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Date : 20190528


Dossier : IMM-5078-18

Référence : 2019 CF 744

Ottawa (Ontario), le 28 mai 2019

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

CARLOS DE ANTUNANO MARTINEZ

CARLOS DE ANTUNANO MELENDEZ

ARANTXA DE ANTUNANO MELENDEZ

HAYDEE MELENDEZ CORONA

AURKENE DE ANTUNANO MELENDEZ

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  En mai 2016, les demandeurs ont quitté le Mexique pour le Canada, utilisant des visas de visiteurs, et ont présenté une demande d’asile à leur arrivée. Ils soumettent avoir fui le Mexique suite à des menaces d’un groupe criminel, à des tentatives d’enlèvement de leurs enfants et à des menaces de violence contre le demandeur principal, M. Carlos Martinez. Son épouse, Mme Melendez Corona, travaillait pour le système judiciaire mexicain. Les demandeurs soumettent que le groupe criminel voulait qu’elle divulgue des renseignements sur des mandats d’arrestations émis à l’encontre de personnes qu’ils allaient lui indiquer.

[2]  La Section de la protection des réfugiés (SPR) a rejeté leur demande pour manque de crédibilité. La Section d’appel des réfugiés (SAR) a rejeté leur appel pour la même raison. C’est cette décision de la SAR qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

II.  Questions en litige et norme de contrôle

[3]  Les demandeurs soumettent que la SAR a fait deux erreurs quant au respect de l’équité procédurale : (i) la SAR a erré en rejetant l’argument des demandeurs selon lequel il y a un manquement aux principes d’équité procédurale puisque l’audience devant la SPR n’a pas été enregistrée dans son entièreté, et (ii) la SAR a erré en ajoutant des nouveaux motifs pour justifier une conclusion négative de crédibilité, sans en avoir averti les demandeurs ni leur avoir donné l’occasion de répondre à ses inquiétudes spécifiques.

[4]  La Cour d’appel fédérale a récemment traité de la façon d’approcher les questions d’équité procédurale dans l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69. Selon cette décision, la Cour n’applique pas de norme de contrôle à une question d’équité procédurale : elle doit plutôt se demander si le processus suivi était juste et équitable, en portant attention à la nature des droits en jeu et aux conséquences pour les individus touchés (para 54; voir aussi Farrier c Canada (Procureur général), 2018 CF 1190 au para 29).

III.  Analyse

A.  Absence d’enregistrement de l’audience devant la SPR

[5]  L’enregistrement de l’audience devant la SPR n’inclut pas la plaidoirie de l’avocat des demandeurs à la fin de l’audience. Cependant, il semblerait que tout le reste de l’audience, y compris les témoignages des demandeurs, ait été enregistré.

[6]  Les demandeurs prétendent que la SAR a commis une erreur en concluant que l’enregistrement de l’audience n’est pas obligatoire, et que l’absence d’enregistrement d’une partie de l’audience devant la SPR n’a pas enfreint leur droit à l’équité procédurale. Ils citent les Règles de la section d’appel de l’immigration, DORS/2002-230 et les Règles de la section d’appel des réfugiés, DORS/2012-257 (Règles de la SAR), en notant les références à la « transcription » de l’audience. Les demandeurs soumettent que la SAR ne peut s’acquitter de ses responsabilités, telles que définies par la jurisprudence, sans avoir accès à un enregistrement complet de l’audience devant la SPR (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 au para 103; Rozas del Solar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 156).

[7]  Je ne suis pas persuadé par l’argument des demandeurs. Ni la loi ni la jurisprudence n’indiquent qu’il y a une obligation d’enregistrer l’audience. Je note que la plupart des articles des Règles citées par les demandeurs font référence à une « transcription complète ou partielle » de l’audience (voir, par exemple, les alinéas 3(3)b), 4(3)a), 5(2)a), 9(2)b), et 11(2)a) des Règles de la SAR). Par ailleurs, la jurisprudence est constante à l’effet que la loi n’exige pas l’enregistrement des audiences devant la SPR (Huszar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 284 au para 17; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2004 CF 363 au para 3).

[8]  Dans Patel c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 804 [Patel], M. le juge John Norris a détaillé les principes qui s’appliquent :

[31]  […] Dans les cas où il n’y a pas de droit à un enregistrement expressément reconnu par la loi, « les cours de justice doivent déterminer si le dossier dont elles disposent leur permet de statuer convenablement sur la demande d’appel ou de révision. Si c’est le cas, l’absence d’une transcription ne violera pas les règles de justice naturelle » (Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c Montréal (Ville), [1997] 1 RCS 793, au paragraphe 81). D’autre part, si la Cour ne peut statuer sur la demande dont elle est saisie en raison de l’absence d’une transcription, il y aura manquement aux règles de justice naturelle.

[32]  Le critère pour évaluer l’importance des lacunes dans l’enregistrement d’une procédure faisant l’objet d’un contrôle a été résumé brièvement par la juge Strickland dans la décision Nweke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 242, au paragraphe 34 [Nweke] : « le demandeur doit soulever une question qui a une incidence sur l’issue de l’affaire et qui peut uniquement être tranchée sur la transcription de ce qui a été dit à l’audience pour que l’absence de transcription empêche la Cour d’examiner correctement la question » [citations omises]. […]

[9]  Les demandeurs prétendent aussi que la jurisprudence de la Cour fédérale au sujet de l’absence d’enregistrement de l’audience faisant l’objet d’un contrôle judiciaire ne s’applique pas à la SAR, puisque le rôle que joue la SAR en appel est différent de celui de la Cour fédérale en contrôle judiciaire. Je suis d’accord que les rôles de la SAR et de la Cour fédérale sont différents, mais je ne suis pas d’avis que les règles de principes sont différentes en ce qui concerne l’absence d’un enregistrement ou d’une transcription.

[10]  La Cour suprême a établi des règles qui doivent être appliquées dans toutes les circonstances où un appel ou une révision d’une décision doit être faite sans avoir accès à un enregistrement complet de l’instance précédente : Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c Montréal (Ville), [1997] 1 RCS 793 :

[80]  […] Dans le cas où l’enregistrement est incomplet, le déni de justice découlerait de l’insuffisance de l’information sur laquelle la cour siégeant en révision peut fonder sa décision. Par conséquent, l’appelant peut se voir nier ses moyens d’appel ou de révision. Les règles énoncées dans ces arrêts empêchent que ce résultat malheureux ne se produise. Elles écartent aussi le fardeau inutile des délibérations administratives et de la répétition superflue d’un examen des faits qui serait entrepris longtemps après que les événements en question sont survenus.

[81]  En l’absence d’un droit à un enregistrement expressément reconnu par la loi, les cours de justice doivent déterminer si le dossier dont elles disposent leur permet de statuer convenablement sur la demande d’appel ou de révision. Si c’est le cas, l’absence d’une transcription ne violera pas les règles de justice naturelle.  Cependant, lorsque la loi exige un enregistrement, la justice naturelle peut nécessiter la production d’une transcription. Étant donné que cet enregistrement n’a pas à être parfait pour garantir l’équité des délibérations, il faut, pour obtenir une nouvelle audience, montrer que certains défauts ou certaines omissions dans la transcription font surgir une « possibilité sérieuse » de négation d’un moyen d’appel ou de révision. Ces principes garantissent l’équité du processus administratif de prise de décision et s’accommodent d’une application souple dans le contexte administratif.

[11]  Dans le cas en l’espèce, la SAR n’a pas erré en notant que les demandeurs n’ont pas établi l’existence d’un manquement à l’équité procédurale :

[…] bien qu’il soit exact que l’enregistrement s’arrête au moment où l’avocat s’engageait à faire sa plaidoirie, le mémoire [des appelants] n’indique pas que durant cette période où la plaidoirie aurait eu lieu, il y ait eu des problèmes de procédure ou quel qu’autre problème que ce soit. La SAR est d’avis que les arguments au mémoire, voulant que l’on ne sache pas si l’avocat a fait son travail correctement ou si la SPR a soulevé des arguments durant cet exercice, relèvent d’hypothèses spéculatives qui ne sont soutenues par aucun exemple concret.

[12]  J’accepte l’argument du défendeur qu’il faut tenir compte des circonstances précises de ce cas : contrairement à la situation dans la plupart des causes citées par les demandeurs, il s’agit ici seulement de la plaidoirie de l’avocat des demandeurs devant la SPR qui n’a pas été enregistrée. Donc, la question qui se pose est comment l’absence d’enregistrement de la plaidoirie de l’avocat des demandeurs devant la SPR a eu « une incidence sur l’issue de l’affaire et qui peut uniquement être tranchée sur la transcription de ce qui a été dit à l’audience » ou comment « l’absence de transcription empêche [la SAR] d’examiner correctement la question » (Patel au para 32, citant Nweke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 356 au para 34).

[13]  Les demandeurs prétendent qu’il y a un lien entre cet argument et le suivant, soit qu’il est impossible de savoir, sans avoir recours à l’enregistrement de cette portion de l’audience, si l’avocat qui a plaidé devant la SPR a traité des nouveaux motifs soulevés par la SAR, s’il a répondu aux questions de la SPR à ce sujet, ou s’il a traité des mêmes aspects de la preuve. Il y a deux problèmes avec cet argument. Premièrement, il ne s’agit que de spéculations puisqu’aucun affidavit de l’avocat ayant plaidé devant la SPR n’a été déposé devant cette Cour, affirmant que de tels arguments ont effectivement été faits devant la SPR. Deuxièmement, le mémoire des demandeurs devant la SAR aurait pu et aurait dû répéter ce qui avait été dit durant la plaidoirie. L’absence d’enregistrement n’empêchait donc pas les demandeurs de faire valoir devant la SAR leurs arguments concernant les « nouveaux » motifs : ces motifs étaient présents dans la décision de la SPR et les demandeurs auraient donc dû en traiter dans leur mémoire devant la SAR s’ils voulaient les contester.

[14]  Les demandeurs n’ont pas démontré qu’il y a eu un bris d’équité procédurale. J’en conclus que la SAR n’a pas erré en rejetant l’argument des demandeurs sur ce point.

B.  Les « nouveaux » motifs soulevés par la SAR dans sa décision

[15]  Les demandeurs soumettent que la SAR a enfreint leur droit à l’équité procédurale en ajoutant des nouveaux motifs pour justifier une conclusion négative de crédibilité, sans leur avoir donné l’occasion d’y répondre. La jurisprudence nous enseigne qu’il existe des circonstances où l’équité procédurale demande que la SAR avertisse les parties avant de traiter d’une « nouvelle question » (voir, par exemple, Ching c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 725). Un bon résumé de la jurisprudence et des règles qui s’appliquent dans les circonstances de la présente affaire est la décision de M. le juge René LeBlanc dans Corvil c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 300 [Corvil]:

[13]  Il va de soi que lorsqu’elle examine une question qui n’a été soulevée ni devant la SPR ni par l’une des parties en appel, la SAR doit au préalable en aviser les parties et leur donner l’occasion d’y répondre (Ching c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 725 au para 71 [Ching]). Toutefois, il est maintenant bien établi que lorsque la crédibilité du demandeur d’asile est au cœur de la décision de la SPR et des motifs d’appel devant la SAR, cette dernière est habilitée à tirer des conclusions indépendantes à cet égard, et ce, sans avoir à interroger le demandeur à ce sujet ou encore à lui donner autrement la possibilité de présenter des observations. Ce faisant, la SAR doit se garder cependant d’ignorer les éléments de preuve contradictoires figurant au dossier ou encore de tirer de telles conclusions à partir d’éléments de preuve que le demandeur ignorait [citations omises].

[14]  En l’espèce, la crédibilité était au cœur des préoccupations de la SPR et du rejet qui s’en est suivi de la demande d’asile du demandeur. Elle était aussi au cœur de l’appel logé par le demandeur devant la SAR. […]

[15]  Le fait, donc, d’avoir relevé un élément de preuve qui figurait au dossier, mais qui semble avoir échappé à la SPR, et d’en avoir tiré une inférence négative sur le plan de la crédibilité du demandeur sans donner à ce dernier l’occasion de s’expliquer, ne saurait être reproché à la SAR dans l’état actuel de la jurisprudence de la Cour puisque la crédibilité du demandeur se présentait comme la question centrale de l’appel logé par le demandeur.

[16]  Les demandeurs postulent que la SAR a erré en trouvant d’autres motifs pour justifier la conclusion négative de crédibilité des demandeurs. Ils contestent le fait que même si la SAR a rejeté la conclusion de la SPR selon laquelle ils ne répondaient pas à ses questions de façon directe et courte, la SAR a ajouté d’autres motifs pour conclure à l’absence de crédibilité des demandeurs.

[17]  Il n’est pas nécessaire d’analyser en détail cet argument. Premièrement, je suis d’avis que la crédibilité était au cœur des préoccupations de la SPR, et que la SAR n’a pas erré en faisant une analyse indépendante de cette question. Deuxièmement, je suis d’accord avec les prétentions de la partie défenderesse concernant le fait que la plupart de l’analyse de la SAR sur cette question est axée sur des faits dont la SPR avait déjà traité. Même si la SAR a rejeté certaines des conclusions de la SPR sur la crédibilité des demandeurs, les faits soulignés par la SAR pour appuyer sa conclusion négative de crédibilité ont été initialement soulevés dans la décision de la SPR.

[18]  J’adopte l’analyse de M. le juge LeBlanc dans Corvil. J’adopte aussi l’analyse de Mme la juge Cecily Strickland dans Tan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 876, où elle explique que la SAR doit instruire l’affaire comme une procédure hybride, et que lorsqu’arrive le moment d’examiner les questions soulevées par les parties, la SAR doit aussi procéder à une analyse indépendante du dossier, se référant à la preuve qui corrobore les constations et conclusions de la SPR. Elle continue au paragraphe 40 :

[…] À mon avis, le corollaire nécessaire de cette affirmation est que la SAR est également autorisée à se référer aux éléments de preuve contenus dans le dossier dont disposait la SPR pour expliquer pourquoi elle pense que la SPR a commis une erreur relativement à une question qui a été soulevée en appel ou pourquoi elle n’est pas d’accord avec les conclusions de fait de la SPR. Ces motifs, en soi, ne donnent pas lieu à une nouvelle question. Le fait que la SAR perçoive certains éléments de preuve différemment de la SPR n’est pas une raison de contester la décision de la SPR pour des motifs d’équité lorsqu’aucune nouvelle question n’a été soulevée (Ibrahim, au paragraphe 30).

[19]  Je constate qu’il s’agit précisément de ce que la SAR a fait en l’espèce, et que l’équité procédurale n’a pas été enfreinte. Ce n’est pas une situation où la SPR a basé sa décision sur un point très spécifique de la crédibilité du demandeur, comme dans l’affaire Ehondor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1253. Il ne s’agit pas non plus d’une situation où la SAR a décidé de l’affaire sur une nouvelle question qui n’avait pas été traité par la SPR et qui ne faisait pas l’objet de l’appel interjeté par les demandeurs (Ojarikre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 896; Husian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 684.

[20]  Ici, la SPR a trouvé qu’il y avait des motifs légitimes pour conclure que les demandeurs manquaient de crédibilité. En révisant la décision, la SAR a trouvé quelques motifs additionnels quant au manque de crédibilité en se basant sur le dossier devant elle, et non pas en étudiant une « question nouvelle ». J’en conviens que ce n’est pas une enfreinte a l’équité procédurale.

IV.  Conclusion

[21]  Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Les parties n’ont pas proposé une question d’importance générale et je constate qu’il n’y en a aucune à certifier en l’espèce.


JUGEMENT au dossier IMM-5078-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5078-18

INTITULÉ :

CARLOS DE ANTUNANO MARTINEZ ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL, QUÉBEC

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 AVRIL 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

PENTNEY J.

DATE DES MOTIFS :

LE 28 MAI 2019

COMPARUTIONS :

Me Stéphanie Valois

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Caroline Doyon

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stéphanie Valois

Avocate

Montréal, Québec

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal, Québec

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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