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                                                                                                                                  Date : 20001122

                                                                                                                                             T-679-00

E n t r e :

                       L'ANCIEN CHEF DE LA PREMIÈRE NATION DE GRAND RAPIDS,

                                                               Douglas Ballantyne

                                                                                                                                             requérant

                                                                           - et -

                                         BARABRA NASIKAPOW, ANNE HUDSON et

                                        LA PREMIÈRE NATION DE GRAND RAPIDS,

                                          représentée par les conseillers Ron Ballantyne,

                                                     Murray Cook et William Ferland

                                                                             

                                                                                                                                                 intimés

                                                     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE MULDOON

1. Introduction

[1]         La Cour est saisie d'une requête introduite en vertu de l'art. 18 de la Loi sur la Cour fédérale par laquelle le requérant, Douglas Ballantyne, sollicite les réparations suivantes :

1.              Une ordonnance de la nature d'un bref de certiorari annulant la décision de suspendre Douglas Ballantyne de son poste de chef de la Première Nation de Grand Rapids. Cette décision a été prise par les conseillers intimés Ron Ballantyne, Murray Cook et William Ferland ;

2.              Une ordonnance de la nature d'un bref de certiorari annulant la décision de l'agent d'élection intimée Barabra Nasikapow de tenir un référendum le 5 avril 2000 ;

3.              Une ordonnance de la nature d'un bref de certiorari annulant les résultats du référendum tenu le 5 avril 2000 ;

4.              Une ordonnance de la nature d'un bref de mandamus enjoignant aux conseillers intimés Ron Ballantyne, Murray Cook et William Ferland de réintégrer Douglas Ballantyne dans son poste de chef de la Première Nation de Grand Rapids ;


5.              Un jugement déclarant Douglas Ballantyne chef de la Première Nation de Grand Rapids conformément aux résultats du scrutin du 23 juin 1999 ;

6.              Une injonction interdisant aux intimés ou à toute autre personne de donner suite à la pétition qui été utilisée pour destituer le chef Douglas Ballantyne ;

7.              Une ordonnance de la nature d'un bref de certiorari annulant la décision de l'agent d'élection intimée Barabra Nasikapow de rendre Douglas Ballantyne inéligible à tout poste électif pour une période de trois ans ;

8.              À titre subsidiaire, une ordonnance de la nature d'un bref de prohibition interdisant aux intimés et à la bande de procéder à une nomination ou de tenir des élections sans que le requérant puisse y participer comme candidat.

2. Les faits

[2]         Le requérant, Douglas Ballantyne, a été élu chef de la Première Nation de Grand Rapids le 23 juin 1999. Le 20 mars 2000, une pétition qui circulait depuis le mois de septembre 1999 a été soumise à l'agent d'élection de la bande, l'intimée Barbara Nasikapow. La pétition renfermait le nom de 51,7 % des membres de la Première Nation de Grand Rapids ayant le droit de voter et demandait la tenue d'un référendum en vue de destituer le requérant. Les conseillers intimés Ron Ballantyne, Murray Cook et William Ferland ont donné suite à la pétition et ont, dans une lettre en date du 28 mars 2000, suspendu le requérant de ses fonctions avec traitement. Par lettre en date du 30 mars 2000, l'agent d'élection a informé le requérant qu'elle invoquait l'alinéa 910d) et l'article 1510 de la politique électorale de la Première Nation de Grand Rapids pour demander aux membres de la bande de se prononcer sur la question par référendum. Le 5 avril 2000, six jours plus tard, l'agent d'élection a tenu un référendum : 157 personnes se sont prononcées en faveur de la destitution du requérant, 153 ont voté pour qu'il demeure en fonction et un bulletin était détérioré. L'agent d'élection a également appliqué l'article 940 de la politique électorale et a déclaré que le requérant était inéligible à tout poste électif pour une période de trois ans.


3. Prétentions et moyens des parties

Le requérant

[3]         Voici les moyens que le requérant fait valoir au soutien de la présente demande :

1. La pétition qui s'est soldée par la suspension de Douglas Ballantyne reposait sur des renseignements inexacts et trompeurs et est contraire aux règlements de la Première Nation de Grand Rapids ;

2.         Le référendum du 5 avril 2000 est entaché des trois irrégularités suivantes :

a.          Il reposait sur une pétition irrégulière;

b.          Il contenait les mêmes renseignements inexacts et trompeurs que ceux que renfermait la pétition ;

c.          Il allait à l'encontre de la politique électorale de la Première Nation de Grand Rapids.

Les intimés

[4]         Les intimés contestent la demande en invoquant les moyens suivants :

1.          Les intimés ont agi de façon régulière et en conformité avec la politique électorale de la Première Nation de Grand Rapids ;

2.          On n'a pas portéatteinte au droit du requérant à l'équité procédurale ;

3.          Les tribunaux ne devraient pas s'immiscer dans l'application des coutumes et des codes électoraux de la bande qui recueillent l'assentiment général des membres de la bande et qui font l'objet d'un large consensus.

4. Questions préliminaires

a. Compétence


[5]         Les parties conviennent que la Cour fédérale est compétente pour juger la présente affaire. Toutefois, comme la compétence ne peut lui être conférée par consentement, la Cour fait siens les propos tenus par le juge Rothstein dans le jugement Sparvier c. Bande indienne de Cowesses no 73[1]. Le juge Rothstein a conclu que le conseil d'une bande indienne constituait un office fédéral au sens de l'art. 2 de la Loi sur la Cour fédérale[2] :

Il est bien établi qu'aux fins d'un contrôle judiciaire, un conseil de bande indienne et les personnes qui sont censées exercer des pouvoirs sur les membres d'une bande indienne, et qui agissent conformément aux dispositions de la Loi sur les Indiens constituent un « office fédéral » au sens de l'article 2 de la Loi sur la Cour fédérale. Voir les jugements Trotchie c. La Reine et autres, [1981] 2 C.N.L.R. 147 (C.F. 1re inst.); Beauvais c. R., [1982] 1 C.F. 171 (1re inst.); et Rider v. Ear (1979), 103 D.L.R. (3d) 168 (Alb. 1re inst.). Dans l'arrêt Gabriel c. Canatonquin, [1978] 1 C.F. 124 (1re inst.); conf. par [1980] 2 C.F. 792 (C.A.), il a été jugé qu'un conseil de bande indienne relevait de la compétence de la Cour fédérale lorsque l'élection du conseil de la bande avait été tenue conformément à la coutume de la bande et non la Loi sur les Indiens. (Sparvier, aux pages 150 et 151) (Passage non souligné dans l'original.)

[6]         Dans le jugement Parisier c. Première Nation Ocean Man[3], le juge Gibson s'est dit « convaincu que, par analogie, l'agent d'élections nommé par un tel conseil de bande conformément à la constitution de la bande constitue également un office fédéral » . En conséquences, les décisions d'un agent d'élections peuvent faire l'objet d'un contrôle judiciaire devant un juge de notre Cour, même si l'élection a été tenue conformément aux coutumes de la bande indienne et non en conformité avec la Loi sur les Indiens.

b. Répétition de noms dans la pétition


[7]         En examinant la pétition, la Cour a relevé huit cas dans lesquels une personne avait signé au nom d'une autre personne. Le nom de seize signataires est suspect. Comme la pétition n'a été signée que par 51,7 % des électeurs ayant le droit de vote, la question de la répétition de noms est cruciale.

[8]         Suivant Barabra Nasikapow, 362 des 700 électeurs ont signé la pétition, ce qui correspond à 51,7 % du nombre total d'électeurs. Si la Cour retranche huit noms de cette liste, le nombre d'électeurs ayant signé la pétition s'élève alors à 354 (362 - 8), ce qui correspond à 50,6 % (354 / 370) des électeurs. Si la Cour supprime tous les noms suspects de la liste, 346 (362 - 16) électeurs ont signé la pétition, ce qui correspond alors à 49,4 % (346 / 700 des électeurs). Or, la politique électorale exige que 51 % des électeurs aient signé la pétition avant que l'agent d'élection puisse légitimement ordonner la tenue d'un référendum. Que l'on retranche huit noms ou seize noms de la liste, le pourcentage obtenu est insuffisant dans les deux cas pour permettre à l'agent d'élections d'agir.

[9]         Dans le jugement Bande indienne de Sucker Creek. c. Calliou[4], le juge Rouleau était appelé à se prononcer sur une pétition entachée d'irrégularités qui avait été présentée sans droit par un membre de la bande inhabile à voter et qui n'avait pas recueilli le nombre requis de signatures. Après avoir constaté le problème, le juge Rouleau a néanmoins décidé d'analyser la demande sur le fond. La Cour examinera donc la présente demande sur le fond malgré le fait que la pétition soit entachée d'irrégularités.


5. Questions en litige

a. Interprétation législative de l'article 1510

Thèse du requérant

[10]       L'agent d'élection a invoqué les articles 910 et 1510 de la politique électorale de la Première nation de Grand Rapids pour tenir un référendum en vue de destituer le chef Douglas Ballantyne. Le requérant affirme que l'article 1510 ne s'applique qu'aux cas de seconds dépouillements et qu'il ne peut être invoqué pour justifier la tenue d'un référendum en vue de destituer quelqu'un.

[TRADUCTION]

1500.        SECOND DÉPOUILLEMENT

Si l'écart qui sépare le nombre maximal de suffrages recueillis et le nombre de suffrages le plus rapproché est d'au plus cinq (5) voix, l'agent d'élection procède à un nouveau dépouillement du scrutin immédiatement après l'élection.

1510.        SECOND DÉPOUILLEMENT

Sur réception d'une pétition signée par au moins 51 % des personnes qui avaient le droit de voter lors du premier scrutin en vue d'obtenir la tenue d'un second scrutin pour quelque motif que ce soit, l'agent d'élection et ses adjoints peuvent prendre les mesures nécessaires en vue de la tenue d'un scrutin au sujet de la personne visée par la pétition selon la même procédure que celle qui est suivie dans le cas d'un poste à pourvoir au Conseil. Ce scrutin a lieu selon la formule du vote à la majorité simple des suffrages exprimés. (Politique électorale).


[11]       Le requérant affirme que l'article 1510 s'applique uniquement aux « personnes qui avaient le droit de voter lors du premier scrutin » pour appuyer sa thèse que cet article ne concerne que les nouveaux dépouillements. De plus, le requérant prie la Cour d'adopter la méthode contextuelle pour interpréter l'article 1510. Si elle retient la méthode contextuelle, la Cour tiendra compte des intertitres des articles pour faciliter son interprétation de la politique électorale et ce, même s'il n'y a aucune ambiguïté. Cet aspect revêt une importance particulière, parce que de nombreux articles ne sont pas intelligibles sans leur intertitre. Toute autre interprétation ne conduit qu'à des absurdités lorsqu'il s'agit d'appliquer la politique électorale.

Thèse des intimés

[12]       Les intimés affirment que la Cour devrait interpréter l'article 1510 en fonction de la règle du sens ordinaire. Suivant cette règle, lorsque le sens des mots est clair, il ne faut tenir compte d'aucun élément extérieur à la disposition à interpréter. Le titre, le préambule, l'objet de la loi, les intertitres et les notes marginales constituent des éléments « extérieurs » au corps du texte de loi et on ne peut y recourir, selon la règle du sens ordinaire, qu'en cas d'ambiguïté.

[13]       Les intimés invoquent la Loi d'interprétation du Manitoba[5] et la Loi d'interprétation fédérale[6] pour appuyer leur thèse :

Loi d'interprétation du Manitoba

Éléments exclus

11.            Les notes marginales, les intertitres et notes renfermés dans le corps du texte, les renvois aux textes antérieurs et la table des matières figurant sous le titre intégral ne font pas partie du texte et n'y sont ajoutés que pour en faciliter la consultation. (Loi d'interprétation du Manitoba)

Loi d'interprétation fédérale

Autres règles d'interprétation

3.(3) Sauf incompatibilité avec la présente loi, toute règle d'interprétation utile peut s'appliquer à un texte.

[...]


Notes marginales

14.            Les notes marginales ainsi que les mentions de textes antérieurs apparaissant à la fin des articles ou autres éléments du texte ne font pas partie de celui-ci, n'y figurant qu'à titre de repère ou d'information. (Loi d'interprétation fédérale.)

[14]      De plus, les intimés citent à l'appui de leur thèse le passage suivant d'un ouvrage intitulé Statutory Interpretation[7], de l'auteur Ruth Sullivan :

[TRADUCTION]

La règle du sens courant (ou certaines variantes de cette règle) postule que, si le texte de loi est clair, on ne doit tenir compte d'aucun élément étranger à la disposition à l'examen. En d'autres mots, on ne doit tenir compte d'aucun élément « extérieur » [...] Il n'est permis de recourir aux intertitres et aux préambules, par exemple, qu'en cas d'ambiguïté. De plus, suivant la règle du sens courant, on ne doit pas recourir à ces éléments extérieurs pour contribuer à « créer » une ambiguïté. Pour déterminer si le sens de la disposition à l'étude est clair, il faut l'interpréter en faisant abstraction de son contexte. Bien que la règle du sens courant ait été discréditée à de nombreuses reprises, elle est encore invoquée par certains juges lorsqu'ils examinent des outils d'interprétation qui sont considérés « extrinsèques » ou « extérieurs » .

[...]

La plupart des lois d'interprétation canadiennes déclarent que les intertitres ne font pas partie du texte dans lequel on les retrouve, ce qui implique qu'on ne doit pas en tenir compte (du moins s'il n'y a pas d'ambiguïté ). D'autres lois d'interprétation sont muettes au sujet des intertitres. En pratique, les tribunaux ignorent souvent les lois d'interprétation et se fondent sur la jurisprudence pour décider ce qu'ils doivent faire des intertitres. Dans les décisions les plus anciennes, les tribunaux insistaient sur le caractère extérieur des intertitres et refusaient de se fonder sur eux, sauf si le libellé de la loi était ambigu. (Passages non soulignés dans l'original.) (Statutory Interpretation, à la page 114).

[15]      Finalement, les intimés soutiennent que, même si l'article 1510 concerne exclusivement les nouveaux dépouillements de scrutin, l'article 910 de la politique électorale s'applique aussi.


Décision concernant l'article 1510

[16]       La Cour déclare que l'article 1510 (sans parler de l'article 1500) s'applique uniquement aux nouveaux dépouillements de scrutin. Lors du débat, l'avocat du requérant a signalé des cas dans lesquels la politique électorale n'a de sens que si l'on recourt aux intertitres. Par exemple, l'article 600 dispose :

[TRADUCTION]

Un membre de la Première Nation de Grand Rapids qui a 21 ans révolus, indépendamment du fait qu'il demeure hors de la réserve.

  

[17]     Ce passage n'est intelligible que si l'on sait ce à quoi il renvoie. Toutefois, lorsqu'on le rapproche de l'intertitre « Éligibilité au poste de chef » , il devient clair qu'il énonce un critère de candidature au poste de chef lors d'une élection. Les intertitres de ce texte font donc partie intégrante de son interprétation.

[18]       Bien que la Loi d'interprétation du Manitoba déclare que les intertitres renfermés dans le corps du texte de la loi ne font pas partie du texte de la loi, la politique électorale de la Première Nation de Grand Rapids ne semble pas avoir été rédigée à la lumière de cette loi.

[19]       Qui plus est, dans son ouvrage Statutory Interpretation, Ruth Sullivan souligne que les tribunaux canadiens ont adopté un seul principe général suivant lequel on considère que tous les éléments du texte de loi font partie du contexte de la loi et qu'on peut tenir compte pour interpréter le texte :


[TRADUCTION]

Malgré ces difficultés, les tribunaux anglais et canadiens penchent de plus en plus pour l'adoption d'un principe général unique. Suivant ce principe, on considère que tous les éléments du texte de loi font partie du contexte de la loi et qu'on peut en tenir compte pour interpréter un texte, non seulement pour lever une ambiguïté, mais, de façon générale, pour faciliter la recherche du sens voulu ou du sens approprié. Selon cette méthode, il n'est pas nécessaire de conclure qu'un texte est ambigu avant d'examiner un intertitre ou un préambule. Ainsi que le vicomte Simonds l'écrit dans l'arrêt A.G. v. Prince Ernest Augustus of Hanover, au sujet des préambules : [TRADUCTION] « Personne ne devrait prétendre comprendre une partie quelconque d'une loi ou d'un autre texte avant de l'avoir lu en entier. Tant qu'il ne l'a pas fait, il n'a pas le droit d'affirmer qu'il est clair et non ambigu en tout ou en partie. » (Passage non souligné dans l'original.) (Statutory Interpretation, à la page 115).

b. Allégations d'agissements répréhensibles dans la pétition

[20]       La politique électorale de la Première Nation de Grand Rapids permet la destitution du chef dans les cas précis suivants :

[TRADUCTION]

900.          VACANCE À UN POSTE

910.          [1]            Le poste de chef ou de conseiller devient vacant dès que l'agent d'élection certifie par écrit qu'un vote a eu lieu conformément au présent article 910 et qu'il a été déclaré que la personne qui occupe ce poste :

[...]

d)              a participé de façon significative à des manoeuvres électorales frauduleuses, a versé ou accepté un pot-de-vin ou a fait preuve d'une grave malhonnêteté ou s'est rendue coupable d'une inconduite.

920           Le vote prévu à l'article 910 a lieu sur réception par l'agent d'élection d'une pétition portant la signature d'au moins cinquante et un pour cent (51 %) des électeurs et énonçant les motifs de la demande visant la tenue du vote prévu à l'article 910. L'agent électoral procède au scrutin selon la même procédure que celle qui est suivie dans le cas d'un poste à pourvoir au Conseil. Ce scrutin a lieu selon la formule du vote à la majorité simple des suffrages exprimés.

[...]

940           Toute personne qui cesse d'occuper un poste aux termes de l'article 910 ne peut poser sa candidature au poste de chef ou de conseiller pour une période de trois (3) ans. (Politique électorale).

[21]      On a fait circuler la pétition suivante en vue de convoquer la tenue d'un référendum pour destituer le chef Douglas Ballantyne en vertu de l'article 920 de la politique électorale :


[TRADUCTION]

Nous soussignés, membres de la Première Nation de Grand Rapids, exigeons que l'agent d'élection tienne un référendum pour permettre aux membres de se prononcer sur la question de savoir si le chef Douglas Ballantyne devrait être destitué pour les motifs suivants :

-                Malhonnêteté, avoir menti aux membres avant la tenue du scrutin au sujet de l'argent volé à la Pelican Landing pour obtenir des suffrages.

-                Avoir admis avoir volé cet argent après son élection au cours d'une assemblée des membres, au vu et au su des personnes qui étaient présentes à cette assemblée, dont des agents de la GRC.

-                A été accusé d'avoir volé la somme de 9 200 $ qu'il a admis avoir prise. Il fait par ailleurs l'objet d'une enquête au sujet d'une autre somme de 116 000 $ disparue alors qu'il travaillait pour la Pelican Landing, une entreprise appartenant à la Première Nation de Grand Rapids.

-                Aux termes de notre politique électorale, le chef ou le conseiller qui se rend coupable de « malhonnêteté » ou de « détournement des fonds de la bande » doit être destitué.

-                Nous exigeons la tenue d'un référendum pour permettre au peuple de trancher la question au scrutin secret. (Pétition.)

Thèse du requérant

[22]       Le requérant soutient que la pétition reposait sur des renseignements trompeurs et inexacts. Qui plus est, le référendum qui a eu lieu par la suite a étéentaché d'irrégularités parce qu'il était fondé sur cette pétition et qu'il contenait les mêmes renseignements trompeurs et inexacts. Il nie toutes les allégations contenues dans la pétition.

Vol de 9 200 $

[23]       Le requérant travaillait comme stagiaire en gestion à la Pelican Landing, une entreprise appartenant à la bande. Il a étésuspendu avec traitement en mai ou en juin 1999 en attendant l'issue de l'enquête ouverte au sujet de la disparition de cette somme d'argent.


[24]       Le requérant soutient qu'il n'a pas été malhonnête envers les membres et qu'il n'a pas volé d'argent. Il reconnaît avoir consenti des prêts à des membres de la bande parce qu'il croyait qu'il avait le pouvoir de le faire. De plus, la somme totale qu'il a prêtée aux membres était de 1 500 $ et non de 9 200 $ et il ignore ce qu'il est advenu des 7 700 $ restants. Il admet avoir étéaccusé en vertu du Code criminel d'avoir volé 9 200 $, mais il nie l'accusation et précise qu'il a plaidé non coupable aux accusations portées contre lui.


[25]       Le requérant soumet le contre-interrogatoire de Marina Martha Freda Snyder, directrice générale de la Pelican Landing depuis 1994, pour démontrer qu'il croyait qu'il pouvait prêter de l'argent alors qu'il travaillait pour la Pelican Landing. Dans son affidavit, Mme Snyder affirme que ni elle ni aucun des employés de l'entreprise n'était autorisé à consentir des prêts en se servant de l'argent de l'entreprise, à l'exception de prêts au chef et au Conseil des Premières Nations. Toutefois, lors de son contre-interrogatoire, Mme Snyder a reconnu que des prêts avaient été consentis avant 1994 et que certains d'entre eux n'avaient pas encore été remboursés. En avril 1999, la politique a étémodifiée de façon à interdire les prêts aux membres de la bande. En contre-interrogatoire, Mme Snyder a affirmé que cette nouvelle politique avait étéadoptée lors d'une réunion du conseil et qu'elle avait étéconsignée au procès-verbal de cette réunion. La politique en question n'a toutefois pas étéretapée et le personnel ne l'avait pas en mains parce que le procès-verbal de la réunion avait été remis à la GRC au cours de son enquête. Le requérant affirme que ces faits démontrent que des prêts ont été consentis par des employés de la Pelican Landing et que le requérant pouvait raisonnablement présumer qu'il avait le pouvoir de prêter de l'argent aux membres de la bande. Il affirme en outre que si un changement de politique a eu lieu, il n'a pas étécommuniqué aux employés et que ceux-ci ne pouvaient pas en prendre connaissance. Finalement, en contre-interrogatoire, Mme Snyder a soutenu que d'autres personnes ont pu prendre l'argent qui a été volé ou qui a « disparu » .

Vol de 116 000 $

[26]       Le requérant nie qu'il fait l'objet d'une enquête au sujet des 116 000 $ qui ont disparu alors qu'il travaillait à la Pelican Landing. Il a produit une lettre de la GRC. Dans cette lettre datée du 22 mars 2000, le sergent B.R. Walker déclare que l'enquête ouverte à la fin de 1997 au sujet du vol de 116 000 $ à la Pelican Landing n'avait pas permis de recueillir suffisamment d'éléments de preuve pour intenter des poursuites en justice :

[TRADUCTION]

L'enquête que nous avons menée sur la question ne nous a pas permis de recueillir suffisamment d'éléments de preuve pour saisir la justice de la question. Après examen des résultats de cette enquête, il semble que les candidats les plus probables ne résident plus à Grand Rapids. Ce fait a été confirmé après que la direction de la Pelican Landing eut ordonné la tenue d'une vérification judiciaire de ses pratiques commerciales.

6. Équitéprocé durale

[27]       Le requérant affirme que les intimés doivent apporter des preuves des allégations articulées dans la pétition avant d'invoquer celle-ci pour destituer quelqu'un. Une pétition exige l'honnêteté et la bonne foi. Elle ne doit contenir aucune insinuation, fausse déclaration ou faits inexacts ou trompeurs visant à inciter les électeurs à la signer. La politique électorale n'a jamais envisagé une telle utilisation des pétitions. Une pétition que l'on fait circuler sur de fausses prémisses ne possède pas la validité juridique justifiant la destitution du titulaire d'une charge élective politique.


Parti pris

[28]       Le requérant affirme que Barbara Nasikapow a avait un parti pris contre lui parce qu'elle a discuté de la pétition avec plusieurs conseillers de la bande, dont Ron Ballantyne. La preuve n'est pas claire au sujet de la teneur de ces discussions. Le conseiller Ron Ballantyne était peut-être hostile au requérant, mais la preuve est faible, car elle consiste en du ouï-dire double rapporté dans le procès-verbal d'une réunion qui ne porte pas de date. Barbara Nasikapow nie avoir été hostile au requérant et prétend avoir fondé sa décision de tenir un référendum uniquement sur l'alinéa 920d) de la politique électorale. Elle avait toutefois déjà demandé au requérant d'expliquer ses gestes au cours d'une assemblée publique où le requérant avait nié avoir été impliqué dans le détournement des fonds de la bande.

[29]       Le requérant soutient également que l'agent d'élection n'aurait pas dû tenir le référendum parce qu'elle savait ou aurait dû savoir que la pétition était entachée d'irrégularités. Barbara Nasikapow savait que la pétition renfermait de fausses allégations et a même exprimé ses préoccupations au conseil. Le conseil de la bande lui a néanmoins donné pour instructions de tenir le scrutin en question.


[30]       En contre-interrogatoire, Barbara Nasikapow a affirmé que Douglas Ballantyne avait admis lors d'une assemblée publique avoir volé les 9 200 $. Toutefois, lorsque l'avocat a insisté pour savoir s'il avait admis avoir volé l'argent ou s'il nuançait sa déclaration en précisant qu'il avait pris cet argent pour le prêter à des membres de la bande, elle a répété à plusieurs reprises que Douglas Ballantyne avait dit qu'il « avait pris l'argent » . Le requérant affirme que, malgré les divers contextes dans lesquels le fait de prendre de l'argent ne constitue pas un vol, Barbara Nasikapow n'était pas disposée à envisager d'autre explication que le vol. Le requérant ajoute par ailleurs qu'elle ne l'a jamais entendu dire qu'il avait pris les 9 200 $.

Thèse des intimés

Vol de 9 200 $

[31]       Les intimés affirment que le contre-interrogatoire de Douglas Ballantyne démontre qu'il avait tort de croire qu'il avait le pouvoir de consentir des prêts. Sa conviction reposait uniquement sur le fait qu'il occupait à l'époque le poste de directeur-adjoint de Pelican Landing et qu'il ne se trouvait personne d'autre pour consentir les prêts. Il a reconnu avoir lu la politique qui interdit de consentir des prêts à qui que ce soit sauf les employés. Il a consigné les prêts par écrit. Les pièces constatant ces prêts sont sous la garde de la GRC.

Vol de 116 000 $

[32]       Les intimés affirment qu'au moment où l'on a fait circuler la pétition, le requérant faisait effectivement l'objet d'une enquête, parce que la lettre qui est censée le disculper est postérieure à la pétition et au référendum. La lettre porte en effet la date du 22 mars 2000. On a fait circuler la pétition entre septembre 1999 et le 20 mars 2000 et le référendum a eu lieu le 28 mars 2000. Les intimés font par conséquent valoir que les allégations contenues dans la pétition sont en fait raisonnables et véridiques. Selon eux, on peut raisonnablement inférer que le requérant était suspect jusqu'au référendum. Le fait de faire l'objet de soupçons démontre-t-il quelque chose ? Le scrutin a eu lieu après la date de la lettre, qui a étéjointe à l'affidavit du requérant sous la cote H.


Équitéprocé durale

[33]       Les intimés affirment que le chef Douglas Ballantyne a étédestitué de son poste en conformité avec la politique électorale étant donné que plus de 51 % des électeurs de la collectivité ont exprimé leur inquiétude au sujet la disparition de l'argent de la Pelican Landing. La malhonnêteté grave constitue un des motifs légitimes de destitution énumérés à l'alinéa 910d) de la politique électorale. Les intimés soutiennent que l'agent d'élection a exercé son pouvoir discrétionnaire de façon appropriée et qu'elle a ordonné la tenue du référendum en conformité avec la politique électorale. Chacun savait que ce scrutin portait sur l'implication du chef dans un présumé vol à la Pelican Landing.

[34]      La question du montant d'argent qui a disparu est sans intérêt, étant donné que le débat porte sur une malhonnêtetégrave. Douglas Ballantyne aurait publiquement reconnu à deux reprises avoir pris l'argent. Lorsqu'on applique une loi électorale coutumière, l'absence de déclaration de culpabilité est également sans intérêt. Suivant la version des faits des intimés, le chef a fait preuve de malhonnêtetéenvers le peuple et celui-ci a décidé de le destituer.


[35]       Les intimés soutiennent que le requérant a eu suffisamment de temps pour répondre aux allégations dont il fait l'objet. Il ressort selon eux de son contre-interrogatoire qu'il était déjà au courant de la pétition en septembre 1999. Il connaissait aussi la politique électorale qui exige le vote de 51 % de l'électorat pour le destituer et il a parlé aux électeurs de la pétition. Il a également fait campagne au cours de la période menant au référendum du 28 mars 2000 et il a recruté d'autres membres de la collectivité pour l'aider. Finalement -- et c'est là l'aspect le plus important --, il a admis en contre-interrogatoire qu'on lui a fourni une occasion raisonnable de monter une campagne contre la pétition. De son propre aveu, la procédure n'était donc pas irrégulière.

Parti pris

[36]       Les intimés affirment que Barbara Nasikapow n'avait aucun parti pris personnel contre le requérant et qu'elle était une des amies de l'épouse de Douglas Ballantyne.

Règles de droit en matière d'équitéproc édurale

[37]       Les règles de droit relatives à l'équité procédurale ont été traitées récemment dans l'arrêt Baker c. M.C.I.[8]. Dans cet arrêt, le juge L'Heureux-Dubéconfirme qu'une décision administrative qui touche « les droits, privilèges ou biens d'une personne » suffit pour entraîner l'application de l'obligation d'équité. Elle a fait remarquer que « la notion d'équité procédurale est éminemment variable et son contenu est tributaire du contexte particulier de chaque cas » . Les droits de participation qui font partie de l'obligation d'agir avec équité visent à garantir que les décisions administratives sont prises au moyen d'une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal, institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées de présenter leur point de vue et des éléments de preuve qui seront dûment pris en considération par le décideur. Le juge L'Heureux-Dubé a examiné le contenu de l'équité procédurale aux paragraphes suivants :


            [23] La jurisprudence reconnaît plusieurs facteurs pertinents en ce qui a trait aux exigences de l'obligation d'équité procédurale en common law dans des circonstances données. Un facteur important est la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir. Dans l'arrêt Knight, précité, ([1990] 3 R.C.S. 1170) à la p. 683, on a conclu que « la mesure dans laquelle le processus administratif se rapproche du processus judiciaire est de nature à indiquer jusqu'à quel point ces principes directeurs devraient s'appliquer dans le domaine de la prise de décisions administratives » . Plus le processus prévu, la fonction du tribunal, la nature de l'organisme rendant la décision et la démarche à suivre pour parvenir à la décision ressemblent à une prise de décision judiciaire, plus il est probable que l'obligation d'agir équitablement exigera des protections procédurales proches du modèle du procès [...]

24. Le deuxième facteur est la nature du régime législatif et les « termes de la loi en vertu de laquelle agit l'organisme en question » : Vieux St-Boniface, précité, à la p. 1191. Le rôle que joue la décision particulière au sein du régime législatif, et d'autres indications qui s'y rapportent dans la loi, aident à définir la nature de l'obligation d'équité dans le cadre d'une décision administrative précise. Par exemple, des protections procédurales plus importantes seront exigées lorsque la loi ne prévoit aucune procédure d'appel, ou lorsque la décision est déterminante quant à la question en litige et qu'il n'est plus possible de présenter d'autres demandes [...]

25. Le troisième facteur permettant de définir la nature et l'étendue de l'obligation d'équité est l'importance de la décision pour les personnes visées. Plus la décision est importante pour la vie des personnes visées et plus ses répercussions sont grandes pour ces personnes, plus les protections procédurales requises seront rigoureuses. C'est ce que dit par exemple le juge Dickson (plus tard Juge en chef) dans l'arrêt Kane c. Conseil d'administration de l'Université de la Colombie-Britannique, [1980] 1 R.C.S. 1105, à la p. 1113 :

Une justice de haute qualité est exigée lorsque le droit d'une personne d'exercer sa profession ou de garder son emploi est en jeu. [. . .] Une suspension de nature disciplinaire peut avoir des conséquences graves et permanentes sur une carrière.

            [...]

26 Quatrièmement, les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision peuvent également servir à déterminer quelles procédures l'obligation d'équité exige dans des circonstances données. Notre Cour a dit que, au Canada, l'attente légitime fait partie de la doctrine de l'équité ou de la justice naturelle, et qu'elle ne crée pas de droits matériels : Vieux St-Boniface, précité, à la p. 1204 ; Renvoi relatif au Régime d'assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525, à la p. 557. Au Canada, la reconnaissance qu'une attente légitime existe aura une incidence sur la nature de l'obligation d'équité envers les personnes visées par la décision. Si le demandeur s'attend légitimement à ce qu'une certaine procédure soit suivie, l'obligation d'équité exigera cette procédure [...] De même, si un demandeur s'attend légitimement à un certain résultat, l'équité peut exiger des droits procéduraux plus étendus que ceux qui seraient autrement accordés [...]

27. Cinquièmement, l'analyse des procédures requises par l'obligation d'équité devrait également prendre en considération et respecter les choix de procédure que l'organisme fait lui-même, particulièrement quand la loi laisse au décideur la possibilité de choisir ses propres procédures, ou quand l'organisme a une expertise dans le choix des procédures appropriées dans les circonstances : Brown et Evans, op. cit., aux pp. 7-66 à 7-70. Bien que, de toute évidence, cela ne soit pas déterminant, il faut accorder une grande importance au choix de procédures par l'organisme lui-même et à ses contraintes institutionnelles : IWA c. Consolidated-Bathurst Packaging Ltd., [1990] 1 R.C.S. 282, le juge Gonthier.


28. Je dois mentionner que cette liste de facteurs n'est pas exhaustive. Tous ces principes aident le tribunal à déterminer si les procédures suivies respectent l'obligation d'équité. D'autres facteurs peuvent également être importants, notamment dans l'examen des aspects de l'obligation d'agir équitablement non reliés aux droits de participation. Les valeurs qui sous-tendent l'obligation d'équité procédurale relèvent du principe selon lequel les personnes visées doivent avoir la possibilité de présenter entièrement et équitablement leur position, et ont droit à ce que les décisions touchant leurs droits, intérêts ou privilèges soient prises à la suite d'un processus équitable, impartial et ouvert, adapté au contexte légal, institutionnel et social de la décision. (Arrêt Baker, aux pp. 838 à 841) (Passages non soulignés dans l'original.)

Analyse de l'obligation d'agir avec équité

a. Nature de la décision et processus suivi pour y parvenir

[38]       Cette étape oblige la Cour à déterminer la mesure dans laquelle le processus suivi pour parvenir à la décision en cause se rapproche du processus judiciaire. Plus ces deux processus se ressemblent, plus une protection procédurale proche de celle qui s'applique dans le cas d'un procès sera exigée.

[39]       L'agent d'élection est chargé de veiller à l'application de la politique électorale. Elle n'est pas tenue de consulter autrui avant de prendre une décision et elle est tenue d'agir dans les limites de la politique. En décidant d'accepter la pétition et d'ordonner la tenue d'un référendum, l'agent d'élection agissait en une qualité analogue à celle d'un officier de justice. Elle a appliqué une série de faits à la politique électorale. Ces faits militent en faveur d'une plus grande protection procédurale en faveur du requérant.

b. Nature du régime législatif

[40]       En l'espèce, la Cour doit examiner la procédure d'appel qui est prévue en ce qui concerne les décisions de l'agent d'élection. Une protection procédurale plus étendue est exigée lorsque la loi ne prévoit aucune procédure d'appel ou lorsque la décision a pour effet de trancher la question en litige. La politique ne prévoit en l'espèce aucun droit d'appel des décisions de l'agent d'élection. En conséquence, une plus grande protection procédurale devrait être accordée au requérant.


c. Importance de la décision pour la personne visée

[41]       À cette étape, il s'agit de déterminer l'importance de la décision pour le requérant. La réponse est évidente en l'espèce. Une norme de justice élevée est exigée lorsque le droit de conserver son emploi ou de continuer à occuper une charge élective est en jeu. Cette norme impose une obligation d'équité élevée.

d. Attentes légitimes

[42]       Le principe des attentes légitimes ne crée pas de droits matériels. Le requérant qui s'attend légitimement à ce que le décideur suive une certaine procédure peut invoquer ce principe. Or, ce principe ne s'applique pas en l'espèce parce que le requérant n'avait pas d'attentes de ce type.

e. Choix de la procédure

[43]       Quand la loi laisse au décideur la possibilité de choisir sa propre procédure, ou quand « l'organisme » possède des connaissances spécialisées lui permettant de choisir la procédure appropriée dans les circonstances, il faut accorder une grande importance au choix de la procédure à suivre. En l'espèce, c'est la politique électorale qui impose la procédure à suivre. Le requérant a donc droit à un degré élevé d'équité procédurale.

f. Conclusion


[44]       La Cour déclare que le décideur était assujetti à une obligation d'agir avec équité envers le requérant. La décision d'accepter la pétition et de tenir un référendum est une décision qui commande la plus grande équité procédurale. Ce n'est pas une décision qui peut être prise étourdiment ou de façon précipitée.

Contenu de l'obligation d'agir avec équité

[45]       Le contenu de l'obligation d'agir avec équité envers le requérant a été analysé dans le jugement Sparvier[9], dans lequel le juge Rothstein a fait siens les motifs exposés dans l'arrêt Lakeside Colony of Hutterian Brethren c. Hofer[10] et a estimé que les exigences fondamentales des principes de justice naturelle comprenaient l'impartialité du tribunal, la nécessité d'un avis et la possibilité de faire valoir son point de vue.

a. Avis

[46]       Le requérant a reçu trois lettres au cours de cette période. La première lui était adressée par le conseil de la Première Nation de Grand Rapids et était censée le suspendre de son poste avec traitement. Les deux lettres suivantes provenaient de l'agent d'élection et l'informaient de la tenue prochaine d'un référendum. Dans tous les cas, les lettres ont été reçues après coup et le requérant n'a pas reçu de préavis.

b. Possibilité de faire valoir son point de vue

[47]       Le requérant n'a pas eu l'occasion de faire valoir son point de vue devant l'agent d'élection.


c. Impartialité du tribunal

[48]       Dans l'arrêt Baker, le juge L'Heureux-Dubé a répété que l'équité procédurale exige que les décisions soient rendues par un décideur impartial, sans crainte raisonnable de partialité.

[49]       Le critère de la crainte raisonnable de partialité a été énoncé par le juge Grandpré, qui était dissident, dans l'arrêt Committee for Justice and Liberty c. Office national de l'énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394 :

. . . la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d'une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. [. . .] [C]e critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste ? »

Notre Cour a souvent souscrit à cette définition du test, plus récemment dans l'arrêt R. c. S. (R.D.) [1997] 3 R.C.S. 484, au par. 11, le juge Major ; au par. 31, les juges L'Heureux-Dubé et McLachlin ; et au par. 111, le juge Cory.

[50]      Il a été décidé que le critère de la crainte raisonnable de partialité peut varier, comme d'autres éléments de l'équité procédurale, selon le contexte et le genre de fonction exercée par le décideur administratif concerné [...] (Baker, [1999] 2 R.C.S. 817, aux pages 849 et 859).

[51]       Le juge Rothstein a examiné la question de la crainte raisonnable de partialité dans le cas des bandes indiennes dans le jugement Sparvier :


Si on devait appliquer rigoureusement le critère de la crainte raisonnable de partialité, la légitimité des membres d'organismes décisionnels comme le tribunal d'appel, dans les bandes peu nombreuses, serait constamment contestée pour des motifs de partialité découlant des liens de parenté qu'un membre de l'organisme décisionnel avait avec l'un ou l'autre des candidats éventuels. Une application aussi rigoureuse des principes relatifs à la crainte de partialité risque de mener à des situations où le processus électoral serait constamment menacé par de telles allégations. Comme l'a affirmé l'avocat des intimés, une telle paralysie de la procédure pourrait compromettre l'élection autonome des gouvernements de bandes.

[...]

Cependant, la Cour doit agir dans le cadre du droit existant. Si j'ai ajouté ces commentaires, c'est à cause des difficultés que pose, à mon sens, l'application d'un critère strict « et plus souhaitable » en matière de partialité dans le cas d'une commission exerçant des fonctions juridictionnelles, comme le tribunal d'appel, aux réalités concrètes des relations sociales et commerciales qui existent inévitablement dans une petite collectivité comme la bande Cowessess. (Sparvier, précité, aux pages 258 et 259).

Décision sur les allégations d'agissements répréhensibles

[52]       L'analyse de l'arrêt Baker démontre que le requérant avait droit au degré de protection procédurale le plus élevé. On aurait à tout le moins dû l'aviser avant de prendre des décisions à son sujet. La Cour statue que le défaut presque complet de lui accorder la possibilité de répondre aux allégations contenues dans la pétition constitue une lacune importante, parce que la pétition était incendiaire, voire même diffamatoire[11]. La pétition n'avait recueilli l'appui que de 51,7 % des électeurs au bout de sept mois, soit seulement 0,7 % de plus que le pourcentage minimal requis pour pouvoir tenir un référendum. Le requérant a perdu le référendum par seulement quatre voix. La nature des allégations est susceptible d'avoir influencé irrégulièrement les électeurs et le résultat du scrutin, mais ces réflexions sont d'ordre spéculatif.


[53]       Bien qu'il ait été accusé d'un vol de 9 200 $, le requérant a été déclaré « non coupable » . Il ne reconnaît pas avoir prêté la somme d'argent qu'il est accusé d'avoir volée et il a peut-être une défense plausible à faire valoir devant un tribunal de juridiction pénale, voire même une apparence de droit. Bien que les intimés soient persuadés de sa culpabilité, ils se sont trompés au sujet de son rôle dans le vol des 116 000 $. La GRC a lavé le requérant des accusations d'agissements répréhensibles qui pesaient sur lui, mais cette disculpation est intervenue juste avant le référendum. Ces faits illustrent bien en quoi des accusations non fondées causent un préjudice et sont injustes.

[54]       La Cour rejette l'assertion des intimés suivant laquelle le requérant a eu suffisamment de temps pour répondre aux allégations dont il fait l'objet. On a fait circuler la pétition pendant sept mois avant de la soumettre à l'agent d'élection. Celle-ci a tenu un référendum une semaine plus tard. Il est injuste de s'attendre à ce que le requérant monte une campagne raisonnable pour rebâtir sa réputation en une semaine alors que ces détracteurs ont eu plus de six mois pour la détruire. Le fait que le requérant se retrouve devant notre Cour démontre qu'avec son avocat, il estime que la procédure suivie n'était pas équitable.

[55]       Il est évident que l'agent d'élection était d'avis que le requérant était malhonnête. Elle n'était pas disposée à envisager d'autres explications. La Cour juge qu'une personne raisonnable n'ayant pas d'idées préconçues aurait perçu que l'agent d'élection avait un parti pris contre le requérant dans le cas qui nous occupe. Ce parti pris a pu influencer sa décision d'accepter la pétition et de tenir le vote avec autant d'empressement. Bien que l'agent d'élection prétende qu'elle ne voulait pas nuire au requérant en lui posant des questions dans un lieu public, le poste qu'elle occupe l'obligeait à exercer plus de diligence pour éviter de donner l'impression d'avoir un parti pris.


c. Étendue des pouvoirs de l'agent d'élection

Thèse du requérant

[56]       Le requérant affirme que l'agent d'élection n'aurait pas dû tenir le référendum parce qu'elle savait ou aurait dû savoir que la pétition était entachée d'irrégularités. Barbara Nasikapow savait que la pétition contenait de fausses allégations et elle a même exprimé ses préoccupations au conseil. Le conseil lui a néanmoins donné pour instructions de procéder à la tenue du scrutin. Elle aurait dû désobéir ou remettre sa démission.

[57]       En contre-interrogatoire, Barbara Nasikapow a déclaré que, compte tenu de l'alinéa 910d), elle n'avait d'autre choix que d'accepter la pétition. Aussi farfelues que puissent être les allégations, la politique ne lui permettait pas d'exercer son jugement pour en confirmer la véracité ou la fausseté. Le requérant soutient que le poste qu'elle occupait en tant qu'agent d'élection obligeait Barbara Nasikapow à agir de façon équitable ce qui signifie qu'elle devait agir conformément à la loi.

Thèse des intimés

[58]       Les intimés soutiennent que l'agent d'élection n'est nullement tenue de se convaincre de la véracité des allégations articulées dans une pétition. Elle doit se convaincre que les allégations ont un fondement raisonnable, mais elle n'a pas à pousser plus loin son enquête. En l'espèce, elle savait, en tant que membre de cette petite collectivité, que ces allégations avaient un certain fondement.


[59]       Les intimés invoquent le jugement Crow c. Conseil de la bande indienne de Blood[12] pour démontrer qu'une simple allégation de malhonnêteté suffit pour destituer quelqu'un. Dans l'affaire Crow, le demandeur était un ancien conseiller de la bande de Blood. Il avait été élu conseiller de la bande. Le chef et le conseil avaient reçu des plaintes qui étaient suffisamment graves pour justifier de lui demander de démissionner. Le demandeur a refusé et le conseil l'a destitué. Par la suite, l'agent d'élection a refusé d'accepter la candidature du demandeur au poste de chef lors du prochain scrutin. Le demandeur reconnaissait que le règlement électoral coutumier de 1984 était conforme à la coutume de la bande, mais soutenait que la procédure électorale de la bande de Blood était régie par la Loi sur les Indiens plutôt que par la coutume de la bande et que la procédure électorale de la bande contrevenait à la Charte canadienne des droits et libertés. Le juge Heald a débouté le demandeur de son action. Il a jugé que la procédure électorale de la bande était valablement régie par la coutume de la bande et, en supposant que la Charte s'applique au règlement électoral coutumier, il a estimé que les droits garantis au demandeur par les articles 3, 7 et 15 de la Charte n'avaient pas été violés. Le jugement Crow démontre qu'un fonctionnaire d'une bande peut être légalement destitué en raison d'irrégularités dans les services de travaux publics et de logement dont il a la charge lorsque ces irrégularités sont jugées constituer une inconduite portant atteinte à la dignité et à l'intégrité du conseil.

Règles de droit régissant la norme de contrôle


[60]       La démarche à suivre pour évaluer la norme de contrôle applicable a récemment été analysée par le juge Bastarache dans l'arrêt Pushpanathan c. M.C.I.[13] :

(1) Facteurs à prendre en considération

            [29]          Les facteurs à prendre en considération pour déterminer la norme de contrôle ont été étudiés à fond dans un certain nombre d'arrêts récents de notre Cour. On peut les répartir dans quatre catégories.

(i) Clauses privatives

[30]          L'absence de clause privative n'implique pas une norme élevée de contrôle, si d'autres facteurs commandent une norme peu exigeante. Toutefois, la présence d'une telle clause « intégrale » atteste persuasivement que la cour doit faire montre de retenue à l'égard de la décision du tribunal administratif, sauf si d'autres facteurs suggèrent fortement le contraire en ce qui a trait à la décision en cause [...]

(ii) Expertise

[32]          Pour reprendre les paroles du juge Iacobucci dans l'arrêt Southam, précité, au par. 50, il s'agit du « facteur le plus important qu'une cour doit examiner pour arrêter la norme de contrôle applicable » . Ce facteur englobe plusieurs aspects. Si le tribunal est doté d'une certaine expertise quant à la réalisation des objectifs d'une loi, que ce soit en raison des connaissances spécialisées de ses membres, de sa procédure spéciale ou de moyens non judiciaires d'appliquer la loi, il y a lieu de faire preuve de plus de retenue. Dans Southam, la Cour a estimé qu'il fallait accorder beaucoup d'importance à la composition et à l'expertise du tribunal visé par la Loi sur la concurrence qui le rendent plus à même qu'une cour de justice de trancher des questions concernant la compétitivité, en général, et la définition du marché pertinent pour ce qui est du produit, en particulier [...]

(iii) Objet de la loi dans son ensemble et de la disposition en cause


[36]          Comme le juge Iacobucci l'a fait remarquer dans l'arrêt Southam, précité, au par. 50, l'objet et l'expertise se confondent souvent. L'objet de la loi est souvent indiqué par la nature spécialisée du régime législatif et du mécanisme de règlement des différends, et la nécessité de l'expertise se dégage souvent autant des exigences énoncées dans la loi que des qualités des membres du tribunal. Lorsque les objectifs de la loi et du décideur sont définis non pas principalement comme consistant à établir les droits des parties, ou ce qui leur revient de droit, mais bien à réaliser un équilibre délicat entre divers intérêts, alors l'opportunité d'une supervision judiciaire diminue [...] Ce sont tous là des manifestations concrètes du principe général de la « polycentricité » que les universitaires connaissent bien et qui, d'après eux, justifie le mieux la retenue dont les tribunaux judiciaires doivent faire preuve à l'endroit des organismes non judiciaires. Une [TRADUCTION] « question polycentrique fait intervenir un grand nombre de considérations et d'intérêts entremêlés et interdépendants » (P. Cane, An Introduction to Administrative Law (3e éd. 1996), à la p. 35). Certes, la procédure des tribunaux judiciaires repose fondamentalement sur l'opposition bipolaire des parties, des intérêts et sur l'établissement des faits, mais certains problèmes exigent la prise en compte de nombreux intérêts simultanément et l'adoption de solutions de nature à assurer en même temps un équilibre entre les coûts et les bénéfices pour de nombreuses parties distinctes. Quand un régime administratif ressemble davantage à ce modèle, les cours de justice feront preuve de retenue. Le principe de polycentricité est utile lorsqu'il s'agit de saisir la diversité des critères élaborés sous la rubrique de l' « objet de la loi » .

(iv) Nature du problème : question de droit ou de fait ?

[37]          Je le répète, il peut convenir de faire preuve d'un degré élevé de retenue même à l'égard de pures questions de droit, si d'autres facteurs de l'analyse pragmatique et fonctionnelle semblent indiquer que cela correspond à l'intention du législateur, comme notre Cour l'a décidé dans l'arrêt Pasiechnyk, précité. Toutefois, en cas d'ambiguïté des autres facteurs, les cours de justice doivent faire preuve de moins de retenue à l'égard des décisions qui portent sur de pures questions de droit. Le fondement de cette assertion est lié à la question de l'expertise relative mentionnée précédemment. Il n'y a pas de démarcation nette entre les questions de droit et les questions de fait et, de toute façon, nombre de décisions ont trait à des questions mixtes de droit et de fait. Le juge Iacobucci a énoncé un critère décisif pertinent dans l'arrêt Southam, précité, au par. 37 :

Il va de soi qu'il n'est pas facile de dire avec précision où doit être tracée la ligne de démarcation ; quoique, dans la plupart des cas, la situation soit suffisamment claire pour permettre de déterminer si le litige porte sur une proposition générale qui peut être qualifiée de principe de droit ou sur un ensemble très particulier de circonstances qui n'est pas susceptible de présenter beaucoup d'intérêt pour les juges et les avocats dans l'avenir. (Pushpanathan, [1998] 1 R.C.S. 982, pp. 1005 à 1010.)

Analyse de la norme de contrôle

a. Clause privative

[61]       La politique électorale ne renferme pas de clause privative. Un degré moins élevé de retenue est donc justifié.

b. Expertise

[62]       L'agent électoral est désigné au cours d'une assemblée publique et ne possède pas d'expertise particulière. Il y a donc lieu de faire preuve de moins de retenue envers ses décisions.


c. Objet de la loi et de la disposition en cause

[63]       La politique électorale ne s'inspire pas de l'application de principes juridiques non limitatifs, ce qui milite en faveur d'une norme de retenue moins élevée.

d. Question de droit ou question de fait

[64]       La décision de l'agent électoral implique une interprétation de la politique électorale. Cette décision s'apparente à une décision sur une question de droit ou en constitue une. Une norme de retenue moins élevée est donc justifiée.

e. Conclusion

[65]       La Cour statue que les décisions de l'agent d'élection justifient seulement un degré peu élevé de retenue et que la norme de contrôle appropriée est celle du bien-fondé de la décision.

Décision sur l'étendue des pouvoirs de l'agent d'élection

[66]       La Cour statue que l'agent d'élection a eu tort d'accepter une pétition qu'elle savait entachée d'irrégularités. Le fait que la politique électorale ne prévoit aucun motif permettant de rejeter une pétition ne l'excusait pas de refuser d'exercer son pouvoir discrétionnaire d'une manière juste et raisonnable pour rejeter une pétition qu'elle savait entachée d'irrégularités.


d. Intervention de la Cour

Thèse du requérant

[67]       Bien que le concept d'autonomie gouvernementale des Autochtones constitue un objectif vers lequel bon nombre de collectivités autochtones tendent (bien que ce concept ne soit pas exprimé dans la Constitution), les tribunaux ont reconnu qu'ils doivent intervenir en cas d'injustice. Les autochtones ne jouissent pas d'une immunité constitutionnelle qui les mettrait à l'abri de la compétence de la Cour. À cet égard, le requérant invoque le jugement Sparvier à l'appui de sa thèse. Dans le jugement Sparvier, le juge Rothstein a examiné le rôle de la Cour en ce qui concerne les questions autochtones :     

L'avocat des intimés prétend que parce que la procédure du tribunal d'appel était conforme à la coutume de la bande, le degré de justice naturelle ou d'équité procédurale auquel le requérant avait droit était minime. Selon lui, en décider autrement aurait pour effet d'invalider les procédures suivies par toutes les autres bandes au Canada qui élisent leurs dirigeants selon leurs propres coutumes, puisque la Cour se trouverait simplement à imposer ses propres règles de procédure à la place des procédures coutumières de la bande.

L'avocat des intimés n'a cité aucune jurisprudence ou doctrine selon laquelle les principes de justice naturelle ou d'équité procédurale ne doivent pas être appliqués dans les cas où la coutume de la bande prescrit les procédures que doivent suivre les tribunaux de bande.

Bien que j'accepte l'importance d'un processus autonome pour l'élection des gouvernements de bandes, j'estime que des normes minimales de justice naturelle ou d'équité procédurale doivent être respectées. Je reconnais pleinement que les tribunaux doivent éviter de s'immiscer dans le mouvement politique des peuples autochtones en vue d'acquérir plus d'autonomie. Cependant, les membres des bandes sont des individus qui, à mon sens, ont le droit à ce que les tribunaux suivent une procédure équitable dans les instances qui les concernent. Dans la mesure où cette Cour a compétence, les principes de la justice naturelle et de l'équité procédurale doivent être appliqués. (Sparvier, [1993] 3 C.F. 357, aux pages 374 et 375, 253 et 254 F.T.R.) (Passages non soulignés dans l'original.)

Thèse des intimés

[68]       Les intimés affirment que la Cour ne devrait pas intervenir dans le fonctionnement des bandes indiennes pour les raisons suivantes :


a.          Son autonomie gouvernementale en subirait un préjudice permanent et la compétence de la Première Nation en ce qui concerne l'exercice de ses activités selon ses propres méthodes d'autonomie gouvernementale serait constamment remise en question ;

b.          L'autorité des dirigeants de la Première Nation ferait constamment l'objet de conjectures et devrait continuer à subir le déshonneur du fait que son chef est une personne qui, non seulement a fait preuve de malhonnêteté envers elle, mais a réussi à faire sanctionner ses agissements par les tribunaux en obtenant de ceux-ci qu'ils interdisent à la Première Nation d'exercer l'autonomie gouvernementale qui lui est incontestablement reconnue ;

c.          En intervenant dans la présente affaire dans laquelle les formalités relatives à l'autonomie gouvernementale de la Première Nation ont été suivies à la lettre, la Cour inviterait constamment la partie perdante dans ce processus d'autonomie gouvernementale à se porter en appel devant les tribunaux.

[69]       Les intimés invoquent le jugement Big Stone c. Big Eagle[14] pour démontrer que les tribunaux devraient refuser de s'immiscer dans les affaires des bandes indiennes lorsque le demandeur n'a pas démontré selon la prépondérance des probabilités que la bande a agi illégalement d'une façon qui justifie l'intervention de la Cour. Les intimés citent le jugement McLeod Lake c. Chingee[15] pour démontrer que les tribunaux ne doivent pas intervenir dans la procédure de sélection du conseil qui s'enracine dans les coutumes de la bande qui sont généralement acceptables pour les membres de la bande et qui font l'objet d'un large consensus. Le juge Reed a déclaré ce qui suit dans ce jugement :

Je suis convaincue que lors de l'adoption des dispositions pertinentes de la Loi sur les Indiens, l'intention du Parlement était de laisser à la bande le soin de déterminer la coutume régissant le choix du « conseil de la bande » . Cela découle de la nature de la coutume, qui consiste en une pratique établie ou adoptée par les personnes à qui elle s'applique et qui ont accepté d'être dirigées par elle. (McLeod Lake, à la page 259.) (Passage non souligné dans l'original.)


[70]       Les intimés affirment également qu'il est trop tard pour que Douglas Ballantyne se plaigne d'être victime d'une injustice. Les intimés invoquent le jugement McLeod Lake pour illustrer le fait que le défaut de s'opposer en temps utile démontre que l'élection a été tenue conformément à la coutume adoptée par la bande. Dans le jugement McLeod Lake, le juge Reed cite le jugement Bone c. Conseil de la bande indienne no 290 de Sioux Valley[16] et a déclaré ce qui suit :

Le juge Heald a ajouté que l'élection avait été tenue selon le code électoral contesté sans qu'aucune opposition n'ait été déposée avant la défaite. Il a interprété cette absence d'opposition comme une preuve que l'élection avait été tenue en conformité avec la coutume adoptée par la bande. (McLeod Lake, à la page 261.) (Passage non souligné dans l'original.)

Décision au sujet de l'intervention de la Cour

[71]       La Cour rejette la proposition qu'elle ne devrait pas intervenir. La Cour fait siens les propos que le juge Rothstein a tenus dans le jugement Sparvier suivant lesquels les membres des bandes indiennes sont des personnes qui ont droit à ce que les tribunaux suivent une procédure équitable dans les instances qui les concernent. Personne ne peut porter atteinte à leur dignité humaine et ils ont par conséquent droit à l'égalité au même titre que tous les autres humains du Canada en ce qui concerne leurs droits civils et constitutionnels. La Cour estime que le jugement Crow ne s'applique pas en l'espèce parce que cette affaire ne portait pas sur l'équité procédurale mais sur l'application de la Charte canadienne des droits et libertés.


[72]       Bien que le défaut de s'opposer en temps utile puisse dans certains cas rendre quelqu'un irrecevable à faire val/oir ses droits, ce n'est pas le cas du requérant en l'espèce. Le requérant a à peine eu le temps de se préparer en vue du référendum. Qui plus est, s'il avait gagné le référendum, la présente demande serait sans objet. On ne saurait donc affirmer que le requérant a accepté les résultats du scrutin parce qu'il ne s'y est pas immédiatement opposé. De plus, il n'existe dans la politique électorale aucune disposition qui permette au requérant de s'opposer. Ce recours constitue un droit civil et humain ordinaire qu'on ne saurait nier au requérant, qu'il soit chef ou membre de la bande.

[73]       Finalement, les intimés insistent fortement sur la question du large consensus pour empêcher la Cour d'intervenir. Moins de la moitié des électeurs ayant le droit de vote ont effectivement voté lors du référendum, et seulement 154 d'entre eux se sont prononcés en faveur de la destitution du requérant. On ne saurait guère y voir un large consensus en faveur de la destitution du requérant[17].

7. Réparations

[74]       Les décisions suivantes illustrent certaines des réparations que notre Cour a accordées dans des affaires portant sur la contestation d'élections au sein de bandes indiennes.


Sparvier c. Bande indienne no 73 de Cowesses[18]

[75]       Dans le jugement Sparvier, le juge Rothstein a déclaré ce qui suit :

[4]            Dans mes motifs datés du 12 mai 1993, j'ai indiqué qu'aucune ordonnance annulant la décision du 5 mai 1992 du tribunal d'appel ne serait rendue à ce moment-là. L'annulation de cette décision aurait pour conséquence d'invalider l'élection du 22 mai 1992 et de rétablir les résultats de l'élection du 24 avril 1992 même si la validité de cette élection doit encore être déterminée. M. Lavallée devrait céder sa place et M. Sparvier assumerait les fonctions de chef, peut-être seulement jusqu'à la décision du nouveau tribunal d'appel sur la validité de l'élection du 24 avril 1992. À mon avis, une telle situation perturberait inutilement l'administration de la bande.

[5]            Dans l'arrêt Regina v. Paddington Valuation Officer, Ex Parte Peachey Property Corpn. Ltd., [1966] 1 Q.B. 380 (C.A.), une ordonnance de certiorari a été retardée pour éviter les inconvénients résultant d'une décision sur l'invalidité d'une classification. La classification devait rester en vigueur jusqu'à la préparation d'une nouvelle liste.

[6]            Bien qu'une ordonnance visant à obtenir des instructions ait pour conséquence en l'espèce de rendre invalide la décision du 5 mai 1992 du tribunal d'appel, je suis d'avis, d'après l'arrêt Paddington, précité, que dans le cadre de l'exercice judiciaire du pouvoir discrétionnaire, la Cour peut décider du moment où elle rendra son ordonnance d'annulation de manière à éviter, dans la mesure du possible, de perturber inutilement l'administration de la bande. Le fait de retarder en l'espèce l'effet de l'ordonnance d'annulation aiderait à atteindre cet objectif.

[7]            La décision du tribunal d'appel du 5 mai 1992 est annulée. Toutefois, l'exécution de cette ordonnance d'annulation sera suspendue jusqu'à ce que le nouveau tribunal d'appel décide de maintenir l'élection du 24 avril 1992, l'élection du 22 mai 1992 ou s'il décide de tenir une nouvelle élection, jusqu'au lendemain de la nouvelle élection.

Parisier c.Première Nation de Ocean Man


[76]       L'affaire Parisier portait sur une demande de contrôle judiciaire d'une décision rendue par un agent d'élection à la suite de l'élection du chef et de quatre conseillers de la Première Nation de Ocean Man. La requérante et une autre candidate au poste de conseiller avaient obtenu un nombre égal de voix. L'agent d'élections avait déclaré l'autre candidate élue parce qu'elle avait déjà été conseillère et que, à cause d'un bulletin de vote détérioré, elle aurait gagné par une voix. La demande de contrôle judiciaire a été accueillie en partie et la décision par laquelle l'agent d'élections avait déclaré l'autre candidate élue a été annulée. La Cour a toutefois refusé d'aller plus loin en ordonnant la tenue d'un second tour de scrutin et a refusé d'accorder une réparation contre le chef et le conseil. La Cour a refusé d'ordonner la tenue d'un second tour de scrutin parce qu'une période de temps assez longue s'était écoulée et que le fonctionnement du conseil n'avait pas été entravé. De plus, un scrutin devait avoir lieu dans moins d'une année. La Cour a refusé d'accorder une réparation contre le chef et le conseil au motif qu'ils n'avaient pas participé à la décision contestée et qu'ils n'y avaient pas donné suite.

Bande indienne de Sucker Creek c. Calliou

[77]       Dans l'affaire Sucker Creek, après avoir décidé que la bande avait illégalement destitué le requérant, le juge Rouleau a annulé la résolution adoptée par la bande et a déclaré que le requérant était et avait toujours été le chef de la Première Nation de Sucker Creek depuis son élection.

Nation Crie de Long Lake c. Canada (ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien)[19]


[78]       L'affaire Nation Crie de Long Lake portait sur la légalité de deux scrutins qui avaient été tenus en vue d'élire le chef et les conseillers de la bande indienne demanderesse. Le juge Rouleau a statué que les deux scrutins antérieurs étaient tous les deux invalides parce que le chef et le conseil ne pouvaient être destitués en cours de mandat sauf pour des motifs précis et que cette destitution ne pouvait se faire qu'en conformité avec la procédure prescrite par la loi électorale de la bande. Il s'ensuivait que le seul conseil de bande qui existait à ce moment-là et qui était valide en droit était le conseil qui avait été élu lors des deux premiers scrutins.

8. Dispositif

[79]       Il ressort de la jurisprudence que la Cour peut élaborer une réparation adaptée aux circonstances de l'espèce. La Cour annule la pétition au motif qu'elle n'est pas conforme à la politique électorale et que l'équité procédurale à laquelle le requérant avait droit n'a pas été respectée. La Cour annule la décision par laquelle le conseil a destitué le requérant de son poste de chef au motif que cette décision reposait sur une pétition entachée d'irrégularités. La Cour annule les résultats du référendum qui a par la suite eu lieu au motif qu'il a été tenu par suite d'une pétition entachée d'irrégularités. La Cour annule la décision par laquelle l'agent d'élection a déclaré le requérant inéligible lors de tout scrutin ultérieur. La Cour déclare que le requérant est le chef de la bande indienne de Grand Rapids conformément aux résultats de l'élection du 23 juin 1999.


[80]       Les intimés sont condamnés à payer au requérant les dépens de la présente action (au montant convenu par les parties ou) au montant requis par le barème médian de la colonne IV du tableau du TARIF B des articles 400 et 407 des Règles.

                                                                                                                                                                                                                             

Juge

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.


                                                                                                                                             T-679-00

Ottawa (Ontario), le 22 novembre 2000

En présence de Monsieur le juge Muldoon

E n t r e :

                     L'ANCIEN CHEF DE LA PREMIÈRE NATION DE GRAND RAPIDS,

                                                                Douglas Ballantyne

                                                                                                                                              requérant

                                                                          - et -

                                       BARABRA NASIKAPOW, ANNE HUDSON et

                                       LA PREMIÈRE NATION DE GRAND RAPIDS,

                                           représentée par les conseillers Ron Ballantyne,

                                                     Murray Cook et William Ferland

                                                                                                                                                  intimés

                                                                ORDONNANCE

LA COUR, STATUANT SUR la demande présentée par le requérant en vue d'obtenir :

a.          une ordonnance annulant ou suspendant toutes les mesures prises par les agents d'élection et les conseillers intimés en vue de destituer l'ancien chef et d'élire un nouveau chef ;

b.          une injonction empêchant tout processus de nomination ou d'élection du nouveau chef de la Première Nation de Grand Rapids tant que les questions en litige dans la présente demande soumise à la Cour n'auront pas été tranchées ;


c.          que la demande soit entendue sur préavis de moins de deux jours conformément au paragraphe 362(2) des Règles ;

d.          que les dépens de la présente demande soient adjugés au requérant ;

e.          toute autre réparation que la Cour jugera bon d'accorder ;

APRÈS AUDITION de la demande à Winnipeg (Manitoba) le 27 juin 2000 en présence des avocats du requérant et des intimés, APRÈS AUDITION des observations des avocats et après avoir décidé de reporter à plus tard le prononcé de sa décision, LA COUR, pour les motifs exposés ce jour :

ACCUEILLE la demande du requérant selon les modalités suivantes :   

A.         La pétition que l'agent d'élection Barbara Nasikapow ou son adjointe Anne Hudson, toutes deux de la Première Nation de Grand Rapids, ont reçue et à laquelle elles ont donné suite en vue de destituer le chef de la Première Nation de Grand Rapids est annulée au motif que :

(i)          elle n'est pas conforme à la politique électorale de la Première Nation de Grand Rapids qui est entrée en vigueur le 24 septembre 1992 ;

(ii)         l'équité procédurale à laquelle le requérant avait droit n'a pas été respectée.

B.          La décision par laquelle le conseil de la bande indienne de Grand Rapids a destitué le requérant de son poste de chef est annulée au motif que cette décision reposait sur une pétition entachée d'irrégularités.


C.         Les résultats du référendum tenu par la bande de Grand Rapids sont annulés au motif que ce référendum a eu lieu sur le fondement d'une pétition entachée d'irrégularités.

D.         La décision par laquelle l'agent d'élections a, par l'intermédiaire de son adjointe, déclaré le requérant, le chef Douglas Ballantyne, inéligible à poser sa candidature au poste de chef ou de conseiller lors de tout scrutin ultérieur au cours des trois années suivant le 6 avril 2000 en raison du scrutin tenu le 5 avril 2000 est annulée ;

DÉCLARE que le requérant est le chef de la bande indienne de Grand Rapids (la Première Nation), sauf en cas d'incapacité ou de décès, pour le reste du mandat pour lequel il a été élu le 23 juin 1999 ;

CONDAMNE les intimés à payer au requérant, par l'intermédiaire de leurs avocats, les dépens de la présente action (au montant convenu par les parties ou) au montant requis par le barème médian de la colonne IV du tableau du TARIF B des articles 400 et 407 des Règles.

                                                                                                                                                                                                                              

Juge

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.


                                                COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                            SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                             AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                                                     T-679-00

INTITULÉ DE LA CAUSE :                                    L'ancien chef de la Première Nation de Grand Rapids

c. Barbara Nasikapow et autres

LIEU DE L'AUDIENCE :                                          Winnipeg (Manitoba)

DATE DE L'AUDIENCE :                                         le 27 juin 2000

MOTIFS DU JUGEMENT prononcés par le juge Muldoon le 22 novembre 2000

ONT COMPARU :

Me Orvel L. Currie                                                        pour le requérant

Me Vic Savino                                                   pour les intimés

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

Levine Levine Tadman                                       pour le requérant

Winnipeg (Manitoba)

Savino & Company Legal Services                                pour les intimés

Winnipeg (Manitoba)



[1] [1993] 3 C.F. 142, (1993) 63 F.T.R. 242 (C.F. 1re inst.).

[2] L.R.C. (1985), ch. I-5.

[3] (1996), 108 F.T.R. 297, aux pages 299 et 300.

[4] (1999) 171 F.T.R. 275.

[5] C.P.L.M., ch. 180.

[6] L.R.C. (1985), ch. I-21.

[7] R. Sullivan, Statutory Interpretation, Concord (Ontario), Irwin Law, 1997.

[8] [1999] 2 R.C.S. 817, (1999) 174 D.L.R. (4th) 193 (C.S.C.).

[9] (1993) 63 F.T.R. 242, [1993] 3 C.F. 357.

[10] [1992] 3 R.C.S. 165, (1992) 97 D.L.R. (4th) 17 (C.S.C.).

[11] Voir l'arrêt Derrickson v. Tomat, (1992), 88 D.L.R. (4th) 401 (C.A.C.-B.).

[12] (1996), 107 F.T.R. 270, [1997] 3 C.N.L.R. 76 (C.F. 1re inst.).

[13] [1998] 1 R.C.S. 982, (1998) 160 D.L.R. (4th) 193 (C.S.C.).

[14] (1992) 52 F.T.R. 109, [1993] 1 C.N.L.R. 25 (C.F. 1re inst.).

[15] (1998) 153 F.T.R. 257, (1998) 165 D.L.R. (4th) 358 (C.F. 1re inst.).

[16] (1996), 107 F.T.R. 133, [1996] 3 C.N.L.R. 54 (C.F. 1re inst.).

[17] Voir le jugement Nation crie de Long Lake c. Canada (ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), infra, note 19, pour une analyse de la question.

[18] (1993) 66 F.T.R. 266.

[19] [1995] F.C.J. No. 1020, T-496-95, T-551-95, 29 juin 1995, le juge Rothstein.

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