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Date : 20001110


Dossier : T-1423-98



ENTRE :

     ALI GAHAM

     Demandeur


     - et -


     SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

     Défenderesse





     MOTIFS DE L'ORDONNANCE


LE JUGE TREMBLAY-LAMER


[1]      Le demandeur a déposé une action en responsabilité délictuelle pour les délits civils commis par les préposés de la défenderesse réclamant un montant de 350 000,00 $ à titre de dommages-intérêts pour préjudices moraux, suite aux événements entourant la fin de son emploi dans la fonction publique.

[2]      Dans sa déclaration, le demandeur allègue les faits suivants:

[3]      Le demandeur a travaillé à titre d'agent de prestation de services CR-05 au Centre d'appels régional de Montréal pour le Ministère du Développement des ressources humaines du Canada du 5 janvier 1998 au 3 juin 1998, date où il a été suspendu de ses fonctions avec solde.

[4]      Le travail du demandeur consistait à informer et servir le public tant en ce qui concerne leur admissibilité aux prestations qu'aux prestations versées par les divers programmes, dans le cadre de la campagne de renouvellement du supplément de revenu garanti de 1998.

[5]      Le demandeur a accepté une offre d'emploi pour une durée déterminée, soit du 5 janvier 1998 au 31 mars 1998.

[6]      Les conditions d'emploi étaient sujettes, entre autres, à la Loi sur l'emploi dans la fonction publique1.

[7]      Le demandeur s'est vu offrir et il a accepté une prolongation de son contrat d'emploi pour une période déterminée subséquente, soit du 31 mars 1998 au 10 juin 1998.

[8]      Les conditions d'emploi étaient désormais sujettes, entre autres, à la convention collective applicable au groupe et niveau CR-05.

[9]      Le 25 mai 1998, le demandeur a été informé par M. Luc Lévesque, directeur de service, que sa période d'emploi se terminerait le 10 juin 1998, tel que prévu.

[10]      Le 27 mai 1998, le demandeur a rencontré son représentant syndical M. Raymond Martineau pour discuter de son mécontentement.

[11]      Le 28 mai 1998, Madame Hélène Leclerc , conseillère technique, et Monsieur Jacques Cadieux, moniteur, ont procédé en alternance à l'écoute téléphonique de la prestation de services du demandeur.

[12]      Le 29 mai 1998, une rencontre a eu lieu entre le demandeur, M. Luc Lévesque, directeur de service, et Messieurs Michel Robitaille et Jacques Cadieux, moniteurs.

[13]      Le 2 juin 1998, M. Michel Robitaille, moniteur, a évalué la prestation de services du demandeur en faisant de l`écoute des appels répondus par ce dernier, à partir de son poste de travail.

[14]      Le 3 juin 1998, une rencontre a eu lieu entre le demandeur, M. Michel Lamarche, directeur du Centre des appels régional de Montréal, et M. Gilles Lajoie, agent de sécurité, et Madame Sylvie St-Arnaud, enquêteuse.

[15]      Suite à cette rencontre, le demandeur a été suspendu de ses fonctions avec solde jusqu'à la fin de son contrat d'emploi. L'emploi du demandeur a pris fin le 10 juin 1998, tel que prévu.

[16]      Il allègue que, lors de l'évaluation du 2 juin 1998, M. Michel Robitaille, moniteur, a abusé de son pouvoir à l'intérieur de l'exercice de ses fonctions, en agissant de façon arbitraire, vexante et humiliante à son égard.

[17]      De plus, lors de la séance de remerciement et de l'entrevue du 3 juin 1998, M. Michel Lamarche aurait porté gravement atteinte à sa réputation en l'accusant à tort de terrorisme et en rendant publiques ses accusations lors d'une réunion de reconnaissance organisée pour les employés et en le faisant expulser du lieu de travail sous menaces d'arrestation, en l'intimidant devant des tiers et en fouillant son cartable.

[18]      Le demandeur réclame un montant de 350 000,00 $ à titre de dommages-intérêts pour les préjudices moraux subis, soit l'insomnie, le manque d'appétit, l'humiliation, l'amertume, la désillusion, le stress, la peur d'être arbitrairement accusé et arrêté, l'atteinte à sa vie privée et à sa réputation et également pour la destruction de sa carrière tant dans la fonction publique que dans le secteur privé.

[19]      Le 4 août 1998, la défenderesse a présenté une requête en contestation et en radiation de l'action au motif que la Cour ne possédait pas la compétence ratione materiae pour se saisir de l'action.

[20]      Le 14 septembre 1998, le juge Denault rejetait la requête au motif que l'état actuel du dossier ne révélait pas que le demandeur était fonctionnaire au sens de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique2 puisqu'il n'y avait pas cumul des deux offres d'emploi à durée déterminée.3 Le juge Denault, vu sa conclusion, a décidé de ne pas traiter de l'exclusivité du recours à la procédure de grief.

[21]      Le 19 janvier 2000, le protonotaire Richard Morneau a rendu une ordonnance relative à la conférence préparatoire dans laquelle il décidait qu'il y avait chose jugée quant à la question de juridiction:

     Suivant la Cour à ce stade-ci, de par la décision de cette Cour en date du 14 septembre 1998, il y a maintenant chose jugée définitive et finale sur la question de la juridiction rationae [sic] materiae de cette Cour d'entendre la présente action du demandeur et la défenderesse est forclose dans le futur de soulever à nouveau cette question.4

[22]      Le 31 janvier 2000, la défenderesse a interjeté appel de cette partie de l'ordonnance.

[23]      Le 27 mars 2000, le juge Nadon a accueilli l'appel. Selon le juge Nadon, le protonotaire ne pouvait pas, lors de la conférence préparatoire, décider l'une des questions que le(la) juge du procès aura à trancher, à savoir si la décision du juge Denault a mis fin au débat concernant la juridiction.

[24]      Le juge Nadon a conclu que la question relative à la juridiction de la Cour d'entendre l'action du demandeur s'ajoutera aux questions qui devront être décidées par le(la) juge du procès.

[25]      Le demandeur allègue que, lors de la rencontre du 29 mai 1998, les préposés de la défenderesse, Luc Lévesque, Michel Robitaille et Jacques Cadieux, ont abusé de leur pouvoir à l'intérieur de l'exercice de leurs fonctions, en exerçant sur lui des pressions et des intimidations afin de le forcer à admettre la décision de ne pas reconduire son contrat d'emploi, en plus de le menacer de mesures disciplinaires sans motif valable.

[26]      Après avoir entendu toute la preuve dans cette affaire ainsi que les représentations des parties, je suis d'avis que monsieur Ali Gaham, était fonctionnaire au sens de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique à l'époque des incidents relatés. De ce fait, il pouvait bénéficier de la procédure de grief, ce qui a pour effet de priver la Cour de sa compétence rationae materiae.

[27]      Il est regrettable qu'une telle conclusion se produise après l'audition au mérite mais ce n'est qu'après avoir entendu toute la preuve de la défenderesse que j'en suis venue à la conclusion qu'il n'y avait aucun doute que M. Gaham était fonctionnaire.

[28]      En l'espèce, je suis d'avis que le jugement rendu par le juge Denault ne peut bénéficier de l'autorité de la chose jugée puisque, d'une part, la Cour peut se prononcer sur sa compétence en tout état de cause et, d'autre part, parce que le juge Denault ne s'est pas prononcé de façon définitive sur la question.

[29]      Dans l'affaire Barmash c. C.E.C.M.5, le juge Décary a reconnu que bien qu'un juge ne puisse réformer un jugement d'un autre juge de sa Cour, ce qui relève exclusivement de la compétence de la Cour d'appel, il ne saurait être lié lorsqu'il s'agit de se prononcer sur sa compétence d'attribution.

[30]      Si après avoir entendu la preuve au mérite le juge en vient à la conclusion qu'il n'a pas la compétence d'attribution pour se saisir d'une affaire, il doit la décliner; c'est une règle d'ordre public.

[31]      La Cour d'appel du Québec en venait à la même conclusion dans l'affaire Colleret c. Succession de banques6.

[32]      Bien que cette jurisprudence se soit développée aux termes de l'article 164 Code de procédure civile du Québec7, ce principe a également été reconnu dans les juridictions de common law. Un jugement rendu sans juridiction est nul et sans effet et peut être ignoré8. C'est ce qu'affirmait la Cour d'appel de l'Ontario dans l'affaire McIntosh v. Parent:

It is a well recognised principle that the lack of jurisdiction in the Court deprives the judgment of any effect whether by estoppel or otherwise, even where the party alleged to be estopped himself sought the assistance of the court whose jurisdiction is impugned: Rogers v. Wood (1831), 2 B. & Ad. 245; Dublin (Archbishop) v. Trimleston (1847), 12 Ir. Eq. R. 251; Toronto Railway Co. v. Toronto Corporation, [1904] A.C. 809, 815.9

[33]      Dans l'affaire Manella, elle réitérait le même principe, c'est-à-dire que "[t]he judgment is not res judicata for this Court never had any jurisdiction".10

[34]      Puisque la preuve établit clairement que ce litige n'en est pas un qui devait être soumis à la Cour fédérale, je n'ai d'autre choix que de décliner juridiction.

[35]      De plus, mon collègue le juge Denault avait rejeté la requête de la défenderesse au motif que "[l]e dossier dans son état actuel ne révèle pas que le demandeur est un fonctionnaire [...]"11 (C'est moi qui souligne).

[36]      J'en déduis que les éléments de preuve dont il disposait au moment de la requête ne devaient pas être concluants sur la question.

[37]      L'ensemble de la preuve révèle que le demandeur a travaillé de façon continue, du 5 janvier 1998 au 3 juin 1998, date où il a été suspendu de ses fonctions avec solde. Il n'y a pas eu d'interruption d'emploi12. Il ne s'agissait pas de deux contrats d'emploi distincts mais bien d'un contrat d'emploi à durée déterminée suivi d'une prolongation pour une période définie.

[38]      Puisque la durée du contrat d'emploi du demandeur a été plus longue que trois mois, en raison de sa prolongation, le demandeur était fonctionnaire au sens de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, ce qui avait pour effet de l'assujettir à la convention collective applicable au groupe et niveau CR-05.

[39]      Monsieur Gaham a été informé de ce fait dans une lettre datée du 20 mars 1998 ainsi qu'une lettre datée du 8 avril 1998, laquelle expliquait les changements dans ses retenues et avantages sociaux13.

[40]      La défenderesse a déposé, de plus, un talon d'identification de paye qui confirme que Monsieur Gaham est membre de l'unité de négociation14.

[41]      Madame Macatto, spécialiste en rémunération, a témoigné à l'effet que dès qu'un contrat d'emploi dépasse trois mois, l'employé devient assujetti à la convention collective. Monsieur Gaham, dès le 1er avril, a payé une cotisation syndicale.

[42]      Monsieur Gaham, lui-même n'a pas contesté qu'il avait payé cette cotisation. Il a aussi admis que le 27 mai 1998, il avait rencontré son représentant syndical, Monsieur R. Martineau, pour discuter de son mécontentement face au non-renouvellement de son contrat.

[43]      La Loi sur les relations de travail dans la fonction publique est un code complet en lui-même qui prévoit un recours exclusif à la procédure de grief pour décider de tout litige portant sur les conditions d'emploi d'un fonctionnaire.

[44]      Cette exclusivité du recours découle de l'effet combiné des dispositions de la convention collective à laquelle le demandeur était assujetti, de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, et des principes jurisprudentiels émanant de la Cour suprême du Canada, notamment des arrêts Weber15 et O'Leary16.

[45]      Le grief était le seul recours ouvert au demandeur puisque sa réclamation porte sur ses conditions d'emploi, plus particulièrement sur les actes pris par son employeur concernant ses conditions d'emploi.

[46]      Pour ces motifs, je me vois dans l'obligation de décliner juridiction.

[47]      L'action est rejetée avec dépens.





     « Danièle Tremblay-Lamer »

                                     JUGE

Ottawa (Ontario)

Le 10 novembre 2000

__________________

1      L.R.C. 1985, c. P-33.

2      L.R.C. 1985, c. P-35.

3      Gaham c. Canada et al (1998), 160 F.T.R. 102.

4      (Le 19 janvier 2000) T-1423-98 (C.F. 1ère inst.).

5      [1977] C.P. 1077.

6      [1989] R.D.J. 35 (C.A.Q.).

7      L.R.Q., c. 25.

8      J. Sopinka, S.N. Lederman, A.W. Bryant, The Law of Evidence in Canada, 2e éd. (Markham: Butterworths, 1999) aux pp. 992-93.

9      (1924), 55 O.L.R. 552 à la p. 558.

10      Manella v. Manella, [1942] 4 D.L.R. 712 à la p. 717.

11      Gaham , supra note 3 à la p. 106.

12      Témoignage de Madame Maccato, spécialiste en rémunération.

13      Pièces D-2 et D-3.

14      Pièce D-4.

15      Weber v. Ontario Hydro, [1995] 2 S.C.R. 929.

16      New Brunswick v. O'Leary, [1995] 2 S.C.R. 967.

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