Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20190521

Dossier : IMM‑4168‑18

Référence : 2019 CF 712

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 21 mai 2019

En présence de monsieur le juge Campbell

ENTRE :

JORGE LUIS ALBERTO BONNARDEL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La présente demande vise à contester une décision datée du 28 juin 2018 par laquelle la demande d’établissement au Canada pour motifs d’ordre humanitaire (CH) du demandeur a été rejetée.

I.  Le contexte

[2]  Le demandeur, citoyen d’Argentine, a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire avec sa conjointe de fait, Mme Saurez, qui a la même citoyenneté que lui.

[3]  Le demandeur est arrivé au Canada en compagnie de ses parents en 1988, à l’âge de huit ans. Ses parents ont présenté une demande d’asile pour le compte de leur famille. Après un séjour de sept ans au pays, période au cours de laquelle il a fait ses études primaires, il est retourné avec sa famille en Argentine en 1995.

[4]  Vers le mois d’avril 2001, le demandeur s’est présenté à la frontière canadienne en provenance des États‑Unis et il a demandé la protection à titre de réfugié. Sa demande a été rejetée. Mme Suarez est arrivée elle aussi au Canada en 2001, en provenance des États‑Unis, et elle a présenté une demande d’asile à la frontière canadienne. Sa demande a été rejetée elle aussi, en 2002. Vers 2002, le demandeur, de même que ses parents et les membres de sa fratrie, ont présenté une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Celle‑ci a été rejetée en 2008. Il a alors eu droit de présenter une demande d’examen des risques avant renvoi, ce qu’il a fait au cours de l’été de 2008, mais cette demande aussi a été rejetée plus tard cette année‑là.

[5]  Vers le mois de novembre 2001, peu après leur arrivée au Canada, le demandeur et Mme Suarez ont commencé à vivre ensemble. Ils ont deux enfants : Sean, âgé de 11 ans, et Chiara, âgée de 10 ans, et tous deux ont la citoyenneté canadienne. Les enfants ne sont jamais allés en Argentine et ne parlent pas l’espagnol. Une bonne partie de la famille élargie du demandeur vit elle aussi au Canada, dont ses frères et sœurs.

[6]  En 2017, le demandeur et Mme Suarez ont présenté une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, assortie des éléments de preuve et des arguments suivants : ils sont devenus des membres productifs de la société canadienne au fil des nombreuses années où ils ont vécu ici (depuis 2001); leurs deux jeunes enfants, qui ont la citoyenneté canadienne, ont beaucoup d’amis, participent à de nombreuses activités parascolaires et ont d’excellents résultats à l’école; il est dans l’intérêt supérieur de leurs jeunes enfants citoyens canadiens qu’ils restent au Canada, le seul pays qu’ils ont jamais connu, plutôt que d’aller en Argentine, où ils n’ont jamais été et dont ils ne parlent pas la langue; les demandeurs ont d’importants liens familiaux et sociaux au Canada; le fait d’être physiquement séparées des membres canadiens de leur famille causerait des difficultés à toutes les personnes concernées; ils jouent un rôle actif dans leur collectivité, ce qui inclut l’église qu’ils fréquentent et l’école de leurs enfants, le fait de socialiser avec leurs nombreux amis proches et le fait d’entraîner des équipes de soccer; ils présentent peu de risques de devenir un fardeau financier pour la société canadienne, car le demandeur exerce un travail rémunéré au service de la même entreprise, où il est un employé apprécié, depuis 2006; ils n’ont jamais eu recours à l’aide sociale; enfin, toute la famille immédiate et élargie a d’excellents dossiers civils au Canada (mémoire supplémentaire du demandeur, au paragraphe 23).

II.  La décision faisant l’objet du présent contrôle

[7]  Voici l’argument principal que l’avocate du demandeur a invoqué :

[traduction]

L’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte de l’établissement du demandeur, qu’il a considéré comme non exceptionnel, principalement parce que la durée, l’emploi, les compétences et l’intégration au sein de la collectivité et de la société ont principalement été acquis pendant la période où le demandeur n’était pas autorisé à travailler au Canada. Les décideurs soient en droit d’accorder moins de poids aux preuves relatives à l’établissement d’un demandeur dans des circonstances où ces preuves résultent du choix de ce dernier de rester au Canada sans statut et non de circonstances indépendantes de sa volonté, mais la préoccupation de l’agent quant au fait de savoir si le demandeur se trouvait au Canada pour des raisons indépendantes de sa volonté était déraisonnable dans ces circonstances. La Cour a reconnu que de tels « facteurs négatifs sont communs à la plupart des demandes CH, sinon toutes » et que, dans les cas où le « côté négatif du bilan est si faible », le fait de se soucier de ces facteurs défavorables, comme l’agent l’a fait dans la présente affaire, amène à se demander si celui‑ci a accordé le « poids considérable » qui s’impose à l’intérêt supérieur des enfants et s’il a tenu dûment compte des autres motifs qui s’appliquent à une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

(Mémoire des faits et du droit du demandeur, au paragraphe 4)

[8]  La page 10 de la décision constitue une preuve bien suffisante que l’agent s’est soucié de la question de l’inconduite en matière d’immigration :

[traduction]

Je suis d’avis que les demandeurs sont restés au Canada pour des circonstances qui n’étaient pas indépendantes de leur volonté. Je signale qu’ils sont restés illégalement au pays pendant plus de 15 ans et qu’ils sont « entrés dans la clandestinité » après que l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) eut entamé contre eux des procédures de renvoi. Je conclus que les demandeurs ont décidé sciemment d’échapper à l’ASFC et qu’ils ont continué de vivre au Canada sans tenir l’Immigration au fait de l’endroit où ils se trouvaient. Je conclus donc que l’incapacité des demandeurs à quitter le Canada n’est pas considérée comme un facteur indépendant de leur volonté. Je considère cela comme un facteur très défavorable.

Le DP indique qu’il a commencé à travailler à son compte comme charpentier au Canada. Il a un contrat de travail avec la compagnie RW Framing depuis janvier 2006 et il est membre du syndicat local no 183. Je reconnais qu’il a des antécédents d’emploi stable, mais je signale qu’il n’a détenu que deux permis de travail, pendant une durée cumulative d’un an. Même s’il est admissible à demander des permis de travail, je signale aussi qu’il a continué de travailler au Canada sans autorisation. Sa conjointe déclare qu’elle travaille comme pâtissière/femme de ménage depuis novembre 2001. Cette dernière est admissible à présenter une demande de permis de travail, mais elle n’a eu qu’un seul permis valide pendant un an. Elle aussi travaille au pays sans autorisation. Comme les demandeurs travaillent tous deux au Canada et payent leurs propres services médicaux et dentaires, je conclus qu’ils ont de bonnes pratiques de gestion financière. Même si j’accorde peu de poids à leur emploi, car ils ne sont pas autorisés à travailler, je leur en accorde quand même jusqu’à un certain point, car ils sont indépendants financièrement et n’ont pas eu recours aux services sociaux ou à l’aide sociale.

[...]

Le DP déclare : [traduction] « [E]n tant que famille, nous n’avons jamais eu de problèmes avec la police ni de conflits avec quiconque ». J’admets que les demandeurs n’ont peut‑être pas de casier judiciaire au Canada, mais je signale qu’ils ont montré qu’ils faisaient peu de cas de la législation canadienne, et notamment des lois en matière d’immigration. Comme je l’ai mentionné plus tôt, ils sont restés au Canada pendant plus de 15 ans sans statut et ils y ont travaillé sans autorisation. Là encore, à mon avis, il ne s’agit pas là d’un facteur favorable.

Dans l’ensemble, je reconnais que les demandeurs vivent au Canada depuis longtemps, et ils soutiennent donc qu’ils sont bien établis. Toutefois, je ne suis pas d’avis que le degré d’établissement dont ils témoignent est exceptionnel. Cela s’explique principalement par le fait que la durée, l’emploi, les compétences et l’intégration à leur collectivité et à la société ont été principalement acquis au cours de la période pendant laquelle les demandeurs n’étaient pas autorisés à rester au Canada et à y travailler. De plus, ils ont échappé à l’ASFC durant de nombreuses années et ils ont fait peu de cas des lois du Canada en matière d’immigration dans le but de vivre au pays. En conséquence, j’accorde peu de poids à l’établissement des demandeurs au Canada.

[Non souligné dans l’original.]

[9]  Aux pages 11 à 13, l’agent fait état de la manière dont il a déterminé l’intérêt supérieur des enfants :

[traduction]

Je constate que Sean et Chiara (aujourd’hui âgés de 9 et 8 ans) sont nés au Canada et qu’ils ne sont jamais allés en Argentine. Ils fréquentent l’école et prennent part à des activités parascolaires. Il y a une preuve qu’ils s’adaptent bien à l’école et qu’ils obtiennent d’excellents résultats dans leurs cours de langue seconde (le français), ce qui est louable. Je signale par ailleurs qu’ils sont entourés de nombreux membres de leur famille au Canada, dont leurs oncles et leurs tantes du côté paternel, qui sont aussi leurs parrains et marraines. Je signale que Sean et Chiara voient souvent les membres de leur famille qui vivent dans la même collectivité et qu’ils célèbrent souvent ensemble les jours de fête et les occasions spéciales.

S’il fallait que les demandeurs retournent en Argentine pour présenter une demande de résidence permanente à partir de ce pays, Sean et Chiara déménageraient vraisemblablement avec eux. Je signale qu’il leur faudrait quitter leurs amis, les membres de leur famille, les personnes qui les soutiennent ainsi que leur vie au Canada. Le fait de les éloigner de ces personnes, de la vie au Canada et de déménager dans un pays où ils n’ont jamais vécu auparavant leur causerait certainement des difficultés. Cela dit, j’ajoute que les enfants se débrouillent bien à l’école au Canada et qu’ils suivent avec succès des cours de langue seconde. Je signale aussi qu’ils sont actuellement à l’âge où ils s’adapteraient probablement à de nouvelles situations. J’estime qu’ils seraient en mesure de s’adapter au système scolaire argentin et d’apprendre l’espagnol. Par ailleurs, ils continueraient de bénéficier du soutien de leurs parents, qui, dans leur enfance, ont eux aussi fait des études obligatoires en Argentine et qui parlent l’espagnol.

Pour ce qui est de l’inquiétude des demandeurs à l’égard du fait que Sean et Chiara subiraient des difficultés psychologiques s’ils étaient contraints de vivre en Argentine, je conclus que les demandeurs devraient se prendre eux‑mêmes comme exemples de personnes vivant dans un pays où elles ne sont pas nées. Je fais remarquer que le DP est né en Argentine et que, à l’âge de 8 ans, il a déménagé au Canada, un pays où il n’était jamais allé et dont il ne parlait pas la langue. Néanmoins, après son arrivée en 1988, il s’est adapté et a fréquenté l’école au Canada pendant sept ans et a appris l’anglais. De plus, le DP est revenu au Canada à l’âge adulte et a établi ici sa carrière avec succès. Je suis donc persuadé que Sean et Chiara, avec l’aide de leurs parents, seraient en mesure de s’adapter à la vie en Argentine à l’âge qu’ils ont, car ils sont encore jeunes et sont en mesure de s’intégrer avec succès au système d’éducation.

Je signale de plus que Sean et Chiara sont peut‑être aussi en mesure de poursuivre leur relation étroite et de soutien avec leurs parrains et marraines et les membres de leur famille au Canada, qui peuvent faire des appels téléphoniques ou vidéo, et leur rendre visite en Argentine. J’ajoute que Sean et Chiara sont citoyens canadiens et qu’ils peuvent aussi rendre visite à des membres de leur famille au Canada lors des périodes de congé. De plus, en Argentine, Sean et Chiara seraient en mesure de rencontrer leurs grands‑parents du côté paternel et leur grand‑père et leurs oncles du côté maternel. Je signale qu’ils seraient en mesure de nouer de nouveaux liens avec les membres de leur famille en Argentine et de disposer encore d’un réseau familial avec lequel célébrer les jours de fête et les occasions spéciales. Ces personnes seraient également en mesure de leur apporter un soutien supplémentaire pendant leur adaptation à la vie en Argentine. Je suis persuadé que leurs parents ainsi que les membres de leur famille en Argentine prendraient soin d’eux sur le plan affectif, social, culturel et physique et que les deux seraient capables de maintenir leurs liens avec les membres de leur famille au Canada.

Je suis d’avis que ces aspects peuvent atténuer certaines des difficultés qu’ils éprouveraient en quittant le Canada et en s’installant en Argentine.

Si l’on permettait aux demandeurs de rester au Canada, Sean et Chiara seraient en mesure de poursuivre leurs études, de conserver leurs amis, les membres de leur famille et les personnes qui les soutiennent et de poursuivre leur vie au Canada. Je crois que leurs parents, ainsi que leurs amis, les membres de leur famille et les personnes qui les soutiennent dans leur collectivité prendraient soin d’eux sur le plan affectif, culturel, social et physique.

[Non souligné dans l’original.]

[10]  La décision se termine ainsi :

[traduction]

Dans l’ensemble, je conviens que les demandeurs vivent au Canada depuis plus de 16 ans et qu’ils ont réussi à trouver du travail et à assurer leur stabilité financière. J’admets qu’il y a des personnes qui les soutiennent au Canada. J’ai soupesé ces facteurs d’établissement favorables par rapport au séjour des demandeurs au Canada, un fait qui, pour l’essentiel, était de leur ressort. Je signale aussi que, pendant la majeure partie de leur séjour au Canada, ils ont évité d’être repérés par l’ASFC. Je reconnais aussi que les demandeurs ont créé leur propre unité familiale au Canada, mais j’ai toutefois considéré que les membres de cette unité peuvent rester ensemble en Argentine. Je suis également persuadé qu’ils ont encore des membres de leur famille en Argentine qui sont en mesure de les soutenir en cas de besoin et qu’ils peuvent continuer de bénéficier du soutien des membres de leur famille au Canada. Je ne suis pas convaincu, compte tenu de la preuve au dossier et de leur situation, qu’ils auraient de grandes difficultés à s’établir de nouveau en Argentine. Après avoir évalué avec soin l’intérêt supérieur des enfants, je ne considère pas qu’une réinstallation en Argentine aurait un impact défavorable marqué sur Sean et Chiara.

Après avoir pris en considération la situation des demandeurs et examiné la totalité des documents présentés, je ne suis pas convaincu que les motifs d’ordre humanitaire qui m’ont été soumis justifient l’octroi d’une dispense en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi.

[Non souligné dans l’original.]

III.  Conclusion

[11]  L’avocat du défendeur fait valoir que l’agent n’est pas réellement tenu de mentionner qu’il est dans l’intérêt supérieur des enfants qu’ils restent au Canada avec leurs parents; il s’agit d’un fait tenu pour acquis (Garraway c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 286, au paragraphe 33; Semana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082, aux paragraphes 23 à 27).

[12]  La question qui se pose est donc la suivante : pour quelle raison faut‑il ne pas faire droit à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire? Dans sa décision, l’agent a fait de sérieux efforts, en se fondant sur des conjectures, pour établir que Sean et Chiara s’en sortiraient très bien s’ils étaient contraints de quitter le Canada pour l’Argentine. À mon sens, ces efforts sont la preuve que non seulement l’inconduite en matière d’immigration des parents de Sean et de Chiara était un [traduction] « facteur très défavorable » dans l’esprit de l’agent lorsqu’il a tiré cette conclusion, mais aussi que ce facteur a éclipsé celui de l’intérêt supérieur des deux enfants. Ce qu’il y a de si frappant à propos de ce résultat est que, si l’on fait abstraction des choix qu’ils ont faits en matière d’immigration, les parents se sont comportés comme des participants modèles au sein de la société canadienne.

[13]  Je conclus que l’accent extraordinaire qu’a mis l’agent sur l’inconduite des parents de Sean et de Chiara en matière d’immigration l’a amené à minimiser l’intérêt supérieur de ces derniers. Dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 75, la Cour suprême du Canada donne des indications à cet égard :

[…] quand l’intérêt des enfants est minimisé, d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4168‑18

LA COUR ORDONNE que la décision faisant l’objet du présent contrôle soit annulée et que l’affaire soit renvoyée à un autre décideur en vue d’une nouvelle décision.

Il n’y a aucune question à certifier.

« Douglas R. Campbell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 3e jour de juin 2019

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4168‑18

INTITULÉ :

JORGE LUIS ALBERTO BONNARDEL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 MAI 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE CAMPBELL

DATE DES MOTIFS :

LE 21 MAI 2019

COMPARUTIONS :

Rebeka Lauks

POUR LE DEMANDEUR

David Joseph

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.