Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision


Dossiers : T‑1911‑12

IMM‑6259‑12

Référence : 2019 CF 457

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 12 avril 2019

En présence de monsieur le juge Russell

Dossier : T‑1911‑12

ENTRE :

RUSTEM TURSUNBAYEV

demandeur

et

DANIEL BÉRUBÉ, STEVEN BEAN, RUSSELL GREGORY, SHARI FIDLIN, ANDREJ RUSTJA, MARK BOND, ROCH CÔTÉ, L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA ET SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, REPRÉSENTÉS PAR LE MINISTRE DE LA JUSTICE, LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE, LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

défendeurs

Dossier : IMM‑6259‑12

ET ENTRE :

RUSTEM TURSUNBAYEV

requérant

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE ET LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

intimés

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  LA REQUÊTE

[1]  Il s’agit d’une requête présentée par le demandeur-requérant (le demandeur) en vertu des articles 400 à 402 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles) en vue d’obtenir une ordonnance portant que :

1.  les défendeurs doivent payer au demandeur les dépens afférents à la requête en suspension de la procédure d’enquête le visant —ainsi que les dépens des requêtes connexes — jusqu’à ce que l’action sous‑jacente soit réglée;

2.  le montant de ces dépens doit correspondre à celui qui est indiqué dans le mémoire de frais du demandeur ou, subsidiairement, il doit être versé sous forme de montant forfaitaire;

3.  les défendeurs doivent également payer les dépens liés à la présente requête;

4.  les dépens doivent être payés sans délai.

II.  CONTEXTE

[2]  Le contexte général du présent différend a été exposé dans mes précédents jugements rendus à titre de juge responsable de la gestion de l’instance. Essentiellement, le demandeur allègue un abus de procédure. Les motifs de l’abus sont notamment : le recours abusif aux mesures d’expulsion plutôt qu’aux mesures d’extradition afin d’effectuer le renvoi du demandeur au Kazakhstan; le manquement des défendeurs-intimés (les défendeurs) à leur devoir de veiller à ce que les preuves reçues du Kazakhstan, sur lesquelles ils se sont fondés, n’aient pas été obtenues par la torture; et la communication illégale de renseignements aux autorités kazakhes.

[3]  L’absence de primauté du droit au Kazakhstan n’a pas été sérieusement contestée par les défendeurs. Il n’y a aucun doute sérieux sur le fait que les antécédents du Kazakhstan en matière de respect des droits de la personne sont épouvantables et que, dans ce pays, la primauté du droit n’existe pas : la torture est courante, la corruption, endémique, et le pouvoir judiciaire n’est pas indépendant.

[4]  Le contexte immédiat de la présente requête est essentiellement celui que le demandeur a exposé dans ses observations écrites.

[5]  Le demandeur a d’abord présenté en mars 2012 quatre demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire, lesquelles demandes ont été ajournées, et il a demandé la suspension de l’enquête le visant jusqu’au règlement des quatre premières demandes. La requête en communication et la requête en suspension de l’enquête déposées par le demandeur devaient être instruites le 27 avril 2012 à Ottawa.

[6]  Juste avant l’audition des requêtes, la requête en suspension a été ajournée à la demande du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile afin de lui permettre d’obtenir des éléments de preuve à l’appui de sa position. Par conséquent, la Cour a instruit une requête provisoire en mai 2012; elle a accordé un sursis provisoire jusqu’à l’audition de la requête en suspension, et ordonné qu’aucuns dépens ne soient adjugés.

[7]  Lorsqu’elle a accueilli la requête du demandeur en suspension provisoire de l’enquête, la Cour a conclu que l’affaire soulevait une question importante quant à l’existence ou non d’une extradition déguisée. La Cour a conclu que le fait de permettre la poursuite d’un abus de procédure causerait un préjudice irréparable, et que la prépondérance des inconvénients favorisait le demandeur. En particulier, la Cour a conclu :

[8]  L’audition de la requête en suspension a été fixée au 14 juin 2012. Avant l’audition, les défendeurs ont de nouveau demandé l’ajournement de la requête. Le 13 juin 2012, ils ont en effet écrit à la Cour pour en faire la demande. Le demandeur s’y est d’abord opposé, pour ensuite y consentir.

[9]  Après une conférence sur la gestion de l’instance tenue le 14 juin 2012, la Cour a ajourné sine die l’audition de la requête en suspension qui devait avoir lieu à cette date. Il a été convenu que le demandeur préparerait d’autres requêtes qu’il souhaitait soumettre, et que les parties seraient prêtes à passer à l’audition de la requête en suspension au cours des mois suivants.

[10]  Le demandeur a ensuite présenté une série de requêtes :

[11]  À la suite de la conversion des dossiers IMM‑6259‑12 et T‑l911‑12 en action, le demandeur a informé les défendeurs de sa position selon laquelle la suspension provisoire de la l’enquête devrait demeurer en vigueur jusqu’au règlement de l’action. Les défendeurs n’étaient pas d’accord, et ont indiqué qu’ils ne consentiraient pas à une suspension en ce qui a trait à l’action. Le demandeur en a avisé la Cour le 11 septembre 2013.

[12]  Compte tenu de la position des défendeurs à l’égard de la suspension provisoire et de la demande du demandeur d’ajourner les quatre demandes initiales en attendant le règlement de l’action, le demandeur a présenté une requête en suspension de l’enquête en attendant le règlement de l’action. Les documents du demandeur ont été déposés le 25 octobre 2013.

[13]  Quant à eux, les documents des défendeurs, dont l’affidavit de la professeure Olcott, signé le 14 février 2014, ont été présentés le 17 février 2014.

[14]  Le 28 février 2014, le demandeur a fait savoir à la Cour et aux défendeurs qu’il avait l’intention de contester l’expertise et l’indépendance de la professeure Olcott. Le 7 mai 2014, le demandeur a signifié un avis de requête en radiation de l’affidavit et y a inclus, parmi les motifs, l’allégation selon laquelle la professeure Olcott n’était pas suffisamment indépendante du gouvernement du Kazakhstan. Les documents ont été acceptés pour dépôt le 13 mai 2014.

[15]  Le demandeur a demandé à contre‑interroger la professeure Olcott avant la requête en radiation, avec autorisation de présenter d’autres affidavits. Il a également proposé de soumettre un affidavit confidentiel. Bien que la Cour n’ait pas accepté la demande du demandeur visant la tenue d’un contre‑interrogatoire préalable à la requête en radiation, la preuve présentée était pertinente aux fins d’un éventuel contre‑interrogatoire de la témoin.

[16]  Les défendeurs ont présenté un affidavit supplémentaire de la professeure Olcott, signé le 6 octobre 2015, où celle-ci répondait principalement aux documents du demandeur déposés le 30 mai 2014.

[17]  Le 9 février 2016, en réponse à l’affidavit du 6 octobre 2015 de la professeure Olcott, le demandeur a déposé des documents, dont un affidavit confidentiel du professeur Scott Horton et d’un autre déposant à l’identité confidentielle.

[18]  La témoin des défendeurs, la professeure Olcott, a comparu pour contre‑interrogatoire en juin 2016. Le contre‑interrogatoire, qui s’est avéré litigieux entre les parties, a entraîné une perte de temps considérable par rapport au temps qui y était alloué. Les parties ont dû comparaître devant la Cour au début du contre‑interrogatoire; c’est alors que l’avocat des défendeurs a accusé l’avocat du demandeur d’intimider la témoin. La Cour n’était pas d’accord; elle a ordonné que le contre‑interrogatoire se poursuive comme prévu.

[19]  Il a été coupé court au contre‑interrogatoire lorsque la témoin a été confrontée à un élément de preuve ayant eu pour effet de miner sérieusement sa crédibilité et son indépendance. Les parties ont comparu devant la Cour dans le cadre d’une requête portant sur la conduite adoptée au cours de l’instance et sur certains autres refus ayant été opposés. La Cour a conclu que la témoin et l’avocat des défendeurs s’étaient livrés à une conduite obstructionniste à un moment stratégique clé. Le demandeur a obtenu gain de cause sur la requête, sauf pour un petit nombre de refus.

[20]  La Cour a ordonné aux défendeurs de payer au demandeur les dépens de la requête relative aux refus, ainsi que les dépens inutiles qu’il a dû engager, à déterminer à une date ultérieure.

[21]  À la suite des conclusions de la Cour sur la requête relative aux refus, les défendeurs ont déposé un avis d’appel. Toutefois, ils se sont ensuite désistés de cet appel. Les défendeurs ont par la suite accepté de maintenir la suspension jusqu’au procès. Maintenant que l’appel a été abandonné, et que la requête a été acceptée, il semble que le contre‑interrogatoire de la professeure Olcott ne reprendra pas. Ceci n’est pas contesté par les défendeurs.

[22]  Après avoir initialement avisé le demandeur qu’ils ne consentiraient pas à ce que la suspension provisoire soit maintenue jusqu’à la conclusion de l’action, et que le demandeur devrait présenter une requête pour convertir la suspension provisoire en une suspension en attendant le procès, et après que le demandeur eut présenté cette requête en octobre 2013, les défendeurs l’ont informé qu’ils accepteraient une prolongation de la suspension jusqu’au procès (le 14 mars 2017).

III.  ANALYSE

A.  Introduction

[23]  Le demandeur réclame des dépens, payables sans délai et quelle que soit l’issue de la cause, pour des dépenses substantielles qu’il a été contraint d’engager afin de présenter, en octobre 2013, une requête en suspension, à laquelle les défendeurs se sont d’abord opposés avant de finir par céder sans fournir d’explication.

[24]  Après que les demandes IMM‑6259‑12 et T‑1911‑12 ont été converties en action, en 2013, le demandeur a demandé le consentement des défendeurs pour maintenir une suspension provisoire (imposée dans mon ordonnance du 4 mai 2012) en attendant le règlement de l’action. Les défendeurs ont refusé de consentir, de sorte que le demandeur a été obligé de présenter en 2013 la requête en suspension qui, sur un certain nombre d’années, a obligé les deux parties à réunir un nombre important de preuves, et donc à engager des frais importants.

[25]  La suspension était d’une grande importance pour le demandeur et, à mon avis, elle a été demandée à juste titre parce que, sans elle, le demandeur aurait pu faire l’objet d’une enquête et risquer le renvoi du Canada avant que l’action sous‑jacente puisse être entendue et tranchée.

[26]  Les défendeurs n’ont fourni aucune explication adéquate pour justifier l’octroi tardif de leur consentement, après des années de litige concernant la suspension; ils n’ont pas non plus expliqué les raisons pour lesquelles, étant donné mes conclusions relatives à la suspension provisoire du 4 mai 2012, il était nécessaire de contraindre le demandeur à demander une autre suspension une fois ce dossier converti en action.

B.  Convient-il d’attribuer des dépens?

[27]  À mon avis, il est approprié pour la Cour, à ce stade-ci de l’instance, d’examiner et d’accorder les dépens pour la requête en suspension écourtée.

[28]  Nous savons que, dans les cas qui s’y prêtent, la Cour peut exercer son pouvoir discrétionnaire général, en vertu de l’article 401 des Règles, d’adjuger les dépens d’une requête quelle que soit l’issue de la cause, plutôt que de laisser le juge de première instance en décider (voir, par exemple, Laboratoires Servier c Apotex Inc., 2007 CF 344 [Laboratoires Servier]), et qu’aux termes de l’article 401 :

[29]  Je suis d’avis que la requête écourtée comportait une suspension interlocutoire, de sorte que la question était distincte et ne sera pas soulevée au procès. Voir les décisions AIC Ltd. c Infinity Investment Counsel Ltd., 1998 ACF no 904, aux paragraphes 5, 6 et 11, et Laboratoires Servier, précité, aux paragraphes 6 et 7.

[30]  J’estime aussi qu’en tant que juge responsable de la gestion de l’instance dans le cadre de ce litige complexe depuis ses débuts en 2012, je suis le mieux placé pour déterminer les dépens de la requête en suspension ayant été interrompue.

[31]  À mon avis, les dépens sont justifiés pour l’abandon définitif de la requête en suspension par les défendeurs. Ces derniers n’ont donné aucune raison disculpatoire pour expliquer pourquoi il était raisonnable de ne pas consentir à une suspension, compte tenu de mes motifs à l’étape de la suspension provisoire, ou pourquoi ils ont abandonné cette résistance après plusieurs années de litiges complexes et coûteux. Bien entendu, les considérations tactiques ne sont pas du ressort de la Cour. De plus, en accordant la suspension provisoire, j’ai clairement indiqué que mes conclusions sur la question de la gravité et du préjudice irréparable dépendaient de la preuve présentée à l’époque, et que je savais que le dossier de la preuve allait évoluer et mettre encore plus en évidence la nécessité d’une suspension :

[traduction]

7. Je ne dispose pas encore d’un dossier de preuve complet sur la question de l’abus de procédure. Le dossier sera complété à cet égard avant l’audition de la requête en suspension complète, le 14 juin 2012. Je pourrai à ce moment‑là me faire une idée très différente de ce que la preuve nous révèle au sujet de l’abus de procédure. Toutefois, compte tenu de ce qui m’a été présenté jusqu’à maintenant, et en l’absence d’une explication de l’agent Bean sur certaines des choses qu’il a dites dans la documentation, je pense qu’il est juste d’affirmer qu’il y a de sérieux motifs de craindre que l’agent Bean, au moment de rédiger ses rapports en vertu de l’article 44, se soit vu engagé dans un processus de renvoi censé remplacer l’extradition, et ce, vers un pays ayant un très mauvais bilan en ce qui a trait aux droits de la personne et où, selon l’un des témoins du demandeur, celui‑ci allait subir de la torture. Ces éléments de preuve sont corroborés par ceux d’Amnistie Internationale. Le Kazakhstan a présenté au Canada, le 4 janvier 2012, une demande d’extradition pour le demandeur. L’agent Bérubé d’Interpol Ottawa, qui a transmis la notice rouge à l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), a indiqué (apparemment à tort) qu’Interpol Ottawa n’était pas en mesure d’intenter une action en justice « en l’absence d’un traité bilatéral », et l’agent Bean a mentionné, dans un courriel à l’agent Bérubé, qu’il était « autorisé à arrêter la personne visée par la notice rouge et à la renvoyer au Kazakhstan [...] ». De plus, la preuve dont j’ai été saisi révèle qu’un agent de liaison de la Gendarmerie royale du Canada a rencontré des représentants du Kazakhstan et les a informés de ce qui suit :

Le KNB (services secrets du Kazakhstan) souhaite que la personne visée par la notice rouge soit arrêtée au Canada et expulsée au Kazakhstan. Le KNB est disposé à fournir tout type de document dont l’ASFC a besoin pour compléter son processus d’expulsion. [Non souligné dans l’original.]

[32]  Je puis concevoir que les défendeurs aient pu raisonnablement penser que de nouveaux éléments de preuve étaient susceptibles d’émerger à mesure que le litige progressait, ce qui aurait pu amener la Cour à réviser ses conclusions sur la question de la gravité et du préjudice irréparable. Toutefois, étant donné que l’abus de procédure de la part de l’agent Bean, en particulier, constituait le fondement de la suspension, de tels éléments de preuve supplémentaires devaient être facilement accessibles, s’ils existaient. En outre, si les défendeurs cherchaient d’autres éléments de preuve qui auraient pu me convaincre de refuser une suspension interlocutoire, ils risquaient de ne pas réussir à en trouver ou à en obtenir. Or, ce risque n’avait pas à être assumé par le demandeur lorsque cette quête a pris fin soudainement, sans explication.

C.  Quels sont les dépens réclamés par le demandeur?

[33]  Le demandeur a présenté un projet de mémoire de frais qui comprend les dépens réclamés pour la requête en suspension abandonnée, ainsi que les frais engagés dans une série de requêtes qui ont précédé le désistement de la requête en suspension par les défendeurs, et qui devraient maintenant, selon lui, être évalués et accordés parce que ce sont des frais liés à des activités connexes entreprises en prévision de la requête en suspension.

[34]  Dans ses observations écrites, le demandeur affirme que sa [traduction] « position est, et était, que le succès de la requête en suspension déterminerait le droit aux dépens » dans les requêtes antérieures.

[35]  Je n’ai aucune raison de douter qu’il se soit agi de la « position » du demandeur sur les requêtes antérieures, mais elle n’a pas été communiquée aux défendeurs ni à la Cour lors de ces requêtes, de sorte que les défendeurs n’ont eu aucune possibilité de réagir à cette « position » lors des requêtes, et que la Cour n’a pas eu l’occasion de se prononcer sur celle‑ci dans chaque ordonnance pertinente. En fait, on demande maintenant aux défendeurs et à la Cour de se pencher sur cette « position » longtemps après que les requêtes ont été tranchées et que les ordonnances ont été rendues.

[36]  Dans ses observations présentées de vive voix, le demandeur a fait valoir que la Cour devrait adopter une approche globale sur cette question. Il affirme que les éléments de preuve que les deux parties ont produits après la suspension provisoire visaient la suspension interlocutoire prévue, que les défendeurs ont abandonnée, de sorte qu’il est maintenant approprié de [traduction] « prendre du recul et adopter une approche holistique » en ce qui concerne les dépens pertinents, car le travail associé à chaque requête distincte se reflète dans la requête principale en suspension, et doit être vu dans son ensemble. Cela me paraît un argument raisonnable que le demandeur aurait pu faire valoir à l’époque où chacune des requêtes antérieures a été plaidée et tranchée; mais il ne l’a pas fait, et les ordonnances de la Cour, soit refusent les dépens, soit ne portent pas sur ceux‑ci. Je pense donc qu’en fait, lorsque ces ordonnances ont été rendues, la Cour n’a pas ordonné ou abordé les dépens parce qu’ils n’avaient pas été demandés, soulevés ou examinés. Afin d’éviter les problèmes associés au principe du dessaisissement, le demandeur aurait dû aviser la Cour qu’il solliciterait des dépens pour chaque requête, mais qu’il aimerait que la Cour attende que la requête en suspension soit terminée ou abandonnée, afin que les dépens puissent être évalués « globalement » et que les requêtes antérieures soient traitées comme un élément de la requête en suspension. Et, pour être franc, lorsque j’ai rendu ces ordonnances antérieures, j’avais l’intention qu’aucune partie n’ait droit aux dépens pour chaque requête distincte, et je n’ai jamais pensé que le demandeur me demanderait par la suite d’envisager une approche « globale » lorsque la requête en suspension serait ultérieurement tranchée ou abandonnée.

[37]  Les défendeurs auraient pu être d’accord avec cette approche « globale » si elle avait été soulevée, mais il n’en est pas certain. En outre, comme les requêtes ont été tranchées depuis longtemps, il serait injuste de s’attendre à ce que les défendeurs soulèvent et justifient maintenant toute objection qu’ils auraient pu avoir à l’époque. Compte tenu de certains des arguments soulevés par les défendeurs dans la présente requête, il semble peu probable, par exemple, qu’ils seraient d’accord pour dire que tous les éléments de preuve recueillis des deux côtés étaient principalement axés sur la suspension, ou même que les requêtes n’étaient rien de plus qu’un apport à la requête en suspension. Je comprends l’argument du demandeur selon lequel une grande partie de sa preuve d’expert devra être mise à jour avant le procès. Mais au moment des requêtes, on ne savait pas exactement combien de temps il faudrait pour aller jusqu’au procès, ni comment cette preuve pourrait devoir être remplacée ou complétée. Quoi qu’il en soit, pour un procès de cette nature, la collecte de preuves d’expert bénéficiera des éléments déjà réunis, et elle en est éclairée, surtout lorsque l’expert qui doit témoigner au procès est aussi celui qui a été appelé à prendre part aux étapes ayant mené au procès.

[38]  Je ne pense pas que mon pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 400 des Règles me permette de faire abstraction d’autres principes de droit pertinents. En l’espèce, mon pouvoir discrétionnaire de « déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer » ne me permet pas, à mon avis, d’ignorer le principe du dessaisissement, non plus que la jurisprudence concernant ce que la Cour doit faire lorsque la question des dépens n’est pas soulevée dans une requête particulière.

[39]  Comme le soulignent les défendeurs, à l’exception de l’ordonnance de la Cour du 24 novembre 2016 et de l’ordonnance relative aux dépens supplémentaires du 6 mars 2017, que les défendeurs ont exécutées, mes ordonnances dans cette instance ont établi expressément qu’aucuns dépens n’étaient accordés, ou n’ont simplement pas fait mention des dépens. Cela s’explique par le fait que, dans les cas dont je suis maintenant saisi, le demandeur n’a pas demandé de dépens (par écrit ou de vive voix), de sorte que les dépens ne sont pas une question que l’on m’a demandé d’aborder. D’après ce que je comprends de la jurisprudence de la Cour, je ne peux revenir sur mes ordonnances antérieures qui ne mentionnaient pas les dépens. Dans l’arrêt Sauve c Canada, 2015 CF 181, le juge Barnes a dit ce qui suit à ce sujet :

[5]  Je suis aussi préoccupé par les dépens réclamés par les défendeurs en lien avec diverses requêtes qui ont été déposées par l’une ou l’autre partie depuis 2007.

[6]  Presque toutes les requêtes présentées au début de la procédure ont été réglées par des ordonnances dans lesquelles il n’y a pas eu d’adjudication des dépens. La Cour n’a pas le pouvoir de revoir ces questions et d’adjuger des dépens alors qu’il n’y a pas eu d’adjudication à l’époque : voir Exeter c Canada, 2013 CAF 134, au paragraphe 14.

[40]   En ce qui concerne l’article 401 des Règles, la jurisprudence veut que, malgré le large pouvoir discrétionnaire dont je dispose, je ne puisse pas adjuger des dépens qui n’ont pas été demandés. Ce principe général a été confirmé par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Exeter c Canada (Procureur général), 2013 CAF 134 :

[12]  En principe, une cour de justice ne peut pas adjuger les dépens s’ils n’ont pas été demandés : voir, par exemple, Balogun c. La Reine, 2005 CAF 350. Accorder des dépens dans de telles circonstances porterait atteinte au devoir d’équité, puisque la partie perdante se verrait imposer une responsabilité sans en avoir été avisée ni avoir pu répondre : voir, par exemple, Nova Scotia (Minister of Community Services) c. Elliott (Guardian ad litem of) (1995), 141 N.S.R. (2d) 346 (C.S. N.É.), au paragraphe 5.

[41]  Le demandeur soutient qu’en l’espèce, il n’y a pas de question d’équité qui se pose, car les défendeurs peuvent maintenant répondre. Il me semble cependant que la capacité des défendeurs à répondre aux affirmations du demandeur sur les dépens, des années après que les requêtes en question ont été tranchées, soit à tout le moins injustement compromise, et que la capacité de la Cour à se rappeler de toutes les questions de dépens qui pouvaient être en jeu à l’époque soit, pour être franc, très incertaine.

[42]  Cela dit, en plus de toutes ces considérations, je pense qu’il serait tout à fait inapproprié (et contraire au principe du dessaisissement) de revenir en arrière et d’examiner maintenant les dépens engagés dans le cadre de requêtes où j’ai rendu des ordonnances finales dans lesquelles les dépens n’ont pas été accordés (intentionnellement) parce que le demandeur ne m’avait pas demandé de les aborder et que j’avais donc supposé qu’il ne les réclamait pas. Il n’aurait pas été difficile du tout pour le demandeur de soulever auprès de la Cour et des défendeurs que, même s’il ne demandait pas de dépens au moment de chaque requête, il demanderait à la Cour de les envisager de façon « globale » lorsque la procédure de suspension serait conclue. Les défendeurs auraient alors pu présenter leur point de vue sur cette approche attentiste, et la Cour aurait pu prendre une décision appropriée sur ce point. Même si le demandeur n’a fourni aucune explication quant à la raison pour laquelle il n’a pas adopté cette approche, il semble évident qu’elle aurait pu présenter un inconvénient particulier pour lui : il aurait eu une obligation réciproque de payer les dépens des défendeurs pour toute requête antérieure si la suspension avait été refusée.

[43]  Pour ces motifs, je dois refuser la demande du demandeur visant l’examen et l’attribution des dépens pour les points A, B, C, D et F de son projet de mémoire de frais.

[44]  En ce qui concerne la requête en suspension infructueuse, j’ai déjà indiqué que je juge l’octroi de dépens approprié. Toutefois, la difficulté en l’espèce réside dans la quantification de ceux-ci.

[45]  Les défendeurs tentent d’assimiler le résultat de la requête en suspension à un règlement, et demandent à la Cour d’adopter le raisonnement exposé dans l’arrêt Waterloo North Condominium Corp No. 161 c Redmond, 2017 ONSC 1304. À mon avis, le résultat a beaucoup plus en commun avec les situations de désistement, quand la partie qui se retire conclut qu’elle n’a pas vraiment d’argument et capitule avant que l’affaire soit soumise à la Cour. Il est à noter que, dans la présente requête en dépens, les défendeurs n’ont pas tenté d’expliquer pourquoi ils ont refusé de donner leur consentement aussi longtemps (étant donné les raisons de la suspension provisoire initiale) et pourquoi ils ont changé d’idée et capitulé après avoir obligé le demandeur à engager des dépens durant des années en vue d’obtenir la suspension. Comme je l’ai déjà mentionné, les aspects tactiques ne me regardent pas. Mais sans une explication raisonnable, il me reste qu’à conclure que les défendeurs ne se seraient retirés que s’ils avaient décidé qu’ils n’avaient aucun argument à présenter. Cependant, étant donné la décision initiale relative à la suspension provisoire, les défendeurs n’ont pas expliqué les raisons pour lesquelles ils pensaient avoir des arguments qui justifieraient le fait de mettre le demandeur dans l’obligation de présenter une autre requête en suspension, moyennant des frais énormes. L’effondrement et le discrédit de la preuve de la professeure Olcott semblent être la seule raison apparente d’un changement aussi soudain. Et, comme je l’ai déjà souligné, rien ne laisse entrevoir ce que la témoin aurait pu dire sur les conclusions d’abus de procédure ayant fondé mon ordonnance de suspension provisoire, ni pour quelles raisons les défendeurs ne pouvaient fournir de témoignage des personnes ayant pris part à l’abus de procédure, abus donnant lieu à une question importante et à un préjudice irréparable, afin que le dossier puisse être réglé rapidement et de manière efficace.

[46]  Je crois que le demandeur a obtenu gain de cause dans sa requête en suspension en raison du consentement des défendeurs, mais je ne crois pas que ce consentement ait été un compromis raisonnable entre les parties de telle sorte qu’il faille les laisser à elles‑mêmes pour ce qui est d’assumer leurs propres dépens. En l’espèce, il s’agissait d’une capitulation des défendeurs sur cette question, à la suite d’une longue bataille âprement disputée au cours de laquelle les défendeurs n’ont présenté aucune justification raisonnable pour leur opposition.

[47]  La seule objection réelle soulevée par les défendeurs est que [traduction] « presque tous les aspects de la requête en suspension du demandeur concernent ce qui sera en litige au procès », et que je ne suis pas le mieux placé pour déterminer le montant de ces dépens.

[48]  En raison de ma participation active en tant que juge responsable de la gestion de l’instance dans le cadre de ce différend depuis le début, je crois qu’il me revient de décider des dépens afférents à la requête en suspension, car celle‑ci comporte une question distincte — même si certains des éléments probants recueillis peuvent ne pas être entièrement distincts et pourraient être utilisés ultérieurement lors des interrogatoires préalables et au procès — et il sera impossible pour le juge du procès de connaître en détail ce qui est, jusqu’ici, une instance assez complexe et âprement disputée.

[49]  Compte tenu de la dimension internationale de cette affaire, des difficultés et des dépenses liées à la recherche d’experts qualifiés sur le Kazakhstan (difficultés que les défendeurs ne connaissent que trop bien) et de la nécessité de voyager à l’étranger, les débours réclamés pour cette requête, soit 160 368,14 $, me semblent entièrement raisonnables. Les défendeurs les jugent excessifs, mais n’ont pas produit de montants comparatifs.

[50]  Je suis également d’avis que le demandeur a établi la nécessité de calculer les dépens conformément à la colonne V du tarif.

[51]  Les défendeurs n’ont pas fourni grand‑chose pour justifier leur besoin de résister à la requête en suspension, à la lumière de mes conclusions antérieures sur la question importante et le préjudice irréparable. De plus, ils n’ont fourni aucune explication au sujet de leur décision — après des années de litige — de cesser de s’opposer à la requête en suspension, ni sur les raisons pour lesquelles il était nécessaire de résister pendant si longtemps. La nécessité des dépens et autres dépenses que le demandeur a dû engager n’est donc pas expliquée. Un consentement donné après des années de résistance coûteuse et acharnée n’est pas la même chose qu’un consentement donné à un stade antérieur, ou qu’un compromis mutuellement acceptable.

[52]  La réalité est que, finalement : le demandeur a eu entièrement gain de cause dans la requête en suspension; en l’absence d’explications, il existe très peu de choses pour justifier la résistance des défendeurs et la considérer comme étant raisonnable; les questions en jeu dans la requête étaient complexes et de la plus haute importance pour le demandeur; la charge de travail requise sur une période de plusieurs années était considérable; et le comportement des défendeurs a eu pour effet de prolonger considérablement l’instance. Ce sont là les facteurs sur lesquels je m’appuie, en vertu du paragraphe 400(3) des Règles, pour accorder au demandeur les dépens liés à la requête en suspension conformément à la colonne V du tarif.




 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.