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Date : 20050218

Dossier : T-595-01

Référence : 2005 CF 230

ENTRE :

        LE CONSEIL NATIONAL DES FEMMES MÉTISSES et SHEILA G. GENAILLE

                                                                                                                                        demandeurs

                                                                             et

                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                           défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE KELEN


[1]                Par cette demande, le Conseil national des femmes métisses et Sheila Genaille, une femme métisse, contestent leur exclusion d'un programme de formation et de création d'emplois pour les Autochtones appliqué par le gouvernement du Canada. Le programme contesté par les demandeurs, la Stratégie postérieure aux Chemins de la réussite, est le deuxième d'une trilogie de programmes de développement du marché du travail institués pour lutter contre les niveaux élevés de chômage parmi les populations autochtones. Selon les demandeurs, leur exclusion de tous les aspects de ce programme, qu'il s'agisse des consultations, de l'administration, des ententes et du financement, constitue une violation des droits à l'égalité qui leur sont garantis par les articles 15 et 28 de la Charte canadienne des droits et libertés.

LA RÉPARATION DEMANDÉE

[2]                Les demandeurs voudraient que la Cour leur accorde les réparations suivantes :

·            un jugement déclaratoire disant que la négligence du défendeur à inclure le demandeur, le Conseil national des femmes métisses, comme signataire de l'entente bilatérale nationale conclue en octobre 1995 avec le Ralliement national des Métis, et comme signataire des ententes bilatérales régionales conclues, sous l'autorité de l'entente bilatérale nationale, avec les groupes affiliés au Ralliement national des Métis, ententes qui toutes confèrent à ces groupes le financement, la gestion et la maîtrise des programmes fédéraux de formation professionnelle pour les populations métisses, contrevient aux articles 15 et 28 de la Charte canadienne des droits et libertés;

·            un jugement déclaratoire disant que la négligence du défendeur à accorder le même financement pour la création d'emplois et la formation en faveur des femmes métisses qui vivent à l'intérieur ou à l'extérieur des communautés métisses, en application des ententes conclues avec le Ralliement national des Métis et les associations régionales de Métis en 1997-1998 et 1998-1999, contrevient aux articles 15 et 28 de la Charte canadienne des droits et libertés;

·            une ordonnance précisant que ces ententes bilatérales régionales doivent être interprétées de telle sorte que le financement dont elles font état et qui est destiné à la création d'emplois et à la formation soit offert également aux hommes et aux femmes habitant les communautés métisses ainsi qu'aux hommes et aux femmes vivant en dehors de telles communautés, et précisant que les programmes de formation professionnelle et les emplois s'adresseront autant aux femmes qu'aux hommes vivant à l'intérieur ou à l'extérieur des communautés métisses; et

·            une ordonnance précisant que ces ententes doivent être interprétées de telle sorte que le Conseil national des femmes métisses soit ajouté comme signataire de l'entente cadre nationale conclue entre le Canada et le Ralliement national des Métis, et comme signataire des ententes régionales de financement conclues entre le Canada et les associations régionales de Métis, et précisant que le Conseil national des femmes métisses nommera une représentante métisse régionale à chaque conseil d'administration appelé à s'occuper de ces ententes de financement.


LES FAITS

[3]                La Cour est saisie de ce différend depuis plus de sept ans. À l'origine, les demandeurs avaient introduit une procédure qui, après plusieurs incidents interlocutoires, y compris une ordonnance de radiation de l'action, a été convertie en une demande de contrôle judiciaire.

Les demandeurs

[4]                La demanderesse, Sheila Genaille, est une femme métisse de la septième génération. Elle est présidente de longue date du Conseil national des femmes métisses.

[5]                Le demandeur, le Conseil national des femmes métisses (le CNFM), est un organisme à but non lucratif constitué par Mme Genaille et d'autres en 1992. Selon ses statuts, le CNFM est une fédération d'organisations provinciales et territoriales de femmes métisses qui représentent les femmes métisses dans leurs provinces ou territoires respectifs. Le mandat du CNFM est de promouvoir et d'accroître le mieux-être des femmes métisses et de leurs familles et de répondre aux préoccupations des Métis, en particulier des femmes métisses, au Canada et à l'étranger.


[6]                Après sa création, le CNFM a noué d'étroites relations avec le Ralliement national des Métis (RNM), une organisation nationale représentant les populations métisses partout au Canada. Le Ralliement national des Métis, ainsi que l'Assemblée des premières nations et l'Inuit Tapirisat of Canada, sont les trois organisations nationales avec qui le gouvernement fédéral a conclu des ententes de coopération selon la Stratégie postérieure aux Chemins de la réussite et selon le programme qui lui a succédé en matière de création d'emplois pour les Autochtones. D'après le gouvernement, le RNM a été choisi parce qu'il a toujours représenté les populations métisses, qu'il a été mis sur pied par les Métis pour qu'il soit leur organisation représentative sur le plan national et qu'il s'est doté de structures politiques.

[7]                En 1993, une querelle a éclaté entre le Ralliement national des Métis et le CNFM, ou du moins Mme Genaille, en sa qualité de présidente du CNFM. Mme Genaille a déclaré dans son témoignage que l'épouse du président du RNM avait tenté de la destituer de ses fonctions de présidente du CNFM et s'était elle-même fait passer pour la présidente du CNFM. Mme Genaille a aussi déclaré que, en juin 1994, au cours d'une assemblée du RNM, elle avait été exclue en sa qualité de présidente du CNFM. À la fin de l'année, le président du Ralliement national des Métis expulsait Mme Genaille de son local, situé dans les bureaux du RNM.


[8]                À partir de 1995, le CNFM a tenté sans succès de traiter indépendamment avec le gouvernement fédéral dans tous les programmes, en particulier dans les programmes d'accès à l'emploi pour les Autochtones. Selon les demandeurs, le RNM s'est énergiquement opposé à toute tentative du CNFM de traiter séparément avec le gouvernement. Les demandeurs disent que le RNM refuse également de partager avec le CNFM ou ses affiliés le travail d'administration ou de répartition des sommes reçues en vertu des programmes d'accès à l'emploi. Cela a conduit, affirment-ils, à leur exclusion de tous les aspects des programmes.

Les anciens demandeurs

[9]                Lorsque la présente demande a été déposée à l'origine, il y avait deux demanderesses, en plus de Mme Genaille et du CNFM. La première était Joyce Gus, une femme métisse qui occupait des postes de direction auprès de plusieurs organisations régionales de femmes métisses, dont le Red River Michif Women's Council, un groupe affilié au CNFM. Mme Gus est décédée le 11 mars 2004 et, pour les motifs exposés ci-après, la Cour n'autorisera pas sa succession à poursuivre la demande.

[10]            L'autre demanderesse de la demande originale était Doreen Fleury, une femme métisse qui a déposé un affidavit au soutien de la présente demande. L'affidavit a été retiré par consentement, et Mme Fleury n'est plus partie à l'instance.

Les programmes de financement

Le premier programme : Les Chemins de la réussite (1991-1995)


[11]            À partir de 1989, le gouvernement fédéral a entrepris d'élaborer un programme de formation et d'accès à l'emploi s'adressant aux Autochtones, dont le nom était « Les Chemins de la réussite » . Le programme reposait sur le fait que le gouvernement reconnaissait que les collectivités autochtones devaient intervenir directement, au sein de leurs populations, dans la gestion et la répartition des sommes affectées aux programmes de formation. L'une des principales caractéristiques du programme était l'établissement d'un conseil national de gestion composé de groupes autochtones et de représentants de Développement des ressources humaines Canada (DRHC), et l'établissement de conseils locaux et régionaux de gestion composés de représentants des groupes autochtones. Les conseils locaux et régionaux fixaient les priorités de formation et définissaient les mesures qui seraient les mieux à même de stimuler l'emploi dans leurs collectivités, même si c'est DRHC qui versait en fait les sommes requises.

[12]            Au moins une organisation de femmes, l'Association des femmes autochtones du Canada, occupait un siège au conseil national de gestion. Le CNFM, qui avait été constitué après le lancement du programme, a obtenu un siège aux divers conseils locaux, mais pas au conseil national de gestion.

Le second programme : La Stratégie postérieure aux Chemins de la réussite (1996-1999)


[13]            À la fin de 1994, le gouvernement fédéral a procédé à un examen structurel du programme des Chemins de la réussite. Il a conclu que le programme devait être restructuré afin de donner aux populations autochtones un droit de regard accru sur le développement de leurs ressources humaines. Ce programme restructuré, appelé Stratégie postérieure aux Chemins de la réussite, a débuté en 1996, année où le gouvernement fédéral a conclu des accords politiques (ententes cadres nationales, ou ECN) avec l'Assemblée des premières nations (APN), l'Inuit Tapirisat of Canada (ITC) et le RNM. Les ententes établissaient le cadre de la négociation future d'ententes de financement entre DRHC et les groupes autochtones régionaux, dont la plupart étaient des affiliés de l'APN, de l'ITC et du RNM. Ces ententes de financement, appelées ententes bilatérales régionales (EBR), habilitaient les groupes régionaux à concevoir, à appliquer et à exécuter des projets de développement des ressources humaines au sein de leurs collectivités. En vertu de la Stratégie postérieure aux Chemins de la réussite, le gouvernement fédéral a transféré et alloué plus de 600 millions de dollars au financement de programmes d'accès à l'emploi pour les Autochtones.

[14]            Durant l'application de la Stratégie, plusieurs ont mis en doute la capacité des signataires d'EBR de combler adéquatement les besoins des populations autochtones vivant en milieu urbain. DRHC a donc institué une mesure spéciale par laquelle une somme d'environ 22 millions de dollars fut attribuée à trois organisations autochtones distinctes : l'Association nationale des centres d'amitié, l'Association des femmes autochtones du Canada et le Congrès des peuples autochtones.

Le troisième programme : La Stratégie de développement des ressources humaines autochtones (1999-2004/05)


[15]            Après l'expiration en 1999 de la Stratégie postérieure aux Chemins de la réussite, DRHC a lancé un nouveau programme appelé Stratégie de développement des ressources humaines autochtones (la SDRHA). La SDRHA est semblable, dans son objet et sa structure, à la Stratégie postérieure aux Chemins de la réussite, mais elle l'améliore et en élargit la portée. Le programme, qui a débuté en avril 1999, devait à l'origine prendre fin en mars 2004, mais il a été prolongé jusqu'au 31 mars 2005. Comme cela avait été le cas pour la Stratégie postérieure aux Chemins de la réussite, DRHC a conclu des accords nationaux avec l'APN, l'ITC et le RNM et a conclu d'autres ententes avec des organisations provinciales et régionales affiliées aux organisations nationales (ces ententes de financement sont appelées ententes de développement des ressources humaines autochtones, ou EDRHA).

DEUX QUESTIONS PRÉALABLES

[16]            La Cour doit examiner préalablement deux questions avant d'entreprendre l'analyse liée à la Charte. D'abord, la succession de Joyce Gus devrait-elle être autorisée à poursuivre la demande au nom de la défunte? Ensuite, la demande, telle qu'elle est déposée par les demandeurs, est-elle théorique?

Question n ° 1

La requête de la succession de Joyce Gus

[17]            Au début de l'audience, la succession de Joyce Gus a présenté une requête en vue d'être autorisée à continuer la demande au nom de la défunte. La requête faisait suite à l'opposition formulée par le défendeur en application de l'article 117 des Règles de la Cour fédérale (1998), ainsi formulé :



117. (1) Sous réserve du paragraphe (2), en cas de cession, de transmission ou de dévolution de droits ou d'obligations d'une partie à une instance à une autre personne, cette dernière peut poursuivre l'instance après avoir signifié et déposé un avis et un affidavit énonçant les motifs de la cession, de la transmission ou de la dévolution.

117. (1) Subject to subsection (2), where an interest of a party in, or the liability of a party under, a proceeding is assigned or transmitted to, or devolves upon, another person, the other person may, after serving and filing a notice and affidavit setting out the basis for the assignment, transmission or devolution, carry on the proceeding.

(2) Si une partie à l'instance s'oppose à ce que la personne visée au paragraphe (1) poursuive l'instance, cette dernière est tenue de présenter une requête demandant à la Cour d'ordonner qu'elle soit substituée à la partie qui a cédé, transmis ou dévolu ses droits ou obligations.

(2) If a party to a proceeding objects to its continuance by a person referred to in subsection (1), the person seeking to continue the proceeding shall bring a motion for an order to be substituted for the original party.


[18]            Ainsi que le disait la juge Snider dans la décision Tacan c. Canada (2003), 237 F.T.R. 304, l'article 117 des Règles n'autorise pas une cession ou dévolution de droits dans une instance; il expose simplement les formes à observer en ce sens. Par conséquent, pour savoir si la cession ou la dévolution de droits est possible, la Cour doit considérer la common law ou les dispositions applicables du droit écrit.

[19]            En l'espèce, le défendeur dit que la succession ne peut pas poursuivre une instance qui concerne la violation des droits à l'égalité garantis par la Charte, parce qu'il s'agit là de droits éminemment personnels. Le défendeur invoque l'arrêt rendu par la Cour d'appel de la Colombie-Britannique dans l'affaire Stinson Estate c. British Columbia (1999), 70 B.C.L.R. (3d) 233, au paragraphe 11, où l'on peut lire ce qui suit :

[traduction] L'article 15 protège les droits de « toute personne » à l'égalité. Les droits garantis sont personnels, et le pouvoir de donner effet à la garantie appartient à la personne dont les droits ont été violés. Ici, c'est la succession de la défunte qui demande réparation pour la présumée violation du droit de Mme Stinson. Une telle réclamation ne peut pas être faite par la succession, en tant que partie tierce, si l'on s'en tient au texte de la Charte.

[20]            Ce passage a été récemment entériné par la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt Hislop c. Canada (Procureur général), [2004] O.J. no 4815.


[21]            Le défendeur invoque aussi l'arrêt rendu par la Cour d'appel de la Colombie-Britannique dans l'affaire Collins c. Abrams (2004), 195 B.C.A.C. 47, au paragraphe 17, où la Cour écrivait qu'une exécutrice testamentaire ne pouvait pas :

[traduction] ... acquérir le droit d'introduire ou de continuer une contestation constitutionnelle fondée sur la violation de droits prévus par la Charte et appartenant à une autre personne qu'elle-même. Au mieux, pour participer à une contestation civile se rapportant à la violation des droits fondamentaux d'une partie tierce, il est nécessaire de remplir le critère de l'intérêt public requis pour agir [non souligné dans l'original].

[22]            La succession de Mme Gus dit que la majorité des précédents invoqués par le défendeur doivent être mis de côté parce qu'ils concernent des cas où une succession voulait introduire une contestation fondée sur la Charte, après le décès d'une personne. En revanche, la succession de Mme Gus veut simplement continuer une demande déposée par Mme Gus lorsqu'elle était en vie. Sur ce point, elle se réfère à la décision Canada (Procureur général) c. Succession Vincent, [2004] A.C.F. n ° 1230, où le juge McKay a estimé, dans le contexte d'un contrôle judiciaire, qu'un tribunal administratif n'avait pas commis d'erreur en reconnaissant à une succession l'intérêt requis pour continuer une revendication fondée sur l'article 15 et présentée par la demanderesse avant son décès.


[23]            La décision Succession Vincent est l'unique précédent que les demandeurs ont pu trouver à l'encontre de la jurisprudence constante qui fait d'une réclamation selon l'article 15 une procédure de caractère essentiellement personnel. De plus, dans cette décision, le juge MacKay ne s'est pas demandé à proprement parler si une succession pouvait continuer une contestation fondée sur les droits à l'égalité, choisissant plutôt de ne pas modifier la décision du tribunal administratif qui avait autorisé la participation de la succession. Dans ces conditions, je suis d'avis que la succession de Mme Gus n'est pas habilitée à continuer au nom de Mme Gus la contestation fondée sur l'article 15 de la Charte.

[24]            La succession ne sera pas autorisée à poursuivre la demande en tant que demanderesse, mais le témoignage de Mme Gus, qui a été l'objet d'un contre-interrogatoire, pourra servir dans la procédure, garantissant ainsi que les demandeurs restants ne seront pas lésés.

Question n ° 2

Le caractère théorique

[25]            Selon la Couronne, l'affaire est théorique parce que le programme particulier qui est contesté par les demandeurs (à savoir la Stratégie postérieure aux Chemins de la réussite) a pris fin en mars 1999 et que les ententes dont les demandeurs souhaitent la modification par inclusion du CNFM comme signataire ont expiré. La Stratégie postérieure aux Chemins de la réussite a été remplacée en 1999 par la SDRHA, mais les demandeurs n'ont pas déposé la présente contestation à l'encontre de la SDRHA.

[26]            Le principe du caractère théorique d'un différend, exposé par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, répond à un double critère. D'abord, il faut se demander si le différend tangible et concret qui est requis entre les parties a disparu. Deuxièmement, même si le différend a disparu, la Cour doit décider s'il convient qu'elle exerce son pouvoir discrétionnaire et entende la cause quand même.


[27]            S'agissant du premier volet du critère, je suis d'avis qu'il n'existe plus de différend concret entre les parties à propos de la Stratégie postérieure aux Chemins de la réussite. La Stratégie a pris fin depuis longtemps et il ne servirait à rien d'ajouter le CNFM comme signataire à une entente qui a expiré.

[28]            Il n'existe plus de différend concret à propos de la Stratégie postérieure aux Chemins de la réussite, mais la Cour peut néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre la cause si les circonstances le justifient. Dans l'arrêt Borowski, précité, le juge Sopinka exposait trois justifications pouvant conduire une juridiction de contrôle à exercer ainsi son pouvoir discrétionnaire. Plus précisément, la juridiction de contrôle doit se demander s'il existe un contexte contradictoire, si la décision qu'on cherche à faire réformer aura un effet pratique sur les droits des parties sans entraîner un mauvais emploi des ressources judiciaires, et finalement si la décision que rendra la juridiction risque d'être vue comme une usurpation du pouvoir législatif.

[29]            En l'espèce, il ne fait aucun doute qu'il existe un contexte contradictoire. Les parties ont constamment échangé des arguments antagonistes et ont plaidé leurs positions avec ténacité, en particulier les demandeurs.


[30]            S'agissant de l'effet pratique de la décision contestée, les demandeurs disent que, même si techniquement la Stratégie postérieure aux Chemins de la réussite avait une date de prise d'effet et une date d'expiration, elle ne doit pas être considérée comme une mesure isolée. Elle était plutôt simplement une étape d'un processus continu entrepris par le gouvernement pour déléguer aux peuples autochtones un droit de regard sur les programmes d'accès à l'emploi. Les demandeurs disent que, même si les mots employés dans la Stratégie postérieure aux Chemins de la réussite et dans la SDRHA ne sont pas les mêmes, les programmes restent essentiellement les mêmes, y compris les parties admissibles à des accords de financement ou de délégation. Par conséquent, si la Cour décide que le défendeur a contrevenu aux droits des demandeurs à l'égalité dans l'administration de la Stratégie postérieure aux Chemins de la réussite, cette décision aura un effet pratique sur la manière dont les demandeurs seront traités à l'avenir dans d'autres mesures qu'appliquera le gouvernement en matière d'emploi des Autochtones.

[31]            Je suis en accord avec la manière dont les demandeurs qualifient la Stratégie postérieure aux Chemins de la réussite. Il est clair que l'actuel programme SDRHA est pour l'essentiel la continuation de la Stratégie et qu'une décision de la Cour pourrait avoir un effet pratique sur les demandeurs dans la SDRHA et dans les programmes ultérieurs. Aux dires de tous, il semble que le processus de délégation entrepris par le gouvernement se poursuivra durant quelque temps.

[32]            La troisième justification exposée dans l'arrêt Borowski, précité, est la nécessité pour la Cour d'être attentive à sa fonction normative propre par rapport à celle du législateur. En l'espèce, la décision que rendrait la Cour ne serait pas considérée comme une usurpation du rôle du législateur. Au contraire, la Cour exercerait la fonction qui est au coeur même de sa compétence, c'est-à-dire celle consistant à veiller à ce que le gouvernement respecte les droits garantis aux Canadiens par la Constitution.


[33]            Pour ces motifs, la Cour exercera son pouvoir discrétionnaire et jugera la demande au fond.

ANALYSE LIÉE À LA CHARTE

[34]            Le point essentiel soulevé par la présente demande est de savoir si le gouvernement fédéral a contrevenu aux articles 15 et 28 de la Charte canadienne des droits et libertés en excluant les demandeurs de la Stratégie postérieure aux Chemins de la réussite et de la Stratégie de Développement des ressources humaines autochtones (l'une et l'autre seront collectivement appelées « programmes d'accès à l'emploi » ).

Les dispositions constitutionnelles applicables

[35]            Les articles 15 et 28 de la Charte sont ainsi formulés :



Égalité devant la loi, égalité de bénéfice et protection égale de la loi

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques. Programmes de promotion sociale

Equality before and under law and equal protection and benefit of law

15. (1) Every individual is equal before and under the law and has the right to the equal protection and equal benefit of the law without discrimination and, in particular, without discrimination based on race, national or ethnic origin, colour, religion, sex, age or mental or physical disability.Programmes de promotion sociale

(2) Le paragraphe (1) n'a pas pour effet d'interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d'individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques.

Affirmative action programs

(2) Subsection (1) does not preclude any law, program or activity that has as its object the amelioration of conditions of disadvantaged individuals or groups including those that are disadvantaged because of race, national or ethnic origin, colour, religion, sex, age or mental or physical disability.

Égalité de garantie des droits pour les deux sexes

28. Indépendamment des autres dispositions de la présente charte, les droits et libertés qui y sont mentionnés sont garantis également aux personnes des deux sexes.

Rights guaranteed equally to both sexes

28. Notwithstanding anything in this Charter, the rights and freedoms referred to in it are guaranteed equally to male and female persons.


[36]            Le paragraphe 35(2) de la Loi constitutionnelle de 1982 est ainsi formulé :


Définition de « peuples autochtones du Canada »

35. (2) Dans la présente loi, « peuples autochtones du Canada » s'entend notamment des Indiens, des Inuit et des Métis du Canada.

Definition of "aboriginal peoples of Canada"

35. (2) In this Act, "aboriginal peoples of Canada" includes the Indian, Inuit and Métis peoples of Canada.


Les principes régissant une analyse fondée sur l'article 15


[37]            La marche à suivre pour analyser les droits à l'égalité garantis par le paragraphe 15(1) de la Charte a été exposée par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497. Le juge Iacobucci, s'exprimant pour la Cour, y précisait que l'analyse doit être faite en fonction de l'objet visé et du contexte, afin de donner toute sa force à la nature réparatrice de la garantie à l'égalité, et d'éviter les pièges d'une démarche formaliste ou automatique. À cette fin, il a énuméré les trois grandes questions qu'un tribunal devrait se poser dans l'examen d'une loi ou mesure contestée :

¶ 39    Premièrement, la loi contestée a) établit-elle une distinction formelle entre le demandeur et d'autres personnes en raison d'une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou b) omet-elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui-ci et d'autres personnes en raison d'une ou de plusieurs caractéristiques personnelles? Si tel est le cas, il y a différence de traitement aux fins du par. 15(1). Deuxièmement, le demandeur a-t-il subi un traitement différent en raison d'un ou de plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues? Et, troisièmement, la différence de traitement était-elle réellement discriminatoire, faisant ainsi intervenir l'objet du par. 15(1) de la Charte pour remédier à des fléaux comme les préjugés, les stéréotypes et le désavantage historique?

[38]            S'agissant de la dernière question, le juge Iacobucci a exposé les quatre facteurs contextuels qu'un tribunal devrait considérer lorsqu'il se demande si la différence de traitement est assimilable à une discrimination fondamentale. Ce sont : la préexistence d'un désavantage chez le réclamant, la correspondance entre les motifs de la présumée discrimination et les caractéristiques ou conditions du réclamant, l'effet ou l'objet d'amélioration que revêt le programme, enfin la nature du droit touché.

[39]            Les trois grandes questions doivent être étudiées à la lumière de l'objet du paragraphe 15(1), qui est décrit au paragraphe 88 de l'arrêt Law :

En termes généraux, l'objet du paragraphe 15(1) est d'empêcher qu'il y ait atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles au moyen de l'imposition de désavantages, de stéréotypes ou de préjugés politiques ou sociaux, et de promouvoir une société dans laquelle tous sont également reconnus dans la loi en tant qu'êtres humains ou que membres de la société canadienne, tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect et la même considération.


La première question - la différence de traitement

[40]            La première étape du critère de l'arrêt Law consiste à se demander si le programme impose une différence de traitement entre les réclamants et les autres, que ce soit dans son objet ou dans son effet. Autrement dit, le programme établit-il une distinction officielle entre le réclamant et les autres à raison d'une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou néglige-t-il de prendre en compte la situation déjà défavorisée du réclamant dans la société canadienne, une situation qui entraîne une différence réelle de traitement entre le réclamant et les autres, à raison d'une ou de plusieurs caractéristiques personnelles?

[41]            Comme cette question est de nature comparative, la Cour doit d'abord dire avec quel groupe ou quelles personnes les demandeurs devraient être comparés. Ainsi que l'expliquait le juge Iacobucci dans l'arrêt Law, précité, c'est le demandeur qui choisira habituellement le groupe de référence, mais le tribunal peut affiner la comparaison si le choix fait par le demandeur manque de précision.

Le groupe de référence


[42]            En l'espèce, il ressort clairement de la demande que le groupe initial de référence choisi par les demandeurs est le Ralliement national des Métis. Les demandeurs disent que le RNM est une organisation à prédominance masculine qui marginalise les intérêts des femmes et cherche résolument à empêcher le CNFM de participer aux aspects, quels qu'ils soient, des programmes d'accès à l'emploi destinés aux Autochtones. Par ailleurs, parce que le RNM est l'unique organisation métisse à avoir conclu une entente cadre nationale avec le gouvernement, les demandeurs et, plus généralement, les femmes métisses se voient exclure des programmes essentiels d'accès à l'emploi et à leur financement.

[43]            Le défendeur reconnaît de manière générale que le RNM est le groupe de référence adéquat, mais il irait au-delà de l'organisation et considérerait les personnes qui, aux dires des demandeurs, bénéficient des programmes d'accès à l'emploi. Puisque la première question comprise dans le critère de l'arrêt Law se focalise sur la différence de traitement à raison de caractéristiques personnelles, je reconnais qu'il convient de se demander quelles personnes ou quels groupes de personnes bénéficient des programmes d'accès à l'emploi. Selon les demandeurs, le RNM représente surtout les intérêts des hommes métis, et la Cour affinera donc légèrement le groupe de référence de telle sorte qu'il se compose des « hommes métis qui ont la possibilité d'accéder, grâce au RNM ou à ses affiliés, aux programmes d'accès à l'emploi et aux fonds qui s'y rapportent » .

[44]            Durant l'audience, l'avocate des demandeurs a voulu formuler, contre un autre groupe de référence, l'Association des femmes autochtones du Canada (l'AFAC), une autre réclamation fondée sur l'article 15 de la Charte. Les demandeurs ont fait valoir que le gouvernement avait exercé contre eux une discrimination fondée sur la race, en concluant avec l'AFAC (une organisation qui représente surtout les Indiennes inscrites) une entente distincte de financement des programmes d'accès à l'emploi et en n'offrant pas une entente semblable au Conseil national des femmes métisses.

[45]            Le défendeur s'est opposé à ce que l'AFAC soit considérée comme un groupe de référence et à ce qu'une présumée discrimination fondée sur la race soit alléguée, et cela parce que la demande initiale n'en parlait pas, et que le défendeur n'a donc produit aucune preuve pour réfuter cette présumée discrimination. Après examen de la demande de contrôle judiciaire, je dois souscrire aux conclusions du défendeur. Cette demande concerne la discrimination exercée contre les femmes métisses par rapport aux hommes métis, qui eux sont en mesure de recueillir des avantages, qu'il s'agisse des programmes d'accès à l'emploi ou de leur financement. La race est certainement un élément à prendre en compte lorsqu'on considère le désavantage préexistant des demandeurs ainsi que les autres facteurs contextuels qui intéressent une analyse de la discrimination, mais les demandeurs n'ont pas le loisir d'avancer une réclamation entièrement nouvelle fondée sur la race. Il est bien établi que la Cour ne fera porter son attention que sur les griefs de contrôle invoqués par le demandeur dans l'avis introductif d'instance et dans les affidavits à l'appui. Si les demandeurs sont à même d'invoquer de nouveaux griefs de contrôle à l'audience, le défendeur sera lésé parce qu'il n'aura pas eu la possibilité de répondre aux nouveaux griefs dans son affidavit ou d'envisager le dépôt d'un affidavit pour réagir à un nouvel enjeu. Voir la décision Arona c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] A.C.F. n ° 24, le juge Gibson, au paragraphe 9. Voir aussi l'arrêt Canada (Procureur général) c. Lesiuk, [2003] 2 C.F. 697, au paragraphe 20, où la Cour d'appel a refusé de considérer un nouveau groupe de référence proposé en appel, et cela parce qu'un changement du groupe de référence risquait d'entraîner un préjudice et une injustice pour les parties qui, devant le décideur, s'étaient fondées sur d'autres prétentions et avaient produit leurs preuves en conséquence.

[46]            Le groupe de référence, aux fins de la présente demande, sera donc les hommes métis qui sont en mesure, par l'entremise du RNM ou de ses affiliés, de bénéficier des programmes d'accès à l'emploi ou du financement qui s'y rapporte.

La preuve requise pour établir une différence de traitement dans d'autres affaires autochtones et dans la présente affaire

[47]            Souvent, le premier volet du critère de l'arrêt Law est facilement rempli parce qu'il est clair que les demandeurs n'ont pas été traités de la même manière que le groupe de référence. Par exemple, dans l'arrêt Corbière c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203, la Cour suprême n'a eu aucune hésitation à dire que la Loi sur les Indiens établissait une distinction entre les membres d'une bande habitant la réserve et ceux qui habitaient en dehors de la réserve, étant donné que ceux qui vivaient en dehors de la réserve étaient exclus de la définition des personnes admissibles à voter aux élections de la bande. De même, dans l'arrêt Lovelace c. Ontario, [2000] 1 R.C.S. 950, le gouvernement de l'Ontario avait confirmé que les appelants, qui n'étaient pas membres de bandes, étaient soumis à un traitement différent parce qu'ils étaient exclus de toute participation dans un fonds conçu pour les membres des bandes indiennes.


[48]            Dans la décision Première nation algonquine d'Ardoch c. Canada (Procureur général) (2002), 223 F.T.R. 161, confirmée par [2004] 2 R.C.F. 108 (C.A.), les demandeurs contestaient les mêmes programmes que ceux dont il s'agit ici. Le juge Lemieux n'a eu aucune hésitation à dire que les programmes d'accès à l'emploi établissaient une distinction entre les demandeurs, qui étaient des Indiens citadins et non inscrits, et le groupe de référence, à savoir les membres des Premières nations qui vivaient dans les réserves. Dans cette affaire, les circonstances étaient claires, et le défendeur avait reconnu que les Indiens citadins et non inscrits étaient empêchés de bénéficier des programmes d'accès à l'emploi prévus par l'entente cadre signée avec l'Assemblée des premières nations.

[49]            Au contraire, la différence de traitement alléguée par les demandeurs ici ne saute pas aux yeux. Les demandeurs disent qu'ils ont subi une différence de traitement dans les programmes d'accès à l'emploi parce que le gouvernement fédéral a refusé d'élargir les ententes bilatérales au CNFM et à ses affiliés, alors que le RNM et ses affiliés ont bénéficié de telles ententes. Selon les demandeurs, l'exclusion attestée du CNFM suffit à dire qu'ils se sont acquittés de la charge de la preuve qui leur incombait selon le premier volet du critère de l'arrêt Law.

[50]            La difficulté que pose l'argument des demandeurs, c'est qu'il s'appuie uniquement sur l'exclusion du CNFM, lequel, en tant que personne morale, ne jouit pas des droits à l'égalité prévus par la Charte ni ne possède de caractéristiques personnelles propres. Voir l'arrêt Ardoch, précité, au paragraphe 23. L'exclusion du CNFM ne prouve donc pas en soi qu'il y a eu différence de traitement au sens du paragraphe 15(1). À mon avis, pour établir une différence de traitement, les demandeurs doivent montrer que l'exclusion du CNFM des négociations et des ententes bilatérales a pour effet de traiter Sheila Genaille ou les femmes métisses en général différemment en raison de leur sexe. Pour y parvenir, les demandeurs doivent d'abord montrer que le CNFM représente les intérêts des femmes métisses et ensuite que le RNM, qui prétend représenter toutes les populations métisses, ne répond pas aux besoins et aux intérêts des femmes métisses.


La preuve d'une différence de traitement produite dans l'arrêt Association des femmes autochtones du Canada c. Canada

[51]            Dans l'arrêt Association des femmes autochtones du Canada c. Canada, [1994] 3 R.C.S. 627 (l'arrêt AFAC), la Cour suprême du Canada examinait un point semblable à celui qui se pose ici, c'est-à-dire celui de savoir si la disposition de la Charte qui confère les droits à l'égalité requiert qu'un financement public soit accordé à un groupe de femmes autochtones pour que soit assurée la représentation des femmes. En raison des similitudes entre ce précédent et la présente instance, il convient à ce stade d'examiner ce précédent.

[52]            Le point soulevé dans l'affaire AFAC était celui de savoir s'il y avait eu violation de l'article 15 de la Charte parce qu'un groupe de défense des femmes avait été empêché de représenter les intérêts des femmes autochtones dans des négociations menées avec le gouvernement fédéral. Au début des années 1990, le gouvernement avait conclu avec quatre organisations autochtones un accord de contribution qui prévoyait le versement d'une somme de 10 millions de dollars pour le financement de leur participation aux négociations constitutionnelles. La difficulté que cela posait pour l'Association des femmes autochtones du Canada était que les organisations autochtones nationales financées par le gouvernement étaient, comme l'écrivait le juge Sopinka à la page 636 de l'arrêt :

[...] à prédominance masculine de sorte qu'il y avait peu de chances que la majorité masculine adopte le point de vue de l'AFAC, qui était favorable à la Charte.

[53]            Selon le juge Sopinka, les arguments de l'AFAC étaient plus étroitement rattachés aux droits à l'égalité garantis par l'article 15 de la Charte qu'aux libertés garanties par l'alinéa 2b) de la Charte. Il écrivait, à la page 657 :

[...] dans l'un ou l'autre cas, peu importe la façon dont les arguments sont formulés, on verra que la preuve ne justifie pas les conclusions demandées par les intimés.

Il ne s'agit pas ici d'une tentative, de la part du gouvernement du Canada, d'empêcher l'AFAC d'exprimer son point de vue relativement à la Constitution. L'argument fondé sur l'alinéa 2b) repose sur la conclusion que le financement et la participation de l'AFAC étaient essentiels pour que les femmes puissent faire valoir leurs droits également. À titre de corollaire de cette allégation, on soutient que les groupes subventionnés ne sont pas représentatifs des femmes autochtones parce qu'ils préconisent une forme de gouvernement autochtone autonome à prédominance masculine. C'est l'argument que la Cour d'appel a retenu et qui est à la base de son jugement. Il ressort de l'examen des faits consignés au dossier qu'aucun élément de preuve ne venait étayer la prétention que les groupes subventionnés étaient moins représentatifs du point de vue des femmes sur la Constitution. Il n'y avait non plus aucun élément de preuve concernant l'appui que l'AFAC recevait des femmes comparativement aux groupes subventionnés. De même, la preuve ne permet pas de prétendre que les groupes subventionnés préconisent une forme de gouvernement autonome à prédominance masculine. Là, il me faut procéder à un examen plus approfondi de la preuve pour illustrer ma conclusion.

[54]            Le juge Sopinka a fait plusieurs constatations qui intéressent la présente affaire. Plus précisément, selon lui, aucune preuve ne permettait de dire que les groupes subventionnés étaient moins représentatifs de l'opinion des femmes que l'AFAC, ni que les groupes subventionnés défendaient une opinion majoritairement masculine. Par ailleurs, il n'était pas établi que les femmes appuyaient l'AFAC davantage que les groupes subventionnés.


[55]            Comme on le verra plus loin, je suis arrivé exactement à la même conclusion ici. La preuve présentée à la Cour ne permet pas d'affirmer que le Ralliement national des Métis est moins représentatif des femmes métisses pour ce qui est des programmes d'accès à l'emploi que le Conseil national des femmes métisses. Il n'est pas établi non plus que le Ralliement national des Métis défend des positions surtout masculines ou accorde la préférence aux Métis de sexe masculin dans la négociation, l'administration et le décaissement de sommes au titre des programmes d'accès à l'emploi. Finalement, il n'est pas établi que les femmes métisses sont plus favorables au Conseil national des femmes métisses qu'au Ralliement national des Métis.

[56]            Le juge Sopinka concluait à la page 665 que les arguments fondés sur l'article 15 de la Charte n'étaient pas recevables faute de preuve. Il a affirmé :

Je suis arrivé à la conclusion qu'il faut aussi rejeter les arguments des intimées en ce qui concerne l'article 15. En l'espèce, il n'y a pas davantage de preuves à l'appui des arguments fondés sur le paragraphe 15(1) de la Charte qu'il n'en existe à l'égard de ceux fondés sur l'alinéa 2b) et l'article 28. Je suis d'accord avec la Cour d'appel pour dire que le paragraphe 15(1) n'est d'aucun secours aux intimées.

[57]            Le juge Sopinka s'exprimait au nom de sept juges de la Cour suprême, dont le juge en chef Lamer et le juge Iacobucci. Les juges L'Heureux-Dubé et McLachlin ont exposé des motifs concourants.


[58]            L'avocate des demandeurs a fait valoir que l'arrêt AFAC de la Cour suprême n'est plus persuasif parce que la Cour suprême a reformulé la conception générale de l'analyse fondée sur l'article 15, analyse qui doit reposer sur l'objet visé et sur le contexte et qui comporte une triple interrogation. À mon avis, l'arrêt Law de la Cour suprême du Canada ne modifie pas le principe élémentaire selon lequel quiconque conteste une loi, un programme ou une action des pouvoirs publics en se fondant sur l'article 15 de la Charte doit apporter un minimum de preuve au soutien de ses prétentions.

La preuve d'une différence de traitement produite dans la présente affaire

(i)         Il n'est pas établi que le RNM ne représente pas adéquatement les intérêts des femmes métisses

[59]            Le RNM prétend représenter les intérêts et les besoins de toutes les personnes métisses, y compris ceux des femmes. L'entente cadre nationale conclue avec le RNM reconnaît par ailleurs que l'égalité des sexes est une caractéristique essentielle de tous les programmes appliqués et services fournis et qu'elle doit être reconnue dans toutes les ententes bilatérales régionales négociées avec les groupes affiliés du RNM. Par conséquent, il n'est pas d'emblée évident que, en concluant une entente avec le RNM, le gouvernement a exclu les femmes métisses des avantages prévus par les programmes d'accès à l'emploi. Pour prouver que les femmes métisses sont traitées différemment dans ces programmes, les demandeurs doivent produire des preuves tendant à montrer que le RNM ne représente pas adéquatement les intérêts des femmes ou qu'il défend une manière de voir essentiellement masculine.


[60]            Les demandeurs n'ont pas produit d'éléments de preuve se rapportant à la composition du RNM ou à la participation des femmes dans cette organisation. La seule preuve versée dans le dossier a été produite par un témoin du défendeur. Selon cette preuve, le RNM est dirigé par un conseil des gouverneurs composé des présidents des associations métisses provinciales et du président national. Pour l'année 2001, on voit une photographie du conseil des gouverneurs, à la page 394 du volume 1 du dossier de demande du défendeur. La photographie montre sept personnes siégeant au conseil des gouverneurs, dont deux femmes : Lisa McCallum, porte-parole du Secrétariat des femmes métisses, et Audrey Poitras, présidente de la Nation métisse de l'Alberta. D'autres documents montrent qu'Audrey Poitras a rempli les fonctions de présidente intérimaire du Ralliement national des Métis.

[61]            La preuve fait aussi état de la Nation métisse de l'Ontario, qui est dirigée par 20 membres élus de la communauté métisse. Dix-sept des membres élus sont mentionnés dans la preuve, dont six sont des femmes.

[62]            La preuve révèle aussi qu'il existe en Ontario une association de femmes métisses appelée Association des femmes de la Nation métisse de l'Ontario (AFNMO). Treize représentants élus siègent à l'AFNMO. Il n'est pas établi que l'AFNMO appuie les demandeurs.


[63]            Par ailleurs, les demandeurs n'ont pour ainsi dire produit aucun élément de preuve tendant à montrer que les femmes métisses ont de la difficulté à se prévaloir de programmes ou d'un soutien financier dans la structure nationale du RNM. Dans son affidavit, aux paragraphes 17 et suivants, Joyce Gus écrivait que son entreprise avait présenté une demande de financement à la Fédération des Métis du Manitoba pour un projet consistant à évaluer le niveau et la nature des besoins des communautés métisses de la région en matière d'éducation et de ressources liées à la violence familiale. La proposition aurait procuré des emplois à deux personnes et aurait offert une formation professionnelle aux membres de la communauté dans un domaine où les besoins en la matière étaient connus. On affirme que cette demande de financement n'a pas été considérée, qu'elle était constamment mise en attente, et que, le 1er juin 1998, dans une lettre envoyée par une femme qui représentait la Fédération des Métis du Manitoba, Mme Gus fut informée que le conseil de gestion soumettait la proposition à [traduction] « Denise Thomas, vice-présidente de la région Sud-Est de la Manitoba Federation Inc. » , parce que :

[traduction] Les activités que vous projetiez faisaient en réalité double emploi avec diverses tâches du travailleur actuellement basé dans les bureaux régionaux du Sud-Est, qui a pour mandat de venir en aide aux familles et aux enfants métis[...]

[64]            À mon avis, cela ne prouve pas que les femmes métisses ont subi une différence de traitement ou que l'administration du programme est entre les mains des hommes. D'après les pièces du dossier, les cadres appelés à décider s'il fallait ou non accepter ce projet étaient tous des femmes. Il m'est impossible de dire que cet élément de preuve atteste une différence de traitement fondée sur le sexe.


[65]            La seule autre preuve versée dans le dossier est un document donnant un aperçu très schématique des pourcentages d'hommes métis et de femmes métisses qui ont bénéficié de subventions à l'emploi pour l'exercice se terminant en mars 1999 (volume 1, dossier de demande du défendeur, page 361). Ce document répartit sur 13 régions du Canada les nombres d'hommes et de femmes qui ont reçu des prestations. Dans tous les cas, le nombre de femmes bénéficiaires est égal ou semblable au nombre d'hommes. Par exemple, la première région indiquée est le Conseil provincial métis de la Colombie-Britannique, où 56 p. 100 des clients qui ont reçu des prestations au titre du programme étaient des femmes métisses. En chiffres absolus, on observe que 171 femmes métisses ont reçu des prestations, pour 131 hommes métis.

[66]            Les demandeurs doivent apporter à tout le moins une preuve élémentaire tendant à montrer qu'ils sont traités différemment en raison de caractéristiques personnelles (par exemple le sexe). À mon avis, ils n'ont pas établi que les femmes métisses ne sont pas adéquatement représentées par le RNM ou qu'elles se sont heurtées à des difficultés, par comparaison aux hommes métis, dans l'accès aux aménagements offerts par la structure nationale du RNM. La preuve produite par le défendeur donne plutôt à entendre que c'est l'inverse.

(ii)        Absence de preuve de l'appui des femmes métisses au CNFM


[67]            Pour prouver que l'exclusion du CNFM a pour effet de traiter les femmes métisses différemment, les demandeurs devaient aussi établir que le CNFM bénéficie d'un certain appui parmi les femmes métisses. Le dossier ne renferme aucune preuve d'un tel appui. La preuve par affidavit produite par Mme Genaille est que le CNFM comprend six organisations affiliées de femmes métisses et que ces six organisations représentent environ 62 000 femmes métisses sur les quelque 70 000 femmes métisses du Canada. Lors du contre-interrogatoire de Mme Genaille, il est apparu clairement à la Cour que cette preuve n'est pas vraisemblable. Dans le contre-interrogatoire, dossier de demande, volume 2, page 873 et dans les quelque 75 pages qui suivent, il est évident que Mme Genaille ne dispose d'aucune preuve concernant l'appui des femmes métisses au CNFM. Il n'y a aucune liste de membres et il est loin d'être évident que les organisations régionales de femmes métisses soutiennent le CNFM. Le contre-interrogatoire de Mme Genaille a montré que le témoin semble avoir maquillé l'information. Par exemple, les échanges rapportés aux pages 891 à 895 du contre-interrogatoire montrent que le témoin n'a produit aucune preuve vraisemblable du nombre de femmes métisses qui soutiennent les six associations régionales de femmes métisses. Par ailleurs, il n'a pas été établi que les associations régionales de femmes métisses appuyaient le CNFM plutôt que le RNM. La preuve faisait simplement défaut, et les preuves qui ont été produites se sont révélées, durant le contre-interrogatoire, peu plausibles ou peu intelligibles.

[68]            La Cour sait parfaitement que les femmes métisses ne conservent pas nécessairement des listes de membres et que telles listes ne sont pas indispensables pour montrer l'existence d'un soutien. Toutefois, aucun des témoins venant de l'une de ces associations régionales de femmes métisses n'a dit que les associations régionales soutiennent le CNFM plutôt que le RNM ou que le RNM ne représente pas suffisamment ou adéquatement les intérêts des femmes métisses.

DISPOSITIF


[69]            Eu égard au dossier que la Cour a devant elle, la preuve ne lui permet pas de dire que le RNM défend un point de vue essentiellement masculin ou qu'il ne représente pas adéquatement les besoins et les intérêts des femmes métisses. Par ailleurs, les demandeurs n'ont apporté aucune preuve digne de foi attestant le niveau de soutien dont bénéficierait le CNFM par rapport au RNM. Dans ces conditions, il est impossible pour la Cour de dire que l'exclusion du CNFM des négociations ou des ententes bilatérales régionales a pour effet de conférer aux femmes métisses un traitement différend de celui des hommes métis qui bénéficient de programmes et d'un soutien financier au titre des programmes d'accès à l'emploi destinés aux Autochtones.

[70]            Par ailleurs, il s'agit ici d'une demande de contrôle judiciaire de la décision de DRHC d'exclure les femmes métisses. Le contenu du dossier soumis à DRHC est tel que, quelle que soit la norme de contrôle appliquée, il est impossible pour la Cour de dire que DRHC a agi d'une manière incorrecte ou déraisonnable en excluant le CNFM. Le CNFM n'a présenté à DRHC aucun élément de preuve montrant qu'il représente les intérêts des femmes métisses, que le RNM ne représente pas les intérêts des femmes métisses ou que l'application des programmes d'accès à l'emploi a pour effet de conférer aux femmes métisses un traitement différent en raison de caractéristiques personnelles.

[71]            Pour ces motifs, les demandeurs n'ont pas établi que DRHC a appliqué un traitement différent aux femmes métisses ou à Sheila Genaille en particulier. Par conséquent, la Cour conclut que les demandeurs n'ont pas franchi la première étape des questions que comporte l'établissement d'une présumée discrimination contraire à l'article 15 de la Charte. Puisque les demandeurs n'ont pas satisfait à la première étape des questions, il n'est pas nécessaire de passer aux deux étapes restantes de l'analyse se rapportant à l'article 15, et la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

LES DÉPENS


[72]            Les deux parties voudraient obtenir leurs dépens. Les demandeurs sollicitent leurs dépens même s'ils n'obtiennent pas gain de cause. Puisqu'ils n'ont pas apporté la preuve d'une différence de traitement des femmes métisses par rapport aux hommes métis, ce qui était une exigence évidente et minimale pour une affaire comme celle-ci, il n'y a aucune raison de ne pas accorder au défendeur ses dépens partie-partie. La demande était dépourvue des preuves élémentaires requises pour fonder une telle contestation constitutionnelle.

                                                                                                                           _ Michael A. Kelen _             

                                                                                                                                                     Juge                          

OTTAWA (Ontario)

le 18 février 2005

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     T-595-01

INTITULÉ :                                                    LE CONSEIL NATIONAL DES FEMMES

MÉTISSES ET SHEILA G. GENAILLE

c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                              OTTAWA (ONTARIO)

DATES DE L'AUDIENCE :                          LES 17 ET 18 JANVIER 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :               LE JUGE KELEN

DATE DES MOTIFS :                                   LE 18 FÉVRIER 2005

COMPARUTIONS :

Kathleen Lahey                                                 POUR LES DEMANDEURS

Sean Gaudet                                                      POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kathleen Lahey

Kingston (Ontario)                                             POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada                    POUR LE DÉFENDEUR


                         COUR FÉDÉRALE

                                                         Date : 20050218

                                                     Dossier : T-595-01

ENTRE :

LE CONSEIL NATIONAL DES FEMMES MÉTISSES et SHEILA G. GENAILLE

                                                                demandeurs

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                   défendeur

                                                                

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

                                                                 


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