Slave Lake, M. Fick a tout perdu [traduction« sauf les vêtements qu’il portait et une voiture ». M. Fick dit que sa copie du contrat a brûlé durant l’incendie de sa maison, raison pour laquelle il n’a pas pu fournir le document en question à l’arbitre ni à la Cour en tant qu’élément de preuve. De son côté, la société à dénomination numérique affirme que DHL avait conclu un contrat verbal avec M. Fick.

[9]  Qu’il s’agisse d’un contrat verbal ou écrit, les parties ont convenu que la société à dénomination numérique a maintenu les modalités de l’entente entre DHL et WB Enterprises au moment d’acquérir les activités canadiennes de DHL.

[10]  Selon le contrat en question, M. Fick payait les assurances, le carburant et les frais d’entretien du véhicule. Il faisait ses factures pour services rendus au nom de WB Enterprises. Il a ajouté qu’il devait porter un uniforme, acheter un camion et y apposer le logo de Loomis, ce que conteste la société à dénomination numérique.

[11]  Le 21 janvier 2016, M. Fick a été victime d’une crise cardiaque et a été transporté à l’hôpital. En raison de la réglementation gouvernementale, il n’a pas pu conduire son camion pendant un certain temps après l’incident. Au début, le gestionnaire des services du secteur du nord de l’Alberta de la société à dénomination numérique, M. Matt Davis, a trouvé des chauffeurs pour effectuer les livraisons de M. Fick. Les chauffeurs en question étaient payés par WB Enterprises. Puis, le 6 avril 2016, la société à dénomination numérique a avisé M. Fick qu’elle résiliait le contrat avec WB Enterprises parce que cette dernière n’honorait pas ses obligations contractuelles.

[12]  M. Fick a déposé deux plaintes. Dans un premier temps, il a déposé une plainte en matière de droits de la personne le 8 avril 2016 alléguant une discrimination fondée sur l’âge, pour ensuite déposer une plainte de congédiement injuste en vertu de l’article 240 du CCT le 14 avril 2016.

[13]  Le 28 septembre 2016, l’arbitre a été nommée en vertu du paragraphe 242(1) du CCT pour instruire la plainte de congédiement injuste de M. Fick. La Commission des droits de la personne a renvoyé la plainte relative aux droits de la personne de M. Fick à l’arbitre le 12 janvier 2017, conformément au processus énoncé à l’alinéa 41(1)b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC, 1985, c H‑6.

A.  Question préliminaire liée à la compétence

[14]  Le 7 novembre 2016, l’arbitre a écrit aux parties pour les informer du processus d’audience et leur demander leurs disponibilités.

[15]  Le 22 novembre 2016, la société à dénomination numérique a soulevé une objection préliminaire, faisant valoir que l’arbitre n’avait pas compétence pour entendre la plainte, et ce, pour deux raisons. Elle a fait valoir que, premièrement, M. Fick est un entrepreneur indépendant et qu’il échappe donc au champ d’application du CCT et que, deuxièmement, à titre subsidiaire, même s’il était déterminé que M. Fick était un employé, sa situation ne relèverait pas de la compétence de l’arbitre parce que les employés doivent suivre la procédure de règlement des griefs prévue dans la convention collective. Pour sa part, M. Fick a fait valoir que, même s’il était un employé, il n’était pas syndiqué et n’était donc pas visé par la procédure de règlement des griefs. Comme l’arbitre n’a pas tiré de conclusion à cet égard, la Cour ne s’est pas penchée sur cet enjeu dans le cadre du contrôle judiciaire.

[16]  Dans un courriel daté du 23 novembre 2016, l’arbitre a expliqué son intention d’examiner la question de la compétence durant l’audience et a demandé aux deux parties de présenter des observations à cet égard :

[traduction

Même si je comprends les coûts et les inconvénients associés à l’audition de la présente affaire à Slave Lake, ma pratique consiste à examiner les objections préliminaires au début de l’audience sur le congédiement injuste avant l’analyse du bien‑fondé de l’allégation. Les parties peuvent ainsi fournir les meilleurs éléments de preuve possible quant à savoir si M. Fick était un employé ou non aux fins de l’établissement de ma compétence. Je pourrai alors différer ma décision quant au statut de M. Fick et procéder à l’audience par souci d’efficience et afin de respecter le plus possible le temps des parties.

[17]  Les deux parties ont présenté des éléments de preuve et des observations sur la question de la compétence. Le 28 mars 2017, la société à dénomination numérique a demandé à l’arbitre de tenir une audience uniquement sur la question de la compétence, faisant valoir qu’il serait inapproprié de tenir une audience en personne — ce qui entraînerait des dépenses et exigerait des déplacements — alors que même la preuve de M. Fick confirme que l’arbitre n’avait pas compétence.

[18]  Le 29 mars 2017, l’arbitre a accepté de tenir une audience portant uniquement sur la question de la compétence. Elle a donc ajourné l’audience sur le fond qui devait avoir lieu en personne les 11 et 12 avril 2017.

[19]  Le 25 juillet 2017, l’arbitre a de nouveau écrit aux deux parties pour leur dire que, étant donné qu’elles ne citaient pas suffisamment la jurisprudence, elle avait fait ses propres recherches. Elle a expliqué que, en tant qu’arbitre, elle doit appliquer le droit dans sa forme actuelle au moment de déterminer si une personne est un employé au sens du CCT, ajoutant avoir trouvé la décision Dynamex Canada Inc. c Morgan, [2002] CLAD no 147 (Dynamex) convaincante et demandant à chaque partie de fournir un affidavit contenant les réponses à 46 questions qu’elle avait formulées à la lumière de la décision en question. Elle a également demandé des observations concernant l’application de la convention collective au cas où elle déciderait que M. Fick était un employé.

B.  Audience téléphonique

[20]  En septembre 2017, les parties ont présenté des observations écrites. Ces observations différaient considérablement, raison pour laquelle l’arbitre a établi que la tenue d’une audience téléphonique s’imposait.

[21]  L’audience téléphonique a eu lieu le 20 novembre 2017. La seule question à trancher concernait la compétence. Pendant l’audience, M. Fick s’est représenté lui‑même. Lui et M. Davis ont tous deux présenté un affidavit et témoigné de vive voix.

C.  Décision

[22]  L’arbitre a conclu que les affirmations de M. Fick étaient fondées sur sa compréhension de son emploi précédent en tant que propriétaire‑exploitant, mais que ce rôle antérieur ne reflétait pas nécessairement les modalités du contrat de 2006. Elle a également souligné que, sans contrat écrit au dossier, il y avait un certain nombre de zones grises, affirmant que de telles zones grises l’empêchaient de se fier uniquement à l’interprétation de M. Fick. Elle s’est plutôt fiée aux pratiques de travail reconnues par M. Fick.

[23]  L’arbitre a conclu que les modalités contractuelles n’avaient pas changé de façon importante de 2006 à 2016. Elle a donc déterminé que les éléments de preuve concernant les pratiques des parties d’environ 2013 à 2016 — lorsque M. Matt Davis était gestionnaire des services du secteur — devaient être similaires aux modalités convenues initialement par les parties.

[24]  La décision de l’arbitre s’appuie principalement sur deux affaires, soit l’arrêt 671122 Ontario Ltd c Sagaz Industries Canada Inc, 2001 CSC 59 [Sagaz] et la décision Dynamex. À la lumière du cadre défini dans l’arrêt Sagaz, l’arbitre a tenu compte de cinq facteurs, soit le degré de contrôle, la propriété des outils et des équipements, le droit du travailleur d’embaucher des aides ou d’autres personnes pour effectuer le travail, l’étendue de l’investissement du travailleur dans l’entreprise et la question de savoir qui a la possibilité de profit ou le risque de perte.

a)  Degré de contrôle

[25]  En ce qui concerne le degré de contrôle, l’arbitre a constaté que M. Fick contrôlait son travail, comme son itinéraire, l’ordre des livraisons, son temps et les distances parcourues. M. Fick a soutenu qu’il était contrôlé parce qu’il devait livrer les marchandises le jour même, mais l’arbitre a déterminé que la livraison le jour même était une norme de l’industrie qui faisait partie du contrat négocié. L’arbitre a également conclu que la société à dénomination numérique ne pouvait pas imposer de mesures disciplinaires à M. Fick, ne lui demandait pas de rapports quotidiens et ne contrôlait pas ses heures de travail ni l’heure de début de ses quarts.

[26]  L’arbitre a également établi qu’il y avait communication limitée entre les parties, qui, habituellement, parlaient uniquement des préoccupations des clients ou des problèmes de livraison. Dans le cadre de son témoignage, M. Fick a fourni des relevés téléphoniques pour illustrer que les communications étaient plus soutenues après son hospitalisation, mais l’arbitre a conclu que cette communication accrue reflétait seulement les tentatives de la société à dénomination numérique de gérer le travail sans M. Fick, surtout que ce dernier avait travaillé exclusivement dans la région métropolitaine de Slave Lake.

[27]  L’arbitre s’est ensuite penchée sur l’argument de M. Fick selon lequel il était un employé parce qu’il travaillait uniquement pour Loomis et ne pouvait travailler pour personne d’autre en raison de ses quarts de 10 à 12 heures. L’arbitre a conclu que M. Fick aurait pu travailler pour d’autres clients ou embaucher des employés, mais qu’il a choisi de ne pas le faire.

[28]  L’arbitre a également déterminé que M. Fick n’était pas tenu de porter un uniforme, de posséder un type de véhicule précis, ni d’apposer le logo de Loomis sur son véhicule.

[29]  L’arbitre a accepté le témoignage de M. Fick selon lequel la société à dénomination numérique lui avait donné une formation sur les matières dangereuses et sur Can Par. Toutefois, l’arbitre n’a pas conclu qu’il s’agissait d’une preuve de contrôle sur lui, estimant plutôt que, en procédant ainsi, la société à dénomination numérique s’assurait que ses agents savaient de quelle façon travailler, ce qui lui permettait d’assurer la conformité avec la loi.

b)  Propriété des instruments de travail et de l’équipement

[30]  En ce qui concerne la propriété des instruments de travail et de l’équipement, l’arbitre a conclu que M. Fick était propriétaire de son camion de livraison. Elle s’est également fondée sur le témoignage de M. Fick selon lequel le camion était un [TRADUCTION] « investissement d’affaires appartenant à WB Enterprises aux fins de ses déclarations fiscales ». En ce qui concerne l’argument de M. Fick selon lequel WB Enterprises n’était pas constituée en société et que l’entreprise et lui étaient « la même entité », l’arbitre a expliqué que M. Fick exploitait tout de même une entreprise, lui soulignant qu’il avait également obtenu des avantages en déclarant des revenus d’entreprise, comme la radiation de ses dépenses d’exploitation. Même si la société à dénomination numérique a fourni un scanneur à M. Fick, l’appareil en question ne servait qu’à faire le suivi des colis entrants et sortants.

c)  Droit d’embaucher d’autres personnes pour effectuer le travail

[31]  En ce qui concerne le droit d’embaucher d’autres personnes, l’arbitre a conclu que, selon les éléments de preuve de M. Fick, la société à dénomination numérique l’avait encouragé à embaucher d’autres chauffeurs.

[32]  M. Fick a fait valoir que sa position est confirmée par le fait que les conducteurs de la société à dénomination numérique se sont occupés de son itinéraire pendant son hospitalisation. Même si M. Davis a aidé à embaucher un chauffeur de relève lorsque M. Fick a été hospitalisé, l’arbitre a établi que l’objectif était alors de couvrir les factures de la société à dénomination numérique, soulignant que WB Enterprises avait payé le chauffeur en question. L’arbitre a établi que l’aide fournie par la direction de la société à dénomination numérique témoignait de sa relation avec M. Fick et d’une réalité commerciale, soit que la société à dénomination numérique devait poursuivre ses opérations même si M. Fick ne pouvait pas travailler. L’arbitre n’était donc pas convaincue que le fait que des chauffeurs de l’entreprise s’étaient occupés du trajet de M. Fick signifiait que ce dernier était un employé.

d)  Possibilité de profit et risque de perte

[33]  En ce qui concerne le facteur lié à la possibilité de profit et au risque de perte, l’arbitre a accepté le témoignage de M. Fick selon lequel il travaillait uniquement pour Loomis, mais elle a expliqué que c’est la possibilité de travailler pour d’autres qui est le facteur important, pas la question de savoir si une personne se prévaut de ce droit. Même si M. Fick a soutenu que ses longs quarts de travail l’empêchaient de travailler pour d’autres, l’arbitre a expliqué qu’il aurait pu embaucher d’autres employés pour faire le travail supplémentaire.

[34]  M. Fick a également fait valoir qu’il n’avait pas la possibilité de modifier les tarifs, de négocier avec les clients ni d’offrir de rabais. Toutefois, l’arbitre a expliqué que, en tant qu’entrepreneur, il était assujetti à de telles modalités contractuelles, qui avaient été établies avec la société à dénomination numérique. En outre, puisque M. Fick contrôlait les livraisons, l’arbitre a constaté qu’il pouvait maximiser son temps, accroître son efficacité ou tenter de renégocier son contrat.

[35]  L’arbitre a conclu que la situation de M. Fick était comparable à deux affaires de recouvrement de salaire au terme desquelles il a été déterminé que les travailleurs en question étaient des entrepreneurs indépendants, soit les décisions Greyhound Canada Transportation Corp et Lefler, [1999] CLAD no 155, et Libra Transport (BC) Ltd c Dundas, [2012] CLAD no 218. Plus particulièrement, l’arbitre a conclu que « la façon d’exercer le contrôle et de participer à l’exploitation de sa propre entreprise, ainsi que, notamment, les détails de la facturation et du travail étaient tout à fait comparables à la situation de fait présentée devant moi ».

[36]  L’arbitre a également reconnu qu’il lui incombait de veiller à ce que les objectifs de la politique législative soient respectés et surtout de faire en sorte que « les personnes en situation de dépendance économique ne soient pas exploitées par celles qui sont investies du pouvoir économique » (Masters c Bekins Moving & Storage (Canada) Ltd, [2000] CLAD no 702, et Brouillette c H&R Transport Ltd, [2010] CLAD no 315). Toutefois, l’arbitre a conclu que M. Fick n’avait pas besoin de protection et a plutôt souligné que M. Fick a pris une décision consciente lorsqu’il a rejeté l’offre de 2006, a créé une entité commerciale et a ensuite conclu un contrat fondé sur un prix forfaitaire beaucoup plus élevé, soit 500 $. Par conséquent, l’arbitre a conclu que M. Fick n’avait pas besoin de protection contre un déséquilibre du pouvoir économique et qu’il avait pris une décision consciente en matière de rémunération financière :

[144] Je conclus que M. Fick était tout à fait au courant et qu’il a pris la décision consciente de devenir agent en se fondant sur les différences de rémunération. C’était une décision délibérée à laquelle il s’est conformé pendant environ 10 ans avant les circonstances malheureuses qui l’ont rendu inapte au travail. C’est à ce moment qu’il lui est apparu avantageux d’alléguer qu’il était un employé.

[37]  Dans sa décision du 19 janvier 2018, l’arbitre a décidé que M. Fick était un entrepreneur indépendant et que, par conséquent, elle n’avait pas compétence et devait rejeter la plainte de congédiement injuste.

[38]  Comme l’arbitre a établi que M. Fick était un entrepreneur indépendant, l’arbitre n’avait pas non plus compétence pour entendre sa plainte relative aux droits de la personne.

III.  Question en litige

[39]  Dans le cadre du présent contrôle judiciaire, la principale question en litige consiste à savoir si l’arbitre a évalué de façon raisonnable la preuve en concluant que M. Fick était un entrepreneur indépendant.

IV.  Norme de contrôle applicable

[40]  La question en litige exige d’examiner l’évaluation de la preuve faite par l’arbitre. Les tribunaux font preuve de déférence à l’égard des conclusions de fait des décideurs (Dunsmuir c NouveauBrunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 51 (Dunsmuir), et Caron Transport Ltd c Williams, 2018 CF 206, au paragraphe 35). De plus, le paragraphe 243(1) du CCT contient une disposition privative selon laquelle « [l]es ordonnances de l’arbitre désigné en vertu du paragraphe 242(1) sont définitives et non susceptibles de recours judiciaires ». L’existence de cette clause privative est une autre indication que la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique en l’espèce (Dunsmuir, au paragraphe 52). Pour ces motifs, j’examinerai l’évaluation de la preuve faite par l’arbitre selon la norme de la décision raisonnable.

V.  Analyse

[41]  Avant l’audience relative au contrôle judiciaire, la Cour a reçu des demandes de chacune des parties. La Cour a accordé à l’avocat de la société à dénomination numérique la permission de comparaître de Montréal par vidéoconférence. Pour sa part, M. Fick a demandé à la Cour de permettre à son épouse, Bonny Kruger, de l’aider à présenter des observations pendant l’audience. Vu les événements médicaux importants et les problèmes cardiaques de M. Fick, la demande a été accueillie, et Mme Kruger a présenté des observations au nom de M. Fick (Scheuneman c Canada (Procureur général), 2003 CAF 439 (CanLII), au paragraphe 5, et article 3 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106). Toutefois, au cours de l’audience relative au contrôle judiciaire, il est apparu clairement que M. Fick, même s’il s’exprimait d’une voix ténue, était capable de formuler ses propres observations, et, à ce moment‑là, la Cour lui a demandé de se représenter lui‑même.

A.  L’arbitre a‑t‑elle évalué la preuve de façon raisonnable?

[42]  M. Fick soutient que l’arbitre a évalué de façon déraisonnable les éléments de preuve liés aux affidavits. Par exemple, il soutient que l’arbitre s’est fortement appuyée sur l’affidavit de M. Davis, et ce, même si ce dernier ne travaillait pas pour l’entreprise pendant toute la période visée dans son affidavit. Au paragraphe 15, M. Davis dit que le personnel du service des ressources humaines ne savait pas qui était M. Fick, alors que les éléments de preuve qu’il a fournis à l’arbitre incluent un virement de salaire.

[43]  M. Fick soutient également que l’arbitre a évalué de façon déraisonnable l’affidavit daté du 4 mai 2017 de Kim Glenn parce que cette dernière ne travaillait pas non plus pour la société à dénomination numérique pendant la période visée dans son affidavit.

[44]  M. Fick a ajouté que l’arbitre a fait fi d’éléments de preuve importants. À cet égard, il affirme que l’arbitre n’a pas tenu compte de ce qui suit : 1) son affirmation selon laquelle DHL a recueilli des dons pour lui et a dit qu’il était un des leurs lorsque sa maison a brûlé durant le feu de forêt de 2011 à Slave Lake; 2) un certificat d’employé sur le transport de marchandises dangereuses qui lui a été délivré; 3) son témoignage selon lequel il devait utiliser un scanneur fourni par Loomis; 4) son témoignage quant à l’obligation d’apposer des autocollants de Loomis sur son camion; et 5) l’affidavit de Steve Anderson.

[45]  En réponse, la société à dénomination numérique a soutenu que M. Fick n’a soulevé aucune question au sujet des affidavits de Matt Davis et de Kim Glenn durant l’audience et qu’il ne peut donc pas dire maintenant que l’arbitre a omis d’examiner un tel argument. Elle a également fait valoir que, selon l’alinéa 242(2)c) du CCT, l’arbitre avait le pouvoir discrétionnaire de recevoir et d’accepter des éléments de preuve comme elle le jugeait bon.

[46]  La société à dénomination numérique soutient également que l’arbitre a explicitement tenu compte de certains éléments de preuve soumis par M. Fick. Par exemple, elle fait valoir que le certificat sur les marchandises dangereuses a été pris en compte aux paragraphes 47, 65 et 134, qu’il est question du scanneur de M. Fick aux paragraphes 36, 42, 43, 44, 72, 89, 108 et 127 et que la question des autocollants apposés sur le véhicule est abordée aux paragraphes 28, 63, 86, 102 et 125. En outre, elle a reconnu que l’arbitre n’a pas mentionné l’affidavit de Steve Anderson, tout en faisant valoir qu’un décideur n’a pas à citer chaque élément de preuve (Scheuneman c Canada (Procureur général), [2000] 2 CF 365 (CFPI), au paragraphe 47) et que, de toute façon, l’affidavit de Steve Anderson n’était pas pertinent quant à la question de la compétence.

[47]  Je suis d’accord avec M. Fick pour dire que l’arbitre a évalué la preuve de façon déraisonnable. J’ai examiné les pouvoirs conférés aux arbitres par l’alinéa 242(2)c) du CCT :

Pouvoirs de l’arbitre

242 (2) Pour l’examen du cas dont il est saisi, l’arbitre :

a) dispose du délai fixé par règlement du gouverneur en conseil;

b) fixe luimême sa procédure, sous réserve de la double obligation de donner à chaque partie toute possibilité de lui présenter des éléments de preuve et des observations, d’une part, et de tenir compte de l’information contenue dans le dossier, d’autre part;

c) est investi des pouvoirs conférés au Conseil canadien des relations industrielles par les alinéas 16a), b) et c).

Powers of adjudicator

242 (2) An adjudicator to whom a complaint has been referred under subsection (1)

(a) shall consider the complaint within such time as the Governor in Council may by regulation prescribe;

(b) shall determine the procedure to be followed, but shall give full opportunity to the parties to the complaint to present evidence and make submissions to the adjudicator and shall consider the information relating to the complaint; and

(c) has, in relation to any complaint before the adjudicator, the powers conferred on the Canada Industrial Relations Board, in relation to any proceeding before the Board, under paragraphs 16(a), (b) and (c).

[48]  Tel qu’il est énoncé ci‑dessus, un arbitre est investi des pouvoirs conférés par les alinéas 16a), 16b) et 16c) du CCT. L’alinéa 16c) assouplit les règles de la preuve pour les arbitres, leur accordant le pouvoir d’« accepter sous serment, par voie d’affidavit ou sous une autre forme, tous témoignages et renseignements qu’à son appréciation, il juge indiqués, qu’ils soient admissibles ou non en justice ». Même si un arbitre possède une plus grande marge de manœuvre au moment de déterminer si la preuve est admissible, il doit tout de même évaluer de façon raisonnable le poids et le caractère suffisant des éléments de preuve qu’il juge admissibles.

[49]  En l’espèce, les affidavits de Matt Davis et de Kim Glenn ne reposent manifestement pas sur des connaissances directes. Par exemple, dans son affidavit, Kim Glenn jure savoir que M. Fick avait conclu un contrat verbal avec DHL :

[traduction]

4. Le plaignant, M. Warren Fick, a travaillé pour WB Enterprises, une entité qui a commencé à fournir des services à DHL vers 2006 dans le cadre d’un contrat de services conclu de vive voix.

5. Dans le cadre du contrat en question, WB Enterprises s’est engagée à fournir des services au nom de DHL aux clients de cette dernière, et ce, à un taux négocié et convenu par les parties.

6. Vers le mois de mai 2011, TransForce a acquis les opérations canadiennes de DHL par l’intermédiaire de sa nouvelle filiale. Ce faisant, TransForce a changé son nom commercial pour Loomis, le nom utilisé précédemment.

[50]  Il en va de même pour l’affidavit de Matt Davis :

[traduction]

4. Le plaignant, M. Warren Fick, a travaillé pour WB Enterprises, une entité qui a commencé à fournir des services à DHL vers 2006 dans le cadre d’un contrat de services conclu de vive voix.

[51]  Il est impossible pour les deux déposants d’avoir une connaissance directe de cet événement. De plus, ils ne précisent pas de quelle façon ils ont obtenu un tel renseignement. Pourtant, rien dans les motifs ne démontre que l’arbitre a réfléchi de façon raisonnable à cette question ou qu’elle a tenu compte du fait que cet enjeu pouvait influer sur le poids à accorder aux affidavits. En outre, rien dans la décision ne donne à penser que l’arbitre a reconnu d’autres facteurs qui auraient pu influer sur le poids accordé aux éléments de preuve des deux parties, comme leur caractère suffisant ou leur nature intéressée (Lv c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 935, aux paragraphes 42 à 45). En l’espèce — où aucun contrat écrit n’a été fourni en preuve —, il était d’autant plus important pour l’arbitre de bien soupeser la preuve dont elle disposait afin de déterminer la véritable nature du rôle de M. Fick au sein de la société à dénomination numérique.

[52]  Je suis surpris par l’affirmation de la société à dénomination numérique selon laquelle DHL a conclu avec M. Fick un contrat verbal relativement à des services d’une valeur de 125 000 $, mais, cela étant dit, l’arbitre avait le devoir de cerner de façon raisonnable les modalités du contrat à la lumière de la preuve dont elle disposait. Lorsque l’arbitre a rendu sa décision au sujet des modalités contractuelles, elle a conclu que certaines des pratiques des parties pendant la période de 2013 à 2016 — lorsque M. Matt Davis était gestionnaire des services du secteur — étaient similaires aux modalités convenues initialement par les parties. Toutefois, elle aurait également dû tenir compte du fait que les éléments de preuve présentés par Matt Davis et Kim Glenn quant à certaines pratiques des parties et quant aux conditions contractuelles convenues initialement ne reposaient pas sur une connaissance directe, tout comme elle aurait dû prendre en compte le fait que la nature intéressée de tels éléments de preuve pouvait avoir une incidence sur leur caractère suffisant, surtout à la lumière de la preuve contraire de M. Fick. Si l’arbitre avait tenu compte de ce qui précède et expliqué de quelle façon elle a soupesé la preuve, il se peut fort bien qu’elle aurait tiré une conclusion différente quant au statut d’emploi de M. Fick. Par conséquent, je suis d’accord avec ce dernier pour dire que la preuve par affidavit n’a pas fait l’objet d’une évaluation raisonnable.

[53]  En outre, je conclus que l’arbitre n’a pas évalué de façon raisonnable la preuve quant à savoir si M. Fick devait apposer le logo de Loomis sur son camion. Plus précisément, le raisonnement ne mène pas à la conclusion qu’elle a tirée et n’explique pas la raison pour laquelle elle a accepté un témoignage plutôt que l’autre. L’arbitre a conclu que la société à dénomination numérique avait peut‑être payé pour les autocollants, constatant que la preuve photographique établissait que le véhicule de M. Fick affichait le logo de Loomis :

[63] J’accepte, en outre, que M. Fick puisse avoir eu un logo ou une décalcomanie sur son véhicule et que, quoique le défendeur ait payé ou non pour l’ajout de ces marques, rien ne prouve que celles-ci étaient requises. Encore une fois, il est clair, d’après la preuve photographique de M. Fick, que l’agent qui l’a remplacé n’avait ni logo ni décalcomanie sur son véhicule indiquant que c’était un camion Loomis. Sa preuve est que le défendeur était au courant des marques et qu’il ne lui a pas demandé de les enlever.

[54]  Pourtant, l’arbitre a également convenu que « l’exploitation d’un véhicule avec décalcomanies par M. Fick constituait une violation des clauses de sous‑traitance de la convention collective ». Même si l’arbitre a ensuite conclu que le témoin de la société à dénomination numérique avait établi « qu’il n’était pas au courant et qu’il n’avait autorisé aucune décalcomanie sur le véhicule de WB Enterprises », cette affirmation est contredite par le témoignage de M. Fick selon lequel, en fait, la société à dénomination numérique était au courant. La Cour se demande la raison pour laquelle l’arbitre a accepté un tel témoignage plutôt que celui de M. Fick. Comme ce dernier l’a très bien dit durant l’audience, le logo de Loomis est venu de quelque part. De même, la conclusion de l’arbitre selon laquelle la société à dénomination numérique a peut‑être payé le logo — tout en en ignorant l’existence — est le fruit d’un raisonnement inintelligible.

[55]  En somme, l’évaluation de la preuve ne satisfait pas aux exigences de justification, de transparence et d’intelligibilité de l’arrêt Dunsmuir (au paragraphe 47).

VI.  Dépens

[56]  Après avoir examiné tous les facteurs, aucuns dépens ne sont adjugés.

VII.  Conclusion

[57]  Je vais accueillir la présente demande de contrôle judiciaire, et l’affaire sera renvoyée à un autre décideur afin qu’il rende une nouvelle décision.


JUGEMENT dans le dossier T‑208‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Shirzad A. »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑208‑18

 

INTITULÉ :

WARREN FICK c 6586856 CANADA INC. FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE TFI TRANSPORT 22 L.P. (FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE LOOMIS EXPRESS)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

EDMONTON (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 DÉCEMBRE 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 30 MAI 2019

 

COMPARUTIONS :

Warren Fick

 

LE DEMANDEUR

 

 

Patrick‑James Blaine

Mariam Guirguis

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Patrick‑James Blaine

Mariam Guirguis

Montréal (Québec)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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