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Date : 20040902

Dossier : IMM-8400-03

Référence : 2004 CF 1206

Montréal (Québec) le 2 septembre 2004

Présent :          Monsieur le juge Harrington

ENTRE :

                                                          CELONIE MERVILUS

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                       ET DE L'IMMIGRATION

                                                                             

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Monsieur Mervilus, un ressortissant haïtien, est arrivé au Canada en 1987, à l'âge de 19 ans, avec toute sa famille -mère et trois frères et soeurs - venue rejoindre une autre soeur déjà établie au Canada depuis 20 ans. En 1993, il a été arrêté pour trafic de stupéfiants. Condamné en septembre 1995, il a reçu une peine d'emprisonnement de deux ans pour chacun des chefs de trafic de stupéfiants, une peine de quatre ans pour possession pour fins de trafic, et une peine de deux ans pour complot.

[2]                On lui a ordonné de quitter le Canada en 1996. Cette ordonnance a fait l'objet d'un sursis d'exécution, ordonné par la Section d'appel en mars 1997. Le sursis était pour une période de 5 ans, avec révision après six mois et par après à chaque année.

[3]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision rendue par la Section d'appel de l'immigration le 16 septembre 2003, annulant le sursis d'une ordonnance d'expulsion et rejetant l'appel de cette ordonnance prononcée contre monsieur Mervilus.

[4]                Dans la décision de 1997 qui accorde un sursis au demandeur, la Section d'appel fait ressortir les points suivants :

            a)         Depuis son arrestation en 1993, le demandeur n'a plus eu de démêlés avec la justice. Quoique l'infraction reprochée ait été grave, plusieurs facteurs viennent, sinon l'excuser, du moins l'expliquer. Le demandeur a de faibles capacités intellectuelles, peu de ressources personnelles pour se trouver un emploi rémunérateur. À l'époque du trafic de stupéfiants, il tenait un commerce de prêteur à gages, où les mauvaises fréquentations l'ont entraîné sur la voie de la criminalité. Il est de nature très influençable.

b)         Sa famille lui est d'un grand secours. Elle lui rend visite à l'établissement pénitencier où il se trouve détenu. Il fait montre de beaucoup de bonne volonté pour améliorer son sort, en prenant tous les cours possible pour accroître ses possibilités de trouver un emploi et de mieux fonctionner dans la société. Son comportement de détenu est exemplaire.


c)         Il est père de deux enfants (en 1997; maintenant trois en 2004), pour lesquels il manifeste beaucoup d'affection.

d)         Elle conclut sur ces mots avant de prononcer le sursis :

Il n'est pas violent et ne présente aucun risque pour la sécurité du public. Ses valeurs familiales sont prioritaires. Les membres de sa famille étant des gens éduqués, il bénéficie de leur bon support et de leur compréhension. Il n'a plus aucune famille dans son pays d'origine.

Il est vrai que l'encadrement strict d'un milieu carcéral est propice à un tel changement de comportement pour une personne influençable comme l'appelant et que, par conséquent, son retour en société ne sera pas sans risques sérieux. Il demeure, à ce jour, influençable et vulnérable. Son changement de cap et sa volonté à poursuivre ce changement furent exprimés de façon sincère.

[5]                Des révisions du dossier ont eu lieu régulièrement depuis. Monsieur Mervilus est sorti de prison. Le 7 mai 2002, l'ordonnance de sursis dure depuis cinq ans; elle est prolongée d'un an par la Section d'appel.

[6]                Dans la décision de 2002, la Section fait le bilan des années du sursis. Côté positif, le demandeur n'a pas récidivé depuis 1993. Côté négatif, toutefois, l'intégration du demandeur à la société canadienne demeure insatisfaisante. Il n'a pas d'emploi stable, il traîne une dette considérable avec la sécurité sociale qu'il n'a toujours pas réglée, il fait défaut de produire à la Section , comme on lui a demandé à plusieurs reprises, des documents attestant ses démarches d'emploi ou son emploi le cas échéant, ses déclarations d'impôt, et des documents sur la dette envers la sécurité sociale et les ententes prises pour la régler.

[7]                La Section d'appel conclut :


Il ressort de ce portrait que monsieur Mervilus n'a pas démontré de façon satisfaisante, à ce jour, qu'il entend prendre en main sérieusement son intégration au marché du travail, et le cas échéant, régler ses dettes avec l'État. Par contre, je vais vous donner l'occasion de le faire dans l'année qui vient, car j'ordonne que soit prolongé le sursis pour une période d'un an, aux conditions suivantes.

[8]                Les conditions sont de se présenter au Centre d'immigration du Canada, de faire part de tout changement d'adresse, de s'abstenir de consommer ou de vendre illégalement des drogues, de garder la paix, etc. La dernière condition se lit comme suit :

10.           Au moins 20 jours avant la révision orale, fournir à SAI et CIC :

                a)              copie des rapports d'impôts pour les années 2000 et 2001;

b)              les documents attestant de la détermination des montants réclamés par le Ministère de la sécurité du revenu et attestant des démarches faites et des ententes prises afin d'acquitter le paiement de ces montants.

[9]                Le 16 septembre 2003, le demandeur s'est présenté à la Section d'appel pour la révision annuelle du sursis. Pour la première fois depuis le début des procédures devant la Section d'appel, il n'était pas accompagné d'un avocat. Dès l'ouverture des procédures, il a demandé une remise pour pouvoir revenir avec un avocat.

[10]            Le commissaire indique que deux jours avant l'audience, la Section d'appel a reçu une lettre de l'avocate pour indiquer qu'elle se retirait du dossier parce qu'elle n'arrivait pas à entrer en contact avec son client.

[11]            Celui-ci explique à l'audience qu'il était parti à Haïti, qu'il n'était rentré que le 10 septembre parce qu'il n'arrivait pas à trouver un vol de retour, qu'il avait parlé à l'avocate la veille et que celle-ci lui avait recommandé d'obtenir une remise, et que la prochaine fois, elle pourrait venir avec lui.

[12]            Le commissaire présidant la séance a décidé de procéder. L'avis de convocation était daté du 5 juin 2003, le demandeur aurait dû avoir le temps de faire les arrangements nécessaires avec son avocate. Le demandeur a expliqué qu'il avait parlé avec l'avocate au mois de juin, que celle-ci lui avait dit qu'ils se rencontreraient en août pour le dossier. Or, en août, il était pris à Haïti, sans vol de retour.

[13]            Le demandeur n'a pas produit à la satisfaction du commissaire les documents qui avaient été demandés dans les conditions de l'ordonnance précédente. Il n'a pas démontré que des progrès avaient été accomplis dans sa recherche d'emploi ou dans le paiement de sa dette. Il n'avait pas fait preuve de diligence dans ses rapports avec son avocate. Le commissaire a conclu que l'intégration du demandeur au Canada était insatisfaisante. Il a levé le sursis, rejeté l'appel et rendu exécutoire l'ordonnance d'expulsion.

ANALYSE

[14]       Le demandeur soutient que le manquement aux principes de justice naturelle, le fait que la Section d'appel ait refusé la remise pour qu'il se constitue un nouvel avocat, justifie l'intervention de la Cour.        


[15]            Le défendeur soutient pour sa part qu'il incombait au demandeur d'agir de façon diligente et de maintenir le contact avec l'avocate, ce qu'il n'a pas fait. En outre, les questions soulevées à l'audience étaient des questions de fait, et non de droit. Le demandeur devait établir des faits quant à son emploi, ses revenus, sa dette. Il ne l'a pas fait. Le défendeur écrit dans son mémoire : « Contrairement à ce qu'allègue le demandeur, il apparaît donc clair qu'un avocat n'aurait pu faire la différence dans l'issue du litige » .

[16]            Avec égard, cette conclusion n'est pas manifeste à la lecture de la transcription. Il est clair que le demandeur n'a pas la capacité de se représenter lui-même de façon cohérente.

[17]            Le droit à l'avocat dans le cadre d'une procédure administrative n'est pas un droit absolu. Toutefois, notre Cour a reconnu que dans certaines circonstances, l'absence de l'avocat avait causé un préjudice tel qu'il y avait lieu d'accueillir le contrôle judiciaire.

[18]            Dans l'affaire Nemeth c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. no 776 (C.F.), les revendicateurs du statut de réfugié ont renoncé eux-mêmes à l'avocat, qui ne pouvait se présenter le jour prévu pour l'audience. La Cour a donc jugé que ce droit ne leur avait pas été nié, puisqu'ils avaient choisi eux-mêmes de procéder. Toutefois, en l'absence de l'avocat, la Cour a jugé qu'un devoir d'équité encore plus important s'imposait à la Commission :


La Commission savait que les Nemeth avaient été représentés jusqu'à quelques jours avant l'audience. Elle était, ou aurait dû être, consciente de la possibilité que les revendicateurs fussent mal préparés pour présenter eux-mêmes leur cas. Eu égard aux circonstances, la Commission avait l'obligation de s'assurer que les Nemeth comprenaient la procédure, qu'ils avaient une possibilité raisonnable de produire des preuves au soutien de leurs revendications et qu'ils avaient l'occasion de persuader la Commission que leurs revendications étaient fondées. [para.10]

(...) la liberté de la Commission de procéder à l'instruction malgré l'absence d'un avocat ne la dispense évidemment pas de l'obligation primordiale de garantir une audience équitable. Les obligations de la Commission dans les cas où des revendicateurs ne sont pas représentés sont peut-être en réalité plus élevées parce qu'elle ne peut compter sur un avocat pour protéger leurs intérêts [para. 13]

[19]            Dans cette affaire, la Cour a accueilli le contrôle judiciaire, parce que les revendicateurs n'étaient tout simplement pas en mesure de faire valoir leurs droits dans une procédure qui décidait de leur demande d'asile.

[20]            Le droit à l'avocat n'est pas absolu; ce qui l'est par contre, c'est le droit à une audience équitable. Le juge Le Dain parle dans les termes suivants de l'importance de l'audition équitable dans l'arrêt Cardinal c. Directeur de l'Établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643 :

... la négation du droit à une audition équitable doit toujours rendre une décision invalide, que la cour qui exerce le contrôle considère ou non que l'audition aurait vraisemblablement amené une décision différente. Il faut considérer le droit à une audition équitable comme un droit distinct et absolu qui trouve sa justification essentielle dans le sens de la justice en matière de procédure à laquelle toute personne touchée par une décision administrative a droit. Il n'appartient pas aux tribunaux de refuser ce droit et ce sens de la justice en fonction d'hypothèses sur ce qu'aurait pu être le résultat de l'audition.[page 661 ]


[21]            La jurisprudence de notre Cour et de la Cour d'appel fédérale en matière d'immigration est à l'effet que lorsque l'absence de l'avocat a pour effet de priver le justiciable de son droit à une audience équitable, la décision rendue est invalide (voir Castroman c. Canada (Secrétaire d'État), [1994] A.C.F. no 962 (1ère inst.); Nemeth, supra; McCarthy c. M.E.I., [1979] 1 F.C. 121 (C.A.F.); Gargano c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 1385 (1ère inst.); De Sousa v. Canada (Minister of Employment and Immigration), [1988] F.C.J. No. 569 (F.C.A.)).

[22]            Dans l'affaire Gargano, précité, le requérant, toxicomane, avait un casier judiciaire fort lourd. On avait prononcé une mesure d'expulsion contre lui; à l'audience d'appel, il a demandé encore un autre ajournement (le deuxième) pour se constituer un avocat. La Commission a refusé. Le juge Cullen a jugé que compte tenu de l'incapacité du requérant à se représenter lui-même, et compte tenu de la gravité d'une mesure d'expulsion, il était inéquitable de lui refuser l'ajournement pour se constituer un avocat.

[23]            L'arrêt Glen Howard c. Président du tribunal disciplinaire des détenus de l'établissement de Stony Mountain, [1984] 2 C.F. 642 (C.A.F.) est une affaire en droit carcéral qui est citée dans bon nombre de décisions en matière d'immigration. Le juge Thurlow dans cet arrêt énonce les éléments dont il faut tenir compte pour décider si l'absence d'avocat donne lieu à une procédure inéquitable :


(...) il me semble que la question de savoir si oui ou non une personne a le droit d'être représentée par avocat dépendra des circonstances de l'espèce, de sa nature, de sa gravité, de sa complexité, de l'aptitude du détenu lui-même à comprendre la cause et à présenter sa défense. Cette liste n'est pas exhaustive. Il s'ensuit donc, à mon avis, que la question de savoir si la requête d'un détenu en vue d'être représenté par avocat peut être légalement refusée ne peut être considérée comme une question de discrétion, car il s'agit d'un droit qui existe lorsque les circonstances sont telles que la possibilité d'exposer adéquatement la cause du détenu exige la représentation par avocat.

[24]            Le droit à l'avocat peut, dans certains cas, s'assimiler au droit d'être entendu. Toujours dans l'arrêt Glen Howard, supra, le juge Thurlow écrit :

Dans ce contexte, le droit d'une personne à l'assistance d'un avocat découle de l'obligation d'accorder à cette personne l'occasion d'exposer adéquatement sa cause. Le juge Goodridge, dans l'affaire In re Prisons Act et in re Pollard et al. [Cour suprême de Terre-Neuve, 20 février 1980, non publiée.], a signalé ce point précis lorsqu'il a fait observer, entre parenthèses: [traduction] "Bien sûr, le danger n'est pas le seul et unique critère; en réalité, dans un sens plus étendu, il s'agit d'une personne ayant le droit de se faire entendre par un tribunal.

[25]            On peut donc dégager les principes suivants de la jurisprudence : bien que le droit à l'avocat ne soit pas absolu dans une procédure administrative, le fait de refuser au justiciable la possibilité de se constituer un avocat en n'accordant pas une remise est susceptible de contrôle judiciaire si les facteurs suivants sont en jeu : la cause est complexe, les conséquences de la décision sont graves, le justiciable n'a pas les ressources, qu'il s'agisse de capacité intellectuelle ou de connaissances juridiques, pour bien représenter ses intérêts.


[26]            Tous ces facteurs sont présents en l'espèce. L'audience avait pour but de démontrer que le demandeur avait rempli les conditions du sursis. Elle était également, à l'insu apparemment du demandeur, une audience pour décider de l'appel de l'ordonnance d'expulsion. Le commissaire a fait ressortir les lacunes du dossier; personne n'a plaidé les points positifs. Le demandeur a appris juste la veille de l'audience qu'il comparaîtrait seul. Les conséquences sont très graves : en éloignant le demandeur du Canada, on l'éloigne de la seule famille qu'il a, puisqu'il n'a plus de famille à Haïti. On l'éloigne en outre de ses enfants. La première décision en 1997 parlait des faibles capacités intellectuelles du demandeur, d'ailleurs un obstacle à son intégration facile à la vie sociale. On ne peut, en lisant la transcription, croire un instant que le demandeur a eu droit à une audience équitable, puisqu'il est incapable de plaider sa cause. En outre, j'ajouterais que le demandeur avait une expectative raisonnable d'obtenir une remise, puisqu'il avait toujours comparu accompagné d'un avocat.

[27]            Le demandeur avait pris certaines mesures pour régler la dette de la sécurité sociale. Il avait un emploi, disait-il, mais aucune preuve. Le demandeur ne pouvait s'exprimer correctement ni organiser sa présentation. Il n'avait pas en main les preuves qu'il avait remises à son avocate. Depuis six ans, il avait eu droit à un sursis de l'exécution de la mesure de renvoi, grâce notamment à la représentation des avocats qui avaient plaidé sa cause à chaque année. Il était manifestement absolument dépourvu pour aborder la question de l'appel, qui se décide alors qu'il n'en paraît pas conscient. Il ne prend contact avec un avocat qu'après réception de la décision écrite, le 13 octobre (alors que la décision est rendue oralement le 16 septembre). Difficile de croire qu'il ait saisi sur le coup le sens des mots prononcés par le commissaire :

Le sursis est donc annulé et l'appel est rejeté et la mesure d'expulsion est donc exécutoire. Alors, je vous remercie, je vous souhaite une bonne fin de journée.

[28]            Il m'apparaît tout à fait injuste de clore le dossier de façon définitive en ne lui accordant pas la chance de se faire entendre par un tribunal impartial.

[29]            Par ces motifs, je suis d'avis d'accueillir la demande de contrôle judiciaire et de renvoyer le dossier à la Section d'appel devant un autre commissaire.

                                        ORDONNANCE

La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Le dossier est retourné pour redétermination devant un panel nouvellement constitué. Aucune question grave de portée générale n'est certifiée.          

                  « Sean Harrington »                   

                                  Juge                               


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                                     

DOSSIER :                                                     IMM-8400-03

INTITULÉ :                                                    CELONIE MERVILUS

-et-

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                                          MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L'AUDIENCE :                                        LE 31 AOÛT 2004

MOTIFSDE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE:                                               LE JUGE HARRINGTON

DATE DES MOTIFS :                                               LE 2 SEPTEMBRE 2004

COMPARUTIONS:

Luc R. Desmarais                                              POUR LE DEMANDEUR

Isabelle Brochu                                                  POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Luc R. Desmarais                                              POUR LE DEMANDEUR

Montréal (Québec)

Morris Rosenberg                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)


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