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Date : 20190529


Dossier : IMM-4917-18

Référence : 2019 CF 752

Ottawa (Ontario), le 29 mai 2019

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

MOUSTAFE TOURÉ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  INTRODUCTION

[1]  Le demandeur conteste une décision de la Section de l’immigration [SI] par laquelle il a été déclaré interdit de territoire pour grande criminalité aux termes de l’alinéa 36(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi]. La SI a en effet jugé que le demandeur était interdit de territoire pour avoir plaidé coupable, aux États-Unis, à une infraction équivalente à l’infraction de fraude prévue à l’alinéa 380(1)a) du Code criminel, LRC 1985, c C-46, laquelle est punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans lorsque la valeur de l’objet de l’infraction dépasse 5 000,00$ CAN. Cette décision a rendu le demandeur inéligible à présenter une demande d’asile, ce qu’il souhaitait faire en s’amenant au Canada après avoir passé les 27 dernières années de sa vie aux États-Unis.

[2]  Selon le demandeur, la SI se serait livrée à une analyse d’équivalence erronée en tenant compte de l’ordonnance de restitution accompagnant sa sentence d’emprisonnement de 14 mois puisque le seul crime de fraude pour lequel il s’est reconnu coupable visait une infraction dont l’objet ne dépassait pas le seuil monétaire établi par l’alinéa 380(1)a) du Code criminel et requis pour exposer le contrevenant aux effets de l’alinéa 36(1)b) de la Loi.

[3]  En fait, précise-t-il, c’est à une infraction pour une fraude se situant entre 500,00 $ et 1 000,00 $ US, qu’il s’est reconnu coupable, sans plus. Quant à l’ordonnance de restitution, qu’il ne s’explique pas, elle visait la restitution au gouvernement américain d’une somme de 81 892,30 $ US.

II.  CONTEXTE

[4]  Le contexte pertinent à la présente affaire peut se résumer comme suit. Le demandeur est un ressortissant du Mali. Il a vécu 27 ans aux États-Unis grâce à un permis de travail avant de s’amener au Canada en avril 2018 afin d’y demander l’asile. En 2009, alors qu’il réside à Cincinnati, en Ohio, il ouvre ce qu’on appelle ici un dépanneur. La même année, il se voit autoriser à participer, comme commerçant, au programme d’assistance alimentaire du gouvernement américain [Programme]. Le Programme, destiné à la population dans le besoin, permet à ses bénéficiaires d’acheter de la nourriture dans les commerces autorisés à l’aide de cartes de débit auxquelles le gouvernement alloue, à chaque mois, un certain montant d’argent.

[5]  Selon les règles du Programme, l’achat de boissons alcoolisées, de tabac et d’armes à feu à l’aide de telles cartes est toutefois prohibé, tout comme l’est l’échange des montants alloués en vertu du Programme contre de l’argent comptant.

[6]  En mai 2014, le demandeur est accusé d’avoir commis plusieurs infractions aux lois fédérales américaines relativement à sa participation au Programme. Il doit ainsi faire face à quarante-trois chefs d’accusation à cet égard. Il est aussi accusé d’avoir eu en sa possession une arme à feu alors qu’il se trouvait, en tant qu’étranger, en situation d’illégalité aux États-Unis. Cette accusation, pour laquelle le demandeur a aussi plaidé coupable et à l’égard de laquelle, de toute façon, la SI a jugé qu’il n’existait pas d’équivalent canadien, n’est pas pertinente pour les fins de la présente affaire.

[7]  Le 4 décembre 2017, le demandeur, aux termes d’une entente intervenue entre son avocat et le poursuivant, plaide coupable à un des quarante-trois chefs d’accusation liés au Programme. Il se reconnaît ainsi coupable d’avoir fraudé le Programme, le 2 octobre 2013, pour un montant de moins de mille dollars (US). Suite à ce plaidoyer de culpabilité, une peine d’emprisonnement de 14 mois, à être servie concurremment à celle qui découle de l’infraction pour possession illégale d’une arme à feu, lui est imposée et l’ordonnance de restitution précitée est émise contre lui.

[8]  À son arrivée au Canada, en avril 2018, un rapport d’interdiction de territoire aux termes du paragraphe 44(1) de la Loi est rédigé à son égard. L’affaire est ensuite référée à la SI pour enquête. Devant la SI, le demandeur reconnaît s’être déclaré coupable de l’infraction d’avoir fraudé le Programme pour un montant qui lui a rapporté 250,00 $ US mais fait part de son incompréhension face à l’ordonnance de restitution. Il soutient qu’il n’a fraudé qu’en une seule occasion le Programme et ajoute que le montant qu’on lui réclame aux termes de l’ordonnance de restitution représente la somme totale des transactions, liées au Programme, effectuées en toute légalité à son commerce.

[9]  La SI s’est employée à effectuer une analyse comparative des éléments essentiels des infractions américaines et canadiennes sur la base du test développé par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Hill c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1987), 73 NR 315 (CAF) [Hill]. Quant à la valeur de l’objet de l’infraction, la SI, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, s’en est remise à l’ordonnance de restitution pour conclure qu’elle excédait le seuil de 5 000,00 $ CAN donnant ouverture, suivant l’alinéa 380(1)a) du Code criminel, à une peine d’emprisonnement maximale de quatorze ans, et donc, à la mise en œuvre de l’alinéa 36(1)b) de la Loi. Elle s’est dite d’avis que cette ordonnance faisait partie de la peine imposée et qu’elle était donc directement liée à l’objet et à la valeur de la fraude.

III.  QUESTION EN LITIGE ET NORME DE CONTRÔLE

[10]  Il s’agit de déterminer ici si la SI a commis une erreur justifiant l’intervention de la Cour en concluant de la sorte sur la question de la valeur de l’objet de la fraude imputée au demandeur aux États-Unis.

[11]  L’équivalence des éléments essentiels de l’infraction américaine pour laquelle le demandeur a plaidé coupable avec ceux de l’alinéa 380(1)a) du Code criminel n’est pas véritablement en cause en l’instance. En d’autres termes, il n’est pas contesté qu’il y a eu fraude au sens dudit alinéa. Ce qui est contesté, c’est la question de la « valeur de l’objet de l’infraction ». Plus précisément, il s’agit de déterminer si la SI pouvait s’en remettre à l’ordonnance de restitution pour établir cette valeur ou si elle devait se limiter à ne considérer que la valeur de l’objet de l’infraction pour laquelle le demandeur a plaidé coupable. Il va sans dire que si elle pouvait s’en remettre à cette ordonnance, sa décision est inattaquable. Au cas contraire, la décision ne peut tenir.

[12]  Il est bien établi que le contrôle judiciaire des décisions de la SI en matière d’inadmissibilité pour grande criminalité se fait suivant la norme de la décision raisonnable (Bellevue c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 926 au para 26 [Bellevue]; Halilaj c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 1062 au para 11; Liberal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 173 au para 12). Il est outre reconnu qu’en ce domaine, l’équivalence des infractions est, pour l’essentiel, une question de fait exigeant de la retenue de la part du juge appelé à la réviser (Abid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 164 au para 11 [Abid]).

IV.  ANALYSE

[13]  Suivant l’alinéa 36(1)b) de la Loi, emporte interdiction de territoire le fait d’être « déclaré coupable, à l’extérieur du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ».

[14]  Personne ne conteste, en l’espèce, que l’examen de l’équivalence des infractions canadienne et étrangère peut se faire, aux termes de cette disposition, selon l’une ou l’autre des trois méthodes énoncées dans Hill. Suivant cet arrêt, cet examen peut se faire :

  1. Soit « en comparant le libellé précis des dispositions de chacune des lois par un examen documentaire et, s’il s’en trouve de disponible, par le témoignage d’un expert ou d’experts du droit étranger pour dégager, à partir de cette preuve, les éléments essentiels des infractions respectives » ;
  2. Soit « par l’examen de la preuve présentée devant l’arbitre, aussi bien orale que documentaire, afin d’établir si elle démontrait de façon suffisante que les éléments essentiels de l’infraction au Canada avaient été établis dans le cadre des procédures étrangères, que les mêmes termes soient ou non utilisés pour énoncer ces éléments dans les actes introductifs d’instance ou dans les dispositions légales »; ou
  3. Soit « au moyen d’une combinaison de cette première et de cette seconde démarches ».

[15]  Le demandeur me presse d’interpréter ce test – et donc l’alinéa 36(1)b) de la Loi – de manière stricte puisque son droit d’asile, et, par voie de conséquence, sa sécurité, se trouvent compromis par la décision de la SI. Cela signifie, selon lui, que l’équivalence des infractions doit être évaluée uniquement sur la base du plaidoyer de culpabilité qu’il a enregistré, lequel ne porte que sur un seul des nombreux chefs d’accusation de fraude dont il a fait l’objet et ne vise qu’une infraction dont l’objet a une valeur se situant bien en deçà du seuil de 5 000,00 $ CAN exposant le contrevenant, en droit canadien, à une peine d’emprisonnement maximal d’au moins 10 ans.

[16]  Subsidiairement, le demandeur soutient que la SI a erré en s’en remettant à la décision de la Section d’appel de l’immigration dans l’affaire Edri c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CanLII 35057 (CA CISR) [Edri], afin d’inférer, à partir de l’ordonnance de restitution prononcée contre lui par la justice américaine, la valeur de la fraude commise puisque les faits des deux affaires diffèrent, selon lui, considérablement. Il ajoute que le recours à la totalité de la preuve qui était devant le décideur étranger, lorsque vient le temps d’apprécier s’il y a équivalence ou non, n’est possible que lorsque l’infraction étrangère ne définit pas la valeur de l’objet de l’infraction, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

[17]  Avec respect, je ne saurais faire droit à ces arguments.

[18]  D’une part, comme je l’ai déjà noté, la jurisprudence de cette Cour veut que la question de l’équivalence des infractions en soit une, pour l’essentiel, de fait. Je rappelle qu’ici, seule la valeur de l’objet de l’infraction commise par le demandeur est en cause : si elle excède 5 000,00 $ CAN, l’équivalence est acquise et l’alinéa 36(1)b) de la Loi doit recevoir son plein effet; au cas contraire, la décision de la SI doit être réformée.

[19]  Le test élaboré par la Cour d’appel fédérale dans Hill autorise une certaine souplesse dans l’exercice de détermination de la présence ou non d’une équivalence entre des infractions canadiennes et étrangères et permet, ce faisant, de recourir à des éléments de preuve pertinents de nature contextuelle. Comme la Cour l’a rappelé dans l’affaire Nguesso c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 879, au para206, un tel exercice « assure que les actes de la personne sont toujours évalués selon la norme canadienne de droit criminel, notamment afin de protéger la personne provenant d’un pays où le droit criminel est plus sévère ». Ce test, à mon sens, ne prône pas la rigidité du modèle proposé par le demandeur.  

[20]  Ici, il m’apparait difficile de faire abstraction de l’ordonnance de restitution dans l’appréciation de la valeur de l’objet de l’infraction en cause. Il ne s’agit pas d’un cas où la SI a cherché à prononcer la condamnation qui, à son avis, aurait dû être prononcée par le tribunal américain. Elle n’a pas non plus tenté de faire ou refaire le procès du demandeur, ce qui ne lui aurait pas été permis (Bellevue au para 30). Elle a simplement tenu compte d’un élément à mon avis indissociable du contexte dans lequel le plaidoyer de culpabilité du demandeur a été inscrit, c’est-à-dire un plaidoyer enregistré dans le cadre d’une entente négociée. Ce type d’entente, qui est monnaie courante au Canada et dont je n’ai aucune raison de penser qu’il n’en est pas ainsi également chez nos voisins du Sud, implique une certaine forme de « donnant donnant » et profite généralement à tous les acteurs du système de justice pénale (R c Wong, 2018 CSC 25 au para 61).

[21]  Il n’était donc pas déraisonnable, à mon sens, de la part de la SI, de prendre en compte cet élément de contexte dans son appréciation de la sévérité réelle, en quelque sorte, de l’infraction pour laquelle le demandeur, aux termes d’une entente négociée, s’est reconnu coupable. Le demandeur a bien tenté, devant la SI, d’écarter cet élément de contexte en avançant que la justice américaine semblait s’être méprise sur la nature du montant dont la restitution lui a été ordonnée; ce serait là, selon lui, le total des sommes liées, en toute légalité, à la participation de son commerce au Programme.

[22]  La SI a jugé cette explication improbable et non-crédible. Je ne saurais dire, à la lumière de la preuve au dossier, qu’il s’agit là d’une inférence déraisonnable. Le demandeur, je le rappelle, a soutenu devant la SI n’avoir fraudé le Programme qu’en une seule occasion, et ce, en lien avec la carte de débit d’un seul et même bénéficiaire. Or, comme l’a fait remarquer la procureure du défendeur à l’audience du présent dossier, le numéro de carte auquel il a fait référence en témoignage n’est pas le même que celui mentionné au chef d’accusation pour lequel il a plaidé coupable. Cela ajoute du poids, à mon sens, à l’inférence négative tirée par la SI quant au témoignage offert par le demandeur pour discréditer, en quelque sorte, l’ordonnance de restitution. Je note, du reste, que le demandeur n’a pas contesté cette ordonnance comme ne reflétant pas l’entente par laquelle son plaidoyer de culpabilité a été enregistré.

[23]  D’autre part, je ne crois pas que le renvoi à la décision de la Section d’appel de l’immigration dans Edri soit problématique. Bien que, comme le soutient le demandeur, le contexte de cette affaire soit quelque peu différent de celui qui nous occupe ici - il s’agissait d’un cas de complot pour fraude - cela ne suffit pas à mon sens pour écarter la décision de la SI. D’ailleurs, celle-ci m’apparait avoir cité Edri simplement à titre d’illustration du fait qu’il est permis d’inférer d’une ordonnance de restitution la valeur de l’objet d’une fraude. En matière d’inadmissibilité, chaque cas est un cas d’espèce devant être apprécié selon ses circonstances propres (De Dieu Ikuzwe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 941 au para 38). L’équivalence des infractions, lorsqu’il est question d’inadmissibilité pour grande criminalité, n’y fait pas exception : c’est, je le rappelle, une question de fait qui dépend, elle aussi, largement des circonstances particulières à chaque affaire. Comme je viens de le dire, le recours à l’ordonnance de restitution prononcée contre le demandeur était, vu sous l’angle de la norme de la raisonnabilité, justifié dans les circonstances de la présente affaire afin d’établir, d’une manière qui soit davantage conforme à ce que l’ensemble du dossier révèle, la valeur de l’objet de l’infraction pour laquelle le demandeur s’est reconnu coupable.

[24]  Enfin, les mêmes considérations doivent jouer en réponse à l’argument du demandeur voulant que le recours à la totalité de la preuve qui était devant le décideur étranger, lorsque vient le temps d’apprécier s’il y a équivalence ou non, ne soit possible que lorsque l’infraction étrangère ne définit pas la valeur de l’objet de l’infraction. Encore une fois, je ne vois aucune telle limitation dans la jurisprudence, chaque cas devant être considéré selon les faits qui lui sont propres.

[25]  La demande de contrôle judiciaire du demandeur sera donc rejetée. Ni l’une ni l’autre des parties n’a jugé que le présent dossier soulève une ou des questions d’importance générale justifiant un appel. Je suis du même avis.


JUGEMENT dans IMM-4917-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4917-18

 

INTITULÉ :

MOUSTAFE TOURÉ c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 avril 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 MAI 2019

 

COMPARUTIONS :

Me Stewart Istvanffy 

 

Pour le demandeur

 

Me Sherry Rafai Far

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Étude Légale Stewart Istvanffy 

Avocat

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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