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Date : 20190528


Dossier : IMM-2152-18

Référence : 2019 CF 746

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 28 mai 2019

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

VIJAYARATNAM SEENIYAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur est un citoyen du Sri Lanka d’origine tamoule. Il est arrivé au Canada en octobre 2013, muni d’un visa de visiteur, pour rendre visite à sa sœur. En juin 2014, il a présenté une demande d’asile au motif qu’il était en danger parce qu’il avait participé à des activités politiques pour les Tamouls au Sri Lanka. Sa demande a été suspendue en janvier 2015 en attente d’une décision concernant son admissibilité au Canada. En novembre 2015, la Section de l’immigration(SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a jugé que le demandeur était interdit de territoire pour raison de sécurité aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Vu cette décision, la demande du demandeur a été jugée irrecevable (voir l’alinéa 101(1)f) de la LIPR) et cela a mis fin à l’affaire en cours (voir l’alinéa 104(2)a) de la LIPR). En août 2016, la demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur à l’encontre de la décision de la SI a été rejetée (Seeniyan c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 956).

[2]  En mars 2016, le demandeur a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) en vertu de l’article 112 de la LIPR. Puisqu’il avait été jugé interdit de territoire pour raison de sécurité, le demandeur n’avait droit qu’à ce que l’on appelle un ERAR « restreint » (voir l’alinéa 112(3)a) de la LIPR), c’est-à-dire que la seule question à trancher par le décideur serait celle de savoir si, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur était une personne à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR.

[3]  Le demandeur a soutenu qu’il serait personnellement exposé à un risque s’il retournait au Sri Lanka en raison de sa participation antérieure au parti de l’opposition du pays, de la perception selon laquelle il était associé aux Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET), du fait qu’il avait présenté une demande d’asile au Canada et de son association avec la diaspora tamoule au Canada (un groupe souvent accusé d’appuyer les TLET).

[4]  Dans une décision datée du 16 février 2018, un agent d’immigration principal a rejeté sa demande d’ERAR. Le demandeur sollicite donc maintenant le contrôle judiciaire de cette décision conformément au paragraphe 72(1) de la LIPR.

[5]  Pour les motifs qui suivent, j’accueille la demande.

[6]  Il est bien établi que la décision d’un agent d’ERAR doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable (voir, par exemple, Tmotharampillai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 352, au paragraphe 18, et AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 629, au paragraphe 12). La cour de révision examine la décision afin d’établir s’il y a « justification de la décision, […] transparence et […] intelligibilité du processus décisionnel » et évalue si la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

[7]  À mon avis, deux erreurs commises par l’agent d’ERAR sont déterminantes en l’espèce.

[8]  Premièrement, le demandeur a soutenu, en partie, qu’il était en danger parce qu’il avait admis devant la SI qu’il était un membre de longue date de l’Ilankai Tamil Arasu Kachchi (ITAK), un parti politique du Sri Lanka. La SI avait conclu que cela suffisait à établir qu’il faisait automatiquement partie des TLET et que, par conséquent, il était interdit de territoire pour raison de sécurité. L’agent d’ERAR a rejeté l’allégation du demandeur selon laquelle il serait en danger s’il retournait au Sri Lanka, parce que [traduction] « le demandeur n’a pas expliqué comment les autorités sri lankaises seraient au courant de la décision de la SI, ajoutant qu’étant donné que l’audience [devant la SI] a été tenue à huis clos, rien n’indique que les autorités sri lankaises seraient au courant des déclarations faites par le demandeur ou de la décision rendue à la suite de leur divulgation ».

[9]  Cette conclusion est déraisonnable. En fait, le demandeur a bien expliqué comment les autorités sri lankaises pourraient être au courant de ce qui s’est passé devant la SI, malgré le fait que l’audience ait été tenue à huis clos, c’est-à-dire par la décision publiée de la Cour fédérale, qui énonce les faits avoués devant la SI par le demandeur ainsi que les conclusions de celle-ci (qui ont été confirmées par la Cour). Comme le demandeur l’a fait remarquer dans ses observations écrites à l’agent d’ERAR, cette décision relève du domaine public (le demandeur a même fourni à l’agent la référence neutre du jugement). Cela distingue l’espèce de la décision SK c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 788, sur laquelle le défendeur s’est fondé et où les renseignements sur les procédures de la SI n’étaient pas accessibles au public (voir le paragraphe 18).

[10]  À l’appui de la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur a déposé un affidavit auquel il a joint une pièce démontrant que les médias avaient parlé de la décision rendue par la Cour fédérale dans le dossier du demandeur et que ces articles (ainsi que la décision en soi) pouvaient se trouver facilement par une simple recherche sur Google. À mon avis, cette pièce ainsi que le paragraphe associé de l’affidavit du demandeur ne sont pas recevables dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. En règle générale, le dossier de preuve soumis dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision administrative se limite au dossier de preuve dont disposait le décideur (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, au paragraphe 19 [Access Copyright]; Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, au paragraphe 13 [Bernard]). Cette règle générale prévoit quelques exceptions (tel qu’il est énoncé au paragraphe 20 de l’arrêt Access Copyright et aux paragraphes 19 à 28 de l’arrêt Bernard), mais aucune ne s’applique en l’espèce. J’observe également que les articles publiés dans les médias, en particulier, précèdent la décision de l’agent d’ERAR de près de 18 mois et qu’aucune explication n’a été fournie pour justifier que ces articles et les résultats de la recherche sur Google n’ont pas été soumis à l’appui de la demande d’ERAR. Dans tous les cas, cet élément de preuve n’est pas important. Il s’agit d’un fait incontestable que les décisions publiées de la Cour fédérale sont accessibles en ligne. Il est déraisonnable pour l’agent d’ERAR d’avoir fait abstraction de ce fait évident.

[11]  Le défendeur a mentionné que les renseignements concernant la procédure de la SI sont accessibles au public dans le jugement précédent de la Cour parce que le demandeur n’a pas obtenu d’ordonnance d’anonymisation en lien avec la demande de contrôle judiciaire antérieure. De fait, le demandeur n’a même pas demandé une telle ordonnance (pour être juste, le défendeur non plus). Je conviens que cela aurait pu être une considération importante. Le défaut de tenter de protéger l’information antérieurement pourrait bien affaiblir les arguments présentés par la suite sur les conséquences préjudiciables qui découlent du fait que ces renseignements sont accessibles au public. (Il y a lieu de noter que l’avocat actuel du demandeur, Me Wichert, n’était pas l’avocat au dossier lors de la demande de contrôle judiciaire précédente.) Cependant, le défendeur n’a pas souligné ce point devant moi et, à mon avis, il ne s’agit pas du bon dossier pour tenter de régler les problèmes épineux qui y sont associés.

[12]  La deuxième erreur susceptible de contrôle commise par l’agent d’ERAR est la suivante : après avoir reconnu qu’il existe des protocoles d’examen pour les rapatriés au Sri Lanka et que les citoyens qui y reviennent et qui sont soupçonnés d’entretenir des liens avec les TLET ou de les appuyer sont plus susceptibles de faire l’objet d’une surveillance minutieuse par les autorités sri lankaises à leur arrivée et courent un plus grand risque d’être maltraités, l’agent a fourni les motifs qui suivent :

[traduction]

Bien qu’il soit raisonnable de s’attendre à ce que le demandeur puisse être interrogé à son retour au Sri Lanka concernant ses activités au Canada, les renseignements précis qu’il choisit de divulguer aux autorités sri lankaises relèvent uniquement de sa prérogative et il serait purement spéculatif d’avancer quelle serait la nature de cette divulgation. Néanmoins, le demandeur n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour démontrer que les autorités sri lankaises le considèreraient comme un partisan des TLET. En conséquence, je ne crois pas que son profil attirerait l’attention défavorable des autorités à son retour au pays.

[13]  À mon avis, l’agent d’ERAR a commis la même erreur que les décideurs dans l’affaire Vilvarajah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 349, aux paragraphes 15 et 16, et dans l’affaire Jeyaredsagathas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1238, au paragraphe 32. Il est déraisonnable pour l’agent de s’être fondé sur le fait que le demandeur pourrait ne pas répondre véridiquement aux questions sur ses activités au Canada. L’agent a convenu qu’il était probable que le demandeur soit interrogé sur ses activités au Canada à son retour au Sri Lanka. Ces « activités » comprennent le fait qu’il a présenté une demande d’asile ici et le fait qu’il a été jugé interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité parce qu’il était membre des TLET (une information qui relève du domaine public). L’agent aurait dû évaluer le risque du demandeur en se fondant sur l’hypothèse selon laquelle il dirait la vérité aux autorités sri lankaises s’il était interrogé sur ce qui s’était passé au Canada depuis 2013. Le défaut de l’agent de le faire rend la décision déraisonnable.

[14]  Pour ces motifs, la décision de l’agent d’ERAR datée du 16 février 2018 doit être annulée et l’affaire doit être renvoyée à un autre décideur pour un nouvel examen.

[15]  Les parties ne proposent aucune question grave de portée générale à certifier aux termes de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2152-18

LA COUR STATUE :

  1. La décision de l’agent d’ERAR datée du 16 février 2018 est annulée.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour un nouvel examen.

  3. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 4e jour de juin 2019

Mélanie Vézina, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2152-18

 

INTITULÉ :

VIJAYARATNAM SEENIYAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 NOVEMBRE 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 MAI 2019

 

COMPARUTIONS :

Timothy Wichert

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Christopher Ezrin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Nazami & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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