Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Recueil des arrêts de la Cour fédérale
Markevich c. Canada [1999] 3 C.F. 28

     Date : 19990219

     Dossier : T-250-98

OTTAWA (ONTARIO), LE 19 FÉVRIER 1999

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE EVANS

         INSTANCE relative à un recours introduit en application de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale                 

Entre

     JOE MARKEVICH,

     demandeur,

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA,

     défenderesse

     ORDONNANCE

     La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

     Signé : John M. Evans

     ________________________________

     J.C.F.C.

Traduction certifiée conforme,

Laurier Parenteau, LL.L.

     Date : 19990219

     Dossier : T-250-98

         INSTANCE relative à un recours introduit en application de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale                 

Entre

     JOE MARKEVICH,

     demandeur,

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA,

     défenderesse

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

Le juge EVANS

A.      INTRODUCTION

[1]      La Loi de l'impôt sur le revenu n'impose au ministre du Revenu national (ci-après le défendeur ou le ministre) aucun délai pour procéder au recouvrement de l'arriéré de l'impôt régulièrement établi. En l'absence de toute disposition expresse en la matière dans cette loi elle-même, il échet d'examiner au premier chef en l'espèce si l'exercice du pouvoir de perception que le ministre tient de la loi est soumis à un délai de prescription, que ce soit celui prévu à l'article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50, ou celui prévu par la loi provinciale applicable. Le demandeur soutient qu'il y a un délai de prescription; le ministre dit le contraire.

[2]      La Cour est saisie de cette question par voie de recours en contrôle judiciaire introduit sous le régime de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, [modifiée]. L'objet du recours est une lettre en date du 15 janvier 1998 d'une certaine Mme Nasim Kara, du bureau de Revenu Canada à Richmond (Colombie-Britannique), informant le demandeur qu'il devait plus de 770 583,42 $ en impôt en souffrance. Le demandeur conclut maintenant à jugement déclarant qu'il ne doit pas cette somme et à ordonnance interdisant au ministre d'envoyer des sommations de payer à ses créanciers.

B.      LES FAITS DE LA CAUSE

[3]      Le demandeur, M. Markevich, était pendant toute la période en question un résident de la Colombie-Britannique. Durant les premières années 1980, il a omis de payer l'impôt sur le revenu gagné dans la promotion de valeurs mobilières. Il n'a jamais contesté la validité ou l'exactitude des avis de cotisation envoyés par le ministre.

[4]      En 1986, Revenu Canada a établi qu'il devait 267 437,61 $ en impôt. En 1987, sa maison a été vendue et le ministère a affecté le produit de la vente à l'apurement partiel de sa dette fiscale. Dans le courant de l'année, Revenu Canada a décidé de " radier " le solde de l'impôt encore dû, par ce motif que le demandeur n'avait aucun autre actif ni revenu, et qu'il n'y avait aucune perspective réaliste de perception dans un avenir prévisible.

[5]      " Radier " une dette ne signifie pas l'éteindre ou en faire grâce; il s'agit d'une opération comptable interne qui enlève la dette fiscale d'un contribuable du rôle de perception active de Revenu Canada. Le paragraphe 25(3) de la Loi sur la gestion des finances publiques , L.R.C. (1985), ch. F-11 [modifiée], prévoit que " [la] radiation visée au présent article ne porte pas atteinte au droit de Sa Majesté de recouvrer la créance en cause ".

[6]      Depuis 1992, le demandeur fait état d'un revenu dans ses déclarations d'impôt; certaines années, il a tardé à payer l'impôt établi. Après paiement de l'impôt pour ces années, il a reçu en septembre 1993 un état de compte où le solde dû à Revenu Canada était 0,00 $. Pour les années 1995 à 1997, il était de nouveau en retard de paiement, et des sommations de payer ont été envoyées à ses créanciers pour les informer de la dette fiscale du contribuable et leur enjoindre de payer à Revenu Canada ce qu'ils devaient au demandeur. Durant cette période, les relevés de compte envoyés au demandeur et les sommations de payer envoyées à ses créanciers indiquaient seulement le montant de l'impôt dû pour ces années, et non le montant plus important de la dette fiscale antérieure à l'année 1986.

[7]      En janvier 1998 cependant, il a été informé qu'il devait aussi l'impôt impayé des années antérieures, jusqu'en 1986 inclusivement, savoir 770 583,42 $ dont 267 437,61 $ pour l'impôt en souffrance et 503 145,81 $ pour les intérêts courus. Il appert qu'à la suite d'un changement dans la politique en la matière, les dettes fiscales antérieurement radiées sont maintenant incluses par Revenu Canada dans les relevés de compte envoyés aux contribuables comme dans les sommations de payer envoyées, le cas échéant, à leurs créanciers.

[8]      N'ayant pratiquement rien entendu au sujet de cette dette dans toutes ses communications avec Revenu Canada depuis 1986, et n'ayant ni reconnu la dette ni effectué aucun paiement à ce titre depuis 1986, le demandeur a été tout décontenancé par cette information reçue en janvier 1998. En particulier, il craignait que la mention de cette somme considérable dans les sommations de payer dont Mme Kara lui disait qu'elles seraient envoyées à ses créanciers ne soit extrêmement préjudiciable à son entreprise. Il y a cependant lieu de noter aussi qu'en août 1996, il avait été informé que l'avis de cotisation établi pour l'année d'imposition 1993 ne comprenait pas la dette fiscale antérieure et qu'un relevé détaillé suivrait. Ce relevé n'a pas été envoyé.

C.      COMPÉTENCE

[9]      La défenderesse conteste la compétence de la Cour en la matière, par ce motif que seule une " décision ou ordonnance " peut faire l'objet du recours en contrôle judiciaire prévu à l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale . La lettre envoyée au nom du ministre, identifiée dans la requête introductive d'instance du demandeur comme étant l'objet du recours en contrôle judiciaire, n'était qu'un moyen d'information et n'entendait délimiter ou affecter ses droits ou obligations de quelque manière que ce soit. Elle n'était pas une " décision ou ordonnance " et, de ce fait, échappait au contrôle de la Cour. D'ailleurs, le juge Teitelbaum a tiré dans Fuchs c. Canada , [1997] 2 C.T.C. 246 (C.F., 1re inst.), la même conclusion sur des faits fort semblables.

[10]      Je ne partage pas cette conception plutôt restrictive de ce qui peut relever du pouvoir de contrôle de la Cour. Les mots " décision ou ordonnance " se trouvent au paragraphe 18.1(2) de la Loi sur la Cour fédérale , aux termes duquel la demande de contrôle judiciaire doit être présentée dans les 30 jours qui suivent la première communication, par l'office fédéral, de " sa décision ou de son ordonnance ". À mon avis, ce paragraphe ne fait que prévoir le délai dans lequel la demande de contrôle judiciaire contre une décision ou ordonnance doit normalement être introduite, sous peine de prescription. Il ne dit pas que seules les décisions ou ordonnances peuvent faire l'objet d'un recours en contrôle judiciaire, il ne dit pas non plus qu'une mesure administrative autre qu'une décision ou ordonnance est soumise au délai de prescription de 30 jours; voir Krause c. La Reine (C.A.F., A-135-98, 8 février 1999).

[11]      Il me semble que les matières sujettes à contrôle judiciaire sont prévues au paragraphe 18.1(3), aux termes duquel la Section de première instance, saisie du recours, peut ordonner à l'office fédéral concerné d'accomplir tout acte qu'il a illégalement omis ou refusé d'accomplir, ou déclarer nul ou illégal, renvoyer pour jugement, ou prohiber ou restreindre " toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l'office fédéral ". Les mots " procédure ou tout autre acte " ont clairement une portée générale et peuvent comprendre une grande diversité d'actions administratives qui ne sont pas pour autant des " décisions ou ordonnances ", par exemple les règlements, rapports ou recommandations relevant de pouvoirs légaux, les énoncés de politique, lignes directrices et guides, ou l'une quelconque des formes multiples que peut prendre l'action administrative dans la prestation d'un programme public par un organisme public; voir Krause c. La Reine , précité.

[12]      N'est cependant considéré comme " procédure ou tout autre acte " susceptible de contrôle judiciaire que l'acte administratif qui représente une " procédure ou tout autre acte " d'un " office fédéral ", savoir un conseil, bureau, commission ou autre organisme, ou personne " ayant, exerçant ou censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale " (paragraphe 2(1) de la Loi sur la Cour fédérale ). La lettre envoyée au demandeur au nom du ministre, et qui fait l'objet de ce recours en contrôle judiciaire, n'était certes ni un acte ni une procédure d'un office fédéral dans l'exercice d'un pouvoir légal, mais le ministre est une personne ayant les pouvoirs légaux, qu'il tient de la Loi de l'impôt sur le revenu.

[13]      Même si elle ne s'inscrit pas dans l'exercice d'un pouvoir légal, la mesure administrative prise par une personne ayant des pouvoirs légaux peut être soumise au contrôle judiciaire à titre de " procédure ou autre acte " par application de l'alinéa 18.1(3)b ) si elle touche aux droits ou intérêts d'individus. La lettre en question ne comportait aucune décision prise en application d'un pouvoir légal, ni n'était expressément censée porter atteinte à un droit ou intérêt quelconque du demandeur. Cependant, on peut raisonnablement interpréter ce document ainsi que les communications entre le demandeur et Mme Kara, sa rédactrice, comme signifiant que Revenu Canada avait décidé de procéder au recouvrement de l'impôt en souffrance et entendait faire le nécessaire pour recouvrer la dette fiscale antérieurement " radiée ". Et tel était effectivement le cas, comme en témoignent les sommations de payer envoyées par la suite.

[14]      Ce serait, à n'en pas douter, potentiellement très dommageable pour l'entreprise et la réputation professionnelle du contribuable si Revenu Canada envoyait des sommations de payer qui révèlent que celui-ci est en défaut de paiement d'une dette fiscale considérable et obligeait son créancier à payer à Revenu Canada ce qu'il doit au contribuable. La Loi de l'impôt sur le revenu ne prévoit aucune voie de droit que pourrait exercer le contribuable pour contester la validité de la sommation de payer. À mon avis, ce serait une grave lacune dans le pouvoir de contrôle de la Cour si elle ne pouvait connaître du recours contre la sommation de payer dans les cas où, comme en l'espèce, le contribuable est dans l'impossibilité de faire valoir le motif de contestation à la réception de l'avis de cotisation.

D.      LES TEXTES APPLICABLES

[15]      Il sera nécessaire de citer dans le cours des présents motifs certaines dispositions de la Loi de l'impôt sur le revenu (fédérale) et de la loi provinciale de l'impôt sur le revenu, Income Tax Act, de la Colombie-Britannique. Ce serait nous encombrer inutilement l'esprit que de les reproduire toutes à ce stade de l'analyse. Je ne citerai donc que les textes qui sont de première importance pour le jugement de ce recours.

Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50


32. Except as otherwise provided in this Act or in any other Act of Parliament, the laws relating to prescription and the limitation of actions in force in a province between subject and subject apply to any proceedings by or against the Crown in respect of any cause of action arising in that province, and proceedings by or against the Crown in respect of a cause of action arising otherwise than in a province shall be taken within six years after the cause of action arose.

32. Sauf disposition contraire de la présente loi ou de toute autre loi fédérale, les règles de droit en matière de prescription qui, dans une province, régissent les rapports entre particuliers s'appliquent lors des poursuites auxquelles l'État est partie pour tout fait générateur survenu dans la province. Lorsque ce dernier survient ailleurs que dans une province, la procédure se prescrit par six ans.

Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 2 (5e suppl.), modifiée

222. All taxes, interest, penalties, costs and other amounts payable under this Act are debts due to Her Majesty and recoverable as such in the Federal Court or any other court of competent jurisdiction or in any other manner provided by this Act.

224(1) Where the Minister has knowledge or suspects that a person is, or will be within one year, liable to make a payment to another person who is liable to make a payment under this Act (in this subsection and subsections (1.1) and (3) referred to as the "tax debtor"), the Minister may in writing require the person to pay forthwith, where the moneys are immediately payable, and in any other case as and when the moneys become payable, the moneys otherwise payable to the tax debtor in whole or in part to the Receiver General on account of the tax debtor's liability under this Act.

222. Tous les impôts, intérêts, pénalités, frais et autres montants payables en vertu de la présente loi sont des dettes envers Sa Majesté et recouvrables comme telles devant la Cour fédérale ou devant tout autre tribunal compétent, ou de toute autre manière prévue par la présente loi.

224(1) S'il sait ou soupçonne qu'une personne est ou sera, dans les douze mois, tenue de faire un paiement à un autre personne qui, elle-même, est tenue de faire un paiement en vertu de la présente loi (appelée " débiteur fiscal " au présent paragraphe et aux paragraphes (1.1) et (3)), le ministre peut exiger par écrit de cette personne que les fonds autrement payables au débiteur fiscal soient en totalité ou en partie versés, sans délai si les fonds sont immédiatement payables, sinon au fur et à mesure qu'ils deviennent payables, au receveur général au titre de l'obligation du débiteur fiscal en vertu de la présente loi.

Limitation Act, R.S.B.C. 1996, c. 266

     [TRADUCTION]

     1. " Action " s'entend également de toute procédure judiciaire et de l'exercice de toute voie de droit extrajudiciaire.         
     3.(5) Toute autre action qui n'est pas expressément prévue dans la présente loi ou une autre loi, se prescrit par six ans à compter de la date où prend naissance le droit d'agir en justice.         
     9.(1) À l'expiration du délai de prescription prévu à la présente loi pour l'action en recouvrement de dette, dommages-intérêts ou autre somme due, ou en reddition de compte, s'éteignent, à l'égard de la personne contre laquelle le droit d'action aurait été exercé et de ses successeurs, le droit et le titre de celui qui avait ce droit d'action comme de quiconque le revendique par l'intermédiaire de ce dernier.         
     9.(3) Le droit d'agir, le cas échéant, en recouvrement des frais et dépens ou en recouvrement d'arriéré d'intérêts ou de capital s'éteint à l'expiration du délai de prescription prévu à la présente loi pour l'action entre les mêmes parties en ce qui concerne le jugement ou le recouvrement du capital.         

E.      LES POINTS LITIGIEUX

[16]      Bien qu'ils se décomposent en plusieurs éléments plus spécifiques, les principaux points en litige sont les suivants :

     1.      L'article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif s'applique-t-il à l'exercice par le ministre du Revenu national du pouvoir légal d'envoyer des sommations de payer relatives à une dette fiscale régulièrement établie en application de la Loi de l'impôt sur le revenu?
     2.      Dans l'affirmative, la dette à laquelle le demandeur est tenue en application de la Loi de l'impôt sur le revenu s'est-elle produite " dans une province " ou " ailleurs que dans une province "?
     3.      Si elle s'est produite dans une province, la sommation de payer est-elle une " procédure judiciaire " ou une " voie de droit extrajudiciaire " au sens de la définition d'" action " à l'article premier de la loi sur la prescription des actions de la Colombie-Britannique?
     4.      En ce qui concerne la sommation de payer relative à l'impôt en souffrance par application de la loi de l'impôt sur le revenu de la Colombie-Britannique :
             i) celle-ci exempte-t-elle du délai de prescription prévu à la loi provinciale sur la prescription des actions, l'exercice par le ministre du pouvoir de recouvrer l'impôt impayé?
             ii) dans l'affirmative, la loi sur la prescription des actions de la Colombie-Britannique s'applique-t-elle à l'exercice par un ministre fédéral des pouvoirs prévus à la loi provinciale de l'impôt sur le revenu?

F.      ANALYSE

[17]      En vue de l'analyse détaillée des points litigieux ci-dessus, il convient de se rappeler la façon dont les tribunaux ont interprété les lois fiscales ces dernières années. À une époque, la première présomption en vigueur dans ce domaine était qu'il fallait interpréter les lois fiscales de façon restrictive en faveur du contribuable, auquel il fallait aussi accorder le bénéfice du doute sur le sens de tout texte de loi en jeu; Johns Manville Inc. c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 46.

[18]      Plus récemment, cependant, les tribunaux ont adopté d'autres conceptions ou principes d'interprétation qui limitent indubitablement l'influence exercée par l'ancienne présomption présidant à l'interprétation restrictive en faveur du contribuable. Le passage suivant des motifs prononcés par le juge Gonthier dans CUQ c. Corporation Notre-Dame de Bon-Secours, [1994] 3 R.C.S. 3, pages 17 et 18, définit la règle d'interprétation actuellement en vigueur pour la législation fiscale :

     Il ne fait plus de doute " que l'interprétation des lois fiscales devrait être soumise aux règles ordinaires d'interprétation. Driedger, à la p. 87 de son volume Construction of Statutes (2e éd. 1983), en résume adéquatement les principes fondamentaux : " " il faut interpréter les termes d'une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s'harmonise avec l'esprit de la loi, l'objet de la loi et l'intention du législateur ". Primauté devrait donc être accordée à la recherche de la finalité de la loi, que ce soit dans son ensemble ou à l'égard d'une disposition précise de celle-ci.         

     "

     L'approche téléologique fait clairement ressortir qu'il n'est plus possible, en matière fiscale, de réduire les principes d'interprétation à des présomptions en faveur ou au détriment du contribuable ou encore à des catégories bien circonscrites dont on saurait si elles requièrent une interprétation libérale, stricte ou littérale"         

[19]      En outre, tel qu'il est consacré dans la Loi de l'impôt sur le revenu, le principe d'" équité horizontale " entre contribuables est un des objectifs fondamentaux de cette loi, laquelle, de ce fait, doit être autant que possible interprétée de manière à garantir que les contribuables qui se trouvent dans le même cas paient le même montant d'impôt; Symes c. Canada , [1993] 4 R.C.S. 695, pages 751 et 752. Le manque à gagner tenant au défaut de percevoir l'impôt régulièrement établi est immanquablement supporté par les autres contribuables et par la population dans son ensemble.

[20]      Néanmoins, la nature spéciale de la législation fiscale, et en particulier le fait que les gens se guident sur ses dispositions pour organiser leurs affaires en vue de réduire au minimum ou à néant l'impôt à payer, font que la méthode d'interprétation libérale et téléologique des lois en général ne s'applique pas tout à fait à l'interprétation des lois fiscales. La règle d'interprétation selon le " sens ordinaire " retient dans ce domaine une vigueur qu'elle n'a pas ailleurs; voir par exemple Canada c. Antosko , [1994] 2 R.C.S. 312, pages 326 et 327. Et dans 2747-3174 Québec Inc. c. RPAQ, [1996] 3 R.C.S., pages 1013 et 1014, Mme le juge L'Heureux-Dubé fait remarquer que, pour ces raisons et du fait que le monde des affaires a souvent contextualisé le sens des termes employés dans les lois fiscales, la règle d'interprétation selon " le sens ordinaire " doit primer la méthode d'interprétation téléologique ou " moderne " qui a cours.

Le premier point litigieux

[21]      Pour faire valoir que l'article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif s'applique à l'exercice par le ministre du pouvoir d'envoyer des sommations de payer, le demandeur doit faire la preuve des deux éléments suivants.

(i)      La sommation de payer est-elle " une poursuite pour tout fait générateur survenu dans une province "?

[22]      Le ministre dispose de deux méthodes pour recouvrer l'impôt en souffrance en application de l'article 222 de la Loi de l'impôt sur le revenu. En premier lieu, il peut intenter une action en recouvrement de dette par voie de déclaration en Cour fédérale ou devant tout autre tribunal compétent. En second lieu, il peut recourir à l'une des méthodes légales de recouvrement sans avoir à intenter une action en justice. Ces méthodes comprennent notamment l'enregistrement d'un certificat de dette fiscale auprès de la Cour fédérale en application de l'article 223 de la Loi de l'impôt sur le revenu et la signification aux tiers créanciers d'une sommation de payer en application de l'article 224 de la même loi.

[23]      Le premier argument du demandeur est que l'article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif s'applique à tout ce qui est une " poursuite " [la même notion, correspondant au terme anglais " proceeding ", se dit " procédure " à l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale ] et que la locution " pour tout fait générateur " a pour fonction unique de qualifier les mots qui suivent, savoir " dans la province " ou, le cas échéant, " ailleurs que dans une province ". Il cite à cet effet les causes dans lesquelles il a été jugé que le mot " poursuite " (ou " procédure ") a un sens très large et ne se limite aux actions en justice ou aux procédures engagées pour intenter ou pour poursuivre une instance judiciaire.

[24]      Ainsi, il a été jugé dans Royce v. The Municipality of MacDonald (1909), 12 W.L.R. 347 (C.A. Man.) que la vente d'un bien immeuble en exécution d'un bref de fieri facias faisant suite à un jugement était une " procédure " engagée dans le contexte d'un règlement fiscal municipal.

[25]      De même, dans E.H. Price Ltd. c. La Reine, [1983] 2 C.F. 841 (C.A.F.), la Cour d'appel fédérale a jugé que l'enregistrement par le ministre du Revenu national d'un certificat de dette fiscale en Cour fédérale était une " procédure engagée par ou contre la Couronne " au regard du paragraphe 38(2) en vigueur à l'époque de la Loi sur la Cour fédérale , qui prévoyait le délai de prescription applicable en la matière. Et dans Twinriver Timber Ltd. v. R. (1980), 25 B.C.L.R. 175 (C.A. C.-B.) confirmant (1979) 15 B.C.L.R. 38 (C.S. C.-B.), la Cour d'appel de la Colombie-Britannique a conclu que l'enregistrement d'un certificat de défaut de paiement d'impôt exigible constituait une " action " au sens de l'article premier de la loi provinciale sur la prescription des actions et se prescrivait donc par six ans.

[26]      La faiblesse de cet argument tient à ce qu'il est fondé sur une interprétation artificielle et compartimentée des termes de l'article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif. Il me semble qu'une interprétation plus naturelle des mots " poursuites " pour tout fait générateur survenu dans la province " est qu'ils forment un seul concept, dans lequel chacun des éléments limite ce qui le précède. C'est ainsi que la locution " pour tout fait générateur " limite la portée du terme " poursuites ", et les mots " survenu dans la province " localisent le " fait générateur ".

[27]      La question qui se pose donc en ce stade de l'examen est de savoir si la sommation de payer vaut " poursuite pour un fait générateur ". Citant E.H. Price Ltd. , le demandeur soutient qu'il y a été jugé que l'enregistrement d'un certificat constituait une " procédure engagée par ou contre la Couronne " au regard du paragraphe 38(2) en vigueur à l'époque de la Loi sur la Cour fédérale . Cependant, il y a été jugé aussi que l'enregistrement n'était pas " une procédure devant la Cour relativement à une cause d'action " pour ce qui était du délai de prescription prévu au paragraphe 38(1).

[28]      On pourrait soutenir que l'absence des mots " devant la Cour " de l'article 32 de la Loi sur la responsabilité de l'État et le contentieux administratif fait que ce dernier a un champ d'application plus étendu que le paragraphe 38(2) de la Loi sur la Cour fédérale, qui était en jeu dans E.H. Price Ltd. En réfutation de cet argument, l'avocate du défendeur soutient que les mots " devant la Cour " sont juste une figure de style et se retrouvent tout au long de la Loi sur la Cour fédérale , où ils ont pour seule fonction de limiter l'application des dispositions de cette loi à la Cour fédérale du Canada.

[29]      Les mots " devant la Cour " figurant à l'ancien paragraphe 38(1) de la Loi sur la Cour fédérale ne devraient donc pas s'interpréter comme imposant quelque limite que ce soit au concept de " procédure relative à une cause d'action ", mais comme en localisant le contexte à la Cour fédérale du Canada. Ainsi donc, la conclusion tirée dans E.H. Price Ltd. que l'enregistrement d'un certificat prévu à la Loi sur l'accise n'était pas une " procédure devant la Cour relativement à une cause d'action " réduit à néant l'argument du demandeur qu'une sommation de payer est une " poursuite pour un fait générateur " au sens de l'article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif .

[30]      La faiblesse de cet argument tient à ce qu'en distinguant les paragraphes (1) et (2) de l'article 38 dans E.H. Price Ltd., le juge suppléant Clement a insisté sur la présence des mots " devant la Cour " (en anglais " in the Court ", bien qu'à quelques reprises il eût écrit par inadvertance " in court ", qui signifie à peu près " en justice ") au paragraphe 38(1). C'est ce qui l'a apparemment empêché de conclure que l'enregistrement d'un certificat de dette fiscale tombait dans le champ d'application de ce paragraphe, mais lui a permis de décider qu'il tombait sous le coup du paragraphe 38(2), où les termes clés étaient " procédures engagées par ou contre la Couronne ", sans la restriction que représente le complément circonstanciel " devant la Cour ". Il m'est donc impossible de conclure que le précédent E.H. Price Ltd. est aussi dommageable aux arguments du demandeur que le prétend la défenderesse.

[31]      L'avocate représentant le défendeur soutient encore que de par leur nature, les délais de prescription servent d'exceptions opposées aux procédures introduites dans une instance judiciaire. Une sommation de payer n'est envoyée à la suite d'aucune procédure judiciaire; de ce fait, le moment de son envoi n'a rien à voir avec le délai de prescription. Bien que le défaut par le demandeur de payer l'impôt exigible ait indubitablement donné naissance à un droit d'action chez le défendeur, celui-ci avait choisi de ne pas faire valoir ce droit, mais d'avoir recours à l'un des moyens légaux de recouvrement de dette prévus par la Loi de l'impôt sur le revenu. L'existence d'un fait générateur non invoqué ne suffit pas à faire de la sommation de payer une procédure " pour un fait générateur ".

[32]      Cette vue est confortée, encore que ce soit dans un tout autre contexte, par Mark c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans) (1991), 50 F.T.R. 157 (C.F., 1re inst.), où le juge Cullen a conclu que la suspension d'un permis de pêche pour cause de violation du règlement applicable n'était pas " une procédure dans toute affaire " que la Cour pourrait suspendre en application de l'article 50 de la Loi sur la Cour fédérale , bien que le ministre eût pu intenter une action en justice pour n'importe quelle violation du règlement.

[33]      Je trouve convaincant l'argument du défendeur sur l'effet limitatif des mots " relativement à une cause d'action ". Cet argument n'est pas non plus affaibli par le fait que la prescription légale peut s'appliquer à la fois aux actions en justice et aux mesures d'exécution des jugements. Cela s'explique du fait que le jugement résulte de la poursuite par une partie de sa cause d'action, et que l'exécution du jugement peut alors être considérée comme une mesure prise " relativement à une cause d'action ".

[34]      Ma conclusion sur ce point suffit pour débouter le demandeur de son recours, mais par égard aux arguments soignés proposés par son avocat et au cas où j'aurais tort, j'examinerai maintenant si le demandeur a prouvé que son cas répond à la seconde condition que pose l'article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif.

(ii)      La Loi de l'impôt sur le revenu déroge-t-elle à l'article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif?

[35]      Les premiers mots de l'article 32, " Sauf disposition contraire de la présente loi ou de toute autre loi fédérale ", en limitent le champ d'application. Le défendeur soutient que la Loi de l'impôt sur le revenu prévoit ses propres délais de prescription, qui s'appliquent aux diverses mesures de cotisation, de nouvelle cotisation, de révision de cotisation et de perception de l'impôt. En d'autres termes, cette loi est un code en soi et n'est pas soumise à la prescription légale applicable en contentieux administratif ou en contentieux civil.

[36]      Deux précédents sont cités, où ce point a été expressément invoqué. Dans E.H. Price Ltd. précité, il a été jugé que l'enregistrement d'un certificat de dette fiscale auprès de la Cour sous le régime de la Loi sur l'accise n'était soumis à aucun délai de prescription. La Cour a tiré cette conclusion des dispositions de cette loi, aux termes desquelles les sommes dues sous son régime étaient recouvrables " en tout temps ".

[37]      La même conclusion a été tirée dans Brière c. Canada (Commission de l'emploi et de l'immigration) (1988), 57 D.L.R. (4th) 402 (C.A.F.), où la loi applicable prévoyait expressément le délai de recouvrement par la Commission des prestations versées par erreur à ceux qui n'y avaient pas droit. Faute d'avoir observé les dispositions de la Loi sur l'assurance-chômage sur le préavis qui fait courir le délai de prescription, la Commission n'a pas pu invoquer la prescription prévue au Code civil du Bas-Canada.

[38]      Mais, comme les lois en jeu dans ces causes comportaient des termes visant les mesures en question et auxquelles a été opposée l'exception de prescription légale, ces précédents ne s'appliquent pas directement au point litigieux qui nous occupe. Cependant, l'avocate du défendeur fait également observer qu'à l'époque des décisions E.H. Price Ltd. et Brière précitées, le paragraphe 38(2) de la Loi sur la Cour fédérale prévoyait, dans sa version anglaise par l'adverbe " expressly ", qu'il s'appliquait sauf disposition contraire (expresse) de toute autre loi. Or, ce terme " expressly " ne figure plus à l'article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif , ce qui permet de conclure plus facilement de la loi prise dans son ensemble que ses dispositions sur le délai de prescription sont exhaustives.

[39]      L'avocate du défendeur a passé en revue un grand nombre de dispositions de la Loi de l'impôt sur le revenu qui imposent un délai pour l'accomplissement de diverses mesures dans le processus d'établissement et de perception de l'impôt. La disposition qui me semble la plus directement utile en l'espèce est l'article 225.1, qui interdit la perception de l'impôt avant l'expiration du délai de 90 jours au cours duquel le contribuable peut interjeter appel de la cotisation. L'existence de cette disposition engage à conclure du défaut de prescrire un délai après l'expiration duquel la perception n'est plus possible, que le législateur entendait exclure pareil délai de prescription.

[40]      En outre, j'attache une certaine importance au fait que le paragraphe 152(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu fait au ministre obligation, dès réception de la déclaration du contribuable, de l'examiner et de fixer l'impôt " avec toute la diligence possible ". Cette disposition garantit que dans la grande majorité des cas, l'impôt est fixé suffisamment tôt après la fin de l'année durant laquelle le revenu a été gagné et la déclaration faite, pour que les preuves nécessaires pour contester la cotisation soient probablement encore fraîches. La conclusion tirée par la Cour dans La Reine c. Ginsberg , 96 D.T.C. 6372 (C.A.F.) infirmant la décision de première instance 94 D.T.C. 1430 (C.C.I.), et J. Stollar Construction Ltd. c. M.R.N., 89 D.T.C. 134 (C.C.I.) que le défaut par Revenu Canada de se conformer au paragraphe 152(1) n'invalidait pas la cotisation, ne va pas à l'encontre de la volonté du législateur de faire en sorte que les cotisations soient faites avec diligence.

[41]      Parmi les autres dispositions de la Loi de l'impôt sur le revenu qui prévoient un délai fixe, on peut citer le paragraphe 227.1(4) (délai de deux ans pour recouvrer auprès d'un administrateur la dette fiscale de la société); 152(2) (la nouvelle cotisation doit normalement être faite dans les trois années qui suivent la cotisation); 152(4) (dans certains cas le ministre peut établir une nouvelle cotisation à une date quelconque); et 227(10) (la cotisation établie contre un administrateur de société n'est soumise à aucun délai).

[42]      Étant donné la nature complexe et singulière du régime légal d'établissement et de perception de l'impôt sur le revenu, on peut conclure sans peine des dispositions susmentionnées que le législateur a pris des " dispositions contraires " de prescription légale, et que l'article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif ne s'applique pas au recouvrement de la dette fiscale visée à l'article 222 de la Loi de l'impôt sur le revenu.

[43]      Il a été jugé à maintes reprises que les lois fiscales constituent des codes complets, dans lesquels le législateur n'entend pas intégrer les principes, règles ou moyens de recours du droit commun. Par exemple, dans Marcel Grand Cirque Inc. c. Québec (Sous-ministre du Revenu) (1995), 107 F.T.R. 18, page 21 (C.F., 1re inst.), la Cour s'est déclarée incompétente pour connaître d'une requête en révocation du jugement relatif à un certificat déposé auprès d'elle, requête par laquelle la contribuable contestait la cotisation d'impôt qui avait donné lieu à ce certificat :

     La Loi sur la taxe d'accise, tout comme la Loi de l'impôt sur le revenu, " contient en effet un code complet de perception des impôts en vertu duquel, après avoir reçu un avis de cotisation, un contribuable peut loger un avis d'opposition et en appeler éventuellement devant la Cour canadienne de l'impôt.         

[44]      L'avocat du demandeur, Me Worland, n'a pu dire exactement quelle injustice son client subirait si le ministre pouvait envoyer des sommations de payer ou prendre d'autres mesures légales de recouvrement plus de six ans après que sa dette fiscale eut été établie. Le demandeur avait reçu promptement ses cotisations d'impôt et avait eu la possibilité de les contester suffisamment tôt après que le revenu en question eut été gagné, pour être en mesure de produire toute preuve pertinente. En fait, il n'a jamais remis en question ces cotisations. Le fait qu'il n'avait pas les moyens pour régler l'arriéré d'impôt signifie qu'il n'aurait pu acquitter plus tôt la dette fiscale accumulée avant 1986, et éviter de ce fait les intérêts considérables auxquels il est tenu. Au mieux, il pourrait prétendre qu'il avait droit en 1992 à la tranquillité d'esprit du fait que le ministre du Revenu national ne pourrait plus le poursuivre pour une vieille dette.

[45]      Bien qu'elle n'ait pas un rapport direct avec ce recours, la logique qui sous-tend la position du défendeur défenderesse est que, puisqu'il est possible de conclure d'autres dispositions et de la structure d'ensemble de la Loi de l'impôt sur le revenu que l'article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif est exclu, la Couronne peut chercher à recouvrer une dette fiscale sans avoir égard à la prescription légale du droit commun, soit par l'une des méthodes de recouvrement prévues par la loi, comme en l'espèce, soit par voie d'action en recouvrement de dette. Aussi étonnant que puisse être le fait que l'action en recouvrement de dette par l'État ne serait pas soumise à la prescription légale, il semble que ce soit là une conséquence logique de l'argument du défendeur. Après mûre réflexion, j'ai décidé que cette considération ne fait pas pencher la balance en faveur du demandeur.

[46]      En premier lieu, il s'agit là d'une considération hypothétique dans le contexte de la cause, et il se peut qu'il y ait des motifs, qui n'ont pas été relevés, pour conclure que le droit de l'État d'intenter une action en recouvrement de dette est soumis à la prescription légale, lors même que les méthodes de recouvrement prévues par la loi ne le sont pas. En deuxième lieu, l'obligation que le défendeur tient de la loi d'établir " avec toute la diligence possible " l'impôt exigible assure la protection contre la majorité des torts que visent à prévenir les délais de prescription légale. Enfin, considérer le pouvoir du défendeur de percevoir l'impôt comme étant assujetti à la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif rien que pour cette raison reviendrait à faire peu de cas des difficultés que l'inclusion du délai de prescription du droit commun causerait au recouvrement équitable et efficace des arriérés d'impôt.

[47]      Par exemple, comme il a déjà été noté, l'équité horizontale est un principe bien ancré de législation et d'administration fiscale, et empêcher que l'État recouvre la dette due par des personnes dont le revenu peut fluctuer considérablement au fil du temps, comme semble être le cas du demandeur, serait injuste envers la majorité des contribuables dont le revenu est stable et dont l'impôt est retenu à la source.

[48]      En outre, si le délai de prescription doit courir de la date de la cotisation, il en résultera que dans les cas où le contribuable agit en contrôle judiciaire ou fait appel, le défendeur peut n'avoir que relativement peu de temps pour recouvrer l'arriéré, le cas échéant. Cependant, on peut obvier à cette difficulté en jugeant que le délai de prescription ne court qu'à partir du moment où l'État est en droit de percevoir l'impôt, c'est-à-dire 90 jours après la cotisation ou après que tous les droits d'appel auront été épuisés.

[49]      En conséquence, je conclus que la Loi de l'impôt sur le revenu prévoit ses propres délais de prescription et exclut l'application de l'article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif à l'exercice par le ministre de son pouvoir légal de forcer le règlement des dettes fiscales.

Le deuxième point litigieux

[50]      Au cas où j'aurais tiré la mauvaise conclusion sur les deux éléments du point litigieux ci-dessus, la dernière question qui se pose au sujet de l'applicabilité de l'article 32 de la Loi sur la responsabilité de l'État et le contentieux administratif est de savoir si la loi sur la prescription des actions de la Colombie-Britannique s'applique. Celle-ci ne s'applique que si le défaut de payer l'impôt exigible est " un fait générateur survenu dans la province ". Si par contre, le fait générateur s'est produit " ailleurs que dans une province ", c'est le délai de prescription de six ans prévu à l'article 32 pour les procédures engagées par ou contre l'État fédéral, qui s'applique.

[51]      Conclure en l'espèce que le fait générateur s'est produit dans une province et que le délai de prescription applicable est celui que prévoit la loi sur la prescription des actions de la Colombie-Britannique aura deux principales conséquences. En premier lieu, l'article premier de cette loi définit l'" action " soumise à son application comme s'entendant de " toute procédure judiciaire et de l'exercice de toute voie de droit extrajudiciaire ". Le demandeur soutient que la sommation de payer doit tomber soit dans l'une soit dans l'autre catégorie de cette large définition du terme " action "; donc si elle n'est pas une " procédure judiciaire ", elle doit être une " voie de droit extrajudiciaire ". En second lieu, la même loi prévoit en son paragraphe 9(3) que la dette prescrite est éteinte ; la grande majorité des lois portant délai de prescription prévoient seulement que la dette prescrite ne peut être recouvrée au moyen d'une procédure judiciaire.

[52]      Bien que ce point ne présente aucune importance dans le contexte de l'affaire, il se trouve que si le demandeur a raison de soutenir qu'une dette due par application de la Loi de l'impôt sur le revenu se fait normalement jour dans la province de résidence du contribuable, le délai pendant lequel l'État peut recouvrer cette dette varie selon la province de résidence puisque les lois en matière de prescription sont bien différentes d'une province à l'autre.

[53]      Me Worland s'appuie sur deux précédents, où il a été jugé qu'une dette exigible par application d'une loi fédérale est une cause d'action survenue dans une province, et est donc soumise au délai de prescription prévu par la loi de la province où réside le contribuable, si la loi fédérale n'en a pas exclu l'application : E.H. Price, précité, page 844 (Loi sur la taxe d'accise), et Brière précité, pages 418 et 419 (Loi sur l'assurance-chômage).

[54]      Plus récemment, cependant, dans Gingras c. Canada (1994), 113 D.L.R. (4th) 295 (C.A.F.), le juge Décary a examiné (à la page 319) si l'obligation pour l'État de payer la prime linguistique au demandeur, qui était un agent de la GRC, découlait de la loi fédérale ou provinciale. Si cette obligation tenait à la loi provinciale, elle devait être soumise au délai de prescription prévu au Code civil du Bas-Canada. Le juge Décary fait observer qu'il serait plutôt incongru que l'applicabilité d'un droit créé par une loi fédérale dépendait de la province où habitait cet agent. Les faits de la cause étaient cependant tels qu'il ne lui était pas nécessaire de tirer une conclusion définitive sur la question de savoir si la loi en jeu créait une cause d'action fédérale.

[55]      Je dois faire remarquer que le point litigieux en l'espèce n'est guère éclairé par la conclusion tirée dans English, Scottish and Australian Bank Ltd. v. Commissioners of Inland Revenue, [1932] AC 238 (H.L.), qu'une dette devait être " localisée en un lieu " et que ce lieu était normalement le lieu de résidence du débiteur. Le contexte de cette dernière cause était très différent, puisqu'il s'agissait de savoir si la dette en question " était localisée à l'extérieur de la Grande-Bretagne " pour bénéficier de l'exemption des droits de timbre. En outre, il n'était nullement question du contexte fédéral qui est en jeu en l'espèce, lequel peut nécessiter une approche différente pour ce qui est de la " localisation " de la dette.

[56]      En principe, on ne peut guère contester que la Loi de l'impôt sur le revenu doive, autant que possible, s'appliquer uniformément aux contribuables à travers le pays. Il est naturellement des cas où, comme le fait observer Me Worland, la dette contractée par le contribuable en raison des mêmes faits variera inévitablement selon la province de sa résidence. Ainsi donc, que l'impôt soit exigible ou non, ou qu'une dépense soit déductible ou non, pourra dépendre des effets juridiques que le droit des contrats en vigueur dans la province où habite le contribuable reconnaît à un acte commercial donné.

[57]      À mon avis cependant, bien que l'argent dû par le contribuable par application de la Loi de l'impôt sur le revenu soit une dette envers l'État, et que la dette soit un concept de common law, il n'y a aucune raison de principe d'en subordonner l'exécution à la loi provinciale dès lors que pareille sujétion déroge sans justification à l'application uniforme de la loi. En effet, si la loi de la Colombie-Britannique était applicable à la dette en question, celle-ci aurait été tout bonnement éteinte.

[58]      D'ailleurs, dans Vancouver Society of Immigrant and Visible Minority Women c. Canada (Ministre du Revenu national) (C.S.C., 28 janvier 1998), le juge Gonthier a fait observer que, bien que la Loi de l'impôt sur le revenu ne définisse pas la notion d'" organisme de bienfaisance " et en laisse le soin aux tribunaux, elle la conçoit sous l'optique de la loi fédérale uniforme à travers le pays et cette conception

     ne [correspond] pas précisément à celle qu'on leur donne dans les provinces de common law, en raison des décisions des tribunaux et des incursions législatives des provinces dans la common law.         

[59]      J'estime donc qu'il faut interpréter la Loi de l'impôt sur le revenu comme créant une cause d'action fédérale dans le cas où le contribuable ne paie pas l'impôt régulièrement établi. En conséquence, s'il y avait un délai de prescription applicable à l'exercice par l'État de son pouvoir de recouvrer l'impôt par l'une quelconque des méthodes prévues par la loi, ce serait le délai de six ans prescrit par l'article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, et non le délai de prescription légale en vigueur dans la province où habitait le contribuable.

Le troisième point litigieux

[60]      À supposer que je me sois trompé et que ce soit la loi Limitation Act de la Colombie-Britannique qui s'applique, je conviens alors avec le demandeur que le recours aux méthodes de recouvrement prévues à la Loi de l'impôt sur le revenu, dont la sommation de payer, est une " voie de droit extrajudiciaire " au sens de l'article premier de cette loi provinciale.

[61]      Nul doute que les mesures de redressement prévues à la Loi de l'impôt sur le revenu n'étaient pas ce que le législateur provincial visait au premier chef lorsqu'il définissait " action " comme s'entendant également de " l'exercice de toute voie de droit extrajudiciaire ". Cependant, à titre de substitut de la " procédure judiciaire ", la voie de droit extrajudiciaire doit être interprétée comme comprenant les mesures de redressement légal disponibles qui permettent à Revenu Canada de recouvrer des dettes fiscales par des mesures unilatérales à part l'action en justice. Sinon il y aurait une lacune dans la loi qui ne peut se justifier étant donné l'objectif de la loi provinciale sur la prescription des actions.

Le quatrième point litigieux

[62]      Il s'agit de savoir si la loi Limitation Act de la Colombie-Britannique s'applique aux mesures prises par l'État fédéral, après l'expiration du délai de prescription qu'elle prévoit, pour percevoir l'impôt exigible par application de la loi provinciale de l'impôt sur le revenu. En exécution de l'Accord de perception fiscale entre le Canada et la Colombie-Britannique [Mémoire d'accord daté du 23 août 1984 entre le ministre des Finances du gouvernement du Canada et le ministre des Finances de la Colombie-Britannique, modifiant un accord antérieur en application du paragraphe 7(2) de la Loi sur les arrangements fiscaux entre le gouvernement fédéral et les provinces (L.R.C. (1985), ch. F-8), modifiée, et du paragraphe 69(2) de la loi Income Tax Act de la Colombie-Britannique], l'État fédéral perçoit l'impôt exigible par application de la dernière loi en qualité de mandataire des autorités provinciales.

[63]      Dans une grande mesure, les dispositions de la loi de l'impôt sur le revenu de la Colombie-Britannique sur l'établissement et la perception de l'impôt ont été modifiées de façon à s'aligner sur les dispositions correspondantes de la Loi de l'impôt sur le revenu fédérale. Par exemple, les dispositions en matière de sommation de payer de cette dernière (paragraphe 224(1)) ont été intégrées par référence à l'article 67 de la première, dont les paragraphes 69(2) et (3) habilitent le ministre et le sous-ministre du Revenu national du Canada à exercer certains pouvoirs de perception dont cette loi investit le ministre de la Colombie-Britannique.

[64]      L'analyse de ce point est essentiellement la même que dans le contexte du premier point litigieux touchant la Loi de l'impôt sur le revenu fédérale. Il échet donc d'examiner en premier lieu si la loi de l'impôt sur le revenu de la Colombie-Britannique peut être interprétée comme excluant l'application de la loi provinciale sur la prescription des actions, aux diverses mesures que le ministre peut prendre pour établir, redresser et percevoir l'impôt.

[65]      Même dans le cas où le défendeur procède à la perception de l'impôt qui serait exigible en application d'une loi provinciale qu'il administre en exécution d'un accord fédéral-provincial, l'article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif serait toujours applicable, car la mesure de perception est le fait d'un ministre fédéral, encore que par autorisation de la loi provinciale.

[66]      Cependant, la réserve contenue dans l'article 32, savoir que celui-ci s'applique " sauf disposition contraire de la présente loi ou de toute autre loi fédérale ", ne met certainement pas en jeu une disposition d'une loi provinciale comme la loi de l'impôt sur le revenu de la Colombie-Britannique.

[67]      Néanmoins, cet article 32 ne s'appliquera à une sommation de payer que si cette mesure peut être qualifiée de " poursuite à laquelle l'État est partie pour tout fait générateur survenu dans la province ". Par les mêmes motifs que ceux portant sur les sommations de payer relatives aux dettes exigibles par application de la Loi de l'impôt sur le revenu fédérale, je conclus que l'exercice du pouvoir d'envoyer les sommations de payer n'est pas une " poursuite pour un fait générateur ".

[68]      Cependant, le fait que l'article 32 ne s'applique pas à la sommation de payer envoyée dans le contexte de la loi de l'impôt sur le revenu de la Colombie-Britannique ne tranche pas la question de savoir si la loi provinciale sur la prescription des actions s'applique de son propre chef, et non pas en vertu de l'intégration par référence de la loi provinciale applicable à l'article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif.

[69]      La première question qui se pose à ce sujet est de savoir si la loi provinciale sur la prescription des actions peut s'appliquer à une mesure prise par le défendeur, qui est un ministre fédéral, en vue de recouvrer une dette due à la Couronne provinciale par application de la loi provinciale de l'impôt sur le revenu.

[70]      La loi d'interprétation de la Colombie-Britannique, Interpretation Act, R.S.B.C., c. 238, prend le contre-pied de la présomption de la common law que les lois n'engagent pas l'État en l'absence de dispositions expresses ou implicites à cet effet. Voici ce que prévoit le paragraphe 14(1) de cette loi :

     [TRADUCTION]

     Sauf disposition contraire expresse, les lois ont force obligatoire pour l'État.         

Il s'agit donc de savoir si " l'État " s'entend aussi du ministre fédéral qui exerce, pour le compte de l'État provincial, un pouvoir prévu par une loi provinciale.

[71]      L'article 29 de la loi d'interprétation de la Colombie-Britannique définit " État " comme étant " Sa Majesté du chef de la Colombie-Britannique ". La notion n'embrasse donc pas un ministre fédéral lors même qu'il agit pour le compte de la Couronne du chef de la province. Puisqu'il n'y a pas présomption légale sur ce point, c'est la présomption de la common law qui prévaut. Il s'ensuit qu'en l'absence de dispositions expresses ou implicites à cet effet, la loi sur la prescription des actions de la Colombie-Britannique ne s'applique pas aux mesures prises par un ministre fédéral pour appliquer la loi de l'impôt sur le revenu de la province. À mon avis, on ne peut pas dire que la loi sur la prescription des actions s'applique, par implication nécessaire, à l'État fédéral.


[72]      Cependant, à supposer que je me sois trompé sur ce point, je conclurais, pour les raisons que j'ai déjà données, que la sommation de payer est une " voie de droit extrajudiciaire " et est ainsi assujettie à la loi sur la prescription des actions de la Colombie-Britannique, par l'effet de son article premier.

G.      CONCLUSION

[73]      Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée et la Cour répond aux questions posées au paragraphe 16 comme suit :

     1. Non

     2. " ailleurs que dans une province "

     3. Oui

     4. i) Non      ii) Non

     Signé : John M. Evans

     ________________________________

     J.C.F.C.

Ottawa (Ontario),

le 19 février 1999

Traduction certifiée conforme,

Laurier Parenteau, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER No :              T-250-98

INTITULÉ DE LA CAUSE :      Joe Markevich c. Sa Majesté la Reine du chef du Canada

LIEU DE L'AUDIENCE :          Vancouver

DATE DE L'AUDIENCE :      18 janvier 1999

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE JUGE EVANS

LE :                          19 février 1999

ONT COMPARU :

M. Ian Worland                  pour le demandeur

Mme Judith Bowers                  pour le défendeur

M. Carl Januszczak

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Douglas, Symes & Brissenden          pour le demandeur

Vancouver (C.-B.)

M. Morris Rosenberg              pour le défendeur

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.