Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 19980812

Dossier : T-2297-96

ENTRE

LA SOCIÉTÉ RADIO-CANADA,

demanderesse,

et

COLLEEN GRAHAM,

défenderesse.

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE JOHN A. HARGRAVE

[1]    La Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) cherche à agir comme intervenante dans cette instance, qui découle de deux plaintes déposées contre la Société Radio-Canada (Radio-Canada) devant la Commission, après l'expiration du délai, par Colleen Graham, opératrice de caméra indépendante, qui allègue avoir été victime de discrimination sexuelle. Plus précisément, le 20 septembre 1996, la Commission, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, a prorogé le délai dans lequel Mme Graham pouvait porter plainte. Radio-Canada s'est présentée devant la Cour fédérale, dans cette instance, en vue d'obtenir diverses réparations, et notamment en vue de faire annuler la décision relative à la prorogation de délai et d'obtenir une ordonnance empêchant la Commission d'engager d'autres procédures.


[2]    Jusqu'à ce jour, Mme Graham a agi pour son propre compte, car elle n'a pas les moyens de retenir les services d'un avocat. C'est l'une des raisons pour lesquelles la Commission cherche à intervenir.

[3]    En ce qui concerne la position de la Commission en général, la Cour d'appel fédérale a clairement statué, dans l'arrêt Canadian Human Rights Commission v. Canada (Attorney General) and Bernard (1994), 164 N.R. 361, que la Commission ne peut pas agir à titre d'intimée lorsqu'une de ses décisions est contestée, puisqu'elle n'est pas une partie intéressée au sens de l'ancien paragraphe 1602(3) des Règles de la Cour fédérale, mais qu'elle pourrait demander à agir comme intervenante. En l'espèce, la Commission demande l'autorisation d'intervenir, pour diverses raisons, notamment afin de défendre sa procédure, de s'assurer que la Cour dispose de tous les éléments de preuve pertinents et de présenter des observations au sujet de questions générales de droit. La Commission satisfait à certains des critères qui s'appliquent en matière d'intervention et elle peut intervenir.

ANALYSE

[4]    En décidant que la Commission devrait être autorisée à intervenir et à participer d'une façon passablement active, j'ai tenu compte du fait que la défenderesse, Mme Graham, est une personne intelligente, qui s'y connaît bien dans son domaine, tant sur le plan théorique que pratique, et qu'elle prend les choses au sérieux, mais qu'il est certain que si elle n'est pas représentée d'une façon appropriée par un avocat dans cette procédure accusatoire, qui soulève des questions de droit complexes qui sont peut-être déconcertantes pour un profane, elle n'aura pas pleinement la possibilité de faire valoir son point de vue du mieux possible et la chose la désavantagera énormément, et ce, en particulier compte tenu du fait que Radio-Canada est bien représentée. Dans ce cas-ci, la Commission peut aider la Cour en présentant un point de vue et des arguments qui viendront contrebalancer ceux de Radio-Canada.

[5]    J'ai également tenu compte du fait que, sur le plan pratique, le fait d'ajouter un intervenant viendra inévitablement compliquer l'instance, de sorte qu'il en coûtera plus en temps et en argent pour régler l'affaire. Si le litige ne porte pas atteinte aux droits des intervenants et si ces derniers ne peuvent rien ajouter, la Cour ne devrait donc pas se permettre d'être retardée en désignant des parties au litige, et ce, même dans le cas d'une partie d'intérêt public, qui peut avoir des opinions importantes à exprimer, mais dont la participation doit être contrebalancée par la préservation de ressources judiciaires rares. Monsieur le juge Cory, qui parlait au nom de la Cour suprême du Canada, a clairement formulé la question dans l'arrêt Canadian Council of Churches v. Canada et al. (1992), 132 N.R. 241, à la page 263 :

[43] On a soutenu qu'une partie d'intérêt public a plus de chances de se voir reconnaître qualité pour agir au Canada que dans les autres pays de common law. En effet, si l'on élargissait sensiblement la qualité pour agir, ces parties d'intérêt public supplanteraient les particuliers. Toutefois, le point de vue de ces parties qui ne peuvent se faire reconnaître qualité pour agir ne doit pas nécessairement passer inaperçu. Des organismes de défense de l'intérêt public se voient souvent accorder, à bon droit, le statut d'intervenant. Les opinions et les arguments des intervenants sur des questions d'importance publique sont souvent d'une aide considérable pour les tribunaux. Cette aide est apportée en fonction de faits établis et dans des délais et suivant le contexte que déterminent les tribunaux. On maintient alors un juste équilibre entre la possibilité pour les groupes d'intérêt public de présenter leurs arguments et la nécessité d'économiser les ressources judiciaires.

Cette affaire peut bien être une exception en ce sens que si la Commission agissait comme intervenante, les procédures devraient être plus brèves et moins compliquées que ce ne serait le cas si Mme Graham essayait de répondre elle-même aux arguments de la demanderesse.

[6]         Les critères à appliquer pour déterminer si un intervenant éventuel doit en fait être autorisé à agir ont été énoncés de diverses façons. L'avocate de la Commission a soutenu que les tribunaux cherchent à déterminer si l'intervenant éventuel a un intérêt réel et identifiable dans l'affaire, s'il a un point de vue important à exprimer à part celui des parties immédiates ou s'il s'agit d'un groupe reconnu qui a des connaissances spéciales et un grand nombre de membres identifiables. En ce qui concerne ces critères, dont au moins un doit être satisfait, l'avocate cite la décision Ontario (Attorney General) v. Dieleman (1994), 108 D.L.R. (4th) 458, à la page 464, de la Division générale de la Cour de l'Ontario. Ces critères ont été énoncés de diverses façons par les tribunaux. De fait, ils peuvent être plutôt non limitatifs, mais en général si une personne ou une entité montre qu'elle a un intérêt suffisamment important, ou un intérêt suffisant, et si elle est en mesure de faire voir l'affaire sous un angle différent, qui aiderait la Cour, elle devrait être autorisée à agir comme intervenante; je songe ici à des affaires comme Canada (Attorney General) et al. v. Royal Commission of Inquiry on the Blood System in Canada et al. (1996), 109 F.T.R. 144, à la page 147, et Lee v. Canadian Human Rights Commission et al. (1996), 108 F.T.R. 75. Dans ce dernier jugement, Monsieur le juge Dubé mentionne les divers critères énoncés par Monsieur le juge Rouleau dans la décision Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Canada (Procureur général), [1990] 1 C.F. 74, (confirmé [1990] 1 C.F. 90) qu'il a en partie appliqués. La décision Rothman portait sur la participation d'un intervenant dans une affaire d'intérêt public, mais les critères, du moins certains d'entre eux, sont en général applicables :

(1) La personne qui se propose d'intervenir est-elle directement touchée par l'issue du litige?

(2) Y a-t-il une question qui est de la compétence des tribunaux ainsi qu'un véritable intérêt public?

(3) S'agit-il d'un cas où il semble n'y avoir aucun autre moyen raisonnable ou efficace de soumettre la question à la Cour?

(4) La position de la personne qui se propose d'intervenir est-elle défendue adéquatement par l'une des parties au litige?

(5) L'intérêt de la justice sera-t-il mieux servi si l'intervention demandée est autorisée?

(6) La Cour peut-elle entendre l'affaire et statuer sur le fond sans autoriser l'intervention?

(pages 79-80)

[7]         Monsieur le juge Rouleau dit clairement qu'il n'est pas nécessaire de satisfaire à tous les critères pour être autorisé à agir comme intervenant, en ce sens, par exemple, que « [...] la capacité de la requérante d'aider de sa propre façon le tribunal à rendre une décision compensera l'absence d'intérêt direct dans l'issue de l'appel » (page 82). Toutefois, je crois que l'observation la plus importante que Monsieur le juge Rouleau fait dans la décision Rothman est celle qui est ci-après énoncée :

Lorsqu'il s'agit d'une demande semblable à celle dont elle est actuellement saisie, la Cour doit tenir compte de la nature de la question en jeu et de la possibilité que la requérante contribue utilement au règlement sans que les parties immédiates soient victimes d'injustice. (page 82)

Je dois essentiellement examiner la question en litige et déterminer si la Commission peut faire une contribution utile sans rien enlever au litige opposant les parties ou sans causer par ailleurs une injustice.

[8]         En l'espèce, il s'agit de savoir si la Commission a exercé son pouvoir discrétionnaire de la façon appropriée en accordant à Mme Graham une prorogation du délai dans lequel elle pouvait déposer sa plainte.

[9]         La Commission a ici un intérêt réel car la décision contestée ne porte pas sur le fond de l'affaire mais plutôt, comme je l'ai dit, sur l'exercice du pouvoir discrétionnaire d'accorder une prorogation de délai. La Commission a un intérêt réel et elle est directement touchée par toute décision qui pourrait influer fortement sur l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire ou dans laquelle des lignes de conduite seraient établies en ce qui concerne l'exercice de pareil pouvoir.

[10]       De fait, il est loisible à un tribunal administratif de défendre sa propre procédure : voir par exemple Canada (Attorney General) v. Canadian Human Rights Commission and Boone (1963), 60 F.T.R. 142, à la page 152, se rapportant à la décision d'examiner une plainte prescrite que la Commission canadienne des droits de la personne avait prise; CAIMAW c. Paccar of Canada Ltd., [1989] 2 R.C.S. 983, à la page 1014, qui portait sur l'étendue de la compétence d'un tribunal administratif et sur le caractère raisonnable de sa décision; et Canada (Attorney General) v. Human Rights Tribunal Panel (1994), 76 F.T.R. 1, que j'appellerai l'affaire Reed et Vincer, à la page 12 et aux pages suivantes. L'affaire Reed et Vincer portait entre autres choses sur le caractère raisonnable de la décision qu'avait prise la Commission canadienne des droits de la personne de renvoyer une plainte pour une enquête approfondie. La Cour fédérale a dit qu'il était nécessaire que la Commission canadienne des droits de la personne participe à l'instance à titre d'intervenante, car ni l'un ni l'autre des défendeurs individuels n'avait les moyens de retenir les services d'un avocat et, de fait, l'un d'eux, qui venait de Terre-Neuve, n'avait ni le temps ni l'argent nécessaires pour se présenter. Madame le juge Reed, qui a tranché l'affaire, a souligné que c'était la procédure de la Commission qui était en cause et qu'il s'agissait d'une question que la Commission connaissait parfaitement bien, contrairement aux défendeurs individuels, de sorte que la Commission devait nécessairement défendre sa procédure :

[51] En l'espèce, les deux défendeurs ne tireront aucun avantage financier important de leurs plaintes. L'un vit à Terre-Neuve, l'autre à Toronto. Il est impensable que l'un ou l'autre engage un procureur pour le représenter aux fins de la présente demande de contrôle judiciaire. De fait, si M. Reed, par suite de l'arrêt Bernard de la Cour d'appel fédérale, est parti de Toronto, pour se présenter à la salle d'audience à Ottawa le 23 février 1994, M. Vincer n'avait tout bonnement pas quant à lui le temps ou l'argent nécessaire au voyage à partir de Terre-Neuve. Toutefois, l'élément le plus important est que ni l'un ni l'autre des intimés n'était au courant des faits sous-tendant la contestation par le requérant de la décision de la Commission. C'est la procédure suivie par la Commission qui fait l'objet de la révision. Or, s'il s'agit là d'une question relevant presque exclusivement du ressort de la Commission et non de celui des intimés individuels. Si la Commission ne peut opposer de défense à la requête, aucune réplique ne sera apportée à la position du requérant. Je ne puis croire que ce soit là le résultat envisagé par la Cour suprême.

[...]

[53] Quoi qu'il en soit, en l'espèce, il doit obligatoirement être accordé à la Commission le droit de répliquer à la demande du requérant et ce, de la même manière que pourrait le faire une partie.

(pages 13 et 14)

L'idée d'une intervention fondée sur la nécessité de faire valoir un point de vue de la façon appropriée a été reprise par Madame le juge Reed dans Jones et al. c. Commission des plaintes du public contre la GRC et al., une décision inédite du 20 juillet 1998 rendue dans le dossier T-1313-98, sur laquelle je reviendrai bientôt, en faisant remarquer que même si le point de vue d'un intervenant est semblable à celui d'une partie, il peut y avoir lieu d'autoriser l'intervention.

[11]       Le point de vue de la Commission, en sa qualité d'intervenante, n'est peut-être pas bien différent de celui de la défenderesse, mais à mon avis, la défenderesse ne pourrait pas le formuler de la façon appropriée, ou il se pourrait même qu'elle ne puisse pas du tout le formuler. La défenderesse ne pourrait pas vérifier d'une façon appropriée la preuve par affidavit fournie par la demanderesse au moyen d'un contre-interrogatoire ou contester une question sur laquelle des avocats chevronnés fort compétents pourraient faire valoir des points de vue contradictoires sur le plan de la forme ou du fond. Cela pourrait donner lieu à une audience biaisée qui ne servirait à rien et qui pourrait entraîner une décision erronée préjudiciable. C'est le genre de situation à laquelle Madame le juge Reed faisait face dans l'affaire Jones et al. c. Commission des plaintes du public contre la GRC et al. (supra). Le jugement Jones ne modifie pas les principes énoncés dans la décision Reed et Vincer, mais il montre plutôt encore une fois qu'il faut être bien représenté. Dans cette affaire-là, les défendeurs non représentés étaient dans une situation précaire et cela aurait pu entraîner une audience inéquitable et nuire à leur réputation. De fait, Madame le juge Reed croyait qu'ils n'auraient pas été sur un pied d'égalité : elle a mentionné qu'une injustice risquait d'être commise si une partie n'était pas représentée par un avocat à l'audience. Elle croyait qu'il fallait absolument savoir, aux fins de l'audience qui devait être tenue, si le fait pour les demandeurs d'être représentés par un avocat, alors qu'ils n'avaient pas les moyens de retenir eux-mêmes les services d'un avocat, permettrait d'améliorer la qualité de la procédure dans son ensemble. Le juge a ajouté ceci :

[...] lorsque des décideurs entendent une partie qui est représentée par un avocat consciencieux, chevronné et très compétent, caractéristiques qui s'appliquent, comme nous le savons tous par expérience, à Me Whitehall, ils préfèrent que la partie adverse soit sur un pied d'égalité. Ils préfèrent que toutes les parties soient représentées. Une représentation égale permet habituellement de prendre de meilleures décisions et ce plus facilement.

(page 12)

La question de la représentation appropriée de chaque partie au litige avait une importance cruciale dans la décision que Madame le juge Reed a prise d'annuler la décision de la Commission des plaintes du public contre la GRC de ne pas recommander d'aider financièrement les parties non représentées de façon qu'elles puissent avoir recours à un avocat et faire valoir leur point de vue de la façon appropriée.

[12]       La présente affaire porte sur la procédure par laquelle la Commission exerce son pouvoir discrétionnaire. Il s'agit d'une procédure que la Commission connaît, mais que Mme Graham ne connaît pas. En fait, la position de la Commission ne serait pas adéquatement défendue si la défenderesse agissait elle-même. Un résultat non approprié toucherait directement la Commission. Cela montre qu'il se pourrait bien que la Cour ne puisse pas entendre et trancher l'affaire au fond à moins que la Commission n'intervienne, de sorte qu'en fait, la justice serait mieux servie.

CONCLUSION

[13]       J'ai examiné les critères proposés dans le jugement Attorney General of Ontario v. Dielman (supra) et j'ai appliqué certains des critères établis par Monsieur le juge Rouleau dans la décision Rothman (supra) et les principes dont Madame le juge Reed a tenu compte dans les décisions Reed et Vincer et Jones c. GRC (supra). J'ai également tenu compte des restrictions que l'avocat de Radio-Canada aimerait imposer en ce qui concerne l'étendue de l'intervention de la Commission et sa capacité d'intervenir, en particulier en décrivant d'une façon différente ce qui est en jeu. Toutefois, il est clair non seulement que la Commission sera directement touchée par le résultat de l'affaire, mais aussi que la position de l'intervenante ne sera pas adéquatement défendue par Mme Graham, et ce, sans que ce soit sa faute. La justice exige que la Commission soit autorisée à intervenir de façon que la Cour puisse apprécier et trancher cette affaire au fond de la façon appropriée.

[14]       Il est possible de le faire en permettant à la Commission d'apporter une contribution utile grâce à son intervention, sans pour autant que Radio-Canada soit victime d'injustice.

[15]       La Commission peut intervenir en déposant son dossier de demande à titre d'intervenante, et notamment l'exposé des points d'argumentation, en participant pleinement aux requêtes provisoires, et notamment en présentant des requêtes provisoires et en faisant des observations à l'audition de la demande de contrôle, avec le droit d'en appeler.

                               (Sign.) « John A. Hargrave »                      

                    Protonotaire                                   

Vancouver (Colombie-Britannique)

Le 12 août 1998

Traduction certifiée conforme

L. Parenteau, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :T-2297-96

INTITULÉ DE LA CAUSE :la Société Radio-Canada

c.

Colleen Graham

LIEU DE L'AUDIENCE :Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L'AUDIENCE :le 1er mai 1998

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU PROTONOTAIRE JOHN A. HARGRAVE EN DATE DU 12 AOÛT 1998

ONT COMPARU :

Robert Grantpour la demanderesse

Odette Lalumièrepour la Commission canadienne des droits de la personne

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Heenan, Blaikiepour la demanderesse

Vancouver (C.-B.)

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.