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     T-2674-92

ENTRE:          LES ENTREPRISES A.B. RIMOUSKI INC.,
             -et-
             ALDÈGE BANVILLE,

     Demandeurs

ET:              SA MAJESTÉ LA REINE1,

     Défenderesse

     MOTIFS DE JUGEMENT

LE JUGE DENAULT:

     En 1989, Les Entreprises A.B. Rimouski Inc. (la compagnie A.B.) obtient le contrat et s'engage à démolir l'ancien quai commercial de Cap-Chat avant le 31 mars 1990. À cause de certaines divergences survenues entre les parties en cours d'exécution du contrat, la défenderesse (Travaux publics Canada ou TPC) avise la compagnie le 15 mai 1990 qu'elle la considère en défaut selon le contrat et s'adresse à la caution pour faire corriger les défectuosités et finir le contrat. Le 29 octobre 1992, les demandeurs intentent la présente action pour réclamer le solde du montant retenu par la défenderesse et des dommages-intérêts. La compagnie A.B.est mise en faillite le 23 février 1993. Par suite de cessions de créances et de droits d'action d'abord entre le syndic à la faillite et la Caisse populaire Desjardins de Saint-Robert-de-Rimouski (la Caisse populaire), puis entre la Caisse populaire et le demandeur Aldège Banville (Banville), ce dernier continue les procédures à titre personnel et de cessionnaire de la compagnie A.B..

     Bien que la question de fond consiste à décider si la compagnie A.B. a exécuté ou non son contrat suivant les plans et devis, le tribunal se doit d'examiner d'abord les moyens de droit soulevés par la défenderesse à savoir l'incessibilité d'une créance sur Sa Majesté et la prescription d'une partie importante de l'action des demandeurs.

     Vu la prescription alléguée par la défenderesse, il importe de revoir brièvement la chronologie des événements et des procédures. Aux termes du contrat intervenu le 8 septembre 1989, les travaux devaient être achevés le 31 mars 1990. À plusieurs reprises au cours des travaux, TPC a signalé des lacunes à la compagnie A.B., niées par celle-ci. TPC a mis la compagnie en défaut le 15 mai 1990 et s'est adressée à la caution le 1er juin 1990 pour faire corriger les défectuosités et finir le contrat. Dans l'action intentée le 29 octobre 1992, les demandeurs réclament à la fois le solde du montant retenu par la défenderesse - 218,122.55$ sur un contrat de 489,491$ - et des dommages-intérêts. La compagnie A.B. est mise en faillite en février 1993 et le 13 décembre 1993, le syndic à la faillite cède à la Caisse populaire "l'universalité des créances et comptes de livres, actuels et futurs, de Les Entreprises A.B.Rimouski Inc., découlant de quelque source que ce soit, y incluant entre autres les contrats, ... à l'exception ..."1 d'une réclamation de la compagnie A.B. contre une compagnie d'assurances, étrangère au présent litige.

     En juillet 1994, la Caisse populaire cède2 à son tour au demandeur Banville une partie du droit d'action qu'elle avait obtenu du syndic, à savoir 75 p. 100 de la réclamation de la retenue de 218,122.55$ effectuée par TPC, réclamation qui faisait déjà l'objet de la présente action. Les demandeurs ont déposé une déclaration réamendée le 15 août 1995 faisant état des changements ci-haut relatés, le demandeur Banville continuant les procédures à la fois à titre personnel et de cessionnaire des droits de Les Entreprises A.B. Rimouski Inc.

     La défenderesse, par requête, a tenté d'obtenir la radiation de l'action du demandeur Banville au motif qu'elle était prescrite et que l'actionnaire de la compagnie n'avait, en l'instance, aucun recours. Le juge saisi du dossier n'étant pas convaincu que l'action du demandeur Banville, en sa qualité personnelle, n'avait aucune chance de succès, a rejeté la requête, préférant laisser au juge du procès de décider de ces questions après l'enquête.

     Au terme d'un procès de onze jours dont la plus grande partie a été consacrée à l'analyse des plans et devis et à la manière dont le contrat a été exécuté, il importe maintenant de revenir à la case départ et de décider si toute ou une partie de l'action des demandeurs est prescrite et si, de toute façon, la créance sur Sa Majesté était cessible.

     Le tribunal analysera d'abord la question de la prescription invoquée par la défenderesse, principalement à l'égard de la réclamation personnelle du demandeur Banville.

La réclamation à titre personnel.

     Dans son action, le demandeur Banville réclame 300,000$ en dommages-intérêts "pour perte de contrat, atteinte à la réputation et perte de solvabilité."3

     La déclaration ne fournit aucun détail sur ces chefs de réclamation et il faut les distinguer pour en faire l'analyse. D'abord qu'en est-il de la réclamation pour "perte de contrat": le demandeur A.B., seul actionnaire et administrateur de la compagnie A.B., reproche-t-il à la défenderesse la perte encourue par sa compagnie à qui on a retenu un montant pour inexécution du contrat? Dans la mesure où la compagnie est une entité différente de la sienne, le demandeur Banville n'a pas accès à un tel recours4. Banville poursuit-il pour la perte d'autres contrats? Il n'en a pas fait la preuve.

     Les deux autres chefs de réclamation, l'atteinte à la réputation et la perte de solvabilité, pêchent aussi par ambiguïté. Reproche-t-on à la défenderesse un quelconque délit ou quasi-délit? À défaut d'autres dispositions applicables au temps requis pour prescrire, les actions qui en découlent se prescrivent par deux ans (article 2261 du Code civil). S'agit-il plutôt

d'"injures verbales ou écrites" qu'aurait prononcées un agent de TPC? La prescription est alors d'un an (article 2262 du C.c.). Quoi qu'il en soit, aucune preuve d'un délit ou d'une quelconque atteinte à la réputation n'a été faite.

     Pour prouver son allégation de perte de solvabilité, le demandeur Banville a fait état des difficultés financières qu'il a encourues lorsque la compagnie A.B. s'est vu retenir par TPC un montant de plus de 218,000$. Il affirme avoir mis un temps considérable pendant trois ans à tenter de récupérer ce montant et avoir perdu, lors de la faillite de la compagnie A.B., sa principale source de revenus. Aucune démonstration n'a été faite que la défenderesse aurait été la cause directe de son insolvabilité, d'ailleurs non prouvée. Abstraction faite de l'absence de preuve à cet égard, il appert qu'après l'avis de défaut (15 mai 1990) et le recours à la caution (1er juin 1990), les parties ont tenu des pourparlers, entre juillet et une date indéterminée en septembre, en vue de solutionner leur litige. En vertu de l'article 2267 C.c., nulle action ne peut être reçue après l'expiration du temps fixé pour la prescription. En l'espèce, lorsque le demandeur Banville a intenté son action le 29 octobre 1992, elle était prescrite. Le procureur du demandeur a plaidé l'interruption de prescription mais n'a prouvé aucune reconnaissance expresse ou tacite de la part de TPC de l'existence du droit du créancier. La réclamation du demandeur à titre personnel est rejetée.

La réclamation à titre de cessionnaire

     Dans sa déclaration réamendée, le demandeur Banville en sa qualité de cessionnaire des droits de Les Entreprises A.B. Rimouski Inc., réclame d'abord 163,591.91$ (75 p. 100 de 218,122.55$), soit le montant retenu par la défenderesse; nous reviendrons plus loin sur cette question, de nature contractuelle. Le demandeur Banville réclame aussi, à titre de cessionnaire, des montants de 75,000$ (75 p. 100 de 100,000$) pour "... frais légaux...[et] dommages et intérêts engendrés par la conduite de la défenderesse5, et de 225,000$ (75 p. 100 de 300,000$) pour "... perte de contrat, atteinte à la réputation et perte de solvabilité"6.

     Le tribunal souligne que le montant de 100,000$ réclamé au paragraphe 12 de la déclaration initiale pour les frais légaux et les dommages-intérêts engendrés par la conduite de la défenderesse n'apparaît plus à la déclaration réamendée. À tout événement, ce chef de réclamation n'a fait l'objet d'aucune preuve et, étant aussi sujet à la prescription de deux ans prévue à l'article 2261 du Code civil, il est prescrit.

     Quant au montant de 225,000$ réclamé par le demandeur Banville à titre de cessionnaire de la compagnie A.B. pour perte de contrat, atteinte à la réputation et perte de solvabilité, cette partie de son action n'est pas davantage recevable. En effet, la compagnie savait depuis aussi tôt que le 15 mai 1990 que la défenderesse la considérait en défaut et depuis le 1er juin 1990 s'était adressée à la caution pour faire corriger les défectuosités et finir le contrat. Tel qu'exposé plus haut, rien dans la preuve ne démontre de la part de la défenderesse une quelconque atteinte à la réputation de la compagnie A.B. ou que son insolvabilité serait imputable à un agent de Sa Majesté si ce n'est dans le cadre du contrat dont il sera question plus loin. J'estime donc que ce chef de réclamation est prescrit, même en faisant abstraction de l'impact de la faillite de la compagnie A.B. et de la question de l'incessibilité d'une créance sur Sa Majesté7.

     Il reste à analyser la réclamation de 163,591.91$ représentant 75 p. 100 de 218,122.55$, montant retenu sur le contrat, que le demandeur Banville réclame à titre de cessionnaire des droits de la compagnie A.B. Ce montant, de toute évidence, correspond au solde du contrat et constitue une créance contre Sa Majesté; il importe donc de l'analyser sous l'angle du second moyen invoqué par la défenderesse à savoir l'incessibilité d'une créance sur Sa Majesté au sens des articles 66 à 69 de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. 1985, ch.F-11 (la Loi).

     Résumé en quelques lignes, l'argument de la défenderesse tient à ceci. Son procureur rappelle d'abord qu'en l'espèce, tel que décrit à la Cession de créances et droits d'action intervenue entre la Caisse populaire et le demandeur Banville, c'est le droit d'action de la compagnie A.B. dans le présent dossier qui a été cédé et non pas la créance résultant du marché; vu que le droit d'action est un droit incorporel au sens de la définition d'une créance sur Sa Majesté, il est sujet à la règle générale d'incessibilité d'une telle créance. Le procureur de la défenderesse plaide aussi qu'en l'espèce, le demandeur Banville en sa qualité de cessionnaire à la compagnie A.B. ne bénéficie pas de l'exception prévue à l'alinéa 68(1)a) de la Loi dans la mesure où elle n'est pas une créance correspondant à un montant échu ou à échoir aux termes d'un marché. Il précise en effet qu'en autant que c'est un droit d'action portant sur un droit litigieux qui a été cédé, il ne s'agit pas d'une créance résultant d'un marché. Dans le même souffle, il plaide que le demandeur ne peut invoquer que la créance en est une qui correspond à un montant échu ou à échoir aux termes d'un marché dans la mesure où elle n'est pas échue. En effet, soutient-il, la jurisprudence reconnaît que pour être échue, une dette doit être certaine et liquide et que dans la mesure même où en l'espèce la contestation de la retenue faite par la défenderesse sur le contrat n'est pas frivole, la contestation n'est pas liquide et par conséquent la créance n'est pas due, certaine et payable.

     De façon subsidiaire, le procureur de la défenderesse soutient que même si le tribunal ne concluait pas que la créance est soumise à la règle générale d'incessibilité, le demandeur n'a pas droit à l'exception prévue à l'article 68 de la Loi vu que, de toute façon, il ne rencontre pas la condition prévue à l'alinéa 68.(2)c) de la Loi, ayant négligé de donner avis de la cession de la Caisse populaire conformément à l'article 69.

ANALYSE

     Il importe de reproduire les articles pertinents de la Loi sur la gestion des finances publiques:


66. Definitions. In this Part,

...

"Crown debt" means any existing or future debt due or becoming due by the Crown, and any other chose in action in respect of which there is a right of recovery enforceable by action against the Crown;

"contract" means a contract involving the payment of money by the Crown;

"Crown" means Her Majesty in right of Canada;

67. Except as provided in this Act or any other Act of Parliament,

(a) a Crown debt is not assignable; and

(b) no transaction purporting to be an assignment of a Crown debt is effective so as to confer on any person any rights or remedies in respect of that debt.

68. (1) Subject to this section, an assignment may be made of

(a) a Crown debt that is an amount due or becoming due under a contract; and

(b) any other Crown debt of a prescribed class.

(2) The assignment referred to in subsection (1) is valid only if

(a) it is absolute, in writing and made under the hand of the assignor;

(b) it does not purport to be by way of charge only; and

(c) notice of the assignment has been given to the Crown as provided in section 69.

(3) The assignment referred to in subsections (1) and (2) is effectual in law, subject to all equities that would have been entitled to priority over the right of the assignee if this section had not been enacted, to pass and transfer, from the date service on the Crown of notice of the assignment is effected,

(a) the legal right to the Crown debt;

(b) all legal and other remedies for the Crown debt; and

(c) the power to give a good discharge for the Crown debt without the concurrence of the assignor.

(4) An assignment made in accordance with this Part is subject to all conditions and restrictions in respect of the right of transfer that relate to the original Crown debt or that attach to or are contained in the original contract.

...

69. (1) The notice referred to in paragraph 68(2)(c) shall be given to the Crown by serving on or sending by registered mail to the Receiver General or a paying officer, in prescribed form, notice of the assignment, together with a copy of the assignment accompanied by such other documents completed in such manner as may be prescribed.

(2) Service of the notice referred to in subsection (1) shall be deemed not to have been effected until acknowledgment of the notice, in prescribed form, is sent to the assignee, by registered mail, under the hand of the appropriate paying officer.


66. Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente partie.

...

"créances sur Sa Majesté" Créance existante ou future, échue ou à échoir, sur Sa Majesté, ainsi que tout autre droit incorporel dont le recouvrement peut être poursuivi en justice contre Sa Majesté.

"marché" Contrat prévoyant un versement de fonds par Sa Majesté.

"Sa Majesté" Sa Majesté du chef du Canada.

67. Sous réserve des autres dispositions de la présente loi ou de toute autre loi fédérale :

a) les créances sur Sa Majesté sont incessibles;

b) aucune opération censée constituer une cession de créances sur Sa Majesté n'a pour effet de conférer à quiconque un droit ou un recours à leur égard.

68. (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, les créances suivantes sont cessibles :

a) celles qui correspondent à un montant échu ou à échoir aux termes d'un marché;

b) celles qui appartiennent à une catégorie déterminée par règlement.

(2) La cession n'est valide que si les conditions suivantes sont remplies:

a) elle est absolue, établie par écrit et signée par le cédant;

b) elle n'est pas censée faite à titre de sûreté seulement;

c) il en a été donné avis conformément à l'article 69.

(3) Sous réserve des droits qui, en l'absence du présent article, auraient pris rang avant celui du cessionnaire, la cession a pour effet de transférer, à compter de la date de la signification de l'avis :

a) le droit à la créance sur Sa Majesté;

b) les recours juridiques et autres concernant la créance;

c) le pouvoir de donner quittance à cet égard sans l'assentiment du cédant.

(4) Une cession faite en conformité avec la présente partie est assujettie à toutes les conditions et restrictions, relatives au droit de transfert, qui se rattachent à la créance originale ou qui découlent du marché original.

...

69. (1) Toute cession visée au paragraphe 68(2) est communiquée à Sa Majesté par un avis accompagné d'une copie de l'acte de cession, signifié ou envoyé par courrier recommandé au receveur général ou à un agent payeur; la forme de l'avis et la nature des autres documents qui doivent l'accompagner, ainsi que la manière d'établir ceux-ci, sont fixées par règlement.

(2) La signification de l'avis n'est considérée comme effective qu'après envoi au cessionnaire, par courrier recommandé, d'un accusé de réception établi en la forme réglementaire et signé par l'agent payeur compétent.


     En principe donc, la Loi énonce qu'une créance sur Sa Majesté, Crown debt dans le texte anglais, est incessible; deux catégories de créances font cependant exception à la règle et peuvent être cédées: celle qui correspond à un montant échu ou à échoir aux termes d'un marché (68.(1)a)), et celle qui appartient à une catégorie déterminée par règlement (68.(1)b)). Aux fins de la présente analyse, éliminons immédiatement cette seconde catégorie puisque les faits ne s'y appliquent pas.

     À prime abord, dans la mesure où il appert qu'aux termes du contrat intervenu entre la compagnie A.B. et la défenderesse, Sa Majesté devait verser des fonds en contrepartie de l'exécution de certains travaux, nous sommes en présence d'un "marché".

     Le procureur de la défenderesse fait une distinction et élève une cloison étanche entre une réclamation résultant d'un marché et un droit incorporel - un droit d'action - et plaide qu'en l'occurrence, dans la mesure où c'est un droit d'action qui a été cédé par la Caisse populaire, le demandeur Banville ne bénéficie pas de l'exception prévue à l'alinéa 68.(1)a) mais est plutôt soumis à la règle générale d'incessibilité.

     Le tribunal reconnait d'emblée qu'un droit d'action constitue un droit incorporel - chose in action dans le texte anglais - au sens de la définition d'une créance sur Sa Majesté contenue à l'article 668. Le tribunal n'accepte cependant pas qu'il y ait lieu, en l'espèce, de faire une telle distinction. D'abord le tribunal ne croit pas que le législateur ait voulu accorder un statut privilégié au détenteur d'une créance aux termes d'un marché, en lui permettant de la céder, alors que celui qui a intenté une action en justice en vue de récupérer cette créance ne pourrait céder son droit. D'ailleurs, la preuve ne justifie pas une telle distinction. En effet, dans l'acte de cession intervenu entre la Caisse populaire et le demandeur Banville, tant dans le Préambule que dans les articles énonçant l'Objet du contrat, on énonce clairement les faits ayant amené les parties à consentir à cette cession, dont en particulier l'existence du contrat intervenu entre la compagnie A.B. et TPC, laissant un solde impayé de 218,122.55$, et la présente action pour la récupérer. Dans la partie Désignation de l'acte de cession (p.10), les parties ont stipulé ainsi:

     15. Les créances et droits d'action cédés par la cédante au cessionnaire jusqu'à concurrence de 75 % des droits et intérêts de la cédante dans ces créances et droits d'action sont:
     a)      les créances de Les Entreprises A.B. Rimouski Inc. contre le Ministère des Travaux Publics Canada résultant du contrat intervenu le 8 septembre 1989 concernant la démolition de l'ancien quai commercial de Cap-Chat;
     b)      les droits d'action de Les Entreprises A.B. Rimouski Inc. contre le Procureur général du Canada et le Ministère des Travaux Publics Canada résultant de l'action intentée devant la Cour Fédérale (district de Québec, dossier T-2674-92);

Il ne fait donc pas de doute qu'en l'instance, le demandeur Banville détient son titre de cessionnaire et agit en cette qualité suivant cet acte de cession et que ce document l'autorise à poursuivre le droit d'action résultant d'un marché intervenu avec la défenderesse.

     Mais pour le demandeur Banville à titre de cessionnaire, que le droit d'action qu'il a acquis résulte d'un marché ne règle pas le problême pour autant. Il doit franchir une autre barrière. En effet, aux termes de l'alinéa 68.(1)a) de la Loi, seule une créance correspondant à un montant échu ou à échoir aux termes d'un marché est cessible.

     On trouve rarement dans la législation, à propos d'une créance - pour la défenderesse il s'agit d'une dette - l'expression échue ou à échoir. Dans le Code civil du Bas-Canada, à la section qui traite de la compensation, l'article 1188 stipule plutôt que celle-ci s'opère de plein droit entre deux dettes également liquides et exigibles. Voulant démontrer qu'une créance liquide et exigible correspond à une créance échue, le procureur de la défenderesse a cité plusieurs jugements rendus par les tribunaux du Québec9 en matière de compensation. Même si ces décisions peuvent être utiles, on ne doit y référer qu'avec circonspection vu que non seulement les mots diffèrent, mais encore, il faut le rappeler, il n'y a pas en l'espèce matière à compensation.

     Le texte anglais de l'alinéa 68(1) de la Loi aide davantage à comprendre l'expression française montant échu ou à échoir; on la traduit par an amount due or becoming due under a contract. Dans Black's Law Dictionary (op.cit. p.448), on précise que: "The word "due" always imports a fixed and settled obligation or liability...", bref, une obligation ou une responsabilité fixe et bien établie.

     En l'espèce, sans entrer dans le détail du bien-fondé ou non du litige survenu en cours d'exécution du contrat, on peut certes dire que l'obligation ou la responsabilité de la défenderesse n'était pas bien établie ou "fixed and settled". Au contraire, que d'une part TPC ait dû s'adresser à la caution pour finir les travaux et que, d'autre part, la demanderesse ait dû intenter des procédures en recouvrement du solde dû sur le contrat, ces faits démontrent que la créance ne correspond pas à un montant échu ou à échoir, d'autant plus que ce montant fait l'objet d'une action fortement contestée comme l'a démontré la preuve. La contestation de la défenderesse n'est pas frivole et le tribunal estime ne pas être en présence d'une dette due, certaine et payable ou, en d'autres mots, d'une créance correspondant à un montant échu ou à échoir aux termes d'un marché. En conséquence, vu que le cessionnaire n'a pas démontré son droit à l'exception prévue à l'alinéa 68.(1)a) de la Loi, il est soumis à la règle d'incessibilité. Bref, la créance de la compagnie A.B. n'était pas cessible au demandeur Banville.

     Même si le tribunal a tort dans son refus d'accorder au demandeur Banville le droit à la cession de créance de la compagnie A.B. sur Sa Majesté, celui-ci ne peut réussir davantage dans son action. En prenant pour acquis que la créance de la compagnie A.B. correspondait à un montant échu ou à échoir aux termes d'un marché, pour bénéficier de l'exception à la règle générale d'incessibilité d'une créance sur Sa Majesté, le demandeur devait remplir les conditions de validité énoncées entre autres aux alinéas 68.(2)a) et c) de la Loi: il devait prouver que la cession était absolue et qu'avis en avait été donné conformément à l'article 69. Cet article prévoit en particulier la forme et les modalités d'envoi de l'avis, lequel ne devient effectif que s'il est suivi d'un accusé de réception établi en la forme réglementaire et signé par l'agent payeur compétent. Le défaut de respecter ces dispositions impératives de la Loi est fatal10.

     En l'occurrence, il appert de l'acte de cession de la Caisse populaire au demandeur Banville que la créance n'était pas absolue, la cédante ne s'étant départie que d' "une partie équivalent (sic) à soixante-quinze pour cent (75%) de ses droits et intérêts dans les créances ou droits d'action décrits ci-après à la clause Désignation"11, se réservant en pleine propriété 25 p.100 des créances et droits d'action. De plus, aux termes du même acte, le demandeur Banville s'engageait à "payer et rembourser à la cédante, sur recouvrement et réalisation de ces créances et droits d'action, une somme équivalant à 25 p. 100 des montants recouvrés ou réalisés par le cessionnaire sur ces créances et droits d'action 12." On ne peut certes pas qualifier d'absolue une cession de créance qui porte seulement sur les trois-quarts de la créance et qui, de plus, contient de la part du cessionnaire un engagement à rembourser une partie substantielle du montant éventuellement recouvré. Quant à l'avis exigé à l'article 69 de la Loi, il n'a pas été donné de sorte qu'aucun accusé de réception ne fut émis par l'agent payeur compétent.

     Vu les conclusions auxquelles le tribunal en arrive, il devient inutile d'analyser la preuve pour décider si Les Entreprises A.B. Rimouski Inc. a exécuté les travaux prévus au contrat suivant les plans et devis.

     Par ces motifs, l'action du demandeur Aldège Banville, tant personnellement qu'en sa qualité de cessionnaire aux droits de Les Entreprises A.B. Rimouski Inc., est rejetée avec dépens.

OTTAWA, le 11 octobre 1996

J.C.F.C.

__________________

1      Tout au long des procédures, les procureurs ont modifié l'appellation de la partie défenderesse dans l'intitulé de la cause, la désignant " Sa Majesté la Reine", "Le Procureur général du Canada et le Ministère des Travaux publics Canada", et "Le Procureur général du Canada" sans que le tribunal n'ait autorisé un tel changement. Dans le présent jugement, elle sera désignée comme Travaux publics Canada ou TPC.

1      Clause 12 f) de la Convention de cession intervenue entre Gérald Robitaille & Associés Ltée., ès-qualité de syndic à la faillite de Les Entreprises A.B. Rimouski Inc., la cédante, et la Caisse Populaire Desjardins de Saint-Robert-de-Rimouski, la cessionnaire, le 13 décembre 1993, pièce P-9.

2      Cession de créances et de droits d'action intervenue entre la Caisse populaire Desjardins de Saint-Robert-de-Rimouski, la cédante, et Aldège Banville, le cessionnaire, en juillet 1994, pièce P-10.

3      Paragraphe 13 de la déclaration initiale, et paragraphes 12 et 14 B) de la déclaration réamendée.

4      Houle c. B.C.N. [1990] 3 R.C.S. 122; Kosmopoulos c. Constitution Insurance Co., [1987] 1 R.C.S. 2.

5      Paragraphe 12 de la déclaration initiale.

6      Paragraphe 13 de la déclaration initiale, devenu les paragraphes 12 et 14B) de la déclaration réamendée.

7      Le tribunal fait aussi abstraction de la question de la légalité de la cession faite par le syndic à la Caisse populaire vu l'arrêt de la Cour suprême dans Marzetti c. Marzetti , [1994] 2 R.C.S. 765.

8      Dans Black's Law Dictionary (5th edition, 1979, p. 219) on donne plusieurs sens à l'expression chose in action dont : [a] right to receive or recover a debt, demand, or damages on a cause of action ex contractu or for a tort or omission of a duty".

9      Enros c. E.H. Jones Inc., [1976] C.A. 387; Investissements Habibec Ltée (In re): Banque de Montréal c. Druker & Associés Inc., [1983] C.A. 244; Marquis v. Martin, Rapports judiciaires 237; Weber v. Donat Paquin Limited, (1939) R.P. 23; Rinfret c. Gravel, [1943] R.P. 144 (C.S.); Hutkin v. Roy and Roy, [1959] Rapports judiciaires 530; Lauzier Électrique Inc. c. Place Dupuis Inc., [1977] C.S. 196.

10      Carex Ltd. v. Canada, (1983), 46 N.R. 505.

11      Clause 12 de la pièce P-10.

12      Clause 21 c) de la pièce p-10.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

NOMS DES AVOCATS ET DES AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

N º DE LA COUR: T-2674-92

INTITULÉ : Les Entreprises A.B. Rimouski Inc. et al.

c.

Sa Majesté La Reine

LIEU DE L'AUDIENCE : Québec (Québec)

DATES DE L'AUDIENCE : Les 2, 3, 4 avril, 3, 4, 5, 6 juin et 23, 24, 25, 26 septembre 1996

MOTIFS DU JUGEMENT DE L'HONORABLE JUGE DENAULT

EN DATE DU 11 OCTOBRE 1996

COMPARUTIONS

M` Valère M. Gagné POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Stéphane Lilkoff POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE et

M º Sylvie Gadoury

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

M` Valère M. Gagné POUR LA PARTIE DEMANDERESSE Rimouski (Québec)

Monsieur George Thomson POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

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