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Date : 20190527


Dossier : T‑1344‑17

Référence : 2019 CF 742

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 mai 2019

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

JOSEPH BIFANO

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur, Joseph Bifano [M. Bifano], demande le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle M. Khanifar [déléguée du ministre], chef d’équipe au Centre d’expertise d’allègement pour les contribuables de la Direction générale des appels de l’Agence du revenu du Canada [ARC], a refusé, le 31 juillet 2017, la demande d’allègement pour les contribuables de deuxième niveau qu’il a présentée à l’égard des pénalités et des intérêts au paiement desquels il est tenu pour ne pas avoir effectué des versements de retenues à la source au cours de l’année salariale 2006 [la décision].

[2]  M. Bifano a fait l’objet d’une cotisation établie en vertu du paragraphe 227.1 de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5e suppl.) [la LIR], en sa qualité d’administrateur de la société Highmark Development Inc. [Highmark], qui a effectué en retard les versements mensuels de retenues à la source pour les années 2005 et 2006 ou qui ne les a pas effectués.

[3]  M. Bifano a présenté une demande de contrôle judiciaire le 30 août 2017. Il demande que la décision soit modifiée et que sa demande d’allègement pour les contribuables soit accordée, de sorte que tous les intérêts et pénalités qui lui ont été imposés soient annulés. Il demande également à la Cour de lui accorder ses dépens.

[4]  M. Bifano allègue que la déléguée du ministre a pris une décision déraisonnable en ce qu’elle a indûment entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et qu’elle n’a pas suffisamment tenu compte des circonstances personnelles et extraordinaires qu’il a invoquées.

[5]  Pour les motifs exposés ci-dessous, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, la Cour jugeant raisonnable la décision de la déléguée du ministre. La décision fait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

II.  Le contexte factuel

[6]  Highmark a été constituée en société le 12 avril 2005 pour exercer des activités d’excavation et d’exploitation forestière. Le compte de paie pour lequel les versements exigés par la LIR n’ont pas été effectués a été créé en juin 2005. Dès 2006, Highmark a commencé à éprouver des difficultés financières. M. Bifano a été administrateur de Highmark de sa création jusqu’au 30 mars 2007.

[7]  Le 20 mars 2008, l’ARC a établi un avis de cotisation au titre de la responsabilité d’un administrateur à l’égard de M. Bifano. Cet avis, établi au montant de 275 787,73 $, concernait des retenues à la source non versées qui avaient été imputées à Highmark pour les années d’imposition 2005 à 2007.

[8]  En mai 2008, le fils de M. Bifano, Nata, est décédé lors d’un accident survenu dans une ferme.

[9]  À un moment donné, Highmark a déclaré faillite. Le 30 novembre 2009, Highmark a été dissoute.

[10]  Au moment de la décision, aucun actif n’était enregistré au nom de M. Bifano; il vivait et travaillait dans une grande ferme laitière appartenant à une société.

III.  La première demande d’allègement pour les contribuables

[11]  Le 1er octobre 2012, M. Bifano a présenté à l’ARC une demande d’allègement pour les contribuables de premier niveau concernant l’avis de cotisation au titre de la responsabilité d’un administrateur établi à son égard. La division compétente de l’ARC a reçu la demande le 20 mars 2013. Celle‑ci visait à obtenir l’annulation d’une somme de 33 726,24 $ imposée pour défaut de versement ainsi que l’annulation d’une somme de 94 116,60 $ imposée au titre des intérêts et pénalités. Les motifs invoqués à l’appui de la demande d’allègement étaient : problèmes de santé et troubles émotifs, difficultés financières et incapacité de payer, et autres circonstances.

[12]  Le 5 décembre 2014, M. Bifano a reçu une réponse de l’ARC, qui a rejeté sa demande au motif qu’il n’y avait aucun lien causal apparent entre les événements allégués et son incapacité de respecter ses obligations fiscales. En outre, M. Bifano n’avait pas démontré que ses difficultés financières ou son incapacité de payer existaient depuis longtemps et qu’il était incapable de subvenir à ses besoins essentiels.

[13]  Pour déterminer si une telle incapacité existe, l’ARC tient compte du revenu du ménage, des frais de subsistance et de la capacité d’emprunt. Le profil de conformité du contribuable est également pris en compte. Celui de M. Bifano a été considéré comme mauvais.

IV.  La deuxième demande d’allègement pour les contribuables

[14]  Le 11 octobre 2016, M. Bifano a présenté une demande d’allègement pour les contribuables de deuxième niveau à l’ARC. Il a demandé à être exempté du paiement des intérêts et des pénalités qui lui étaient imposés pour cause de difficultés financières, d’incapacité de payer, ainsi que de décès, d’accident, de maladie grave, de troubles émotifs sévères ou de souffrances morales graves.

[15]  Dans le cadre de la demande de deuxième niveau, M. Bifano a dû expliquer pourquoi il contestait la décision de premier niveau. Dans un document d’information de l’ARC joint au formulaire de demande d’allègement, il est fait état du genre de motifs susceptibles de justifier un deuxième examen.

[16]  Dans sa demande de deuxième niveau, M. Bifano a contesté vivement l’interprétation que le décideur de premier niveau a faite de sa situation et les conclusions qu’il a tirées sur sa capacité de payer. À cause de cette interprétation, le décideur de premier niveau s’est dit [traduction« incapable de conclure que M. Bifano ne pouvait pas se conformer à ses obligations fiscales en raison des circonstances qui ont été exposées ou à cause de ses difficultés financières ou de son incapacité de payer ».

[17]  Pour ce qui est de sa capacité de payer, M. Bifano a indiqué que ses biens personnels ou son revenu actuel n’étaient pas suffisants pour qu’il puisse emprunter de l’argent. Les sociétés agricoles à l’égard desquelles il agissait comme fiduciaire des actionnaires ne pouvaient emprunter d’argent, car elles avaient contracté des engagements bancaires afin de payer leurs dettes et leurs dépenses. Elles ne pourraient pas emprunter d’argent pour rembourser une dette non directement liée à l’exploitation de l’entreprise agricole, et même si elles le pouvaient, M. Bifano n’avait pas, en tant que fiduciaire, le pouvoir légal de contraindre l’entreprise à faire des paiements ou d’exiger d’elle qu’elle le fasse.

[18]  M. Bifano a déclaré que lorsqu’il était administrateur de Highmark, toutes les obligations financières étaient acquittées avec diligence et que la dette découlait de mesures prises par un administrateur qui lui avait succédé.

[19]  M. Bifano a allégué que la décision portant refus de sa première demande ne tenait pas compte du stress et du traumatisme émotif qu’il a subis en décembre 2005 lorsque son mariage a pris fin après qu’il eut conclu une entente de séparation, puis en 2006 et 2007 lorsque Highmark a connu d’importantes difficultés financières qui ont mené à sa faillite. En outre, le décès de son fils, Nata, survenu en mai 2008, n’a pas non plus été pris en compte.

[20]  En plus de déclarer qu’il se conformait personnellement à ses obligations en matière de production de déclarations de revenus et de paiement, M. Bifano a fait valoir qu’il ne participait pas aux activités de la société au moment où il a été informé que les versements de retenues à la source n’avaient pas été effectués. Il a prétendu avoir tenté à plusieurs reprises de régler la dette avec l’ARC, mais que sa demande a été rejetée. M. Bifano a affirmé qu’il a toujours été disposé à payer le montant initialement dû si les intérêts et les pénalités étaient supprimés. Il était donc d’avis qu’il n’avait pas été négligent et qu’il avait agi rapidement pour remédier à la situation.

V.  La décision faisant l’objet du contrôle judiciaire

[21]  Le 31 juillet 2017, la déléguée du ministre a rejeté la demande d’allègement de deuxième niveau au motif que l’administrateur d’une société a l’obligation permanente de veiller à ce que l’ARC reçoive les versements de retenues à la source aux dates auxquelles ils sont exigibles. Il est indiqué dans la décision qu’à l’époque où M. Bifano était administrateur, tous les versements de 2005 étaient en retard et qu’une grande partie des versements de 2006 n’avaient tout simplement pas été effectués.

[22]  La déléguée du ministre a indiqué qu’en vertu du paragraphe 220(3.1) de la LIR, l’ARC dispose du pouvoir discrétionnaire de renoncer à tout ou partie d’un montant de pénalité ou d’intérêts, ou de l'annuler en tout ou en partie, si des circonstances indépendantes de la volonté du contribuable, des actions de l’ARC, l’incapacité de payer ou les difficultés financières du contribuable le justifient. Elle a également reconnu qu’une demande de redressement qui ne relève d’aucune de ces situations peut être accordée.

[23]  Pour ce qui est du bien-fondé de la demande, la déléguée du ministre a reconnu que, bien qu’il ait pu être difficile pour lui de vivre un divorce et de diriger une entreprise ayant des difficultés financières, M. Bifano n’a pas expliqué pourquoi il n’avait pas pu faire les versements de retenues à la source. M. Bifano avait produit à temps la déclaration de revenus des sociétés (T2) pour l’année d’imposition 2005 et la déléguée du ministre a conclu qu’il était raisonnable qu’il ait pu faire les versements mensuels de retenues à la source au cours de cette période.

[24]  Reconnaissant que M. Bifano a souffert de troubles émotifs sévères et éprouvé des souffrances morales graves après le décès de son fils, la déléguée du ministre a indiqué dans la décision que, lors de l’examen d’une demande d’allègement, les circonstances qui ont empêché le contribuable, en l’occurrence M. Bifano, de respecter ses obligations doivent être clairement établies. Les retenues à la source étaient exigibles pour toute l’année 2006 et M. Bifano avait été informé à deux reprises du montant exigible, notamment en mars 2008, soit avant le décès de son fils survenu en mai 2008.

[25]  En ce qui concerne l’observation selon laquelle M. Bifano a tenté à plusieurs reprises de régler la dette, la déléguée du ministre a souligné qu’aucune disposition de la LIR ne permet à l’ARC d’accepter des offres de règlement, à moins qu’on ne lui présente une proposition officielle en vertu de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, LRC 1985, c B‑3.

[26]  S’agissant des difficultés financières, la déléguée du ministre a indiqué que M. Bifano n’avait aucun engagement financier puisque toutes ses dépenses étaient prises en charge. Tout l’argent qu’il a gagné aurait pu servir à rembourser la dette fiscale. En décembre 2016, ses relevés bancaires faisaient état d’un dépôt de 25 000 $, alors que le formulaire de revenus et de dépenses qu’il a présenté ne faisait état d’aucun revenu. La déléguée du ministre a conclu que le revenu que M. Bifano a déclaré dans ses déclarations de revenus, entre 2006 et 2016, lui aurait permis de régler la dette fiscale dans un délai raisonnable.

[27]  La déléguée du ministre a conclu sa décision avec la reconnaissance habituelle selon laquelle M. Bifano pouvait demander un contrôle judiciaire s’il estimait que la déléguée n’avait pas correctement exercé son pouvoir discrétionnaire. Elle a également fait la mise en garde habituelle selon laquelle des intérêts composés quotidiennement continueraient d’être imputés sur tout solde impayé.

VI.  Les questions en litige et la norme de contrôle

[28]  La présente demande de contrôle judiciaire soulève deux questions :

  1. La décision était-elle raisonnable?

  2. La déléguée du ministre a-t-elle entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire lorsqu’elle a rendu la décision?

[29]  Il n’est pas contesté que la norme de contrôle applicable à la décision discrétionnaire prise par le ministre en vertu du paragraphe 220(3.1) de la LIR est celle de la décision raisonnable : Stemijohn Investments Ltd. c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299, au paragraphe 20 [Stemijohn], et Canada Agence du revenu c Telfer, 2009 CAF 23, aux paragraphes 24 à 28.

[30]  Les lignes directrices administratives connues sous le nom de lignes directrices sur l’allègement pour les contribuables [les lignes directrices] facilitent l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre. À l’époque pertinente en l’espèce, ces lignes directrices étaient énoncées dans la circulaire d’information IC07‑01 de l’ARC du 31 mai 2007.

[31]  S’il y a entrave au pouvoir discrétionnaire du fait que le délégué du ministre ne tient compte que des scénarios précis énoncés dans les lignes directrices et non des dispositions du paragraphe 220(3.1) de la LIR, la décision est alors déraisonnable : Stemijohn, au paragraphe 25.

[32]  Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la Cour ne peut intervenir que si elle est convaincue que la décision est déraisonnable en ce qu’elle est dénuée de justification, de transparence et d’intelligibilité, ou que la conclusion ne fait pas partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir].

[33]  Pris dans leur ensemble, « les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » : Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16 [Nfld Nurses].

VII.  Les dispositions d’allègement pour les contribuables de la LIR

[34]  Le paragraphe 220(3.1) de la LIR prévoit que, sur demande faite par le contribuable dans un délai déterminé, le ministre a le pouvoir discrétionnaire de renoncer à la totalité ou une partie d’un montant de pénalité ou d’intérêts payable par ailleurs par le contribuable ou de l’annuler en tout ou en partie.

[35]  Les lignes directrices traitent de trois situations précises qui peuvent justifier un allègement des pénalités et des intérêts. Elles sont énoncées au paragraphe 23 des lignes directrices :

  • (a) circonstances exceptionnelles;

  • (b) actions de l’ARC;

  • (c) incapacité de payer ou difficultés financières.

[36]  Si une demande de redressement est fondée sur l’une des situations énumérées au paragraphe 23, les facteurs énoncés au paragraphe 33 desdites lignes doivent être pris en compte pour déterminer s’il faut annuler les pénalités et les intérêts ou y renoncer. Ces facteurs sont les suivants. On évaluera si le contribuable a :

  • - respecté, par le passé, ses obligations fiscales;

  • - en connaissance de cause, laissé subsister un solde en souffrance qui a engendré des intérêts sur arriérés;

  • - fait des efforts raisonnables et géré de façon responsable ses affaires selon le régime d’autocotisation;

  • - agi rapidement pour remédier à tout retard ou à toute omission.

[37]  Au paragraphe 24 des lignes directrices, on rappelle que le ministre dispose d’un vaste pouvoir général d’accorder un allègement en vertu du paragraphe 220(3.1), même si la situation du contribuable ne correspond pas à l’une de celles décrites au paragraphe 23.

[38]  Les circonstances extraordinaires auxquelles renvoie le paragraphe 23 sont décrites au paragraphe 25 comme des circonstances indépendantes de la volonté du contribuable. On y trouve une courte liste non exhaustive d’exemples :

  • (a) Catastrophes naturelles ou d’origine humaine, telles qu’une inondation ou un incendie;

  • (b) Troubles publics ou interruptions de services, tels qu’une grève des postes;

  • (c) Maladies ou accidents graves;

  • (d) Troubles émotifs sévères ou souffrances morales graves, tels qu’un décès dans la famille immédiate.

[39]  Le paragraphe 27 des lignes directrices énonce les facteurs à considérer lorsqu’une incapacité de payer est confirmée et qu’il faut décider s’il y a lieu d’annuler des intérêts en tout ou en partie ou d’y renoncer. Au paragraphe 28, on indique que l’annulation d’une pénalité fondée sur l’incapacité de payer ou des difficultés financières n’est généralement pas envisagée, à moins que des circonstances extraordinaires (décrites au paragraphe 25) aient empêché le respect des lois. Toutefois, il pourrait être justifié d’accorder un allègement si l’exécution de la pénalité mettait en danger la continuité de l’exploitation d’une entreprise, l’emploi de ses employés et le bien-être de la communauté dans son ensemble.

[40]  En précisant au paragraphe 32 le genre de renseignements qui doivent accompagner une demande d’allègement, on indique aux contribuables comment appuyer leur demande. Par exemple, les contribuables doivent indiquer toutes les circonstances – décrites au paragraphe 23 – qu’ils ont l’intention d’invoquer et fournir une description complète et exacte des faits et des motifs sur lesquels repose l’allègement demandé. Ils doivent également fournir tous les documents pertinents, une divulgation financière complète et une explication de la façon dont les circonstances ont influé sur leur capacité à respecter leurs obligations fiscales.

[41]  Dans les cas de difficultés financières, il est recommandé d’accompagner la demande d’un projet de paiement significatif, d’un état des revenus et des dépenses ainsi que d’un état de l’actif et du passif.

VIII.  La décision était-elle raisonnable?

A.  La thèse de M. Bifano

[42]  S’appuyant sur l’arrêt Nfld Nurses, M. Bifano affirme que lorsqu’on examine les motifs dans leur ensemble, l’issue ne semble pas raisonnable.

[43]  Plus précisément, M. Bifano conteste la façon dont la déléguée du ministre a tenu compte de son divorce et du décès de son enfant. Il estime que celle‑ci n’a fait que brièvement allusion aux troubles émotifs dont il a souffert et aux souffrances morales qu’il a éprouvées et que ces événements étaient suffisamment importants pour servir de fondement à la décision de lui accorder ou non un allègement fiscal. Il allègue qu’il était déraisonnable de lui refuser toute forme d’allègement au regard des importants troubles émotifs dont il a souffert et des souffrances morales qu’il a éprouvées. Il insiste sur le fait qu’un certain allègement aurait dû lui être accordé compte tenu de la situation dans laquelle il se trouvait.

[44]  Par exemple, il ressort de la décision que, parce qu’il a été en mesure de démarrer et d’exploiter une entreprise pendant cette période, il aurait dû être en mesure de se conformer aux exigences en matière de versements. Or, du point de vue de M. Bifano, une telle approche ne tient pas compte de l’incidence de son divorce. M. Bifano soutient également que le décès de son fils n’a pas été suffisamment pris en compte, car il n’a été mentionné qu’à deux reprises dans le rapport d’information sous-jacent.

[45]  Lors de l’audience, M. Bifano a fait valoir que le ton de la décision révèle que le pouvoir discrétionnaire n’a pas été exercé correctement. Il a qualifié de quasi cruel le libellé de la décision et de la fiche de renseignements sur l’allègement pour les contribuables y annexée.

[46]  En particulier, la déléguée du ministre aurait qualifié le décès du fils de M. Bifano d’événement [traduction« difficile » et [traduction« malheureux ». M. Bifano demande à la Cour de prendre acte d’office qu’il n’y a rien de pire que la mort d’un enfant, qu’il décrit comme un événement dévastateur.

[47]  La déléguée du ministre aurait déterminé qu’aucun allègement ne devrait être accordé à M. Bifano seulement parce que la dette fiscale a pris naissance avant le décès de Nata.

[48]  M. Bifano a fait valoir qu’en ne tenant pas compte, comme il se doit, du choc émotif que lui a causé le décès de Nata, la déléguée du ministre n’a pas fait preuve de compassion ou de justice ou encore de bon sens. Il a fait valoir qu’en conférant au ministre un large pouvoir discrétionnaire, le paragraphe 220(3.1) vise justement à reconnaître qu’un contribuable peut être malchanceux ou que des circonstances peuvent échapper à sa volonté et qu’il doit exister un mécanisme lui permettant d’être exempté de l’application stricte de la LIR. À l’appui, il invoque la décision Kaiser c Ministre du Revenu national, [1995] 2 CCI 329, au paragraphe 8 [Kaiser] :

L'objet de cette disposition législative est de permettre à Revenu Canada, Impôt, de gérer plus équitablement le régime fiscal, en faisant la place au bon sens dans le traitement des contribuables qui, en raison de leur infortune ou de circonstances échappant à leur volonté, sont incapables de respecter des délais ou de se conformer aux règles propres au régime fiscal. Le libellé de l'article confère au ministre un large pouvoir discrétionnaire de renoncer aux intérêts en tout temps. Pour le guider dans l'exercice de ce pouvoir, des lignes directrices ont été formulées; elles sont exposées dans la circulaire 92‑2.

[49]  On retrouve le même libellé, notamment la référence au bon sens, au paragraphe 8 des lignes directrices, sous forme quelque peu paraphrasée.

[50]  Dans l’ensemble, M. Bifano soutient que la déléguée du ministre n’a pas réfléchi aux effets durables qu’un divorce peut avoir sur une personne ni aux conséquences dévastatrices du décès de son fils. Ces événements ont plutôt été traités de façon superficielle. Il soutient qu’aucun parent ne devrait être tenu de fournir à l’ARC une preuve exhaustive des souffrances causées par la perte d’un enfant.

B.  La thèse du ministre

[51]  Le ministre soutient que la décision était raisonnable puisque M. Bifano ne s’est pas acquitté du fardeau de prouver qu’il a été empêché de respecter ses obligations fiscales et qu’aucune circonstance ne justifiait de lui accorder un allègement.

[52]  La LIR confère au ministre le vaste pouvoir discrétionnaire de renoncer aux pénalités et aux intérêts ou de les annuler. Les lignes directrices administratives qui guident l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre ont été prises en compte tout comme les faits énoncés dans la fiche de renseignements sur l’allègement pour les contribuables.

[53]  Le ministre affirme que le dossier révèle que M. Bifano est un homme d’affaires lié à 11 sociétés canadiennes par l’intermédiaire desquelles il participe à diverses exploitations agricoles. M. Bifano a sciemment laissé les intérêts s’accumuler sur sa dette malgré les avertissements écrits de l’ARC à ce sujet. Le ministre affirme qu’en cédant ses actions à des membres de la famille M. Bifano a organisé ses affaires pour que l’ARC ne puisse recouvrer la dette.

[54]  Le ministre a souligné que la dette fiscale avait pris naissance en 2006. Avant le décès de Nata, rien n’empêchait M. Bifano de faire les versements mensuels à temps ou de régler le solde qu’il restait à payer à l’ARC. Bien qu’il se soit engagé à plusieurs reprises à rembourser sa dette, il n’a jamais fait de paiement. Il a seulement offert de rembourser la dette si tous les intérêts et les pénalités étaient d’abord annulés.

[55]  Le ministre a souligné que M. Bifano a personnellement des antécédents de non‑respect de ses obligations fiscales. Il a sciemment laissé s’accumuler les intérêts malgré les avertissements écrits de l’ARC à ce sujet. Il n’a pas effectué de paiement volontaire. Il a indiqué à plusieurs reprises qu’il se disposait à contracter un prêt et qu’il rembourserait sa dette si on annulait les intérêts et les pénalités. Chaque fois, on a expliqué à M. Bifano que les agents avec qui il traitait n’avaient pas le pouvoir de conclure un règlement.

[56]  Le ministre soutient que la déléguée a examiné les observations faites par M. Bifano, qu’elle a pris une décision qui fait partie des issues possibles acceptables compte tenu de la preuve et qu’elle a raisonnablement conclu qu’aucun motif ne justifiait d’annuler les intérêts.

C.  Analyse

[57]  Le contrôle judiciaire d’une décision prise par le délégué du ministre en vertu du paragraphe 220(3.1) n’est pas un appel. C’est un examen d’une décision discrétionnaire d’accorder ou, comme en l’espèce, de ne pas accorder de dispense exceptionnelle de l’application des dispositions de la LIR. Le délégué du ministre n’est nullement tenu d’en arriver à une conclusion particulière, tout comme une telle dispense ne peut être demandée de plein droit : Jenkins c Canada, 2007 CF 295, au paragraphe 13.

[58]  Lors de l’examen d’une décision prise par le délégué du ministre en vertu du paragraphe 220(3.1) de la LIR, on a conclu que « [l]e rôle de la Cour n’est pas de soupeser la preuve […] mais plutôt d’examiner si le délégué du ministre “a apprécié correctement les éléments de preuve dont il disposait, et que la décision n’était pas fondée sur des considérations inappropriées ou étrangères à l’objet de la loi” » : Easton c Canada (Agence du revenu), 2017 CF 113, au paragraphe 43 [références internes omises].

[59]  En vertu des lignes directrices, il incombait à M. Bifano de fournir tous les renseignements pertinents à l’appui de sa demande d’allègement. M. Bifano devait démontrer qu’il existe un lien de causalité entre un événement et le non-respect des obligations que lui impose la LIR.

[60]  Le dossier sous‑jacent qui a guidé la déléguée du ministre dans sa décision était constitué des feuillets d’information sur l’allègement pour les contribuables pour les première et deuxième demandes d’allègement; des imprimés d’ordinateur du journal du SARRS concernant le compte de paie de Highmark, pour la période de juillet 2006 à juillet 2017, et le compte T1 de M. Bifano, pour la période de janvier 2016 à février 2016; d’autres renseignements tirés de la base de données de l’ARC sur les opérations; des détails sur les cotisations et les paiements concernant Highmark, M. Bifano et son ex-épouse, Carol Bifano, ainsi que des lettres échangées entre l’ARC et M. Bifano. Un certain nombre de notes au dossier font état des conversations et interactions entre les représentants de l’ARC et M. Bifano ou d’autres personnes agissant pour le compte de celui‑ci, notamment son comptable et son avocat.

[61]  Ces renseignements, ainsi que d’autres documents versés au dossier certifié du tribunal, font partie du dossier sous‑jacent que la Cour peut consulter, au besoin, dans le cadre du présent contrôle judiciaire pour comprendre les motifs de la décision et en évaluer le caractère raisonnable : Stemijohn, au paragraphe 37.

[62]  Outre les déclarations faites dans ses deux demandes d’allègement pour les contribuables, M. Bifano n’a présenté à la déléguée du ministre aucun élément de preuve pour étayer sa prétention qu’il n’a pas été en mesure de faire ses versements de retenues à la source ou de s’occuper des pénalités et des frais d’intérêt connexes.

(1)  Le divorce de M. Bifano

[63]  La déléguée du ministre a reconnu qu’il était difficile de vivre un divorce et de diriger une entreprise ayant des difficultés financières. Elle a toutefois souligné que cela n’expliquait pas pourquoi M. Bifano n’avait pas pu faire ses versements de retenues à la source. La preuve démontre qu’après son divorce, M. Bifano a été capable de produire sa déclaration de revenus des sociétés à temps. La déléguée du ministre a conclu qu’il aurait été raisonnable que M. Bifano fasse également tous les versements de retenues à la source à temps. Toutefois, les versements mensuels pour l’année 2005 ont été faits en retard, et plusieurs des versements de 2006 n’ont tout simplement pas été faits.

[64]  Rien dans le dossier certifié du tribunal ne permet d’étayer l’incidence que le divorce de M. Bifano a eue sur sa capacité d’effectuer ses versements d’impôt. M. Bifano n’a établi aucun lien de causalité.

[65]  Au contraire, des éléments contenus dans chacune des première et deuxième fiches de renseignements sur l’allègement pour les contribuables démontrent que M. Bifano a pu poursuivre ses activités et réaliser des bénéfices après son divorce en décembre 2005.

[66]  Selon la première fiche de renseignements sur l’allègement pour les contribuables du 3 décembre 2014, les répercussions alléguées du divorce de M. Bifano ne concordaient pas avec d’autres renseignements au dossier. Les déclarations de TPS de Highmark pour l’année 2005 n’ont été produites que légèrement en retard et celles pour l’année 2006 ont été produites à temps ou en retard de plusieurs semaines. Le revenu total déclaré dans les déclarations T2 de la société était important.

[67]  Au cours d’une visite chez M. Bifano en date du 9 février 2012, un agent de recouvrement a mentionné qu’il s’agissait d’une très grande ferme laitière, constituée d’une résidence et de 7 ou 8 très grands bâtiments agricoles, et d’une exploitation agricole très active. Deux camions et plusieurs pièces de machinerie agricole récentes ont été répertoriés, et l’agent les a évalués à environ 200 000 $.

[68]  La deuxième fiche de renseignements sur l’allègement pour les contribuables, datée du 31 juillet 2017, contient une note selon laquelle l’ex-épouse de M. Bifano, Carol Bifano, semble habiter avec lui dans la propriété agricole. Le 3 février 2012, elle a affirmé qu’elle était son épouse. Le 27 août 2012, selon la note, [traduction« la dame a dit qu’elle s’appelait Carol, mais elle est demeuré vague lorsqu’on lui a posé d’autres questions ». En guise de conclusion, on indique dans la note que les deux partagent la même adresse.

[69]  M. Bifano n’a pas établi de lien causal entre son divorce et son défaut de se conformer aux obligations en matière de versement des retenues à la source que lui impose la LIR. La décision de la déléguée du ministre qui a conclu que, puisque M. Bifano a été capable de s’occuper d’autres affaires de nature fiscale en 2005 et 2006, il aurait dû être capable d’effectuer à temps les versements des retenues à la source, était raisonnable.

(2)  Le trouble émotif occasionné par le décès de Nata

[70]  M. Bifano s’insurge contre la façon dont le décès de son fils est qualifié dans la décision, à savoir d’événement [traduction« malheureux » et [traduction« difficile ». Il affirme que la décision est de ce fait odieuse à première vue. Un examen de la décision révèle que la déléguée du ministre ne parle pas du décès de Nata comme d’un événement malheureux ou difficile. Elle reconnaît que M. Bifano [traduction« avait souffert de troubles émotifs sévères et éprouvé des souffrances morales graves après le décès de [Nata] ». Il est toutefois mentionné dans la deuxième fiche de renseignements sur l’allègement pour les contribuables que le décès du fils de M. Bifano [traduction« est une situation très difficile à gérer ».

[71]  M. Bifano soutient qu’il ne devrait pas avoir à fournir à l’ARC une preuve exhaustive que la perte de son fils l’avait affligé. Il demande au tribunal de prendre acte d’office des effets que le décès de Nata a eus sur lui. Il affirme également que la déléguée du ministre a pris une décision déraisonnable, dénuée de compassion et de bon sens.

[72]  La Cour ne nie pas que la perte d’un enfant soit une chose dont un parent ne se remet peut-être jamais, comme l’a dit M. Bifano; c’est certainement dévastateur sur le plan émotif. Il ne fait aucun doute que M. Bifano et sa famille souffrent encore aujourd’hui du décès de Nata.

[73]  M. Bifano renvoie la Cour à un passage de l’arrêt Augustus c Gosset [1996], 3 RCS 268, qui portait sur le décès par négligence du fils de l’appelante, âgé de 19 ans, tué d’une balle à la tête par un policier. Sur la question de l’évaluation des dommages non pécuniaires visant à indemniser les parents par suite de leur perte, la juge L’Heureux‑Dubé a déclaré, au paragraphe 47 :

Il n’est pas difficile de concevoir que le décès de son propre enfant représente un événement extrêmement douloureux, voire même traumatisant, à tous les égards. La souffrance qui accompagne cet événement contre nature n’a d’équivalent en intensité que l’incommensurable joie que la naissance d’un enfant peut provoquer. Cette souffrance est tellement aiguë qu’il paraît impossible même de l’évaluer en termes d’argent.

[74]  Les critères applicables lors d’une telle évaluation sont précisés au paragraphe 49, où la juge L’Heureux‑Dubé cite l’arrêt de la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick, Nightingale c Mazerall and Elliott (1991), 121 R.N.‑B. (2e) 319 (C.A.) :

[traduction] [. . .] La peine est un sentiment très intime et très personnel mais il existe un élément intérieur commun à tous qui n’est pas facile à percevoir. Les manifestations tangibles de cette peine sont très subjectives et souvent sujettes à caution. Un étalage de mines allongées n’est pas toujours l’indice véritable d’un c{oe}ur brisé. La preuve psychologique sera importante pour établir les phases objectives du deuil, mais elle aura une valeur réduite lorsqu’il s’agira d’une personne en particulier.

[. . .]

[. . .] J’estime que pour évaluer la peine, il incombe au juge du procès d’entendre le témoignage de la personne qui a éprouvé cette peine. Tous les parents éprouvent de la peine lors du décès de leurs enfants, mais comme l’a souligné M. Fleming, l’intensité de la peine varie en fonction de la relation qui existait entre le défunt et le survivant, de la personnalité des parents et d’autres facteurs comme le stress, l’appui reçu des amis et de la famille et le milieu religieux et socio-culturel. À mon sens, il faut inévitablement procéder selon les circonstances propres à chaque cas. Une telle évaluation suppose une description de la douleur, des souffrances morales et d’autres séquelles et pour ce faire, il faut nécessairement chercher à connaître les sentiments du survivant et l’impact que le décès a eu sur sa vie.

[Souligné dans l’original]

[75]  Les conséquences engendrées par le décès d’un enfant sont très personnelles, imprévisibles et propres à chaque personne. Il ne s’agit pas d’une chose dont la Cour peut prendre acte d’office.

[76]  M. Bifano affirme que la déléguée du ministre ne s’est pas attardée aux conséquences du décès de son enfant lorsqu’elle a examiné ce qui s’est produit après 2008. Il prétend que la question a été traitée de façon superficielle.

[77]  À quels éléments de preuve la déléguée du ministre ne s’est-elle pas attardée?

[78]  En ce qui concerne le divorce de M. Bifano, les difficultés financières et les conséquences du décès de Nata, les motifs invoqués pour le compte de M. Bifano à l’appui de la demande présentée en vue du deuxième examen étaient les suivants :

[traduction]

Le contribuable a également été victime de circonstances extraordinaires qui ont eu une incidence directe sur sa capacité de s’acquitter de cette obligation fiscale. La lettre de Mme Bélanger ne tenait compte que des difficultés financières ou de l’incapacité de payer du contribuable et ne traitait pas des problèmes de santé ou des troubles émotifs du contribuable à cette époque. Parmi ces circonstances se trouvaient le divorce de M. Bifano d’avec son épouse, Caroline Bifano, en décembre 2005, les graves difficultés financières et la faillite de Highmark Developments Ltd., en 2006 et 2007, de même que le temps et l’énergie que le contribuable y a consacré, ainsi que le décès tragique du fils du contribuable lors d’un accident survenu à la ferme en mai 2008. Ces événements ont fait en sorte que le contribuable a souffert de troubles émotifs sévères et de souffrances morales graves pendant la période où la responsabilité de l’administrateur a été évaluée en ce qui concerne l’accumulation des intérêts et pénalités connexes. Le contribuable est encore à ce jour affecté par ces événements horribles et malheureux.

[79]  La déléguée du ministre ne pouvait pas apprécier les répercussions du décès de Nata sans d’abord recevoir des éléments de preuve en ce sens. Contrairement à ce que prévoient les lignes directrices, M. Bifano n’a pas expliqué en quoi le décès de Nata a nui à sa capacité de s’acquitter de ses obligations fiscales.

[80]  Aucun élément contenu au dossier certifié du tribunal ne démontre que M. Bifano a besoin d’un allègement fiscal à cause de son divorce ou du décès de son fils. Le dossier ne renferme aucune déclaration de médecin ou de psychologue concernant sa propre santé ni aucun rapport décrivant les répercussions de son divorce ou du décès de son fils sur sa capacité de fonctionner.

[81]  Les éléments de preuve au dossier vont dans le sens contraire. M. Bifano a pu démarrer et exploiter une entreprise pendant son divorce. Il a aussi été capable de produire ses déclarations de revenus personnelles. Après le décès de Nata, l’entreprise a fait l’objet de réorganisations et M. Bifano et ses représentants ont négocié avec la banque afin d’obtenir un prêt pour payer l’ensemble des versements exigibles, à condition que les intérêts et les pénalités soient annulés ou que l’on y renonce.

[82]  M. Bifano fait remarquer que la cotisation au titre de la responsabilité d’un administrateur a été établie à son égard à peu près à la même époque où le décès accidentel de Nata s’est produit. Il a reçu sa première lettre de cotisation peu après le décès de Nata. M. Bifano n’a pas démontré que le court laps de temps écoulé entre le moment où la cotisation a été établie et le décès de Nata environ deux mois plus tard expliquait en partie son défaut de payer les intérêts et les pénalités.

[83]  La déléguée du ministre n’était pas tenue de demander à M. Bifano s’il disposait d’éléments de preuve susceptibles d’étayer ses déclarations selon lesquelles les répercussions de son divorce, de la faillite de sa société et du décès de Nata, pris individuellement ou cumulativement, avait été à l’origine de l’inobservation de ses obligations fiscales.

[84]  Pour obtenir un allègement pour cause de souffrance morale, il faut démontrer qu’il existe un lien de causalité entre la souffrance morale et l’incapacité d’agir : Succession Dort c Canada (Ministre du Revenu national), 2005 CF 1201, au paragraphe 23. M. Bifano n’a pas fait la preuve de ce lien.

[85]  La déléguée du ministre a examiné tous les motifs fondés sur le décès de Nata que M. Bifano a invoqués à l’appui de sa demande d’allègement pour les contribuables et en a raisonnablement tenu compte. Sa décision est raisonnable à cet égard.

(3)  L’allégation de difficultés financières de M. Bifano

[86]  M. Bifano affirme qu’il a des difficultés financières. Comme il n’a ni actif personnel ni revenu, il ne peut faire aucun emprunt personnel d’argent. Bien qu’il agisse comme fiduciaire de certains actionnaires de diverses sociétés agricoles, il ne peut pas emprunter de l’argent à une société pour rembourser une dette qui n’est pas directement liée à l’entreprise agricole.

[87]  Ce qui revient souvent dans les notes du dossier certifié du tribunal, c’est que M. Bifano a informé la division du recouvrement de l’ARC qu’il obtiendrait le financement nécessaire pour payer la dette, mais il ne l’a jamais fait. Le dossier contient de nombreuses notes inscrites par des agents de l’ARC qui ont tenté d’obtenir des renseignements et de percevoir des sommes de M. Bifano. À plusieurs reprises au cours des dix dernières années, M. Bifano a indiqué à l’ARC qu’il acquitterait le montant initial des versements exigibles en empruntant de l’argent, à condition toutefois que les intérêts et les pénalités soient annulés.

[88]  Une note au dossier indique qu’en mars 2016, lors d’une conversation avec un représentant du cabinet comptable de M. Bifano, celui‑ci s’est dit confiant que M. Bifano accepterait de payer le principal de la dette dans six mois. Cependant, le 27 avril 2016, l’avocat de M. Bifano a envoyé un message par télécopieur à l’ARC pour l’informer qu’il n’était pas logique, pour plusieurs raisons, que M. Bifano fasse un paiement de 200 000 $, notamment que cela créerait un problème de liquidités et qu’advenant le cas où l’affaire se retrouverait devant les tribunaux, cette somme serait alors nécessaire.

[89]  M. Bifano a fourni à l’ARC des documents indiquant qu’il n’avait aucune obligation financière notamment aucune dépense liée à des services publics, à une hypothèque, à un loyer ou à des cartes de crédit, car tout était acquitté pour son compte. La déléguée du ministre a donc conclu que toute somme d’argent gagnée par M. Bifano pourrait servir à payer la dette en souffrance. La déléguée a également souligné que, même si M. Bifano avait déclaré n’avoir gagné aucun revenu, un relevé bancaire indiquait qu’un dépôt de 25 000 $ avait été fait en décembre 2016, et que cette somme, combinée aux autres revenus qu’il avait déclarés dans ses déclarations de revenus de 2006 à 2016, aurait pu être affectée au règlement de sa dette fiscale.

[90]  Compte tenu de la preuve au dossier, il était raisonnable pour la déléguée du ministre de conclure que M. Bifano n’avait pas démontré qu’il avait des difficultés financières.

IX.  La déléguée du ministre a-t-elle entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire?

[91]  M. Bifano reconnaît que, compte tenu de la portée du paragraphe 220(3.1) de la LIR, la déléguée du ministre disposait du pouvoir discrétionnaire d’accorder l’allègement demandé.

[92]  M. Bifano soutient toutefois que la mesure d’allègement lui a été refusée en l’espèce parce que sa demande ne cadrait pas parfaitement avec les trois scénarios énoncés dans les lignes directrices. Il allègue également que, de façon générale, ses demandes ont été refusées parce qu’elles ne respectaient pas les exigences minimales établies par l’ARC en matière d’allègement. Pour ces raisons, il allègue que la déléguée du ministre a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

[93]  S’il s’avère que la déléguée du ministre a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, alors la décision n’est pas raisonnable pour ce motif.

[94]  M. Bifano affirme que la déléguée du ministre a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en évaluant ses difficultés financières. Il attire notre attention sur les termes suivants de sa décision, [traduction« l’ARC estime que les difficultés financières représentent l’incapacité prolongée de se procurer des biens de première nécessité comme de la nourriture, des vêtements, un logement et des biens non indispensables raisonnables », et fait valoir qu’il s’agit là d’une vision réductrice de ce que sont des difficultés financières ou une incapacité de payer.

[95]  M. Bifano s’appuie sur la décision de notre Cour Gandy c Canada (Agence des douanes et du revenu), 2006 CF 862, pour affirmer que l’extrait de la décision qui précède montre qu’à moins de prouver qu’il répond à la définition de l’ARC de personne ayant des difficultés financières, M. Bifano ne serait pas admissible à une mesure d’allègement.

[96]  Je ne suis pas de cet avis. Citer la définition de « difficultés financières » figurant dans les lignes directrices ne change en rien le fait que la déléguée du ministre a tenu compte d’autres facteurs, dont le dépôt de 25 000 $ en décembre 2016, pour déterminer que M. Bifano n’a pas démontré qu’il avait des difficultés financières. La déléguée du ministre était consciente de l’étendue du pouvoir discrétionnaire que lui confèrent les lignes directrices et la LIR.

[97]  Dans l’arrêt Stemijohn, la Cour d’appel a conclu que le ministre avait limité son pouvoir discrétionnaire puisque, dans sa lettre de décision, il ne parlait pas de la portée du pouvoir discrétionnaire conféré par la loi. Bien que la lettre renvoyait aux dispositions d’allègement pour les contribuables, la Cour d’appel a conclu qu’en précisant que, dans son examen, il se fonderait sur les trois scénarios spécifiquement énoncés dans la circulaire d’information, le ministre s’était indûment limité à ces trois scénarios.

[98]  Il en est autrement de l’affaire dont je suis actuellement saisie. En l’espèce, la déléguée du ministre dit clairement que son pouvoir discrétionnaire de renoncer à tout ou partie d’un montant de pénalité ou d’intérêts payable, ou de l’annuler en tout ou en partie, lui est conféré par le paragraphe 220(3.1) de la LIR. Après avoir pris acte des trois scénarios énoncés dans les lignes directrices, elle confirme qu’une demande d’allègement qui ne correspond pas à l’une de ces situations peut également être accordée.

[99]  L’analyse de l’allégation de M. Bifano relativement à ses difficultés financières a nécessité l’examen d’un certain nombre de facteurs. Ce n’est pas parce que M. Bifano conteste la façon dont la déléguée du ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire que celle‑ci l’a exercé de façon inappropriée. Cela ne prouve pas non plus qu’elle a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

X.  Conclusion

[100]  Pour se prononcer sur la demande d’allègement pour les contribuables présentée par M. Bifano, la déléguée du ministre a examiné de façon juste et appropriée la preuve qu’on lui a présentée, elle a exercé son vaste pouvoir discrétionnaire de bonne foi et elle n’a pas fondé sa décision sur des facteurs non pertinents ou sans rapport avec l’objet de la loi.

[101]  M. Bifano invoque la décision Kaiser, affirmant qu’on n’a pas fait preuve de compassion et de justice à son égard et que la déléguée du ministre n’a pas fait preuve de bon sens lorsqu’elle a examiné sa situation personnelle. Cette observation passe sous silence un passage important de l’extrait précité de la décision Kaiser, au paragraphe 8 :

L'objet de cette disposition législative est de permettre à Revenu Canada, Impôt, de gérer plus équitablement le régime fiscal, en faisant la place au bon sens dans le traitement des contribuables qui, en raison de leur infortune ou de circonstances échappant à leur volonté, sont incapables de respecter des délais ou de se conformer aux règles propres au régime fiscal.

[Je souligne]

[102]  Les mots soulignés « en raison de » reconnaissent l’exigence voulant qu’il existe un lien de causalité entre l’infortune ou la situation d’un contribuable et son incapacité de se conformer à la LIR. Comme je l’ai déjà indiqué, M. Bifano n’a pas fait la preuve d’un tel lien de causalité.

[103]  Les lignes directrices et les instructions figurant dans le formulaire de demande d’allègement énoncent le type de renseignements devant être fournis avec la demande d’allègement. M. Bifano, qui était représenté tout au long du processus par un cabinet d’experts‑comptables et un cabinet d’avocats, a fourni très peu d’éléments pour appuyer sa demande. La déléguée du ministre a fondé sa décision sur les renseignements fournis par M. Bifano et les notes figurant dans les dossiers de l’ARC. La déléguée du ministre n’était nullement tenue d’obtenir de M. Bifano davantage de renseignements ou des renseignements de meilleure qualité.

[104]  Fait intéressant, dans la décision Kaiser, la décision du ministre n’a pas été annulée, même si le contribuable a été traité différemment des autres contribuables dans la même situation. C’est en partie à cause du principe établi dans l’arrêt Maple Lodge Farms c Gouvernement du Canada, [1982] 2 RCS 2 (à la page 7), qui s’applique également à la situation de M. Bifano :

C'est [. . .] une règle bien établie que les cours ne doivent pas s'ingérer dans l'exercice qu'un organisme désigné par la loi fait d'un pouvoir discrétionnaire simplement parce que la cour aurait exercé ce pouvoir différemment si la responsabilité lui en avait incombé.

[105]  Peu importe que les motifs invoqués par M. Bifano pour obtenir un allègement soient considérés individuellement ou cumulativement, le problème est qu’en n’établissant pas de lien de causalité entre les événements qu’il soulève et son défaut de payer les intérêts et les pénalités, M. Bifano ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait de démontrer que sa situation justifiait un allègement des pénalités et des intérêts, comme le prévoient le paragraphe 220(3.1) de la LIR et les lignes directrices.

[106]  La décision est raisonnable. Elle est transparente, intelligible et justifiée, car elle permet à M. Bifano et à la Cour de comprendre pourquoi on a décidé de ne pas lui accorder l’allègement demandé.

XI.  Dispositif

[107]  Pour les motifs exposés ci-dessus, la demande de M. Bifano est rejetée.

[108]  Le défendeur a droit aux dépens, dont les parties conviendront du montant. Si les parties sont incapables de s’entendre sur le montant desdits dépens dans les 21 jours suivant la date du présent jugement, il sera par la suite loisible à l’une ou l’autre d’entre elles de demander la taxation des dépens, conformément aux Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T‑1344‑17

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande est rejetée.

  2. Le défendeur a droit aux dépens, dont les parties pourront convenir du montant. Si les parties sont incapables de s’entendre sur le montant desdits dépens dans les 21 jours suivant la date du présent jugement, il sera par la suite loisible à l’une ou l’autre d’entre elles de demander la taxation des dépens, conformément aux Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 17e jour de juillet 2019.

Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1344‑17

 

INTITULÉ :

JOSEPH BIFANO c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Winnipeg (Manitoba)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 JUIN 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 MaI 2019

 

COMPARUTIONS :

Jeff D. Pniowsky

Matthew Dalloo

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Mallory Maloof

Melissa Danish

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Thompson Dorfman Sweatman LLP

Avocats

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

For The Applicant

 

Procureur général du Canada

Saskatoon (Saskatchewan)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

For The Respondent

 

 

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