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     IMM-2483-96

Ottawa (Ontario), le mercredi 20 août 1997

En présence de : Monsieur le juge Gibson

Entre

     MAU VAN NGUYEN,

     requérant,

     et

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     intimé.

     ORDONNANCE

         La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision du délégué de l'intimé selon laquelle, à son avis, le requérant constitue un danger pour le public au Canada est annulée, et l'affaire renvoyée à l'intimé pour nouvel examen, s'il le juge nécessaire, en tenant compte des motifs de la présente ordonnance.

                                 FREDERICK E. GIBSON

                                         Juge

Traduction certifiée conforme

                         Tan Trinh-viet

     IMM-2483-96

Entre

     MAU VAN NGUYEN,

     requérant,

     et

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     intimé.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON

         Les présents motifs découlent d'une demande de contrôle judiciaire de la décision, prise pour le compte de l'intimé en application du paragraphe 70(5) de la Loi sur l'immigration1, selon laquelle l'intimé est d'avis que le requérant constitue un danger pour le public au Canada. La décision est datée du 6 mai 1996.

         Le requérant est un apatride. Il est originaire du Vietnam où il est né le 23 décembre 1963. À l'âge de 15 ans, le 19 juillet 1979, il a obtenu le droit d'établissement au Canada. Depuis son arrivée au Canada, il a eu un dossier d'emploi stable bien qu'apparemment, il a parfois complété son revenu d'emploi au moyen des prestations d'aide sociale. Il est célibataire et n'a aucun parent au Canada. Il a une mère, un frère et une soeur au Vietnam.

         Le casier judiciaire du requérant révèle trois condamnations : en premier lieu, en novembre 1981, il a été déclaré coupable de méfait, et il a été condamné à une peine avec sursis et à une probation de dix-huit mois; en second lieu, il a été déclaré coupable en septembre 1982 d'avoir en sa possession une arme, et il a été condamné à un jour d'emprisonnement et à une amende de 200 $. En octobre 1994, il a été déclaré coupable de trafic de stupéfiants, à savoir environ une once de cocaïne. Bien qu'il fût détenteur de la cocaïne dans la transaction, il a été conjointement accusé avec un autre qui a été qualifié dans les documents versés au dossier du tribunal de [TRADUCTION] "coordonnateur". Lors de cette déclaration de culpabilité, il a été condamné à un emprisonnement de deux ans moins un jour, ce qui fait qu'il purgerait sa peine dans un établissement provincial, plutôt que dans une institution fédérale.

         Dans un mémoire recommandant que le requérant fasse l'objet d'une enquête, il y a la remarque suivante :

         [TRADUCTION] Le Groupe du renseignement intégré d'Edmonton n'a aucun dossier sur la participation du sujet aux activités criminelles organisées.

         Une mesure de renvoi a été prise contre le requérant. L'intimé a mené une enquête pour déterminer s'il y avait lieu de formuler l'avis selon lequel le requérant constituait un danger pour le public au Canada.

         Au sujet du danger pour le public, l'avocat du requérant a écrit dans ses observations :

         [TRADUCTION] Il est allégué que, dans l'examen de la question de savoir si M. Nguyen constitue un danger pour le public, l'accent doit être principalement mis sur les efforts déployés par M. Nguyen en vue de sa réadaptation pendant qu'il était en détention. Veuillez trouver ci-joint copie du certificat et de la lettre de M. Nguyen confirmant son achèvement du Programme de sensibilisation aux drogues. En outre, y est jointe une lettre du capitaine Richard Weber de The Church Army in Canada indiquant le comportement de
         M. Nguyen et sa tentative de réadaptation.
         Dans le rapport d'immigration daté du 4 janvier 1995, M. Lomas indique que M. Nguyen a des parents proches au Vietnam. En fait, M. Nguyen a eu très peu de contact, s'il en est, avec le Vietnam, et il a passé plus de la moitié de sa vie au Canada. En fait, M. Nguyen est venu au Canada quand il avait 15 ans. Il connaîtrait de dures épreuves s'il était renvoyé à un pays qui lui est complètement inconnu.

         Dans le Rapport relatif à l'avis ministériel sur l'examen des cas de criminels accumulés - Danger pour le public, établi à l'intention du délégué de l'intimé, un fonctionnaire du ministère de l'intimé a raisonnablement résumé les documents versés au dossier à l'intention du délégué du ministre. Ce fonctionnaire a écrit ce qui suit sous la rubrique [TRADUCTION] "commentaires additionnels" :

         [TRADUCTION] Les trois condamnations du sujet s'échelonnaient sur une période de treize/quatorze ans - 1981, 1982 et 1994. La peine la plus longue qu'il a eue était de deux ans moins un jour pour l'infraction de trafic. Au cours de son incarcération, il a achevé un Programme de sensibilisation aux drogues. À ce stade, je ne crois pas que le sujet constitue un danger pour le public en ce moment; cependant, je recommande que les circonstances de l'affaire soient réexaminées si d'autres condamnations avaient lieu.

         Le directeur du fonctionnaire n'a pas souscrit à la recommandation de ce dernier. Il a commenté :

        

         [TRADUCTION] Je trouve qu'il s'agit d'une évaluation difficile puisque le sujet venait d'achever de purger une peine de deux ans (moins un jour) pour le trafic de stupéfiants, en l'occurrence de cocaïne. Puisque ce n'est pas la première condamnation criminelle du sujet, bien que ses condamnations antérieures soient relativement mineures et aient eu lieu il y a quelque temps, je ne suis pas persuadé qu'il ne récidive pas. Par ces motifs, je crois qu'il y a lieu de déclarer que le sujet constitue un danger pour le public.

             [non souligné dans l'original]

         Sans qu'il y ait eu d'autres documents versés au dossier du tribunal, et sans que des motifs aient été donnés pour expliquer le choix entre les recommandations contradictoires, l'avis de danger a été émis.

         La seule question débattue devant moi se pose de savoir si, compte tenu des documents dont disposait le délégué du ministre, l'avis selon lequel le requérant constitue un danger pour le public était absurde.

         Dans l'affaire Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration c. Williams2, le juge Strayer, dans le contexte des remarques sur le défaut de motifs données dans des affaires telles que l'espèce, s'est prononcé en ces termes :

         Ce qui a été reconnu, c'est que lorsque la décision discrétionnaire d'un tribunal est manifestement absurde ou lorsque les faits qui ont été soumis au tribunal exigeaient manifestement un résultat différent ou étaient dénués de pertinence mais ont apparemment eu un effet déterminant sur le résultat, il se peut qu'une cour de justice doive, en l'absence de motifs qui auraient pu expliquer comment le résultat est effectivement justifié ou comment certains facteurs ont été pris en considération mais rejetés, annuler la décision pour l'un des motifs reconnus de contrôle judiciaire comme l'erreur de droit, la mauvaise foi, la prise en considération de facteurs dénués de pertinence et l'omission de tenir compte de facteurs pertinents. Dans de telles circonstances, la décision du tribunal est annulée non pas parce qu'elle n'est pas motivée, mais parce que sans motifs il n'est pas possible de surmonter l'obstacle que constitue la conclusion d'absurdité ou d'erreur dérivée du résultat ou des circonstances entourant la décision.

         Plus haut, dans les motifs de la décision Williams, le juge Strayer a dit :

         En outre, lorsque la Cour est saisie du dossier qui, selon une preuve non contestée, a été soumis au décideur, et que rien ne permet de conclure le contraire, celle-ci doit présumer que le décideur a agi de bonne foi en tenant compte de ce dossier.

J'estime que la mention de "...en tenant compte de ce dossier" doit être interprétée comme étant "...en tenant compte de la totalité de ce dossier." Je dois donc présumer, puisque rien ne permet de conclure le contraire en l'espèce, que le délégué de l'intimé a tenu compte de tout le dossier dont il disposait, et non simplement du mémoire préparé à son intention par un fonctionnaire du ministère de l'intimé et dont la conclusion différait de celle tirée par le directeur de ce fonctionnaire.

         À la lumière de la première citation provenant de l'arrêt Willliams, je suis convaincu que, en l'espèce, font défaut les faits soumis au délégué du ministre qui "...exigeaient manifestement un résultat différent ou étaient dénués de pertinence mais ont apparemment eu un effet déterminant sur le résultat...". Mais je tire une conclusion différente sur la question de savoir si la décision de formuler l'avis selon lequel le requérant constitue un danger pour le public au Canada est manifestement absurde.

         Je conclus que les principaux facteurs révélés par le dossier dont disposait le délégué du ministre en l'espèce et qui influencent la formulation d'un avis sur la question de savoir si on peut dire du requérant qu'il constitue un danger présent ou futur pour le public au Canada sont les suivants : en premier lieu, le casier judiciaire du requérant qui, comme le fonctionnaire du ministère de l'intimé l'a souligné, se compose de trois condamnations sur une période de treize ou de quatorze ans avec deux de ces infractions qui sont bien loin de l'infraction la plus récente et qui sont apparemment de nature relativement mineure si on tient compte des peines imposées; en second lieu, bien que l'avocat du requérant ait reconnu que la condamnation pour trafic, particulièrement pour trafic d'une importante quantité de cocaïne, était une condamnation grave, la sentence prononcée est remarquablement légère pour une telle condamnation. En troisième lieu, le Groupe du renseignement intégré de la police d'Edmonton n'avait aucun dossier sur la participation du requérant aux activités criminelles organisées qui sont, malheureusement, la marque du trafic de stupéfiants; en quatrième lieu, le requérant a apparemment passé beaucoup de temps dans la communauté par suite de l'accusation de trafic et avant sa condamnation, et a vécu encore dans la communauté par suite de sa mise en liberté sans qu'il y ait eu preuve de ses autres activités criminelles; et, en cinquième lieu, le requérant a fait un usage efficace de sa période d'incarcération, brève comme elle était, en exerçant des activités de réadaptation marquées par une attitude pro-sociale.

         Le facteur le plus négatif figurant dans le dossier dont disposait le délégué de l'intimé, à part les condamnations pour trafic de stupéfiants elles-mêmes, était la remarque contenue dans la recommandation du directeur citée ci-dessus selon laquelle "...je ne suis pas persuadé qu'il ne récidive pas". Je me permets de dire qu'il ne s'agit pas là d'une remarque pertinente. En formulant un avis sur la question de savoir si un individu tel que le requérant constitue un danger présent ou futur pour le Canada, la possibilité ou la probabilité de récidive n'est pertinente que dans le mesure où la récidive risque ou est susceptible de représenter un danger pour le public au Canada. La première infraction commise par le requérant à l'instance était un "méfait". Il est peu probable qu'une telle infraction commise par le requérant dans l'avenir constitue un danger pour le public au Canada. La seconde infraction commise par le requérant était la possession d'une arme pour laquelle il a été condamné à une peine d'un jour et à une amende de 200 $. Le décideur ne disposait pas de la preuve des circonstances entourant cette infraction ou l'arme en cause. Encore une fois, bien que la possession d'une arme puisse très bien être un indice de danger, il est peu probable qu'une infraction de ce genre produisant une sentence équivalente à celle auparavant imposée au requérant soit d'une telle nature. Si, toutefois, ce dont le directeur se préoccupait était que le requérant retournait au trafic de stupéfiants, en l'occurrence de cocaïne, ou à quelque autre infraction entraînant la violence, directement ou indirectement, ce serait certainement un facteur pertinent à examiner dans la formulation de l'avis selon lequel le requérant constitue un danger présent ou futur pour le public au Canada. Mais il n'est simplement pas évident que c'est ce sur quoi le directeur s'est concentré.

         Compte tenu des éléments précédents, je retourne encore une fois aux propos tenus par le juge Strayer dans l'arrêt Williams, cités ci-dessus, et j'en extrais ce qui suit :

         ...lorsque la décision discrétionnaire d'un tribunal est manifestement absurde... il se peut qu'une cour de justice doive, en l'absence de motifs qui auraient pu expliquer comment le résultat est effectivement justifié ou comment certains facteurs ont été pris en considération mais rejetés, annuler la décision pour l'un des motifs reconnus de contrôle judiciaire comme l'erreur de droit, la mauvaise foi, la prise en considération de facteurs dénués de pertinence et l'omission de tenir compte de facteurs pertinents.

Je suis convaincu que la décision discrétionnaire du tribunal qui fait l'objet du contrôle est manifestement, et en l'absence de motifs qui pourraient expliquer comment le résultat est effectivement justifié, absurde. En conséquence, en l'absence de motifs, je conclus que je dois annuler la décision du délégué de l'intimé pour l'un des motifs établis de contrôle judiciaire, en l'occurrence l'erreur de droit. En l'absence de motifs, je ne trouve aucune explication logique de l'avis formulé par le délégué du ministre.

         En décidant ainsi, je me rends compte que ma décision peut être considérée comme différant de celles d'au moins deux de mes collègues à l'égard des situations de fait relativement semblables.

         Dans l'affaire Phong Tran c. Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration3, le juge Heald s'est penché sur le cas d'un autre apatride venant du Vietnam, dont il a été jugé qu'il constituait un danger pour le public au Canada, apparemment sur la base d'une seule condamnation, pour complot dans le trafic d'héroïne. Je suis persuadé qu'on peut distinguer cette affaire de l'espèce. Un rapport sur la détermination de la peine figurant dans le dossier de cette affaire indiquait que le requérant avait vendu de l'héroïne à des agents d'infiltration à "de nombreuses" occasions. De plus, le juge prononçant la peine a conclu que, bien que le requérant ne fût pas la tête dirigeante du complot, il avait été "comme les faits le montrent, impliqué d'une manière beaucoup plus significative." En dernier lieu, dans cette affaire, le requérant a été condamné à cinq ans d'emprisonnement.

         Dans l'affaire Smith c. Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration4, le juge Muldoon a statué sur le cas d'un individu dont il a été déclaré qu'il constituait un danger pour le public sur la base d'une condamnation pour trafic de stupéfiants, pour laquelle il a eu une peine de trente mois, d'une condamnation pour possession de stupéfiants pour laquelle il a reçu une peine de six mois à purger en même temps que les trente mois, et d'une condamnation antérieure pour vol qui a précédé de près ses deux condamnations ultérieures. Encore une fois, je suis persuadé que cette affaire de distingue de l'espèce en raison de la proximité des trois condamnations et de l'escalade évidente de la criminalité de M. Smith.

         En conséquence, la demande sera accueillie, la décision du délégué de l'intimé selon laquelle, à son avis, le requérant constitue un danger pour le public au Canada sera annulée, et l'affaire renvoyée à l'intimé pour nouvel examen, s'il le juge nécessaire, en tenant compte des présents motifs.

         Ni l'un ni l'autre des avocats n'a recommandé que soit certifiée une question en l'espèce. Aucune question ne sera certifiée.

                                 FREDERICK E. GIBSON

                                         Juge

Ottawa (Ontario)

Le 20 août 1997

Traduction certifiée conforme

                         Tan Trinh-viet

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                      IMM-2483-96
INTITULÉ DE LA CAUSE :              MAU VAN NGUYEN c. MCI
LIEU DE L'AUDIENCE :              Edmonton (Alberta)
DATE DE L'AUDIENCE :              Le jeudi 24 juillet 1997

MOTIFS DE L'ORDONNANCE de Monsieur le juge Gibson

EN DATE DU                      20 août 1997

ONT COMPARU :

Rod Gregory                      pour le requérant

Brad Hardstaff                      pour l'intimé

                    

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

Davidson Gregory                  pour le requérant

Edmonton (Alberta)

George Thomson

Sous-procureur général du Canada

                             pour l'intimé


__________________

     1      L.R.C. (1985), ch. I-2.

     2      [1997] 2 C.F. 646, (1997), 147 DLR (416) 93 (C.A.F.) (demande d'autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du Canada déposée le 10 juin 1997).

     3      26 juin 1997, IMM-2382-96 (non publié) (C.F.1re inst.).

     4      15 juillet 1997, IMM-1153-96 (non publié) (C.F.1re inst.).

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