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Date : 20190530


Dossier : IMM‑2366‑18

Référence : 2019 CF 761

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 mai 2019

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

MOHAMED ABDI SIYAAD

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  Le demandeur, monsieur Mohamed Abdi Siyaad, prétend être un citoyen d’Éthiopie. Il a demandé l’asile au Canada en juin 2017. À l’issue d’une audience qui a duré deux jours devant la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la CISR], il a été jugé avoir la qualité de réfugié au sens de la Convention dans une décision datée du 5 octobre 2017.

[2]  Pour une raison quelconque, cette décision n’a pas été portée à la connaissance du demandeur ni du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (qui n’avait pas été partie à l’audience devant la SPR) avant le 16 janvier 2018. Entre‑temps, le ministre avait acquis des renseignements qui, s’ils étaient exacts, donnaient à penser que la demande d’asile du demandeur était fondée sur des mensonges importants et que le demandeur pouvait en outre être interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 37(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], pour s’être livré au passage de clandestins.

[3]  Un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] a préparé un rapport en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR au sujet de l’allégation de passage de clandestins. Le demandeur a été mis en état d’arrestation et il a été détenu sous garde autour de la deuxième semaine de janvier 2018.

[4]  En se fondant en partie sur les mêmes renseignements, le ministre a interjeté appel de la décision de la SPR qui accordait l’asile au demandeur.

[5]  Dans une décision datée du 27 mars 2018, la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la CISR a fait droit à l’appel du ministre, elle a cassé la décision de la SPR et elle a renvoyé l’affaire à la SPR pour qu’un tribunal différemment constitué rende une nouvelle décision. La SAR a rendu sa décision sans que le demandeur ne prenne part à l’appel.

[6]  Le demandeur demande maintenant le contrôle judiciaire de cette décision, au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR, pour le motif que la SAR a omis de se conformer à son obligation d’équité procédurale.

[7]  Pour les motifs énoncés ci‑dessous, j’ai conclu que la présente demande doit être accueillie. Dans les circonstances particulières de l’espèce, il incombait à la SAR de déterminer les intentions du demandeur à l’égard de l’appel du ministre avant de se prononcer sur cet appel. Elle ne l’a pas fait. Par conséquent, la décision de la SAR doit être annulée et l’affaire doit être renvoyée devant la SAR pour une nouvelle décision.

II.  CONTEXTE

A.  La demande d’asile du demandeur

[8]  Dans sa demande d’asile, le demandeur affirme qu’il est né en janvier 1989 à Kebri Daher, dans la région d’Ogaden, en Éthiopie. Cette région se situe à la frontière entre l’Éthiopie et la Somalie. Les père et mère du demandeur sont d’origine ethnique somalienne, mais sa mère était citoyenne de la Somalie, tandis que son père était citoyen de l’Éthiopie.

[9]  Le demandeur a demandé l’asile en alléguant qu’il était à risque en Éthiopie, parce que les autorités croyaient qu’il était associé au Front de libération de l’Ogaden, un groupe rebelle séparatiste qui luttait pour l’indépendance de la région d’Ogaden. Le demandeur a prétendu entre autres qu’il a été détenu et torturé par les autorités en Éthiopie d’août à novembre 2007.

[10]  Le demandeur a affirmé qu’il s’est enfui au Kenya en novembre 2008 avant de se rendre en Afrique du Sud, où il a demandé l’asile. En mars 2013, le demandeur a quitté l’Afrique du Sud en raison de menaces et de harcèlement dont il était victime et il s’est rendu au Brésil. En août 2013, il est arrivé aux États‑Unis où il a présenté une autre demande d’asile. Cette demande a été rejetée et, le 10 septembre 2014, le demandeur a été expulsé vers l’Éthiopie.

[11]  Le demandeur affirme qu’à son retour en Éthiopie, il a été détenu à la prison de Kilinto à Addis-Abeba et il a été accusé d’avoir formulé de fausses allégations contre l’Éthiopie, parce qu’il avait demandé l’asile aux États‑Unis. Le demandeur allègue qu’il a été torturé et qu’il a été victime d’autres mauvais traitements pendant sa détention. Il est demeuré à la prison de Kilinto jusqu’au 24 novembre 2016, lorsqu’il a pu s’évader après qu’un incendie eut éclaté dans la prison. Il s’est à nouveau enfui de l’Éthiopie en se rendant au Kenya. Il prétend qu’il s’est rendu au Canada avec l’aide d’un passeur à Nairobi et qu’il a voyagé avec un faux passeport suédois au nom d’Adnan. Il n’avait plus son propre passeport. Le demandeur allègue qu’il a voyagé par avion via la Turquie, l’Argentine et la Colombie pendant environ une semaine, avant d’arriver au Canada le 24 mai 2017. Il a présenté sa demande d’asile peu de temps après.

[12]  Comme nous l’avons vu, la SPR a statué que le demandeur avait qualité de réfugié au sens de la Convention. La SPR était convaincue que le demandeur avait établi son identité et qu’il avait une crainte bien fondée de persécution en Éthiopie en raison de ses opinions politiques. Même si la décision écrite du commissaire de la SPR est datée du 5 octobre 2017, elle n’a pas été transmise au demandeur et au ministre avant le 16 janvier 2018.

B.  Les nouveaux renseignements

[13]  Au début de janvier 2018, l’ASFC a reçu de l’information au sujet du demandeur de la part du département de la Sécurité intérieure [la DSI] des États‑Unis. Plus particulièrement, le DSI alléguait que le demandeur était en fait un ressortissant colombien de descendance somalienne. Le DSI prétendait qu’entre août 2015 et mai 2017, le demandeur avait agi comme figure centrale d’un réseau de passage de clandestins pour les migrants de l’Afrique de l’Est qui entraient au Brésil et qui poursuivaient leur route jusqu’aux États‑Unis. Cette information donnait donc à penser qu’avant d’arriver au Canada, le demandeur avait en fait séjourné au Brésil où il avait travaillé comme passeur de clandestins et qu’il n’avait donc pas été victime de persécution en Éthiopie, contrairement à ce qu’il avait prétendu.

[14]  Le DSI a également avisé l’ASFC que ses enquêteurs avaient retracé le compte Facebook du demandeur. Grâce aux renseignements obtenus de Facebook au moyen d’un mandat, les enquêteurs [traduction« ont été en mesure de suivre la chronologie des mouvements [du demandeur] de Sao Paulo, au Brésil, via la Bolivie et jusqu’au Canada en mai 2017 ».

[15]  De plus, le DSI avait établi un lien entre le demandeur et un passeport suédois frauduleux au nom d’Andnan Mahamed Digale. Les dossiers de l’ASFC indiquaient que ce passeport avait été utilisé à bord d’un vol d’Air Canada entre Bogota et Toronto le 10 mai 2017. Il a ensuite servi à entrer au Canada à l’Aéroport international Pearson. Ces renseignements laissent entendre que le demandeur n’est pas entré au Canada le 24 mai 2017, comme il l’avait prétendu.

C.  L’appel du ministre

[16]  Le ministre a interjeté appel de la décision de la SPR pour deux motifs. Premièrement, le ministre a fait valoir que la SPR avait commis une erreur de fait en omettant de tenir compte de l’information que contenait le Cartable national de documentation [le CND] sur l’Éthiopie et qui indiquait que l’incendie à la prison de Kilinto avait réellement eu lieu le 3 septembre 2016, et non le 24 novembre 2016 comme l’avait prétendu le demandeur. (Ce fait est important, parce que le demandeur a allégué qu’il s’était évadé de prison le 24 novembre 2016, après qu’un incendie y eut pris naissance.)

[17]  La deuxième erreur alléguée a été décrite comme suit dans les observations écrites présentées par le ministre à la SAR :

[traduction]

La deuxième erreur de fait justifiant le présent appel est le fait que la nouvelle preuve du ministre qui [sic] montre que l’intimé se trouvait au Brésil et faisait passer les frontières à des clandestins au cours de la période pendant laquelle il a déclaré sous serment avoir été emprisonné en Éthiopie. Cette preuve soulève la possibilité que l’intimé soit interdit de territoire au Canada pour activités criminelles organisées en raison du fait qu’il s’était livré, dans le cadre de la criminalité transnationale, au passage de clandestins contre rémunération au Brésil pendant son séjour avant d’entrer au Canada et d’y présenter une demande. L’intimé a fait l’objet d’un constat et d’un renvoi pour activités criminelles organisées, en vertu de l’article 44 de la LIPR. L’intimé a répondu par la négative quand on lui a demandé dans ses documents d’admission à titre de réfugiés s’il avait déjà été membre d’une organisation qui se livre ou se livrait à une activité qui s’inscrivait dans un système d’activités criminelles [références omises].

[18]  Le ministre a formé appel devant la SAR en déposant un avis d’appel daté du 6 février 2018. Comme nous le verrons de façon plus détaillée ci‑dessous, l’avis d’appel a été signifié à personne au demandeur le 6 février 2018, au centre correctionnel Maplehurst, à Milton, en Ontario, où il était détenu. L’avis a été déposé le même jour à la CISR.

[19]  Le 21 février 2018, le demandeur a reçu signification à personne du dossier de l’appelant et de la divulgation de la preuve de l’appelant. Celle‑ci contenait des documents du CND qu’invoquait le ministre ainsi que le rapport produit en vertu du paragraphe 44(1) et la documentation à l’appui du DSI. À ce moment‑là, le demandeur avait été déplacé de Maplehurst au Centre correctionnel du centre‑est [le CCCE] à Lindsay, en Ontario. Le dossier de l’appelant et la divulgation de la preuve de l’appelant ont été transmis au demandeur par Nancy Donald, une commis au soutien de la détention de l’ASFC au CCCE. Mme Donald a également remis au demandeur une copie d’une lettre datée du 12 février 2018 qui lui a été envoyée par la SAR et qui avait pour objet [traduction« Avis de réception d’un avis d’appel du ministre ». Cette lettre avait été envoyée au demandeur à Maplehurst, mais il semble qu’il ne l’ait pas reçue avant d’être détenu au CCCE. La lettre elle‑même fait mention à plusieurs reprises d’une « trousse de l’intimé » incluse. On ne sait pas au juste si le demandeur a reçu cette « trousse », mais en tout état de cause, elle ne fait pas partie du dossier dont je suis saisi concernant la présente demande.

[20]  La lettre du 12 février 2018 informait le demandeur qu’il [traduction« avait le droit de répondre » à l’appel [traduction« au plus tard » quinze jours après la date de la réception du dossier de l’appelant en déposant un avis d’intention de répondre ainsi qu’un dossier de l’intimé. Étant donné que le demandeur a reçu le dossier de l’appelant le 21 février 2018 (le jour où il a vu pour la première fois la lettre du 12 février 2018), ses documents en réponse devaient être produits au plus tard le 8 mars 2018.

[21]  La lettre du 12 février 2018 ne mentionne pas qu’il est possible de demander une prorogation du délai imparti pour déposer des documents en réponse (voir le paragraphe 12(4) des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012‑257 [les Règles de la SAR]). La lettre n’indique pas non plus ce qu’il se produirait si le demandeur omettait de déposer ses documents en réponse dans le délai imparti.

[22]  Le 6 mars 2018, la SAR a envoyé au demandeur au CCCE une copie du dossier de l’instance devant la SPR.

[23]  Le ministre n’a pas demandé d’audience devant la SAR et aucune audience n’a eu lieu.

[24]  Le demandeur n’a pas déposé d’avis d’intention de répondre ni de dossier de l’intimé avant que la SAR ne se prononce sur l’appel.

D.  La situation du demandeur

[25]  Comme nous l’avons vu précédemment, en janvier 2018, le demandeur a été mis en état d’arrestation et en détention à la suite de la préparation du rapport prévu au paragraphe 44(1) de la LIPR en lien avec l’allégation de passage de clandestins. Avant cette date, il était en liberté dans la collectivité.

[26]  Le demandeur a d’abord été détenu à Maplehurst. À un certain moment entre le 6 février 2018 et le 21 février 2018 (la date exacte n’a pas été produite en preuve devant moi), le demandeur a été envoyé au CCCE à partir de Maplehurst. Le demandeur est demeuré en détention au CCCE pendant tout le période au cours de laquelle l’appel du ministre était en instance.

[27]  Dans son formulaire Fondement de la demande, le demandeur a déclaré que les seuls langues ou dialectes qu’il parlait étaient le somalien et un peu d’amharique.

[28]  La demande d’asile du demandeur a été préparée avec l’aide d’une avocate et d’un interprète somalien. De plus, l’audience devant la SPR a été tenue avec l’aide d’un interprète somalien. Le demandeur était représenté par la même avocate à l’audience de la SPR.

[29]  Quand on lui a remis une copie de l’avis d’appel du ministre le 6 février 2018, le demandeur a refusé de signer la déclaration de signification.

[30]  Dans un affidavit produit à l’appui de la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur déclare ce qui suit au sujet de l’avis d’appel : [traduction« J’ai refusé de le signer, parce que je ne le comprenais pas et que je voulais qu’un avocat l’étudie ». La déclaration de signification déposée à la SAR contient la mention suivante au‑dessus de la ligne réservée à la signature : [traduction« A refusé de signer – désire qu’un avocat le lise et le signe ». Cette note a de toute évidence été inscrite par Jacqlyn Taylor, une employée de l’ASFC à Maplehurst.

[31]  Après avoir reçu l’avis d’appel, le demandeur a pris contact avec l’avocate qui l’avait représenté devant la SPR. Celle‑ci lui a dit qu’elle était trop occupée pour lui venir en aide.

[32]  Le 3 février 2018, le demandeur a signé un avis de désignation de représentant en faveur d’un consultant en immigration pour les besoins d’un contrôle de la détention prévu le 23 février 2018. Mais il n’est pas contesté que le demandeur n’a pas retenu les services d’un conseil dans le but de répondre à l’appel du ministre avant que la SAR rende sa décision. Le demandeur explique dans son affidavit que sa première avocate était l’unique avocate spécialiste en immigration qu’il connaissait à ce moment‑là et qu’il [traduction« éprouvait de grandes difficultés à faire des démarches et à trouver des avocats », étant donné qu’il était dorénavant sous garde.

[33]  Dans son affidavit, le demandeur déclare qu’il a des compétences [traduction« limitées » en anglais, et qu’il ne peut pas comprendre des documents juridiques.

[34]  Le demandeur ajoute ce qui suit en ce qui concerne les documents déposés par le ministre en appel devant la SAR :

[traduction]

On m’a remis une grosse liasse de matériel de l’immigration qui était composée de documents et d’arguments juridiques, tous écrits en anglais. J’ai fait de mon mieux pour lire les documents, mais je n’ai pas pu les comprendre adéquatement. Je n’ai pas compris ce qui était dit à propos de moi. Je ne savais pas ce que je pouvais faire de la prison. Je ne connaissais aucun autre avocat que j’aurais pu appeler. J’étais pris au dépourvu. Maintenant que j’ai retenu les services d’un avocat, celui‑ci m’a aidé à comprendre la preuve contre moi. Avant d’embaucher un avocat, je ne comprenais pas le processus judiciaire auquel j’étais mêlé.

E.  La décision de la SAR

[35]  Le 27 mars 2018 – c’est‑à‑dire dix‑neuf jours après que la réponse du demandeur à l’appel du ministre devait être déposée – la SAR a fait droit à l’appel, elle a annulé la décision de la SPR et elle a renvoyé l’affaire à la SPR pour nouvelle décision.

[36]  Dans ses brefs motifs écrits, le commissaire de la SAR a fait remarquer que le ministre n’avait pas demandé d’audience. En ce qui concerne l’information déposée par le ministre à l’appui de l’appel, le commissaire a affirmé qu’il « n’a pas de raison de douter que ces documents sont crédibles et dignes de foi ». De plus, les documents « sont également très pertinents en ce qui concerne la crédibilité générale de l’intimé et la crédibilité de ses allégations de persécution ». Par conséquent, la SAR a « admis les nouveaux documents et les observations du ministre en lien avec ceux‑ci ».

[37]  Pour ce qui est du fond de la demande d’asile, le commissaire de la SAR s’est exprimé comme suit :

Après avoir effectué son propre examen du dossier, la SAR a plusieurs préoccupations au sujet de la crédibilité de l’intimé, y compris en ce qui concerne son identité et ses allégations de persécution. Les nouveaux éléments de preuve soulèvent également la question de l’exclusion. Toutefois, sans avoir eu l’occasion d’entendre les témoignages de vive voix sur ces questions, la SAR estime qu’elle ne peut rendre une décision finale sur la présente demande d’asile. Par conséquent, l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR.

[38]  Le commissaire n’a rien dit au sujet de l’absence de réponse à l’appel de la part du demandeur.

III.  QUESTION EN LITIGE ET NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

[39]  La question déterminante en l’espèce consiste à savoir si la SAR a manqué à son obligation d’équité procédurale.

[40]  Les parties soutiennent que la question en litige doit être tranchée selon la norme de contrôle de la décision correcte, et je suis du même avis qu’elles. En pratique, cela signifie que le décideur n’a droit à aucune déférence sur cette question. Je dois décider moi‑même si le processus suivi par la SAR respectait le degré d’équité exigé dans toutes les circonstances : (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, paragraphe 43; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, paragraphes 33‑56; Elson c Canada (Attorney General), 2019 FCA 27, paragraphe 31).

IV.  ANALYSE

[41]  Dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker], la Cour suprême du Canada a statué (au paragraphe 22) que « les droits de participation faisant partie de l’obligation d’équité procédurale visent à garantir que les décisions administratives sont prises au moyen d’une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leurs points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu’ils soient considérés par le décideur ». De plus, les valeurs qui sous‑tendent l’obligation d’équité « relèvent du principe selon lequel les personnes visées doivent avoir la possibilité de présenter entièrement et équitablement leur position, et ont droit à ce que les décisions touchant leurs droits, intérêts ou privilèges soient prises à la suite d’un processus équitable, impartial et ouvert, adapté au contexte légal, institutionnel et social de la décision » (paragraphe 28).

[42]  L’obligation d’équité procédurale en common law est « souple et variable » (Baker, paragraphe 22). Comme on le sait bien depuis l’arrêt Baker, plusieurs facteurs doivent être pris en considération pour déterminer ce qui est nécessaire dans le contexte d’une affaire en particulier, notamment : (1) la nature de la décision recherchée; (2) la nature du régime législatif en vertu duquel la décision est rendue; (3) l’importance de la décision pour les personnes visées; (4) les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision; (5) les procédures suivies par le décideur lui‑même et ses contraintes institutionnelles (Baker, paragraphes 21‑28).

[43]  Si on applique les facteurs de l’arrêt Baker, il n’y a pas de doute que la SAR devait faire preuve d’un degré élevé d’équité procédurale envers les parties visées par ses décisions. Il n’y a pas de doute non plus, du moins en théorie, que le processus selon lequel la SAR décide des appels (et qui est prévu à l’article 110 de la LIPR ainsi que dans les Règles de la SAR) satisfait généralement aux exigences de l’équité procédurale. La question centrale dans la présente demande consiste à savoir si ces exigences ont été respectées en pratique dans le cadre de l’appel interjeté par le ministre dans l’affaire du demandeur. À mon avis, sous un aspect restreint mais important, elles ne l’ont pas été.

[44]  Lorsque le délai imparti pour déposer de la documentation dans le but de répondre à l’appel du ministre a été dépassé, la SAR (au sens institutionnel) devait savoir ce qui suit :

  • Le demandeur était intimé dans le pourvoi en appel du ministre.

  • Il avait reçu signification de l’avis d’appel, du dossier de l’appelant et d’un grand nombre de documents à l’appui. Il avait également reçu la lettre datée du 12 février 2018 qui expliquait (en partie) la procédure de l’appel. Tous ces documents étaient rédigés en anglais.

  • Le demandeur avait indiqué, dans son formulaire Fondement de la demande, qu’il parlait uniquement le somalien et un peu l’amharique.

  • Le demandeur avait reçu l’aide d’un interprète somalien pour préparer sa demande d’asile ainsi que pour l’audience devant la SPR.

  • Le demandeur avait été représenté par une avocate devant la SPR.

  • Le demandeur avait l’intention d’obtenir des conseils d’un avocat au sujet du pourvoi du ministre.

  • Personne ne s’était inscrit au dossier à titre de conseil du demandeur devant la SAR.

  • Le demandeur était détenu sous garde.

  • Le demandeur n’avait pas déposé d’avis d’intention de réponse ni de dossier de l’intimé et il n’avait pas communiqué d’une autre façon avec la SAR.

[45]  Face à cette constellation de circonstances, l’équité procédurale exigeait que la SAR s’informe auprès du demandeur pour savoir s’il avait l’intention de répondre au pourvoi du ministre avant de statuer sur l’appel. Elle ne l’a pas fait.

[46]  Le demandeur n’était pas celui qui avait mobilisé la SAR en interjetant l’appel. Il était l’intimé. Mais ses droits et ses intérêts pouvaient être touchés de manières profondes par la décision sur l’appel. Il incombait à la SAR de s’assurer que le processus de l’appel se déroule de manière équitable, compte tenu des circonstances particulières de l’espèce.

[47]  Lorsqu’elle a constaté que le demandeur n’avait rien déposé en date du 8 mars 2018, la SAR n’aurait pas dû se contenter de présumer qu’il n’avait pas l’intention de le faire. Elle aurait dû reconnaître que des obstacles réels pouvaient empêcher le demandeur (une partie non représentée) de répondre à l’appel en temps opportun. Au lieu de présumer que le demandeur n’avait rien à dire, la SAR aurait dû s’enquérir de ses intentions. Elle n’aurait eu aucune difficulté à trouver le demandeur. Une première demande de renseignements aurait facilement pu être faite de façon officieuse par un agent de gestion des cas de la SAR (avec l’aide de Mme Donald, si nécessaire). Selon la réponse, la SAR aurait alors pu juger approprié de convoquer une conférence en vertu de l’article 26 des Règles « afin que l’appel soit plus équitable et efficace ». La SAR aurait alors pu apprendre qu’elle était saisie d’une demande de prorogation du délai imparti pour répondre à l’appel du ministre. Elle aurait pu accueillir ou rejeter au fond cette demande, mais là n’est pas la question. Ce qui est probant, c’est que personne ne s’est jamais informé auprès du demandeur de quelque manière que ce soit. En fin de compte, une décision d’une importance fondamentale a été prise sans aucune participation du demandeur.

[48]  Je reconnais que l’alinéa 13a) des Règles de la SAR prévoit, dans le cas d’appels par le ministre, que sauf si une audience est tenue, la SAR « peut, sans en aviser les parties, rendre une décision sur l’appel sur la foi des documents qui ont été présentés [si] un délai de quinze jours s’est écoulé après la date de réception par le ministre du dossier de l’intimé ou le délai de transmission de celui‑ci prévu au paragraphe 10(6) est expiré ». Pour une raison quelconque, cette possibilité n’est pas mentionnée dans la lettre du 12 février 2018 que la SAR a fait parvenir au demandeur. Mais qui plus est, ce pouvoir doit être exercé dans le respect des exigences de l’équité procédurale. En l’espèce, ce n’est pas ce qui s’est produit.

[49]  Nous ne savons pas pourquoi la SAR a agi de manière aussi expéditive dans le pourvoi du ministre. Peut‑être cela s’explique‑t‑il par la lettre d’accompagnement produite avec le dossier de l’appelant, dans laquelle l’avocat du ministre a demandé que cette affaire [traduction« soit attribuée dès que possible, étant donné que l’intimé est actuellement détenu dans un centre de surveillance de l’immigration ». Le conseil du ministre avait raison de s’inquiéter du délai. À l’instar de la SAR (vraisemblablement). Malheureusement, ce que la SAR a omis de reconnaître, c’est le fait que la situation du demandeur – en particulier sa situation de détenu – exigeait également une plus grande attention pour faire en sorte qu’il bénéficie réellement d’une possibilité équitable de répondre au pourvoi du ministre avant que celui‑ci soit décidé.

[50]  Le défendeur fait valoir que le fait qu’une nouvelle audience devant la SPR a été ordonnée remédie à tout préjudice qui a pu être causé au demandeur en raison de la façon de procéder de la SAR. Certes, la situation aurait été bien pire si la SAR avait agi et avait établi que le demandeur n’est pas un réfugié au sens de la Convention en vertu du paragraphe 111(1) de la LIPR. Mais même si le demandeur devait retourner devant la SPR, il a quand même perdu le statut que cet organisme lui avait reconnu à l’origine. Il s’agit d’une conséquence grave que la SAR ne peut lui imposer que si sa procédure a été équitable.

[51]  En dernier lieu, l’erreur fatale en l’espèce aurait bien pu être évitée si une audience avait été tenue devant la SAR. Toutefois, compte tenu du fait que la présente demande peut être décidée à la lumière des motifs énoncés ci‑dessus, il n’est ni nécessaire ni approprié de ma part d’étudier la question de savoir si le ministre aurait dû demander la tenue d’une audience sous le régime du paragraphe 110(6) de la LIPR ou si, en tout état de cause, la SAR aurait dû en ordonner une.

V.  CONCLUSION

[52]  Pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie, la décision de la SAR datée du 27 mars 2018 est annulée et l’affaire est renvoyée à la SAR pour qu’un autre commissaire rende une nouvelle décision sur le pourvoi du ministre.

[53]  Ni l’une ni l’autre des parties n’ont présenté une question grave de portée générale à certifier en application de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève pas.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2366‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision rendue le 27 mars 2018 par la Section d’appel des réfugiés est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée à la Section d’appel des réfugiés pour qu’un autre commissaire rende une nouvelle décision sur le pourvoi du ministre.

  4. Aucune question de portée générale n’est formulée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 8e jour de juillet 2019

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2366‑18

 

INTITULÉ :

MOHAMED ABDI SIYAAD c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 novembre 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 30 mai 2019

 

COMPARUTIONS :

Simon Wallace

POUR LE demandeur

 

Ian Hicks

 

POUR Le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bureau du droit des réfugiés

Toronto (Ontario)

 

POUR LE demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR Le défendeur

 

 

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