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Date : 20190501


Dossier : T‑1267‑18

Référence : 2019 CF 550

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 1er mai 2019

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

HAMID ALAKOZAI

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Contexte

[1]  Le demandeur sollicite, en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC, 1985, c F‑7, le contrôle judiciaire de la décision de la Gendarmerie royale du Canada (la GRC), datée du 4 juin 2018, de rejeter sa demande en vue d’obtenir une cote de fiabilité approfondie (CFA). La GRC a conclu de façon raisonnable que le demandeur était associé à des personnes possiblement impliquées dans des activités criminelles et qu’il avait menti dans le cadre du processus de filtrage. Monsieur Alakozai se représente lui-même.

[2]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II.  Contexte

[3]  Le demandeur a la double citoyenneté canadienne et afghane. Il est né en Afghanistan, mais il a quitté son pays en 1999 pour venir au Canada. Il est actuellement établi à Ottawa avec son épouse afghane et leurs enfants, tandis que la plupart des membres de sa famille immédiate, y compris ses frères, résident en Afghanistan.

[4]  Le demandeur détient une maîtrise en sciences politiques et travaille actuellement au Corps des commissionnaires depuis 2015. Au sein de la fonction publique, il possède une autorisation de sécurité de niveau Secret, qu’il cherche à faire rehausser au niveau Très secret.

[5]  De 2011 à 2014, le demandeur a occupé d’importants postes gouvernementaux à Kaboul, en Afghanistan, où il travaillait pour le compte du Canada à titre de conseiller culturel et linguistique auprès de divers organismes internationaux d’application de la loi. Plus précisément, depuis qu’il a obtenu sa cote de sécurité, le demandeur a été employé par divers ministères et organismes, notamment à titre de :

conseiller en politiques au bureau du procureur général;

conseiller principal aux affaires juridiques et parlementaires pour le bureau du vice-président.

[6]  En septembre 2015, le demandeur a présenté une demande pour devenir un membre régulier de la GRC, ce qui exige l’obtention d’une autorisation de sécurité de niveau Très secret pour pouvoir travailler dans les installations de la GRC.

[7]  Conformément à la Norme sur le filtrage de sécurité du Conseil du Trésor du Canada (Norme du SCT), régie par l’article 7 de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985), c F‑11, la GRC a entrepris un processus de filtrage de sécurité pour évaluer la fiabilité du demandeur. Dans le cadre de sa demande de CFA, le demandeur a dû se soumettre à un test polygraphique préalable à l’emploi et à une entrevue de sécurité, dans le but de vérifier son identité, ses titres de scolarité et attestations professionnelles, son honnêteté et sa loyauté. Après avoir compilé les résultats de son enquête dans son rapport de continuation daté de la période du 27 novembre 2017 au 7 mars 2018, l’enquêteur responsable de l’évaluation des risques (l’enquêteur) de la GRC a soulevé certaines préoccupations concernant les renseignements affichés par le demandeur sur ses comptes de médias sociaux.

[8]  Il a été constaté que le demandeur se décrivait comme étant [traduction] « ambassadeur de l’humanité », [traduction] « médecin », [traduction] « conseiller juridique principal », [traduction] « consultant juridique et politique indépendant à l’échelle internationale », [traduction] « chef du parti du soulèvement national de l’Afghanistan » et [traduction] « prochain président de l’Afghanistan ». L’enquêteur a conclu que le demandeur était activement présent en ligne par l’intermédiaire de ses vidéos sur YouTube, c.‑à‑d. la série [traduction] « Hamid Alakozai : Le pèlerinage en Afghanistan de 2013 », ce qui peut donner à penser que le demandeur possède des liens politiques avec l’Afghanistan qui sont à même de créer un conflit d’intérêts apparent ou potentiel.

[9]  L’enquêteur a ensuite constaté que le demandeur avait plus de 2 000 amis sur Facebook, et qu’il était peut‑être associé en ligne à des personnes entretenant des liens avec des entités extrémistes ou terroristes.

[10]  Le demandeur a participé à une deuxième entrevue le 15 janvier 2018, conformément à la décision de l’enquêteur de lui permettre de réagir aux préoccupations soulevées. Le demandeur a expliqué que ses déclarations inexactes tenaient à une différence linguistique et à une divergence d’interprétation entre l’Afghanistan et le Canada. Il a également dit à l’enquêteur que son épouse utilisait souvent son compte Facebook et qu’elle avait donc peut-être accepté des demandes d’amis par inadvertance. Il a mentionné qu’il s’assurerait de supprimer de son compte Facebook tout contact posant problème.

[11]  Selon l’enquêteur, le demandeur a fourni une explication plausible. Toutefois, après sa deuxième entrevue, le demandeur n’avait toujours pas supprimé son contact Facebook. Une enquête de suivi a révélé que le demandeur comptait maintenant parmi ses amis Facebook un nouveau contact dont le profil donnait également à penser qu’il pouvait être impliqué dans des activités extrémistes. Il a également été constaté que le demandeur n’avait pas corrigé les déclarations inexactes figurant sur ses comptes de médias sociaux. Après avoir examiné l’ensemble de la demande du demandeur, l’enquêteur a conclu qu’il fallait recommander le rejet de la demande parce que le demandeur faisait preuve d’un manque de jugement.

[12]  Le 16 avril 2018, l’enquêteur a envoyé au directeur général de la Sous‑direction de la sécurité ministérielle (le directeur) une lettre lui recommandant de rejeter la demande de CFA du demandeur. Il a fondé sa recommandation sur un certain nombre de facteurs, notamment :

[traduction]

1- Le fait que ses ambitions politiques en Afghanistan ne semblent pas avoir été entièrement satisfaites.

[…]

4- Le nombre d’inexactitudes ou de déclarations trompeuses qu’il formule à son sujet dans les médias sociaux.

5- L’acceptation inconsidérée d’« amis » Facebook qui appuient l’extrémisme violent ou y participent.

6- Malgré le fait que la GRC a soulevé à M. ALAKOZAI les préoccupations mentionnées aux points 4 et 5 concernant les médias sociaux, ce dernier a pris très peu de mesures correctives, voire aucune, ce qui représente un manque de jugement de sa part.

(Dossier certifié du tribunal, lettre de recommandation de refus de la CFA, p. 7)

III.  Décision faisant l’objet du contrôle

[13]  Le 4 juin 2018, une lettre de la GRC a été envoyée au demandeur pour l’informer que le directeur avait rejeté sa demande de CFA.

[14]  Le directeur a conclu que le demandeur ne s’était pas conformé aux politiques et aux pratiques d’emploi de la GRC en ce qui concerne l’obtention d’une cote de fiabilité/sécurité. Il a mentionné certaines préoccupations au sujet des comportements et des activités du demandeur qui étaient venus miner la confiance et la fiabilité exigées de tous les employés de la GRC. Les comportements allégués comprenaient :

  • l’association, l’affiliation ou l’interaction avec des personnes ayant participé à des activités criminelles;

  • le manque d’honnêteté et la communication de renseignements évasifs, trompeurs ou erronés dans le cadre du processus de sécurité.

IV.  Question préliminaire — Modification de l’intitulé

[15]  Le défendeur soutient que l’intitulé de la présente demande devrait être modifié afin de désigner le procureur général du Canada comme défendeur, puisque la GRC n’est pas une entité juridique (Abi‑Mansour c Canada (Procureur général), 2015 CF 882, au paragraphe 23). La Cour est d’accord. L’intitulé sera donc modifié en conséquence.

V.  Question préliminaire — Admissibilité de nouveaux éléments de preuve

[16]  Il est bien connu en droit que les demandes de contrôle judiciaire peuvent seulement être tranchées à la lumière des éléments de preuve dont disposait le décideur. Il y a cependant des circonstances exceptionnelles pouvant constituer des exceptions à ce principe général : (i) si les nouveaux éléments de preuve fournissent des renseignements contextuels qui aideraient la Cour; (ii) s’ils sont pertinents pour répondre à des questions de compétence; ou (iii) s’ils sont présentés à l’appui d’une allégation de manquement à l’équité procédurale (McLaughlin c Canada (Procureur général), 2012 CF 556, au paragraphe 8).

[17]  Le défendeur soutient que le dossier du demandeur contient des documents dont ne disposait pas le décideur. Il fait valoir que les documents supplémentaires constituent de nouveaux éléments de preuve dont la Cour ne devrait pas tenir compte, puisqu’ils ne sont pas visés par les exceptions limitées susmentionnées. Le défendeur soutient également que, en plus du fait que les pièces produites ne sont pas visées par les exceptions, elles ne sont pas non plus déterminantes en l’espèce. La Cour est d’accord avec le défendeur. En examinant les pièces mentionnées par le défendeur, elle en arrive à la conclusion que ces dernières ne sont pas liées à la décision du directeur et qu’elles n’en constituent pas le fondement. La Cour ne tiendra compte que des pièces présentées au directeur. Le rapport de continuation mentionne des lettres de recommandation, mais il n’y a eu aucune précision quant à savoir lesquelles sont en cause. Néanmoins, la Cour convient qu’en l’espèce, aucune lettre de recommandation n’est déterminante. « L’objet d’une procédure de contrôle judiciaire n’est pas de dire si la décision d’un tribunal administratif est conforme au droit en termes absolus, mais plutôt de dire si elle est conforme d’après le dossier dont il a été saisi » (Première Nation d’Ochapowace c Canada (Procureur général), 2007 CF 920, au paragraphe 10).

VI.  Question en litige

[18]  Après avoir examiné attentivement les observations des deux parties, la Cour conclut que, en l’espèce, la principale question en litige consiste à savoir si la décision de rejeter la demande de CFA du demandeur est raisonnable.

VII.  Norme de contrôle

[19]  La norme du caractère raisonnable s’applique à la décision de refuser au demandeur une cote de sécurité et de fiabilité. De telles décisions comportent des questions mixtes de fait et de droit et sont de nature « discrétionnaire » (Koulatchenko c Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada, 2014 CF 206, au paragraphe 30 [Koulatchenko]). Par conséquent, la Cour doit faire preuve de déférence à l’égard des conclusions du directeur si elles appartiennent aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]).

VIII.  Analyse

[20]  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[21]  Le demandeur a démontré par ses observations écrites et ses arguments oraux qu’il est un citoyen canadien loyal. Le défendeur ne conteste pas la loyauté du demandeur à l’égard du Canada, mais soutient toutefois que c’est la fiabilité de ce dernier qui est en cause.

[22]  La décision d’accorder ou de refuser une cote de sécurité à une personne est de nature discrétionnaire. La Cour doit faire preuve d’une grande déférence à l’égard de la décision du directeur de refuser d’accorder une CFA au demandeur. Dans la décision Kampman c Canada (Conseil du Trésor), [1996] 2 CF 798, au paragraphe 12, le juge Marceau a reconnu que la question de la fiabilité est de nature très factuelle :

[…] l’évaluation de fiabilité relève de l’institution concernée et la cote de fiabilité approfondie, ainsi dénommée, atteste essentiellement que l’administrateur général de l’organisme est subjectivement d’avis que l’intéressé(e) est digne de grande confiance ou de fiabilité.

[23]  Comme l’a indiqué le défendeur, la norme du SCT permet aux administrateurs généraux de tous les ministères ainsi qu’aux agents de sécurité des ministères de veiller à ce que chaque personne fasse l’objet d’un filtrage de sécurité appropriée en fonction des trois niveaux différents de filtrage de sécurité applicables aux employés de la fonction publique fédérale, à savoir la cote de fiabilité, l’autorisation de sécurité de niveau Secret et l’autorisation de sécurité de niveau Très secret. Les administrateurs généraux ont le pouvoir discrétionnaire de déterminer les exigences particulières de leur ministère en matière de filtrage de sécurité. Par conséquent, il incombe aux agents de la GRC de déterminer si les personnes qui ont postulé un emploi à la GRC sont en mesure de démontrer qu’elles sont dignes de confiance au sein du gouvernement, mais aussi dans le cadre d’interactions entre le gouvernement et les Canadiens et entre le Canada et d’autres pays.

[24]  Conformément à la section 3.3 de la norme du SCT, les personnes qui présentent une demande de CFA peuvent faire l’objet d’évaluations particulières dans le cas des fonctions ou des postes qui impliquent ou appuient directement des activités de sécurité et de renseignement. Le processus de filtrage de sécurité qui a mené à la décision d’accorder ou de refuser au demandeur une CFA était hautement factuel, et les représentants de la GRC ont dû suivre leur propre politique, étant donné que le demandeur avait présenté une demande pour devenir membre régulier au sein de leur organisation.

[25]  La Cour comprend les frustrations du demandeur, qui a tenté en vain de devenir membre régulier de la GRC. Dans ses observations écrites et ses arguments oraux, le demandeur s’est également assuré d’exprimer ses sentiments et son amour pour le Canada. Il a également signalé certaines inexactitudes dans le dossier en ce qui concerne des choses comme les dates liées à la citoyenneté et à son emploi, mais la Cour conclut que, en l’espèce, ces inexactitudes ne constituent pas le fondement de la décision du directeur.

[26]  Quoi qu’il en soit, en l’espèce, la principale question en litige consiste à déterminer s’il était raisonnable pour le directeur de rejeter la demande de CFA du demandeur à la lumière des éléments de preuve dont il disposait. La Cour fait également remarquer que le demandeur a bénéficié d’une procédure équitable tout au long du processus de filtrage de sécurité, étant donné qu’il a eu l’occasion de réagir aux préoccupations de l’enquêteur (Koulatchenko, au paragraphe 115). Après sa deuxième entrevue avec celui-ci, le demandeur a également eu l’occasion de corriger ses erreurs, ce qu’il n’a pas fait. Par conséquent, il n’a pas été en mesure de convaincre la GRC qu’il n’y avait aucune raison de douter de sa fiabilité ou de sa loyauté dans le cadre du traitement de renseignements de nature délicate au sein de l’organisation.

[27]  La Cour conclut que le directeur avait devant lui des éléments de preuve suffisamment solides pour conclure qu’il fallait rejeter la demande de CFA du demandeur (Thomson c Canada (sous‑ministre de l’Agriculture), [1992] 1 RCS 385). Pour ces motifs, la Cour conclut que la décision du directeur est raisonnable, et qu’elle appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47).

IX.  Conclusion

[28]  La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n’y aura pas d’ordonnance quant aux dépens.


JUGEMENT dans l’affaire T‑1267‑18

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n’y a pas d’ordonnance quant aux dépens. L’intitulé est modifié de manière à désigner le procureur général du Canada comme défendeur.

« Paul Favel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 25e jour de juin 2019.

Julie‑Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1267‑18

INTITULÉ :

HAMID ALAKOZAI c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

6 MARS 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FAVEL

 

DATE DES MOTIFS :

1ER MAI 2019

COMPARUTIONS :

Hamid Alakozai

 

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Elsa Michel

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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