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                                                                                                                           Date : 20011219

                                                                                           Dossier : T-1326-00

                                                                     Référence neutre : 2001 CFPI 1409

Ottawa (Ontario), le 19 décembre 2001

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLANCHARD

ENTRE :

                                    RICHARD GEORGE CHIASSON

                                                                                                           demandeur

                                                                                                                (intimé)

                                                            et

                                           SA MAJESTÉLA REINE

                                                                                                       défenderesse

                                                                                                           (appelante)

                      MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

1.                    Cette requête, qui est présentée conformément à l'article 51 des Règles de la Cour fédérale (1998) (les Règles), vise un appel de l'ordonnance rendue par le protonotaire Aronovitch le 22 mai 2001 ainsi que l'obtention d'une ordonnance fondée sur l'article 22 des Règles, radiant la déclaration que le demandeur a déposée le 20 juillet 2000.


2.                    Les Règles ne prescrivent pas de norme de contrôle à l'égard des appels des décisions discrétionnaires rendues par les protonotaires. La norme de contrôle applicable est établie dans l'arrêt Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425 (C.A.). Dans cet arrêt, Monsieur le juge MacGuigan, au nom de la majorité de la Cour, a statué ce qui suit à la page 463 :

[...] le juge saisi de l'appel contre l'ordonnance discrétionnaire d'un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants :

a)              l'ordonnance est entachée d'erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits,

b)              l'ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal.

Si l'ordonnance discrétionnaire est manifestement erronée parce que le protonotaire a commis une erreur de droit (concept qui, à mon avis, embrasse aussi la décision discrétionnaire fondée sur un mauvais principe ou sur une mauvaise appréciation des faits) ou si elle porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal, le juge saisi du recours doit exercer son propre pouvoir discrétionnaire en reprenant l'affaire depuis le début.

3.                    Les faits pertinents peuvent être résumés comme suit. Le père de l'intimé ainsi que trois autres marins de la marine marchande ont sauvé, au mois de janvier 1943, huit marins américains à bord d'un navire américain qui s'était échoué par mauvais temps au large des côtes de la Nouvelle-Écosse. Le 31 mars 2000, l'intimé a soumis la candidature de son père à une décoration canadienne pour acte de bravoure conformément au Règlement sur les décorations canadiennes pour actes de bravoure (1996) (le Règlement). Le Règlement concernant les décorations canadiennes pour actes de bravoure a été pris en 1972 en application de lettres patentes délivrées par Sa Majesté la Reine Elizabeth II. Le Règlement de 1972 a été abrogé et remplacé par le Règlement de 1996, qui est encore en vigueur à ce jour (C.P. 1997-123, Gazette du Canada, partie I, vol. 131, p. 2091).

4.                    Le formulaire de mise en candidature soumis par l'intimé contenait l'avis suivant : « Seuls les incidents survenus moins de deux ans avant la date de la présentation peuvent être considérés. » L'intimé a contesté le délai de prescription de deux ans au moyen d'une lettre envoyée au directeur de la Direction des distinctions honorifiques (la Direction), à Rideau Hall, et par la suite au moyen d'une lettre adressée à la gouverneure générale. Le 12 avril 2000, le lieutenant-général James Gervais, Sous-secrétaire à la Chancellerie, a informé l'intimé qu'étant donné que, selon une politique de la Direction, les mises en candidature relatives à des actes de bravoure, aux fins de l'attribution d'une décoration, devaient être soumises au cours de la période de deux ans suivant l'événement, la mise en candidature qu'il avait soumise ne serait pas présentée au Conseil consultatif des décorations canadiennes (le Conseil).

5.                    D'autres lettres ont été échangées et, le 2 mai 2000, l'intimé a reçu une lettre dans laquelle le lieutenant-général Gervais l'informait que ses commentaires sur la question de la prescription de deux ans seraient portés à l'ordre du jour des délibérations du Conseil du mois de juin suivant. Selon le procès-verbal de la réunion du 14 juin, il a été question de la contestation par l'intimé de la règle des deux ans; le Conseil avait conclu que cette règle serait maintenue et qu'elle ne devrait pas être incluse dans le Règlement. Le Conseil préconisait une position fondée sur le [TRADUCTION] « bon sens » aux fins de l'application de la règle à des cas méritoires s'approchant de la limite.

6.                    L'intimé n'a été informé de la décision du Conseil que le 7 septembre 2000; dans l'intervalle, le 21 juillet 2000, il a intenté la présente action en vue de contester la règle des deux ans. Dans sa demande, l'intimé plaide que la Direction a [TRADUCTION] « limité » sa décision en souscrivant à la politique relative au délai de deux ans et qu'elle a en outre agi d'une façon arbitraire en ne tenant pas compte du bien-fondé de la mise en candidature qu'il avait soumise comme l'exige le Règlement. L'unique réparation demandée est un bref de mandamus ordonnant la présentation de sa demande au Conseil pour décision au fond.

7.                    Le 8 septembre 2000, l'appelante (la défenderesse) a présenté une requête en vue d'obtenir une ordonnance radiant la déclaration conformément à l'article 18 ainsi qu'aux alinéas 221a), 221c) et 221f) des Règles. Le principal moyen invoqué à l'appui de la requête était que la demande de l'intimé (le demandeur) n'est pas justiciable étant donné que celui-ci sollicite l'examen de l'exercice d'un pouvoir de prérogative royale à l'égard de l'attribution d'une distinction honorifique. Le protonotaire Aronovitch a rejeté la requête de la défenderesse le 22 mai 2001 en statuant que la demande de l'intimé ne se rapportait pas à l'attribution d'une distinction honorifique par la Couronne, mais plutôt à la question de savoir si une [TRADUCTION] « prescription » pouvait légalement être imposée à l'égard de l'attribution d'une distinction honorifique. Le protonotaire a également conclu « [...] que les questions relatives à l'exercice de pouvoirs de prérogative ne devraient pas être traitées sommairement » .

8.                    L'appelante invoque les moyens d'appel ci-après énoncés :

a)          le protonotaire a commis une erreur de droit en appliquant d'une façon erronée les principes se rapportant à la question de l'intérêt pratique;

b)          le protonotaire a commis une erreur de droit en n'exerçant pas son pouvoir discrétionnaire de la façon appropriée à l'égard de la question du caractère prospectif;

c)          le protonotaire a commis une erreur de droit en ne rejetant pas la demande pour le motif que la question de la prérogative royale n'est pas justiciable;

d)          le protonotaire a commis une erreur de droit en déterminant que l'imposition d'une prescription de deux ans ne constitue pas l'exercice d'une prérogative relative à l'attribution d'une distinction honorifique;

e)          le protonotaire a commis une erreur de droit en accordant au demandeur l'autorisation de présenter une requête en vue de convertir l'action en une demande de contrôle judiciaire et en vue d'obtenir une prorogation de délai.


9.                    L'appelante soutient que la demande vise de fait à contester l'exercice d'un pouvoir de prérogative royale concernant l'octroi de distinctions honorifiques, que pareilles demandes ne sont pas justiciables et qu'elles devraient être radiées le plus tôt possible. L'appelante soutient que le protonotaire a commis une erreur en refusant de considérer la demande de l'intimé comme non justiciable. Elle invoque l'arrêt Black c. Canada (Premier ministre) (2001), 54 O.R. (3d) 215 (C.A.). Dans cette affaire-là, Monsieur le juge Laskin a dit, au paragraphe 64 des motifs de la Cour, que [TRADUCTION] « [...] l'exercice par le Premier ministre Chrétien d'un pouvoir de prérogative à l'égard de l'attribution de distinctions honorifiques, lorsqu'il s'agit de conseiller la Reine au sujet de l'attribution à M. Black de la qualité de pair, n'est pas justiciable et n'est donc pas susceptible de contrôle judiciaire » .

10.              L'intimé soutient que les faits de l'espèce sont différents de ceux de l'affaire Black. L'affaire Black portait sur l'attribution de la qualité de pair, soit une question relevant purement de la prérogative royale. L'intimé affirme que le Souverain nomme les pairs sur les conseils et avec l'assentiment du Premier ministre et du Conseil privé, de sorte qu'aucun règlement n'est en cause. De plus, à l'appui de sa prétention, l'intimé signale les lettres patentes par lesquelles le Règlement de 1996 a été pris, selon lesquelles l'attribution de décorations canadiennes pour actes de bravoure est régie par « le Règlement sur les décorations canadiennes pour actes de bravoure (1996) ci-après [...] » . L'intimé affirme qu'il ne conteste pas le pouvoir de prérogative royale à l'égard de l'attribution de distinctions honorifiques, mais qu'il conteste le délai de deux ans fixé par le Conseil. Il est noté que la nomination proposée par l'intimé n'a jamais été examinée au fond par le Conseil. L'intimé soutient que la règle des deux ans n'est pas prévue par le Règlement et qu'elle viole de fait le paragraphe 10 du Règlement, qui prévoit qu'une personne peut soumettre une mise en candidature pour que le Conseil l'examine. L'intimé soutient essentiellement que la « règle des deux ans » ne relève pas du pouvoir du Conseil et que, pour avoir effet, elle aurait dû être établie par règlement.

11.              Les tribunaux ne radient un acte de procédure que dans un cas clair et évident, lorsqu'il est certain que la demande ne révèle aucune cause d'action valable. (Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959 (C.S.C.); Operation Dismantle Inc. c. la Reine, [1985] 1 R.C.S. 441 (C.S.C.).) En outre, dans l'arrêt Vulcan Equipment Co. c. Coats Co., [1982] 2 C.F. 77 (C.A.F.), la Cour d'appel fédérale a statué que des questions de droit importantes ne devraient pas être tranchées au moyen d'une requête sommaire en radiation à moins que les actes de procédure ne soient futiles au point de justifier la radiation. Je note également qu'en l'espèce, le protonotaire Aronovitch a rendu une ordonnance autorisant l'intimé à présenter une requête en vue de faire convertir l'action en une demande de contrôle judiciaire. La Cour est aujourd'hui saisie de pareille requête, qu'elle examinera ci-dessous dans les présents motifs. La jurisprudence établit que ce n'est que dans un cas exceptionnel que la Cour a compétence pour rejeter un avis de demande d'une façon sommaire si l'avis est si clairement irrégulier qu'il est dépourvu de toute chance de succès. (David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588 (C.A.F.).)


12.              Je ne ferai pas de remarques au sujet de la force de la preuve présentée par l'intimé, ou de fait par l'appelante; j'ai entendu les parties et j'ai examiné les documents et je ne suis pas convaincu qu'il soit clair et évident que la demande de l'intimé sera rejetée. À mon avis, la demande n'est pas si futile ou dépourvue de toute possibilité de succès qu'elle justifie la radiation. Je souscris à la conclusion tirée par le protonotaire Aronovitch. La principale question soulevée en l'espèce se rapporte à la détermination de l'étendue du pouvoir que possède le Conseil compte tenu des lettres patentes et du Règlement. L'intimé affirme que cette question est justiciable. Selon moi, il n'est pas clair et évident que la question n'est pas justiciable. L'affaire devrait être réglée par le juge qui aura l'avantage de procéder à une audition pleine et complète au fond.

13.              Il faut rejeter le premier argument soulevé par l'appelante, à savoir que le protonotaire a commis une erreur en appliquant mal les principes relatifs à la question de l'intérêt théorique. Sur ce point, je suis d'accord avec le protonotaire Aronovitch. Il est de fait contestable que l'intimé ait obtenu la réparation qu'il sollicite. La demande n'a pas été examinée au fond; c'est la question de savoir si le Conseil est autorisé à refuser de poursuivre l'examen de la demande compte tenu de la « règle des deux ans » qui constitue le noeud du litige.


14.              L'appelante soutient en outre que le protonotaire a commis une erreur de droit en omettant d'exercer de la façon appropriée son pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne la question du caractère prospectif. Elle affirme qu'en l'espèce, l'acte de bravoure en cause a eu lieu en 1943, soit près de 30 ans avant la création de la décoration pour les actes de bravoure, et que le père du demandeur ne pouvait donc pas être admissible puisque la décoration n'existait pas au moment où il avait commis l'acte de bravoure pour lequel la mise en candidature a été présentée. L'avocat de l'appelante, qui ne pouvait pas expliquer pourquoi des décorations avaient été attribuées à d'autres candidats pour des actes de bravoure qui avaient dans certains cas été commis bien avant la création des décorations pour actes de bravoure, en 1972, s'est vu obligée de concéder que la question du caractère prospectif n'était pas son argument le plus fort. Pour des raisons qui se passent d'explications, le deuxième moyen d'appel invoqué par l'appelante est également rejeté.

15.              Selon le dernier moyen d'appel, le protonotaire a commis une erreur de droit en accordant à l'intimé l'autorisation de présenter une requête en vue de faire convertir l'action en une demande de contrôle judiciaire et de demander une prorogation de délai. Ce moyen d'appel doit également être rejeté. Le protonotaire n'a pas commis d'erreur en accordant l'autorisation voulue à l'intimé. La Cour a interprété et appliqué l'article 57 des Règles en vue de convertir en demande de contrôle judiciaire une instance qui avait été engagée d'une façon irrégulière en tant qu'action. (Khaper c. Canada (1999), 178 F.T.R. 68 (C.F. 1re inst.), [1999] A.C.F. no 1735; Khaper c. Canada (1999), 182 F.T.R. 78 (C.F. 1re inst.), 1999 A.C.F. no 2014).

16.              L'action visant l'obtention d'un bref de mandamus est irrégulière et dénuée de fondement; je reconnais que ce vice de forme est probablement attribuable au fait que le demandeur agit pour son propre compte. En l'espèce, il aurait fallu déposer un avis de demande de contrôle judiciaire à l'encontre de la décision du Conseil. Je suis convaincu qu'il s'agit d'un cas dans lequel il convient de convertir l'action en une demande de contrôle judiciaire; une ordonnance en ce sens sera rendue.


17.              La dernière question à trancher est de savoir si le demandeur devrait obtenir une prorogation du délai dans lequel il peut présenter la demande de contrôle judiciaire. Je suis convaincu que dès le départ, le demandeur avait fermement l'intention de faire examiner cette affaire par la Cour. Le demandeur a déposé une déclaration le 20 juillet 2000, soit plusieurs semaines avant de recevoir une lettre du président du Conseil l'informant de la décision du Conseil de maintenir la « règle des deux ans » . Je suis également convaincu que le demandeur a toujours eu l'intention de poursuivre la présente instance. J'ai examiné les explications données pour justifier le retard ainsi que le bien-fondé de l'affaire et je conclus qu'eu égard aux circonstances, la prorogation est nécessaire pour que justice soit faite entre les parties. (Grewel c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1985] 2 C.F. 263 (C.A.F.).)

18.              Pour les motifs susmentionnés, je conclus que la décision que le protonotaire Aronovitch a rendue le 2 mai 2001 ne doit pas être modifiée, compte tenu de la norme de contrôle énoncée dans l'arrêt Aqua-Gem, précité, en ce qui concerne les ordonnances discrétionnaires des protonotaires.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.          La requête de l'appelante visant l'appel de la décision que le protonotaire Aronovitch a rendue le 22 mai 2001 conformément à l'article 51 des Règles de la Cour fédérale (1998) est rejetée;


2.          La requête de l'appelante visant la radiation ou le rejet sommaire de la déclaration du demandeur qui a été déposée le 20 juillet 2000 conformément à l'article 221 des Règles de la Cour fédérale (1998) et à l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, est rejetée;

3.          La requête du demandeur visant l'obtention d'une ordonnance convertissant la présente action en une demande de contrôle judiciaire de la décision que le Conseil consultatif des décorations canadiennes a prise au sujet de la mise en candidature soumise par le demandeur le 31 mars 2000, conformément à l'article 57 des Règles de la Cour fédérale (1998) et à l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, est accueillie;

4.          La requête du demandeur visant la prorogation du délai dans lequel la demande susmentionnée de contrôle judiciaire peut être présentée est accueillie;

5.          Le demandeur disposera d'un délai de 15 jours à compter de la date de l'ordonnance qui est ici rendue en vue de présenter la demande susmentionnée de contrôle judiciaire;


6.          Aucune ordonnance n'est rendue au sujet des dépens, et ce, dans les deux requêtes.

« Edmond P. Blanchard »

Juge

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad.a., LL.L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                      T-1326-00

INTITULÉ:                                                                  Richard George Chiasson

c.

Sa Majesté la Reine

LIEU DE L'AUDIENCE :                                           Vancouver (C.-B.)

DATE DE L'AUDIENCE :                                        le 28 novembre 2001

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PAR :              Monsieur le juge Blanchard

DATE DES MOTIFS :                                       le 19 décembre 2001

COMPARUTIONS :

M. Richard George Chiasson                                           pour son propre compte

M. Edward Burnett                                                           pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

M. Richard George Chiasson                                        pour son propre compte

Vancouver (C.-B.)

M. Morris Rosenberg                                                        pour la défenderesse

Sous-procureur général du Canada                               

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