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Date : 20050615

Dossier : IMM-1737-04

Référence : 2005 CF 855

Ottawa (Ontario), le 15 juin 2005

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE HENEGHAN

ENTRE :

                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                                                             CHAN CAM VONG

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

INTRODUCTION


[1]                Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (le demandeur) sollicite le contrôle judiciaire d'une décision rendue le 6 février 2004 par la Section d'appel de l'immigration (la SAI) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié. Dans cette décision, la SAI a accueilli l'appel que M. Chan Cam Vong (le défendeur) avait interjeté du refus d'un agent des visas d'approuver les demandes d'établissement parrainées qui avaient été faites par sa belle-mère, Mme Cuc Anh Hoang, et ses deux enfants.

LES FAITS

[2]                Le défendeur, qui est citoyen du Vietnam, est entré au Canada au mois de mai 1999 à titre d'époux parrainé; il est maintenant résident permanent de ce pays.

[3]                En 2001, Mme Hoang, citoyenne vietnamienne, a présenté une demande de résidence permanente au Haut-commissariat du Canada, à Singapour, sous le parrainage du défendeur. Mme Hoang est la veuve du père du défendeur, qu'elle a épousé en 1989 à la suite du décès de la mère du défendeur. Mme Hoang et le père du défendeur sont les parents d'un fils, né en 1991, et d'une fille, née en 1994. À la suite du décès de son père en 1994, le défendeur est revenu de Hong Kong, où il avait vécu pendant six ans dans un camp de réfugiés en tentant de se réétablir à l'étranger. À son retour au Vietnam en 1996, le défendeur a résidé avec sa belle-mère jusqu'à ce qu'il se marie et il s'est par la suite installé au Canada en 1999. Mme Hoang a inscrit le défendeur dans le registre des ménages pendant que celui-ci vivait chez elle.


[4]                L'agent des visas a refusé la demande de résidence permanente parrainée de Mme Hoang pour le motif que cette dernière ne faisait pas partie de la catégorie du regroupement familial au sens du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement).

[5]                À la suite d'un appel, la SAI a conclu que le fait que le mot « mother » (mère) figurant dans la version anglaise du Règlement n'était pas défini indiquait que le législateur voulait que l'on attribue à ce mot une interprétation large et libérale, afin de répondre à la dynamique changeante de la famille moderne. La SAI a conclu qu'une belle-mère pouvait, dans les circonstances appropriées, être visée par la définition du mot « mère » . Selon ses motifs, la SAI considérait que le fait qu'il existait des bienfaits et des liens de dépendance réciproques pouvait constituer pareilles « circonstances appropriées » .

[6]                La SAI a procédé à une analyse téléologique de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi). Elle a reconnu que le mot « mère » était défini dans le Règlement sur l'immigration de 1978, DORS/78-172, pris conformément à l'ancienne Loi sur l'immigration, L.R.C. 1985, ch. I-2, dans sa forme modifiée. Elle a conclu que l'absence de définition dans les régimes législatif et réglementaire maintenant en vigueur est attribuable à deux raisons. En premier lieu, la SAI a conclu que le concept traditionnel de mère avait changé radicalement au cours des dernières années à la suite des progrès des technologies de reproduction. En second lieu, elle a reconnu que la société canadienne était composée de divers arrangements familiaux qui étaient devenus plus courants et mieux acceptés.


ARGUMENTS

[7]                Le demandeur affirme que la question qui se pose en l'espèce est une question d'interprétation législative, plus précisément le sens à attribuer au mot « mother » , tel qu'il est employé dans la version anglaise de l'alinéa 117(1)c) du Règlement. Le mot « mother » n'est pas défini et figure uniquement dans la version anglaise du Règlement; en effet, ce sont les mots « ses parents » qui sont employés dans la version française.

[8]                Le demandeur affirme que la norme de contrôle applicable en l'espèce est celle de la décision correcte; il s'appuie à cet égard sur la décision que la Cour d'appel fédérale vient de rendre dans Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2004), 35 Imm. L.R. (3d) 161 (C.A.F.), autorisation de pourvoi à la C.S.C. accordée, [2004] C.S.C.R. no 208 (QL).

[9]                Le demandeur fait valoir que l'absence de définition du mot « mère » dans le Règlement actuel indique un changement par rapport à l'ancien régime législatif et réglementaire, à savoir la Loi sur l'immigration et son règlement d'application. Selon lui, cela démontre que le gouverneur en conseil voulait déterminer l'appartenance à la catégorie du regroupement familial selon les critères qui s'appliquent maintenant et que l'absence de définition du mot « mère » n'invite pas pour autant la SAI à substituer sa propre opinion à celle du gouverneur en conseil.

[10]            Le défendeur met également l'accent sur l'absence de définition du mot « mère » dans le Règlement actuel et fait valoir que ce silence n'est pas un oubli, mais une indication que le gouverneur en conseil voulait que ce mot soit interprété d'une façon large. Selon lui, il s'agit d'une approche téléologique raisonnable qui est conforme à la reconnaissance et à l'acceptation des relations familiales comprenant des éléments non traditionnels qui existent de nos jours. Il cite la mention précise dans le Règlement de l'union de fait et des situations assimilables à une union conjugale qui sont maintenant reconnues aux fins de l'inclusion dans la « catégorie du regroupement familial » . Il mentionne également la reconnaissance des mariages entre personnes du même sexe dans certaines parties du Canada.

[11]            Le défendeur soutient qu'une interprétation du mot « mère » qui s'étend au-delà des liens du sang ou de la relation juridique créée par l'adoption est conforme aux critères sociaux qui s'appliquent de nos jours au Canada lorsqu'il s'agit de définir les liens parentaux et il s'appuie à cet égard sur l'arrêt Chartier c. Chartier, [1999] 1 R.C.S. 242.

ANALYSE

[12]            Cette demande de contrôle judiciaire soulève strictement une question d'interprétation législative. Selon la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Rizzo & . Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, une approche fondée sur l'objet visé doit être adoptée en matière d'interprétation législative.


[13]            La Loi vise à régulariser l'admission au Canada de personnes qui n'ont par ailleurs aucun droit d'être admises. À cet égard, je mentionnerai l'arrêt Chiarelli c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711, dans lequel la Cour suprême du Canada a dit ce qui suit, aux pages 733 et 734 :

Le Parlement a donc le droit d'adopter une politique en matière d'immigration et de légiférer en prescrivant les conditions à remplir par les non-citoyens pour qu'il leur soit permis d'entrer au Canada et d'y demeurer. C'est ce qu'il a fait dans la Loi sur l'immigration, dont l'article 5 dispose que seuls les citoyens canadiens, les résidents permanents, les réfugiés au sens de la Convention ou les Indiens inscrits conformément à la Loi sur les Indiens ont le droit d'entrer au Canada ou d'y demeurer. La nature limitée du droit des non-citoyens d'entrer au Canada et d'y demeurer se dégage nettement de l'art. 4 de la Loi [...]

[14]            La Loi énonce, à l'article 3, l'objet visé, y compris, à l'alinéa 3(1)d), « la réunification des familles au Canada » .

[15]            La seule question qui se pose en l'espèce est de savoir si le libellé de l'alinéa 117(1)c) du Règlement inclut une belle-mère, aux fins de l'admission au Canada à titre de membre de la catégorie du regroupement familial.

[16]            L'expression « regroupement familial » est définie comme suit au paragraphe 12(1) de la Loi :



12. (1) La sélection des étrangers de la catégorie « _regroupement familial_ » se fait en fonction de la relation qu'ils ont avec un citoyen canadien ou un résident permanent, à titre d'époux, de conjoint de fait, d'enfant ou de père ou mère ou à titre d'autre membre de la famille prévu par règlement.


[17]          Le paragraphe 117(1) décrit les membres de cette catégorie. Aux fins qui nous occupent, seul l'alinéa 117(1)c) est pertinent; il prévoit ce qui suit :


117. (1) Appartiennent à la catégorie du regroupement familial du fait de la relation qu'ils ont avec le répondant les étrangers suivants :

...

c) ses parents;

117. (1) A foreign national is a member of the family class if, with respect to a sponsor, the foreign national is

...

(c) the sponsor's mother or father;


[18]            Les mots « mother » (mère) et « father » (père) ne sont définis ni dans la version française ni dans la version anglaise du Règlement. Le mot « parents » est défini uniquement dans la version française, à l'article 2 du Règlement, comme signifiant « les ascendants au premier degré de l'intéressé » .

[19]            À première vue, la définition du mot « parents » figurant dans la version française donne à entendre que l'alinéa 117(1)c) du Règlement vise l'admission, à titre de membres de la catégorie du regroupement familial, des personnes qui sont liées par le sang. Cette interprétation est étayée par la mention de l'ouvrage de Gérard Cornu, intitulé Vocabulaire juridique (8e édition, Paris, Presses universitaires de France, 2000), s.v. « ascendant » , p. 74 :

Auteur direct d'une personne (appelée descendant), soit au premier degré (père, mère) [...]


[20]            Le défendeur fait valoir que l'absence de définition du mot « mère » ou « père » dans la législation actuelle indique que le législateur voulait donner à ces mots une interprétation large, conforme aux critères sociaux subjectifs utilisés pour définir le lien parental, tel qu'il existe dans le droit interne canadien, en matière de relations familiales. À cet égard, il se fonde sur l'arrêt Chartier, précité, dans lequel la Cour suprême a dit ce qui suit, à la page 260 :

39.       La question de savoir si une personne tient lieu de parent doit être tranchée à la lumière de l'ensemble des facteurs pertinents, examinés objectivement. Ce qu'il faut déterminer, c'est la nature du lien. La Loi sur le divorce ne fait aucune allusion à une quelconque expression formelle de la volonté. L'accent mis sur le caractère volontaire et sur l'intention dans Carignan était inspiré de l'approche de common law analysée précédemment. Il s'agissait d'une erreur. Le tribunal doit déterminer la nature du lien en examinant un certain nombre de facteurs, dont l'intention. L'intention ne s'exprime pas seulement de manière explicite. Le tribunal doit aussi déduire l'intention des actes accomplis et tenir compte du fait que même les intentions exprimées peuvent parfois changer. Le fait même de fonder une nouvelle famille constitue un facteur clé appuyant la conclusion que le beau-parent considère l'enfant comme un membre de sa famille, c'est-à-dire comme un enfant à charge. Parmi les facteurs à examiner pour établir l'existence du lien parental, signalons les points suivants: L'enfant participe-t-il à la vie de la famille élargie au même titre qu'un enfant biologique? La personne contribue-t-elle financièrement à l'entretien de l'enfant (selon ses moyens)? La personne se charge-t-elle de la discipline de la même façon qu'un parent le ferait? La personne se présente-t-elle aux yeux de l'enfant, de la famille et des tiers, de façon implicite ou explicite, comme étant responsable à titre de parent de l'enfant? L'enfant a-t-il des rapports avec le parent biologique absent et de quelle nature sont-ils? [...]

[21]            D'autre part, le demandeur fait valoir que si le législateur voulait qu'une interprétation large soit donnée des mots « mère » et « père » , une indication de cette intention figurerait dans la Loi ou dans le Règlement ou même dans le Résumé de l'étude d'impact de la réglementation (le REIR). À cet égard, le demandeur fait remarquer que le REIR vise uniquement l'inclusion de conjoints de fait et de partenaires comparables à un conjoint comme membres de la catégorie du regroupement familial. Le REIR ne dit rien au sujet d'une interprétation élargie du mot « parents » .


[22]            Je suis d'accord pour dire que l'inclusion des conjoints de fait et des partenaires comparables à un conjoint comme membres de la catégorie du regroupement familial indique un changement dans la description de la « famille » aux fins de l'obtention de la résidence permanente au Canada. Toutefois, je ne suis pas convaincue que le fait que la catégorie a été élargie à l'égard d'un groupe de conjoints ou d'époux veut nécessairement dire que la catégorie a été élargie en ce qui concerne les liens parentaux.

[23]            Je ne suis pas convaincue que le mot « parents » doive se limiter aux parents biologiques, compte tenu de la définition du mot « membre de la parenté » figurant dans le Règlement, cette expression étant définie comme suit :


« membre de la parenté » personne unie à l'intéressé par les liens du sang ou de L'adoption ("relative")

"relative" means a person who is related to another person by blood or adoption ( « membre de la parenté » )


[24]            À première vue, la définition du mot « parents » figurant dans la version française donne à entendre que l'alinéa 117(1)c) du Règlement vise l'admission, à titre de membres de la catégorie du regroupement familial, des personnes qui sont unies par les liens du sang. Toutefois, la définition de l'expression « membre de la parenté » élargit les liens parentaux en vue d'englober l'adoption. La Loi et le Règlement reconnaissent comme « parents » les personnes qui sont directement liées par le sang et celles qui sont liées par l'adoption.


[25]            Il n'est pas contesté qu'en l'espèce, le défendeur et sa belle-mère, qui fait l'objet de la demande parrainée, ne sont pas liés par le sang ou par l'adoption. À mon avis, il s'ensuit que Mme Hoang n'est pas visée par la définition du mot « parents » . Je ne considère pas l'absence d'une définition, dans la version anglaise, des mots « mère » ou « parents » comme indiquant que le législateur voulait que les beaux-parents soient inclus dans la catégorie du regroupement familial.

[26]            Quelle que soit la raison pour laquelle on a omis de définir les mots « mère » ou « parents » , à savoir s'il s'agit d'une intention délibérée ou d'une faute d'inattention dans la rédaction, il reste que le Règlement ne renferme pas de définition de ces mots dans la version anglaise et qu'il existe une définition adéquate dans la version française. La Cour est tenue d'interpréter le texte mis à sa disposition, à moins qu'aucune interprétation raisonnable ne puisse être donnée : voir Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554, page 618, où la cour dit que, selon un principe établi d'interprétation, les textes français et anglais sont réputés d'égale valeur et que c'est l'interprétation qui favorise l'objet de la loi qui doit l'emporter en cas d'incompatibilité entre les deux textes.

[27]            Je conclus donc que la SAI a commis une erreur dans son interprétation du mot « mother » tel qu'il est employé dans la version anglaise de l'alinéa 117(1)c) du Règlement et que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L'affaire sera renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAI pour que celui-ci statue à nouveau sur l'affaire.

[28]            Je ferai remarquer qu'il peut être approprié pour le défendeur de demander au ministre d'exercer son pouvoir discrétionnaire, pour des raisons d'ordre humanitaire, conformément à la Loi.

[29]            L'avocate du demandeur a proposé la certification des questions suivantes :

[TRADUCTION]

Les beaux-parents sont-ils inclus dans la catégorie du regroupement familial et, en particulier, le mot « mother » figurant dans la version anglaise, à l'alinéa 117(1)c) du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, comprend-il une belle-mère?

Le mot « parent » figurant dans la version française comprend-il le mot « beau-parent » ?

L'avocate du défendeur était d'accord pour proposer la certification de ces questions.

[30]            Je suis convaincue que la demande soulève un nouveau point et que les questions proposées satisfont aux exigences de l'alinéa 74d) de la Loi aux fins de la certification.

                                        ORDONNANCE

La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAI pour que celui-ci statue à nouveau sur l'affaire. Les questions suivantes sont certifiées :


Les beaux-parents sont-ils inclus dans la catégorie du regroupement familial et, en particulier, le mot « mother » figurant dans la version anglaise, à l'alinéa 117(1)c) du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés comprend-il une belle-mère?

Le mot « parent » figurant dans la version française comprend-il le mot « beau-parent » ?

            « E. Heneghan »             

        Juge

Traduction certifiée conforme

Michèle Ali


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                 IMM-1737-04

INTITULÉ :                                                                LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

et

CHAN CAM VONG

DATE DE L'AUDIENCE :                                       LE 24 JANVIER 2005

LIEU DE L'AUDIENCE :                                          TORONTO (ONTARIO)

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                               LA JUGE HENEGHAN

DATE DES MOTIFS :                                               LE 15 JUIN 2005

COMPARUTIONS :

Ann Margaret Oberst

MINISTÈRE DE LA JUSTICE

130, rue King ouest

Bureau 3400, boîte 36

Toronto (Ontario)

M5X 1K6                                                                     POUR LE DEMANDEUR

Rose L. Legagneur

2428, avenue Islington

Bureau 214

Toronto (Ontario)

M9W 3X8                                                                    POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada                                POUR LE DEMANDEUR

Rose L. Legagneur                                                        POUR LE DÉFENDEUR

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