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Date : 20190508


Dossier : T-739-17

Référence : 2019 CF 616

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 8 mai 2019

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

LES LABORATOIRES SERVIER

et

SERVIER CANADA INC.

demandeurs

et

APOTEX INC.

et

MINISTRE DE LA SANTÉ

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu  2

II. Introduction  4

III. Le brevet 825  6

IV. Question en litige  11

V. Les témoins  12

A. Témoins des faits  12

B. Témoins experts  17

(1) Stephen Robert Byrn, Ph. D.  17

(2) Allan Mark Evans, Ph. D.  27

(3) Naïr Rodriguez-Hornedo, Ph. D.  32

(4) M. Richard J. Bastin  39

(5) Michael J. Zaworotko, Ph. D.  47

C. Témoins : admissibilité et force probante de la preuve  53

VI. Personne versée dans l’art (la PVA)  62

VII. Charge de la preuve  63

VIII. Interprétation des revendications  64

IX. Analyse  82

A. Utilité  83

B. Le caractère suffisant  88

C. Portée excessive  100

(1) Sel d’arginine de périndopril  101

a) M. Byrn  102

b) M. Evans  103

c) Mme Rodriguez-Hornedo  104

(2) Ainsi que ses hydrates  110

D. Évidence  121

(1) Le cadre relatif à l’analyse de l’évidence  122

(2) Les experts  126

(3) Application du cadre relatif à l’analyse de l’évidence  134

a) Réponse de Servier à l’argumentation relative à l’évidence  153

b) Historique de l’invention  157

c) Pfizer Canada Inc. c Apotex Inc., 2017 CF 774 [décision Pfizer] (le juge Brown) 158

d) L’affaire australienne  162

E. Double brevet  164

X. Conclusion  167

I.  Aperçu

[1]  Conformément à l’article 6 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, version modifiée [le Règlement AC], la présente requête vise à obtenir de la Cour une ordonnance de la nature d’un bref de prohibition dans le but d’empêcher le ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Apotex Inc. [Apotex] pour son APO-PERINDOPRIL/AMLODIPINE sous forme de comprimés administrés par voie orale contenant 3,5/2,5 mg, 7/5 mg et 14/10 mg de périndopril/d’arginine/d’amlodipine.

[2]  Les demandeurs, Les Laboratoires Servier et Servier Canada [Servier], sont des innovateurs dans l’industrie pharmaceutique. Ils ont obtenu l’approbation réglementaire du ministre de la Santé concernant un produit pharmaceutique, soit un inhibiteur de l’enzyme de conversion de l’angiotensine (ECA) appelé VIACORAM®, un médicament utilisé principalement pour le traitement de l’hypertension et de l’insuffisance cardiaque.

[3]  Le brevet qui accorde un monopole aux demandeurs est le brevet canadien n° 2,423,825 [le brevet 825]. Il porte sur un « nouveau sel de périndopril et les compositions pharmaceutiques qui le contiennent ».

[4]  Un fabricant de médicaments génériques, comme Apotex, qui souhaite commercialiser une version générique d’un médicament doit déposer une présentation (il s’agit ici d’une présentation abrégée de drogue nouvelle) auprès du ministre de la Santé; dans sa présentation, le fabricant fait des comparaisons précises entre le médicament générique et le médicament innovant afin d’obtenir un avis de conformité [AC] pour son propre médicament générique.

[5]  En fait, le fabricant de médicaments génériques qui souhaite commercialiser un médicament déjà protégé par un brevet dispose de deux options : soit le fabricant de médicaments génériques attend jusqu’à l’expiration du brevet pour obtenir l’approbation du ministre, soit il fait valoir, au moyen d’un avis d’allégation [AA], que le brevet est invalide et qu’il ne serait par conséquent pas contrefait si un avis de conformité était délivré. C’est le cas en l’espèce. L’AA comprend un énoncé détaillé du fondement juridique et factuel de l’allégation (sous-alinéa 5(3)b)(ii) du Règlement AC, DORS/93-133). L’AA constitue le cadre dans lequel le débat doit avoir lieu. Il encadre l’instance : une allégation non incluse dans l’AA ne peut être invoquée dans le cadre de l’instance.

[6]  En l’espèce, l’AA porte sur l’invalidité du brevet 825, propriété de Servier. Il n’y a aucune allégation de non-contrefaçon.

[7]  Dans son AA du 4 avril 2017, Apotex, fabricant de médicaments génériques, alléguait l’invalidité du brevet 825 pour un certain nombre de motifs : double brevet et sélection inappropriée, insuffisance, évidence, absence d’utilité, portée excessive et antériorité.

II.  Introduction

[8]  La présente affaire concerne fondamentalement un brevet relatif au périndopril, l’ingrédient pharmaceutique actif (l’IPA) utilisé dans le traitement de l’hypertension et de l’insuffisance cardiaque. Mais la présente affaire ne vise pas à obtenir un monopole pour le périndopril. Servier a réussi à obtenir un brevet au Canada pour un composé, la molécule de périndopril, et ses sels pharmaceutiquement acceptables (brevet 1,341,196 [le brevet 196]).

[9]  La demande concernant ce qui est devenu le brevet 196 était datée du 10 octobre 1981, mais, pour des raisons qui n’ont jamais été évoquées en l’espèce, le brevet 196 a été délivré près de 20 ans plus tard, le 6 mars 2001. En conséquence, Servier jouissait d’un monopole sur le médicament utilisé dans le traitement de l’hypertension jusqu’en mars 2018.

[10]  Le médicament était commercialisé au Canada depuis 1994 (de toute évidence bien avant la délivrance du brevet 196) sous le nom « COVERSYL® ». Servier a choisi de commercialiser le périndopril avec un de ses sels pharmaceutiquement acceptables. Ledit sel est désigné comme le sel d’erbumine du périndopril ou sel de tert-butylamine du périndopril. L’erbumine est l’abréviation acceptée pour le sel de tert-butylamine.

[11]  Dans sa demande intitulée « Nouveau sel de périndopril et les compositions pharmaceutiques qui le contiennent », Servier cherchait à faire breveter un sel différent de l’erbumine, en combinaison avec le périndopril. Présentée en mars 2003, dix ans après le début de la commercialisation du périndopril sous la forme de son sel d’erbumine, la demande a été accueillie et déposée le 21 février 2006. Si elle est valide, la demande confère à Servier un monopole propre à un sel en particulier, le sel d’arginine de périndopril, un sel différent du sel d’erbumine, mais qui constitue un sous-ensemble des « sels pharmaceutiquement acceptables » visés par le brevet 196. Autrement dit, le sel d’erbumine et le sel d’arginine seraient des sous‑ensembles du brevet 196, mais ils diffèrent en ce sens que le sel d’arginine est réputé offrir une meilleure stabilité dans les milieux où la température et l’humidité sont élevées. Le nouveau brevet, celui en cause dans la présente affaire, porte le numéro 2,423,825.

[12]  En substance, Apotex soutient que Servier prolonge illégalement son monopole en brevetant un sel ayant fait l’objet du brevet 196 comme l’un des sels pharmaceutiquement acceptables. Selon Apotex, le brevet 825 est invalide. Apotex est libre de commercialiser sa version du sel de tert-butylamine du périndopril, et elle le fait, étant donné que le brevet 196 est expiré au Canada. En outre, comme cela a été confirmé au cours de l’audition de la présente affaire, Apotex peut certainement mettre au point un sel de périndopril différent, puisque le brevet 825 se limite au sel d’arginine. Néanmoins, Apotex conteste le sel d’arginine de périndopril qui est commercialisé par Servier.

[13]  Le brevet 825 revendique une date de priorité par rapport au brevet français no 02.04847 déposé le 18 avril 2002.

III.  Le brevet 825

[14]  Le brevet 825 est un bref document d’à peine cinq pages, et la cinquième page renferme les cinq revendications. Il concerne l’invention du sel d’arginine de périndopril, de ses hydrates et des compositions pharmaceutiques qui le contiennent. Le brevet 825 ne porte pas sur le périndopril en tant que tel, mais plutôt sur un nouveau sel. Le périndopril existe à un état globalement neutre sous forme de zwitterion (une molécule globalement neutre avec des composants acides et basiques, qui possèdent une charge négative et positive) dans lequel son acide carboxylique porte une charge négative et son amine porte une charge positive. Comme il a été mentionné précédemment, le brevet canadien 196 portait sur le périndopril et ses « sels pharmaceutiquement acceptables ».

[15]  La divulgation du brevet 825 indique qu’il s’est avéré difficile de trouver un sel pharmaceutiquement acceptable qui assurera une bonne biodisponibilité et une stabilité suffisante pour la préparation et la conservation des compositions pharmaceutiques. On a estimé que le sel de tert-butylamine n’était pas la solution complète aux problèmes rencontrés en milieu relativement très chaud et humide. Ainsi, dans certains pays, le sel de tert-butylamine doit être protégé par des suremballages et sa durée de conservation est limitée à deux ans. Même si le sel de tert‑butylamine était adéquat pour la mise au point du produit contenant du périndopril, le brevet 825 est présenté comme étant une amélioration.

[16]  Ces contraintes sont plus ou moins surmontées grâce au nouveau sel d’arginine, qui présente « des avantages totalement inattendus par rapport à tous les autre sels étudiés et plus particulièrement par rapport au sel de tert-butylamine du périndopril » (brevet 825, p. 2.

[17]  Le problème posé, pour lequel le brevet 825 offrait une solution, était la volatilité du sel d’erbumine du périndopril, un sel qui a tendance à se dégrader par la formation de dicétopipérazines et par hydrolyse de l’ester, déclenchées par la chaleur et l’humidité intenses. Les analyses par chromatographie en phase liquide réalisées à Servier ont confirmé que le périndopril est intrinsèquement instable et que le sel d’erbumine n’avait pas réglé les problèmes de stabilité chimique. Le brevet 825 fait référence, à la page 2, aux conséquences de cette instabilité, à savoir la nécessité de « tropicaliser » les comprimés de périndopril erbumine au moyen d’un emballage en plaquettes alvéolées en aluminium/PVC et la durée de conservation limitée de deux ans. Les comprimés doivent être conservés à une température inférieure à 30 degrés.

[18]  Le lecteur est informé que de nombreux sels habituellement utilisés dans l’industrie pharmaceutique ont été étudiés, puis rejetés parce qu’ils étaient inutilisables. La divulgation insiste sur le fait que, de façon inattendue, le sel d’arginine de périndopril a présenté des avantages par rapport à tous les autres sels étudiés.

[19]  Même si l’invention est censée concerner le sel d’arginine de périndopril, ses hydrates ainsi que les compositions pharmaceutiques qui le contiennent, le brevet 825 prévoit que « [l]e sel d’arginine sera préférentiellement le sel d’arginine naturelle ou sel de L‑arginine » (p. 2). Le seul autre endroit où le lecteur trouvera une référence au sel de L‑arginine, c’est à la page 4 du mémoire descriptif où sont présentés les résultats d’une étude comparant la volatilité du nouveau sel à celle du sel de tert-butylamine. Dans le brevet, il est mentionné que « [l]e sel d’arginine utilisé dans cette étude est le sel de L‑arginine ». Le sel de L‑arginine est présent dans la nature, mais il existe aussi d’autres configurations : la D-arginine et le racémate D-L.

[20]  De nombreuses compositions pharmaceutiques sont mentionnées, comme l’administration par voie nasale, les suppositoires, les crèmes, les pommades et les comprimés ou les dragées. Le brevet 825 précise ensuite qu’« [à] titre préférentiel1, les compositions pharmaceutiques selon l’invention seront des comprimés à libération immédiate ». Comme nous le verrons lors de l’examen des revendications, la troisième revendication renvoie précisément à une composition pharmaceutique revendiquée, celle d’un comprimé à libération immédiate.

[21]  De même, le brevet 825 montre également une préférence pour une dose comprise entre 1 et 10 mg du sel d’arginine de périndopril (p. 3), mais il revendique une dose comprise entre 0,2 et 10 mg à la revendication 4. De toute évidence, le brevet 285 revendique cette fois-ci davantage que la préférence exprimée dans la divulgation. La divulgation énonce ainsi ces préférences :

  • a) une préférence quant à la composition pharmaceutique, ce qui correspond à la revendication 3 portant sur la composition préférentielle sous forme de comprimé à libération immédiate;

  • b) une autre au sujet de la dose préférentielle de 1 à 10 mg de sel d’arginine de périndopril, ce qui ne correspond à aucune revendication, puisque la quatrième revendication concerne finalement une dose de 0,2 à 10 mg du sel d’arginine;

  • c) enfin, la préférence pour le sel d’arginine naturelle, la dénommée « L‑arginine », n’est mentionnée qu’en raison de l’étude comparative entre le sel d’arginine et le sel d’erbumine figurant dans la divulgation. Deux éléments sont dignes de mention. Premièrement, on peut lire dans le brevet 825 que « [l]e sel d’arginine utilisé dans cette étude est le sel de L‑arginine ». Deuxièmement, le brevet ne revendique rien d’autre que le sel d’arginine de périndopril et ses hydrates; les revendications ne précisent pas que seule la L‑arginine est recherchée.

[22]  Le brevet 825 offre peu d’information sur la façon dont le sel de L‑arginine a été préparé, autre que « selon une méthode classique de salification de la chimie organique » (p. 4). Cette information sera interprétée avec les renseignements fournis au lecteur sur la façon dont l’étude a été menée. On peut lire au bas de la page 3 :

Cette étude a été réalisée avec des comprimés à libération immédiate contenant soit 2,4 mg de sel d’arginine de périndopril, soit 2,0 mg de sel de tert-butylamine de périndopril (ces deux comprimés contiennent chacun 1,7 mg de périndopril). Le dosage des comprimés est effectué après 6 mois de mise en stabilité des comprimés, à différentes températures et à différents pourcentages d’humidité relative (HR).

Les résultats de l’étude sont reproduits ci-après. Comme on peut le constater, à 40 ºC, avec une humidité relative de 75 %, les sels d’erbumine se dégradent de manière beaucoup plus importante que le sel d’arginine en ce sens qu’une quantité beaucoup moindre de sel d’erbumine du périndopril (perte de près du tiers) demeure selon l’étude effectuée dans des conditions d’humidité et de température élevées :


Conditions

6 mois

Sel de tert-butylamine

de périndopril

Pourcentage restant (%)

Sel d’arginine de périndopril

Pourcentage restant (%)

25 ºC

60 % HR

101,0

99,5

30 ºC

60 % HR

94,4

98,1

40 ºC

75 % HR

67,2

98,6

Le brevet 825 réclame « la très grande stabilité du sel d’arginine par rapport au sel de tert‑butylamine » (p. 4). Par conséquent, selon la divulgation, le nouveau produit exige moins de contraintes par rapport à l’emballage et permet d’obtenir une durée de conservation d’au moins trois ans.

[23]  Les trois inventeurs dont le nom figure au brevet 825 sont Gérard Damien, qui a présenté un affidavit et qui a été contre-interrogé, François Lefoulon et Bernard Marchand. Le périndopril arginine a été produit pour la première fois en 1984 par M. Marchand.

[24]  Le brevet 825 comporte cinq revendications. La revendication 1 revendique un sel d’arginine de périndopril et ses hydrates. La revendication 2 revendique une composition pharmaceutique contenant le sel d’arginine de périndopril ainsi que ses hydrates en combinaison avec un ou plusieurs excipients non toxiques et pharmaceutiquement acceptables. La revendication 3 revendique la composition pharmaceutique de la revendication 2 caractérisée en ce qu’elle se présente sous forme de comprimé à libération immédiate. La revendication 4 revendique une composition pharmaceutique des revendications 2 ou 3 caractérisées en ce qu’elle contient de 0,2 à 10 mg de sel d’arginine de périndopril. La revendication 5 fait référence à l’utilité de la composition pharmaceutique selon l’une quelconque des revendications 2 à 4 au traitement de l’hypertension et de l’insuffisance cardiaque.

IV.  Question en litige

[25]  La question que la Cour est appelée à trancher est celle de savoir si Servier a démontré que les allégations d’invalidité formulées par Apotex dans son avis d’allégation sont non fondées. Voici les motifs de non‑validité soulevés à propos du brevet 825 :

  • invalidité;

  • insuffisance;

  • portée excessive;

  • évidence;

  • double brevet;

  • antériorité.

V.  Les témoins

A.  Témoins des faits

[26]  Les parties ont soumis des déclarations sous serment de quatre témoins : Denise Pope et Gérard Damien pour Servier; et Lisa Ebdon et Duane Terrill pour Apotex. Denise Pope est parajuriste chez Norton Rose Fulbright S.E.N.C.R.L., s.r.l., avocats des demandeurs. Lisa Ebdon est parajuriste/assistante juridique chez Goodmans LLP, avocats de la défenderesse. Duane Terrill est directeur associé, Affaires réglementaires, chez Apotex Inc. Comme les affidavits fournis par Denise Pope, Lisa Ebdon et Duane Terrill servaient principalement à présenter des pièces, ces témoins n’ont pas été contre-interrogés.

[27]  Gérard Damien a été le seul témoin des faits à être contre-interrogé. M. Damien est l’un des inventeurs nommés du brevet 825. Il est titulaire d’un diplôme en génie chimique de l’Institut national des sciences appliquées de Lyon. De février 1970 à novembre 1974, et il a travaillé comme chercheur en chimie organique aux Laboratoires Égic. En décembre 1974, il a entamé une carrière de 34 ans aux Laboratoires Servier à titre de directeur du département de développement analytique au Centre de développement pharmaceutique. Il a occupé ce poste jusqu’en 1987 avant de devenir directeur adjoint, puis directeur du Centre en 1992 (affidavit de M. Damien, par. 8 à 10). Il a étudié et déterminé la cause de l’instabilité des comprimés de périndopril erbumine, conçu le sel d’arginine de périndopril comme solution au problème, examiné et confirmé sa stabilité par rapport au périndopril erbumine.

[28]  M. Damien a présenté l’historique du brevet. En 1982, il a entrepris des travaux de mise au point du périndopril sous sa forme de sel d’erbumine, qu’il avait obtenu de l’équipe de recherche de synthèse à Servier. L’objectif de Servier était de [traduction] « mettre au point une préparation pharmaceutique contenant le sel d’erbumine de périndopril qui soit suffisamment stable pour être lancée sur le marché rapidement, de préférence sous forme de comprimé » (affidavit de M. Damien, par. 22). Le rôle précis de M. Damien consistait à [traduction] « mettre en place des méthodes appropriées pour analyser le sel d’erbumine de périndopril, étudier la pureté de certains lots du sel d’erbumine de périndopril utilisés dans la mise au point de la composition pharmaceutique et d’entreprendre des études de stabilité sur le principe actif lui‑même, ainsi que sur la composition pharmaceutique du sel d’erbumine de périndopril » (affidavit de M. Damien, par. 25).

[29]  À cette époque, M. Damien était [traduction] « préoccupé (tout comme [son] équipe) par la possibilité que le sel d’erbumine de périndopril entraîne des problèmes de stabilité, compte tenu des premiers résultats des préparations expérimentales en matière de stabilité » (affidavit de M. Damien, par. 26). Des études par chromatographie en phase liquide et des analyses de structure ultérieures ont révélé que le périndopril lui-même pouvait se dégrader selon deux voies différentes : la première, par hydrolyse de la fonction ester à une humidité relativement élevée; la seconde, par cyclisation intramoléculaire menant à la formation de composés de type lactames à des températures élevées. La recherche d’une préparation de périndopril erbumine limitant la vitesse de dégradation du périndopril représentait donc tout un défi (affidavit de M. Damien, par. 27 et 28). La préparation mise au point, qui a été commercialisée sous le nom COVERSYL®, était stable à des températures basses à modérées et à une humidité faible à modérée, mais elle est devenue moins stable à des températures plus élevées et à une humidité relative élevée.

[30]  Afin de mettre en marché rapidement le périndopril, Servier a choisi d’utiliser le sel d’erbumine de périndopril et de procéder à la compression directe plutôt qu’à la granulation humide, son procédé privilégié, pour éviter la perte de périndopril.

[31]  Dans son affidavit, M. Damien a évoqué une discussion avec son collègue, Bernard Marchand, au milieu des années 1980, au cours de laquelle on avait suggéré le sel d’arginine de périndopril comme préparation de remplacement. Le problème, c’est que l’erbumine était considéré comme un produit relativement volatil lorsqu’il était utilisé dans la salification du périndopril. La solution est devenue la confection d’un emballage optimal qui résisterait à la chaleur et à l’humidité, ce que l’on a appelé un emballage « tropicalisé ». Cela a amené M. Damien et son équipe à discuter de la possibilité d’un sel différent. La conversation s’est ensuite portée sur l’utilisation d’autres acides aminés (affidavit de M. Damien, par. 44). M. Damien s’est rappelé cette expérience à Égic où il avait travaillé avec la lysine, un acide aminé naturel. La lysine n’était pas disponible à Servier à l’époque. Toutefois, [traduction] « la forme naturelle de l’arginine, c’est-à-dire la L‑arginine » (affidavit de M. Damien, par. 46) était disponible. Ni M. Damien ni M. Marchand n’étaient au courant que le sel de L‑arginine était utilisé pour former un sel du principe actif. Ils savaient toutefois que le sel de L‑arginine était utilisé seul dans certaines préparations pharmaceutiques (affidavit de M. Damien, par. 46).

[32]  En 1984, MM. Damien et Marchand ont réussi à synthétiser le sel d’arginine de périndopril. Le procédé n’a pas été optimisé pour le fabriquer. Le périndopril non salifié et la L‑arginine ont été réunis en quantités stœchiométriques dans un milieu aqueux. La solution a été ensuite été séchée sous vide. Cette méthode était considérée comme une procédure habituelle à l’époque (affidavit de M. Damien, par. 47). À ce stade, des progrès substantiels avaient déjà été réalisés dans la mise au point des comprimés de sel d’erbumine de périndopril, et la direction de Servier éprouvait de sérieuses réserves à l’idée de disperser les efforts de recherche. En outre, la direction souhaitait mettre sur le marché son produit existant (le périndopril erbumine) le plus rapidement possible et l’instabilité des comprimés pouvait être atténuée par l’utilisation d’un emballage tropicalisé destiné aux pays chauds et humides (affidavit de M. Damien, par. 49).

[33]  Entre 1990 et 1993, l’équipe de M. Damien a continué à soutenir les efforts de Servier en vue de commercialiser le sel d’erbumine de périndopril. En outre, M. Damien a mené quelques analyses visant à confirmer son hypothèse selon laquelle les problèmes de stabilité avec le périndopril erbumine étaient liés à la volatilité de l’erbumine. M. Damien a confirmé cette hypothèse, renouvelant ainsi son intérêt à trouver le sel de périndopril le plus stable (affidavit de M. Damien, par. 50 à 54).

[34]  M. Damien a par la suite supervisé les essais de stabilité comparatifs de cinq sels de périndopril : sodium, chlorhydrate, maléate, arginine et erbumine. Les principes actifs ont été testés sous forme de poudre. Les résultats ont démontré que le sel d’arginine de périndopril et le sel d’erbumine de périndopril étaient tous les deux stables à des températures élevées (100 degrés Celsius) pendant 48 heures lorsque le contenant était hermétique. Toutefois, lorsque le sel d’erbumine de périndopril était chauffé à 100 degrés Celsius pendant 48 heures dans un contenant ouvert, on observait une dégradation complète de la molécule de périndopril. Par contre, lorsque le périndopril arginine a été chauffé à 100 degrés Celsius pendant 48 heures dans un contenant ouvert, le sel d’arginine ne s’est pas dégradé (affidavit de M. Damien, par. 56 à 59). Il était donc possible de conditionner les comprimés de périndopril arginine dans des flacons ordinaires, par rapport à l’emballage tropicalisé qui était nécessaire pour les comprimés de périndopril erbumine. Cependant, à cette étape, il aurait fallu fabriquer des comprimés de périndopril arginine pour évaluer complètement leur stabilité. À l’époque, ce n’était pas une priorité pour Servier. Servier a continué d’utiliser différents emballages selon la région où les comprimés étaient mis en marché. Toutefois, l’emballage tropicalisé était plus coûteux et nécessitait un nouvel équipement et des étapes additionnelles.

[35]  En 1998, M. Damien a convaincu la direction de Servier de rouvrir le dossier des sels de périndopril de remplacement. Un examen approfondi des essais comparant la stabilité du périndopril erbumine à celle du périndopril arginine a permis de conclure que les comprimés de périndopril arginine étaient beaucoup plus stables que les comprimés de périndopril erbumine et qu’ils pouvaient être conditionnés dans un flacon avec un déshydratant. Pour M. Damien, il est également apparu clairement durant ces études qu’en présence d’humidité, le sel d’arginine serait capable de former des hydrates. D’après les résultats de M. Damien, Servier a décidé à la fin de 2002 de mettre au point et de commercialiser le sel d’arginine de périndopril (affidavit de M. Damien, par. 67 à 74).

B.  Témoins experts

[36]  Les parties ont également soumis des affidavits de cinq témoins experts, qui ont tous été contre-interrogés. Les témoins experts de Servier sont : M. Stephen Byrn, M. Allan Mark Evans et Mme Naïr Rodriguez‑Hornedo. Les témoins experts d’Apotex sont : M. Richard J. Bastin et M. Michael J. Zaworotko.

(1)  Stephen Robert Byrn, Ph. D.

[37]  M. Byrn est un expert renommé dans l’industrie pharmaceutique et, tout particulièrement, dans la mise au point de formulations, la stabilité et la sélection des sels. Il est professeur de chimie médicinale de l’école de pharmacie Charles B. Jordan à l’Université Purdue et titulaire d’un doctorat en chimie de l’Université de l’Illinois, en plus d’avoir effectué ses travaux postdoctoraux à l’UCLA. Auteur prolifique de publications évaluées par des pairs, M. Byrn a cosigné l’ouvrage phare dans le domaine de la chimie de l’état solide des produits pharmaceutiques. Il a aussi fondé en 1991 SSCI, Inc. (SSCI), entreprise de recherche et d’information comptant 100 employés spécialisés dans la recherche analytique sur l’étude des sels et des polymorphes. L’entreprise a été vendue en 2006. Depuis avril 2002, M. Byrn a dirigé, supervisé ou contrôlé plus de 100 sélections de sels et plus de 200 sélections de polymorphes.

[38]  L’expert a témoigné à de nombreuses reprises dans des affaires de brevets; son expertise a été retenue principalement par des innovateurs, mais également par des sociétés de médicaments génériques.

[39]  Servier avait retenu les services de M. Byrn à titre de témoin expert dans l’affaire australienne Apotex Pty Ltd v Les Laboratoires Servier, [2013] FCA 1426 (juge Rares), devant la Cour fédérale de l’Australie, qui portait sur un brevet assez similaire au brevet en cause. Dans cette affaire, M. Byrn avait exprimé son opinion sur 1) la façon dont il tenterait de résoudre le problème d’instabilité du périndopril tert-butylamine lorsque celui-ci est exposé à la chaleur et à l’humidité; et 2) l’allégation d’Apotex Pty Ltd concernant l’évidence (affidavit de M. Byrn, par. 21).

[40]  M. Byrn s’est vue confier un certain nombre de mandats dont il fait mention dans son affidavit :

  • a) il a fait part de son expérience scientifique dans laquelle il a décrit les connaissances d’un chercheur dans le domaine des composés pharmaceutiques et de leur mise au point depuis avril 2002, mettant l’accent sur la stabilité du produit et la formation de sels;

  • b) une fois le premier mandat terminé, M. Byrn s’est vu remettre la version anglaise du brevet 825. On lui a demandé de discuter des qualifications de la personne versée dans l’art [PVA], des connaissances générales courantes de cette personne, de la compréhension qu’une telle personne aurait des revendications du brevet 825 et du concept inventif;

  • c) après le deuxième mandat, M. Byrn a été informé des allégations d’invalidité à l’égard du brevet 825. Répondant aux questions posées par l’avocat, il a abordé en premier lieu la question de l’évidence;

  • d) le quatrième mandat concernait l’antériorité. On lui a présenté deux brevets dont il devait examiner l’allégation d’antériorité : le brevet américain no 4,508,729 et le brevet canadien no 1,341,196, mentionné précédemment;

  • e) on a ensuite demandé à M. Byrn si, le 18 octobre 2003, la divulgation dans le brevet 825 était suffisante pour qu’une PVA comprenne la nature de l’invention et la façon de la mettre en application;

  • f) on lui a alors demandé de s’exprimer au sujet d’une allégation de portée excessive, à savoir si l’objet de l’invention est plus large que l’invention décrite dans le brevet 825;

  • g) M. Byrn s’est ensuite penché sur la question de l’utilité de l’invention;

  • h) il est avancé que les revendications du brevet 825 et du brevet 196 concernent la même invention. L’expert s’est vu demander si les revendications du brevet 825 visent des « éléments brevetables distincts » de ceux du brevet 196;

  • i) enfin, M. Byrn a examiné une lettre d’Apotex datant du 19 janvier 2017 qui contient des allégations au sujet du brevet 825; il a été invité à formuler des observations dans la mesure où les allégations avaient une incidence ou modifiaient son opinion par rapport aux mandats précédents.

[41]  En ce qui concerne l’expérience scientifique, qui comprend la mise au point et l’évaluation de composés pharmaceutiques stables et leur composition, M. Byrn a présenté une description des connaissances qu’un chercheur dans le domaine de la formulation et de la mise au point de composés pharmaceutiques aurait en avril 2002. À cette fin, M. Byrn décrit également la PVA comme une personne ayant [traduction] « un baccalauréat ou un diplôme de grade supérieur en pharmacie (avec spécialisation en chimie) ou en chimie, en biochimie ou dans un domaine connexe […] et, au minimum, une ou deux années d’expérience de travail dans le domaine » (affidavit de M. Byrn, par. 163).

[42]  M. Byrn insiste sur l’exigence de la stabilité des composés pharmaceutiques, car il s’agit d’un des critères les plus importants d’innocuité et d’efficacité. La stabilité chimique et physique fait l’objet d’une évaluation. L’emballage peut être une solution aux problèmes de stabilité si la méthode de fabrication du produit (p. ex. granulation humide ou compression) ne permet pas de régler adéquatement le problème. La formation de cristaux serait une stratégie possible, mais elle est imprévisible, selon le témoin. M. Byrn affirme qu’un scientifique [traduction] « saurait que les sels, à l’instar de tous les solides, peuvent absorber l’eau de leur environnement ». Toutefois, [traduction] « il n’y avait, et il n’y a toujours, aucun moyen de prédire quels sont les états d’hydratation d’un sel, le cas échéant » (par. 97). L’imprévisibilité, conjuguée à l’effort et au temps nécessaires pour rechercher des formes cristallines, rend la stratégie « secondaire ».

[43]  Quant aux sels qui peuvent être isolés, M. Byrn déclare qu’il [traduction] « n’y a aucune corrélation entre les propriétés des sels et les propriétés des acides et des bases dont ils dérivent » (par. 113). Leurs propriétés physiques sont imprévisibles (par. 118). Cette démarche se traduit donc par un processus d’essais et d’erreurs visant à trouver une forme salifiée convenable sans qu’il soit possible de prédire le résultat.

[44]  Le déposant ne laisse pas au lecteur l’impression qu’il faut réinventer la roue chaque fois qu’un scientifique cherche à réaliser une sélection des sels pour un produit pharmaceutique. Il existait, à l’époque, de la documentation qui ferait partie des connaissances générales courantes de la PVA. On consulterait cette documentation pour déterminer ce qui a fonctionné par le passé : il existe des listes de formes salifiées qui ont même été approuvées par des organismes de réglementation. Les publications de Berge2 et de Bighley3 sont mentionnées. Toutefois, [traduction] « la capacité de fabriquer un sel avec une forme salifiée ne permet pas de prédire la capacité de fabriquer un deuxième sel avec la même forme salifiée en association avec un composé différent » (par. 126). Selon M. Byrn, non seulement ces listes d’acides et de bases peuvent être mises à contribution, mais souvent les variables comprennent des solvants différents, des températures différentes, des vitesses de refroidissement différentes et des concentrations différentes. Aujourd’hui encore, la sélection de formes solides et la sélection de sels se font de manière empirique, à la main.

[45]  M. Byrn résume ainsi le processus de recherche d’un autre sel de périndopril :

  • a) sélectionner des formes salifiées à partir de 10 à 12 formes salifiées classiques, parce qu’elles ont été utilisées avec de nombreux médicaments importants et bien connus;

  • b) sélectionner des solvants, des concentrations, des températures et des conditions de cristallisation;

  • c) si les produits sont instables, le scientifique pourrait utiliser d’autres formes salifiées moins courantes, qui existent déjà dans la documentation afin de se soustraire à l’examen des organismes de réglementation.

Les résultats ne sont pas garantis.

[46]  M. Byrn fait remarquer qu’en avril 2002, l’état de la technique était peu avancé concernant les problèmes de stabilité, la chimie des préparations et la chimie de l’état solide des médicaments. Par conséquent, la publication de Berge de 1977 aurait été le principal document de base qu’une PVA aurait utilisé pour comprendre les sels. De plus, à l’époque, un certain nombre d’inhibiteurs de l’ECA étaient déjà offerts sur le marché et la PVA aurait eu accès aux préparations ou aux comprimés des médicaments. Une PVA aurait également été au courant de la liste des excipients courants de l’USP (2000) mentionnée dans le Handbook of Pharmaceutical Excipients, 3e édition. Enfin, la PVA aurait été au courant des documents clés relatifs à ces technologies, dont deux publications de Berge et Gould4 et d’autres publications corédigées par M. Byrn5 lui-même. Il est d’avis que la PVA conclurait d’emblée qu’il est difficile de trouver un sel convenable, parce que l’exercice est imprévisible et qu’il exige la réalisation d’expériences : [traduction] « la PVA considérerait la mise au point d’un produit stable comme un problème majeur que le brevet 825 a résolu » (par. 169). Au regard des connaissances générales courantes de l’époque, une PVA aurait acquis des connaissances dans le domaine de la chimie solide des médicaments, notamment la cristallographie, les méthodes analytiques et les moyens de déterminer la stabilité des composés médicamenteux (par. 165 à 187).

[47]  M. Byrn procède ensuite à l’interprétation des revendications du brevet 825. Il soutient que la PVA comprendrait que la revendication 1 porte sur le sel de L‑arginine du périndopril. M. Byrn fait aussi remarquer que l’emploi des termes « ainsi que ses hydrates » indiquerait à la PVA que le sel de L‑arginine pourrait contenir de l’eau. D’après les données contenues dans le brevet, la PVA saurait également qu’à un taux d’humidité élevé, le sel de L‑arginine du périndopril est stable et pourrait donc absorber l’eau sans se dégrader. Le concept inventif de base est également le sel de L‑arginine du périndopril qui peut aussi former des hydrates. Les autres revendications dépendent de la revendication 1.

[48]  En ce qui concerne l’évidence, M. Byrn observe brièvement que la différence entre [traduction] « l’état de la technique » en avril 2002 et [traduction] « le concept inventif des revendications du brevet 825 est le sel de L‑arginine du périndopril, qui peut absorber l’eau » (par. 209). De plus, M. Byrn soutient qu’une PVA aurait tenté d’améliorer la stabilité du périndopril erbumine avant d’envisager la recherche d’une nouvelle forme de sel du périndopril (par. 210 à 217). Dans sa recherche d’un nouveau sel, la PVA se tournerait vers de nombreux autres choix avant de recourir à la L‑arginine (par. 221) qui, à l’époque, n’était pas une forme salifiée pour un produit commercial, encore moins un inhibiteur de l’ECA. Enfin, même si la PVA parvenait à synthétiser le sel d’arginine de périndopril, on n’aurait pas su si ce sel aurait été caractérisé par une stabilité accrue. En fait, une PVA ne croirait pas qu’il était plus ou moins évident que tenter de former un sel d’arginine avec le périndopril conduirait à un solide, et encore moins qu’il aurait les propriétés de stabilité recherchées (par. 230). Compte tenu de l’état de la technique, la PVA disposerait de nombreux autres choix avant de recourir à l’arginine. Elle ne serait pas arrivée directement et sans difficulté au sel d’arginine de périndopril. Qui plus est, il n’allait pas de soi que l’essai serait fructueux : il n’était pas évident d’essayer de former un sel d’arginine avec le périndopril en raison des nombreuses solutions possibles au problème de stabilité, et les propriétés des sels étaient, et sont, imprévisibles. En effet, [traduction] « a) la PVA croirait que le sel d’arginine a peu de chances de fonctionner » (par. 233).

[49]  En ce qui concerne l’antériorité, M. Byrn conclut que ni le brevet canadien précédent no 1,341,196 revendiquant le périndopril et ses « sels pharmaceutiquement acceptables » ni le brevet américain no 4,508,729 ne divulguent le sel d’arginine (par. 255). M. Byrn n’a pas abordé la question de l’habilitation, car il a conclu que les brevets ne satisfaisaient même pas à l’exigence de divulgation.

[50]  En ce qui concerne le caractère suffisant de la divulgation, M. Byrn soutient que le brevet 825 : [traduction] « divulgue tout ce dont la PVA aurait besoin pour comprendre ce qu’est l’invention (le sel de L‑arginine du périndopril), la fabriquer et la mettre en application » (par. 258). En outre, [traduction] « une PVA saurait aussi formuler une composition pharmaceutique (et fabriquer un comprimé) qui contient le sel de L‑arginine du périndopril » (par. 261). Il s’agit d’un exercice simple pour une PVA, car le brevet divulgue l’utilisation d’une « méthode classique de salification » qu’une PVA connaîtrait bien.

[51]  La formulation d’un comprimé serait également un exercice assez simple pour une PVA qui identifierait les excipients utilisés dans les comprimés de COVERSYL, qui sont couramment incorporés aux comprimés à libération immédiate (revendication 3).

[52]  Je note que M. Byrn fait référence à la formation d’hydrates qui, explique-t-il, serait interprétée par la PVA comme indiquant que le sel de L‑arginine du périndopril n’est pas moins stable s’il capte l’eau (ce qui peut ou non arriver) (par. 271).

[53]  En ce qui concerne la portée excessive, M. Byrn soutient que chacune des cinq revendications du brevet 825 porte sur ce qui a été décrit dans le mémoire descriptif. Tout particulièrement, M. Byrn soutient que la revendication 1 [traduction] « se limite au sel de L‑arginine du périndopril, qu’il contienne ou non de l’eau » (affidavit de M. Byrn, par. 279), ce qui correspond au mémoire descriptif.

[54]  En ce qui concerne l’utilité, M. Byrn estime que la PVA conclurait que l’objet de chacune des revendications du brevet 825 peut donner un résultat concret (par. 285 à 287). Le nouveau sel est plus stable à la chaleur et à l’humidité, ce qui permet un emballage différent et moins de limitation quant à sa durée de conservation et aux conditions d’entreposage.

[55]  La PVA trouverait l’utilité dans les données fournies à la page 4 du brevet 825, en ce sens que les données montrent que le nouveau sel est plus stable que la tert-butylamine. De plus, les analyses effectuées par M. Damien et son équipe confirment la meilleure stabilité du sel de L‑arginine du périndopril, confirmant ainsi l’utilité du nouveau sel.

[56]  L’expert s’est montré critique à l’égard des analyses menées par Apotex :

  • les comprimés n’ont pas été évalués, les analyses ont plutôt été menées sur les produits en vrac;

  • l’emballage utilisé signifiait que les produits étaient essentiellement scellés et conçus pour éviter la dégradation, ce qui est manifestement contre-productif si on cherche à évaluer l’instabilité et l’hydratation;

  • les analyses ne comprenaient pas les excipients, qui peuvent avoir une incidence sur la stabilité.

[57]  En ce qui concerne le double brevet, M. Byrn déclare sans équivoque que les revendications du brevet 825 et du brevet 196 antérieur ne portent pas sur la même invention et ajoute qu’une PVA conclurait que les revendications du brevet 825 visent des éléments brevetables distincts des objets des revendications du brevet 196 (par. 301 et 303).

[58]  Selon M. Byrn, le brevet 196 comprend une référence très générale aux « sels pharmaceutiquement acceptables ». [traduction] « Le brevet porte sur la molécule de périndopril. Il ne s’agit pas d’un brevet portant sur les formes salifiées du périndopril » (par. 302).

[59]  Comme le brevet 196 traite de manière générale de « sels pharmaceutiquement acceptables », il ne suggère pas d’inclure le sel d’arginine de périndopril. Le sel d’arginine n’était pas une forme salifiée d’un produit approuvé en 2002 et en 2003. La revendication 1 du brevet 825 constitue donc un élément brevetable distinct. En fait, le brevet 196 présente des exemples de sels (ammonium, maléate, sodium, acétate, trifluoroacétate et bis(trifluoroacétate)) qui ne sont pas des acides aminés comme la L‑arginine; aucun de ces exemples ne suggère la L‑arginine (par. 306).

[60]  Enfin, M. Byrn trouve un certain nombre de contradictions perçues dans la lettre d’allégation d’Apotex. Parmi elles, il constate principalement une différence entre les allégations relatives à l’évidence et l’allégation selon laquelle le mémoire descriptif du brevet 825 est insuffisant (par. 313 et 314).

(2)  Allan Mark Evans, Ph. D.

[61]  M. Evans est un expert en pharmacie et en sciences pharmaceutiques. Il est titulaire d’un doctorat en pharmacologie clinique et expérimentale de l’Université d’Adélaïde, en Australie, et cumule plus de 26 ans d’expérience dans la recherche en pharmacologie clinique, notamment en pharmacocinétique et en biopharmaceutique. Il est actuellement vice-recteur à l’enseignement et à la recherche à l’University of South Australia.

[62]  M. Evans était également un témoin expert pour Servier dans la décision australienne Apotex Pty Ltd c Les Laboratoires Servier, précitée. Il a fourni deux affidavits à titre individuel et deux rapports d’experts conjoints avec les autres témoins experts retenus dans les délibérations australiennes. Il a également témoigné en audience publique devant le juge Rares (affidavit de M. Evans, par. 22).

[63]  Dans son affidavit, M. Evans était invité à formuler des observations sur une multitude de questions, dont certaines chevauchent les points abordés par M. Byrn. Premièrement, il commente de manière générale les composés pharmaceutiques ainsi que le brevet 825. À la suite de la conclusion de son commentaire sur le brevet 825, les avocats des demandeurs l’ont informé que des allégations relatives à l’insuffisance de la divulgation avaient été formulées concernant le brevet 825. Il a ensuite reçu instruction de répondre à une série de questions concernant le brevet 825 qui, selon les avocats des demandeurs, permettraient à la Cour de déterminer si le brevet 825 fournissait ou non une divulgation suffisante. Le même processus a été répété afin qu’il puisse répondre aux questions concernant la portée excessive et l’utilité. Il n’a pas traité de l’évidence.

[64]  M. Evans a ensuite reçu la traduction anglaise de l’affidavit de M. Damien, et il lui a été demandé si quelque chose dans celle-ci changeait son opinion sur les allégations d’invalidité susmentionnées. Le même processus a été répété avec une série de références bibliographiques. Enfin, les avocats des demandeurs ont remis à M. Evans une copie d’une [traduction« lettre d’Apotex Inc. datée du 19 janvier 2017 » contenant des allégations concernant le brevet 825. On a été demandé à M. Evans de commenter cette lettre (par. 27-46).

[65]  Tout d’abord, M. Evans parle de façon générale des critères de mise au point d’un ingrédient pharmaceutique actif [IPA] pour un produit médicamenteux à usage commercial, de stratégies visant à améliorer la stabilité et de questions relatives à la synthèse des sels. La stabilité est au premier plan des préoccupations dans la mise au point de l’IPA. Les études de stabilité accélérées (lorsque le produit est soumis à des conditions extrêmes d’humidité relative et de chaleur) sont souvent utilisées. En fin de compte, la stabilité améliore la durée de conservation, mais aussi la sécurité des patients et l’efficacité thérapeutique. Du point de vue commercial, l’expert fait ressortir un certain nombre d’avantages :

  • l’environnement de fabrication n’a pas besoin d’être aussi soigneusement contrôlé;

  • la durée de conservation résiduelle est plus longue;

  • la possibilité de produire des lots individuels importants permet de réduire la fréquence de production;

  • il n’est pas nécessaire d’élargir la gamme d’options d’emballage; des emballages différents pour un même produit comportent leur lot de complexités.

[66]  Le témoignage de M. Evans concorde avec celui de M. Byrn quant à la façon dont une PVA parviendrait à repérer un sel approprié, à commencer par des agents de formation du sel en nombre limité. C’est que la tâche est complexe et chronophage. En règle générale, les scientifiques utiliseront les formulations les plus susceptibles de réussir, car elles ont déjà été utilisées avec succès dans le commerce. Il n’y a aucune garantie de réussite : d’autres facteurs, comme le solvant, la concentration et la température, entrent en ligne de compte. Ce n’est pas un processus simple.

[67]  M. Evans semble en général d’accord avec M. Byrn quant à la définition d’une personne versée dans l’art, la PVA. Pour reprendre ses mots, [traduction] « [l]a PVA à qui s’adresse le brevet 825 est un scientifique du domaine ou de l’industrie pharmaceutique, qui sait comment les médicaments sont produits, évalués et réglementés » (par. 126), et cette personne peut [traduction] « détenir au moins un baccalauréat en chimie industrielle ou pharmaceutique ou encore en génie chimique […] ainsi qu’un minimum de deux (2) années d’expérience dans une société pharmaceutique » (par. 127). M. Evans énumère une série de revues et de manuels avec les lesquels la PVA aurait été familière en avril 2002 (par. 130 et 131). Il note qu’en 2002, une PVA aurait probablement su que le périndopril est un inhibiteur de l’ECA et que tout programme de mise au point du périndopril devrait tenir compte de la dégradation prématurée de l’IPA (par. 133 et 134). Afin de résoudre les problèmes de stabilité, la PVA aurait commencé par modifier la formulation actuelle du produit et par étudier la possibilité de modifier l’emballage, ce qui serait plus simple que de chercher une autre forme salifiée du périndopril. En sélectionnant les sels à évaluer, la PVA se concentrerait sur les médicaments approuvés offerts dans le commerce sous forme salifiée, en consultant les listes de sels dans des publications telles que celles corédigées par Bighley (par. 143 à 148).

[68]  M. Evans a interprété les revendications du brevet 825 essentiellement de la même manière que M. Byrn (par. 150 à 159). Ainsi, la PVA sait très bien que la « méthode classique de salification » mène à la formation d’un sel. Selon sa compréhension de la revendication 1, la PVA reconnaîtrait que la L‑arginine est la forme naturelle de l’arginine, une forme qui serait facilement approuvée par les organismes de réglementation, puisqu’on la retrouve dans le corps humain. En outre, M. Evans a fait remarquer que le sel mentionné dans la revendication 1 retient l’eau ou non,  et qu’il se présente sous forme d’hydrate; il peut donc absorber et intégrer l’eau sans se dégrader.

[69]  M. Evans reconnaît qu’il existe de la L‑arginine, de la D-arginine et un mélange racémique. Toutefois, la divulgation du brevet 825 mentionne que « [l]e sel d’arginine sera préférentiellement le sel d’arginine naturelle ou sel de L‑arginine ». Les données produites à la page 4 du brevet 825 traitent de la stabilité de la L‑arginine. Cela confirmerait dans l’esprit de la PVA que l’invention ne fait pas référence aux autres formes d’arginine. Il existe également une raison technique pour laquelle le mélange racémique ne peut pas être pris en compte. Le paragraphe 154 est rédigé comme suit :

[traduction]

Une autre raison pour laquelle la PVA comprendrait que l’arginine dans la revendication 1 ne fait pas référence à un mélange racémique de L-arginine et de D‑arginine est que le périndopril est une molécule chirale qui possède cinq centres stéréogéniques de configurations particulières. La combinaison d’un mélange racémique d’arginine et de périndopril produirait un mélange de sels diastéréoisomères ayant des propriétés physiques différentes comme la solubilité et le point de fusion. Un tel mélange de sels sans propriétés uniformes ne serait pas souhaitable tant du point de vue de la production que du point de vue de la réglementation.

[70]  Les revendications 2 à 5 sont interprétées de la même façon qu’elles le sont par M. Byrn.

[71]  En ce qui concerne le caractère suffisant de la divulgation, M. Evans soutient que le mémoire descriptif du brevet 825 fournit à la PVA ayant des connaissances générales courantes suffisamment d’information pour préparer le sel de L‑arginine du périndopril à l’aide d’une méthode classique de salification et pour préparer les compositions pharmaceutiques de celui-ci comme il est revendiqué dans le brevet (par. 161). La PVA connaîtrait la méthode classique de salification. Essentiellement, la PVA ne peut pas prédire qu’un sel stable peut être produit, mais une fois informée que cela est en effet possible, elle serait en mesure d’arriver à produire le sel. De même, la PVA saurait comment formuler un comprimé de périndopril L‑arginine à l’aide du brevet 825 et des renseignements disponibles dans le domaine public. En effet, [traduction] « le brevet 825 ne revendique pas une formulation particulière, encore moins une formulation optimisée » (par. 174)).

[72]  En ce qui concerne la portée excessive, M. Evans soutient que les revendications du brevet 825 ne sont pas plus larges que l’invention de ce brevet (par. 182). Puisque la revendication 1 fait référence au sel de L‑arginine du périndopril, qui peut capter l’eau, et que les comprimés mis à l’essai sont des comprimés de périndopril L‑arginine, les inventeurs ont réalisé l’invention revendiquée. Les autres revendications suivent naturellement.

[73]  En ce qui concerne l’utilité, M. Evans conclut que la PVA saurait que le sel de L‑arginine du périndopril est utile en raison de sa stabilité accrue dans des conditions de chaleur et d’humidité élevées. En effet, l’objet de chaque revendication peut avoir une utilité pratique grâce à la stabilité améliorée. Cette utilité a été démontrée, comme le montrent les données présentées à la page 4 du brevet 825. En outre, le sel de L‑arginine du périndopril est un composé connu dans le traitement de l’hypertension artérielle et l’insuffisance cardiaque.

[74]  Enfin, aucune des opinions de M. Evans n’a changé à la suite de la lecture de l’affidavit de M. Damien, de diverses références ou de la lettre d’allégation d’Apotex (par. 52-54).

(3)  Naïr Rodriguez-Hornedo, Ph. D.

[75]  Mme Rodriguez-Hornedo est une spécialiste en mise au point pharmaceutique, en science de la préformulation et en optimisation des formes posologiques, notamment les sels. Elle enseigne les sciences pharmaceutiques à l’Université du Michigan, à Ann Arbor. Titulaire d’un doctorat en pharmacie de l’Université Wisconsin-Madison, Mme Rodriguez-Hornedo enseigne et fait de la recherche dans le domaine pharmaceutique depuis plus de 30 ans, et ses champs d’intérêt depuis les dix dernières années portent sur les cristaux et les co-cristaux pharmaceutiques à composés multiples. Elle a publié de nombreux articles sur des questions pertinentes pour la présente affaire, comme les composés pharmaceutiques, les formulations pharmaceutiques, les sels, la cristallisation et les co-cristaux. C’est la première fois que Servier fait appel à ses services.

[76]  Mme Rodriguez-Hornedo a reçu le même mandat en neuf points et les mêmes directives que M. Byrn, bien qu’on lui ait demandé de formuler des observations sur l’antériorité avant l’évidence et sur le double brevet avant l’utilité.

[77]  À l’instar de MM. Byrn et Evans, Mme Rodriguez‑Hornedo a estimé que la formation scientifique de la PVA serait essentiellement la même en avril 2002 et en octobre 2003. L’experte a présenté un long tutoriel scientifique sur les notions de base pertinentes pour la présente affaire, ainsi que son affidavit. En particulier, Mme Rodriguez‑Hornedo a fourni des explications sur la stabilité, la cristallinité, les co-cristaux, l’hydratation et les hydrates, les acides et les bases, les sels et l’hygroscopicité.

[78]  L’affidavit tient compte essentiellement des mêmes étapes qu’un scientifique à la recherche d’une plus grande stabilité suivrait : emballage, procédé de fabrication, excipients, structure chimique de l’IPA. La recherche d’autres formes à l’état solide constitue une autre avenue.

[79]  L’experte mentionne une série de manuels et de documents qu’un scientifique consulterait, y compris bien entendu ceux de Stephen Berge, Lyle Bighley et Donald Monkhouse, qui contiennent une liste des sels que l’on retrouve dans des produits commercialisés, approuvés et non approuvés par la Food and Drug Administration (FDA) des États-Unis, de même qu’une liste des formes salifiées qui auraient été produites, mais non commercialisées. Mme Rodriguez‑Hornedo signale que la sélection des sels était effectuée manuellement à l’époque; les diverses combinaisons de variables rendaient le processus fastidieux et les chances de réussite incertaines (par. 113 et 116).

[80]  D’après Mme Rodriguez-Hornedo, une formation universitaire et une expérience sensiblement supérieures seraient nécessaires pour être une PVA compétente. Si la personne n’est pas titulaire d’un doctorat ou d’une maîtrise en sciences pharmaceutiques (avec une spécialisation en chimie) avec une année ou deux d’expérience pratique dans l’industrie pharmaceutique, un baccalauréat en chimie ou en biochimie, assorti de trois à cinq ans d’expérience dans le domaine, serait acceptable.

[81]  Quant aux revendications du brevet 825, Mme Rodriguez-Hornedo mentionne que la PVA s’attendrait à ce que l’arginine citée dans la revendication 1 soit celle qu’on retrouve dans la nature, la L‑arginine : la PVA s’attendrait à être informée si l’arginine citée n’est pas d’origine naturelle. Qui plus est, les organismes de réglementation privilégient les composés d’origine naturelle, car ils sont susceptibles d’être sûrs. La divulgation du brevet 825 confirmerait que la L‑arginine est celle envisagée à la revendication 1, parce qu’à la page 2, on y prévoit que « [l]e sel d’arginine sera préférentiellement le sel d’arginine naturelle ou sel de L‑arginine » et que le seul essai, dont il est fait état à la page 4 de la divulgation, compare la L‑arginine au sel de tert-butylamine de périndopril. La référence aux « hydrates » dans la revendication 1 signifie que [traduction] « le sel de L‑arginine du périndopril qui comporte des molécules d’eau s’associe avec le solide. L’absorption d’humidité peut mener à la formation d’hydrates » (par. 149). L’experte fait remarquer qu’il est impossible de connaître l’état d’hydratation tant que l’hydrate n’est pas découvert.

[82]  La revendication 2, qui traite des excipients, vise simplement le sel de L‑arginine, indépendamment de l’eau, mais avec des excipients non toxiques et pharmaceutiquement acceptables. La revendication 3 concerne un comprimé, ledit comprimé étant à libération immédiate plutôt qu’à libération modifiée ou prolongée. La revendication 4 a la même portée que les revendications 2 et 3, mais ajoute des limites à la quantité de sel d’arginine de périndopril. Enfin, la revendication 5 ajoute comme élément le traitement de l’hypertension et de l’insuffisance cardiaque. L’invention est donc le sel de L‑arginine du périndopril et ses hydrates.

[83]  Mme Rodriguez-Hornedo est en grande partie d’accord avec M. Byrn en ce qui concerne l’antériorité, l’évidence, la portée excessive et le double brevet.

[84]  Selon l’experte, les critères d’antériorité n’ont pas été respectés. Compte tenu du brevet 196 et du brevet américain no 4,508,729 (brevet 729), ni l’un ni l’autre ne divulgue le sel d’arginine de périndopril. Mme Rodriguez-Hornedo conclut ceci :

[traduction] Une PVA comprendrait que les références, dans les brevets 729 et 196, à « une base organique ou inorganique pharmaceutiquement acceptable », à « un acide organique ou inorganique pharmaceutiquement acceptable » et à « leurs sels d’addition pharmaceutiquement acceptables » ne font qu’indiquer de manière générale la possibilité qu’un sel basique ou acide puisse être formé à l’aide d’une forme salifiée organique ou inorganique. Le nombre de formes salifiées possibles visées par la revendication est d’au moins quelques centaines. […]

(Affidavit de Mme Rodriguez-Hornedo, par. 170)

[85]  Au sujet de l’évidence, Mme Rodriguez-Hornedo déclare fermement [traduction] « [qu’]avant qu’on ne fasse appel à [s]es services à titre d’experte dans le cadre du présent litige, [elle] n’avai[t] lu aucune documentation sur des produits pharmaceutiques utilisant des sels d’arginine » (par. 174). L’arginine n’aurait pas été susceptible de former un sel avec le périndopril. Les différences entre les connaissances générales courantes et l’art antérieur, et le concept inventif comportent de nombreuses étapes qui n’auraient pas été évidentes. L’exercice d’un génie inventif et des efforts sont nécessaires. Rien n’indiquait que le sel de L‑arginine du périndopril pouvait être fabriqué ou qu’il pouvait être plus stable que le sel de tert-butylamine.

[86]  Les références supplémentaires à davantage d’antériorités ne se sont pas avérées plus fructueuses. Mme Rodriguez-Hornedo a classé ces documents en huit catégories, dont aucune ne pouvait être considérée comme utile :

  • les documents qui décrivent des approches générales;

  • les documents qui décrivent l’arginine comme une éventuelle forme salifiée;

  • les documents qui portent sur les inhibiteurs de l’ECA;

  • les documents qui décrivent le périndopril et ses sels;

  • les documents qui donnent des exemples de sels d’arginine;

  • les documents qui citent l’arginine comme sel possible d’un composé ou d’une classe de composés sans exemple précis;

  • les documents qui décrivent l’utilisation du périndopril pour traiter des problèmes de santé;

  • les documents qui décrivent des produits pharmaceutiques contenant des hydrates.

[87]  L’invention du brevet 825 était-elle évidente à essayer? Pas selon l’experte. Il y avait de nombreuses pistes d’exploration pour résoudre le problème de stabilité, mais il n’y avait pas un nombre fini de solutions, le sel de L‑arginine du périndopril n’étant pas une solution prévisible. Il faudrait donc beaucoup de temps et d’efforts : il s’ensuit qu’il [traduction] « faut de l’habileté et du jugement pour réduire le choix des variables, telles que la forme salifiée, les concentrations de périndopril et les formes salifiées, les solvants, le pH et les températures » (par. 230). Les essais de stabilité à eux seuls pourraient prendre au moins six mois. En effet, rien dans l’art antérieur n’aurait motivé une PVA à tenter de former un sel de L‑arginine du périndopril.

[88]  En ce qui concerne la suffisance du mémoire descriptif, Mme Rodriguez-Hornedo décrit méticuleusement les étapes de la préparation du périndopril arginine à l’aide du mémoire descriptif du brevet 825 (par. 239 à 256). Elle conclut finalement que l’information contenue dans le brevet 825 est suffisante pour permettre à la PVA de réaliser l’invention en utilisant seulement les instructions contenues dans la divulgation. Elle mentionne notamment que même si le brevet 825 ne décrit pas un procédé en particulier, il fait tout de même référence à une méthode classique de salification. Une telle méthode consisterait à [traduction] « combiner le périndopril et la L‑arginine dans un solvant, puis de recueillir le sel qui précipite. Même si un changement de solvant, de concentration ou de pH peut être requis, il ne s’agirait que d’une expérience de routine pour une PVA » (par. 243). Essentiellement, le point de vue exprimé par Mme Rodriguez-Hornedo concorde avec la démonstration faite par M. Byrn (affidavit de M. Byrn, par. 259 et 260).

[89]  L’experte soutient que le brevet 825 n’a pas une portée excessive. Aucune des revendications n’a une portée plus large que l’invention inventée ou décrite dans le brevet. Je remarque en particulier à cette lecture que la revendication 1 serait comprise par la PVA comme l’état d’hydratation ne restreignant pas la portée de l’invention, qui est simplement le sel de L‑arginine de périndopril. L’invention reste la même.

[90]  L’experte a également abordé l’allégation relative au double brevet. Les brevets 825 et 196 correspondent à des inventions différentes. Elles sont brevetables, car le sel d’arginine de périndopril n’est pas compris dans la portée des revendications du brevet 196, l’arginine n’étant ni divulguée ni décrite dans le mémoire descriptif du brevet 196. Les revendications du brevet 825 sont différentes de celles du brevet 196, [traduction« car il faudrait une habileté et un effort d’invention pour parvenir à l’invention visée aux revendications du brevet 825 » (par. 268).

[91]  En ce qui concerne l’utilité, Mme Rodriguez‑Hornedo est d’accord avec M. Byrn, mais ajoute que l’utilité a été démontrée à partir des données contenues dans le brevet 825 lui-même. La stabilité accrue sert un objectif pratique. Les données à la page 4 du brevet 825 établissent le bien-fondé de la prétention. En outre, même si l’utilité n’avait pas été démontrée par le brevet 825, les données fournies dans ce document établissent un fondement factuel pour bien prédire l’utilité de l’invention (par. 56). Les autres données fournies par M. Damien confirment les résultats des essais concernant l’invention. Mme Rodriguez Hornedo affirme ensuite qu’Apotex n’a pas réussi à démontrer l’absence d’utilité dans sa lettre d’allégation. Elle indique deux différences importantes entre l’ensemble des essais d’Apotex et ceux qui ont été effectués et mentionnés dans le brevet. Premièrement, Apotex a utilisé l’IPA par opposition aux comprimés pharmaceutiques. Deuxièmement, les essais effectués par Apotex utilisaient un emballage qui n’était pas représentatif de la manière dont le périndopril erbumine aurait été commercialisé (par. 290 à 291). Par conséquent, les résultats des essais de la défenderesse étaient faussés et ne sont pas utiles.

(4)  M. Richard J. Bastin

[92]  Richard J. Bastin est l’un des deux experts retenus par Apotex. Il est consultant et a travaillé dans l’industrie pharmaceutique de 1983 à 2013 dans les domaines de la formulation pharmaceutique et de la mise en œuvre de processus. Il est davantage un praticien qu’un chercheur. Il est titulaire d’une maîtrise ès sciences en chimie de l’Université de Manchester et d’un MBA de l’Open University. Sur les cinq experts de la présente affaire, il est le seul à ne pas détenir de doctorat dans le domaine concerné. Il possède cependant une vaste expérience dans l’industrie.

[93]  Comme pour les experts retenus par Servier, il a été ordonné à M. Bastin de donner son opinion sur plusieurs étapes, l’une à la suite de l’autre :

  • a) les travaux entrepris par le scientifique moyen en développement pharmaceutique;

  • b) l’examen du brevet 825;

  • c) à la suite de la réception de quelque 18 documents, depuis l’article de Berge, Bighley et Monkhouse de 1977 et sa mise à jour de 1996, jusqu’au propre document de M. Bastin, intitulé « Salt Selection and Optimisation Procedures for Pharmaceutical New Chemical Entities » (2000)6 [procédures de sélection et d’optimisation du sel pour les nouvelles entités pharmaceutiques], on a demandé à M. Bastin si la PVA aurait dû faire preuve d’ingéniosité pour arriver aux concepts inventifs du brevet 825. Il a également examiné l’affidavit de M. Damien pour répondre à la question;

  • d) indiquer si les propriétés du périndopril arginine sont uniques par rapport aux propriétés de tous les autres membres du groupe des sels de périndopril pharmaceutiquement acceptables;

  • e) M. Bastin a ensuite examiné le brevet 196 afin d’établir si, à son avis, la revendication 5 fait recoupe les revendications du brevet 825;

  • f) l’étape suivante concernait la divulgation présentée dans le brevet 825; il s’agissait d’établir si elle permettait à la PVA de mettre en œuvre l’invention;

  • g) l’expert a ensuite donné son avis sur une comparaison entre le brevet 825 et l’invention réalisée;

  • h) M. Bastin a examiné le Sommaire des motifs de décision relatif à COVERSYL afin de donner son point de vue sur les conditions de stockage et la durée de conservation du produit;

  • i) il a également donné son avis sur les essais menés par Apotex concernant le sel d’arginine et le sel d’erbumine;

  • j) M. Bastin a commenté les rapports fournis par les experts retenus par Servier.

[94]  On a demandé ceci à M. Bastin : [traduction« Quel travail aurait fait le scientifique moyen en développement pharmaceutique (et pourquoi) en avril 2002 s’il était chargé de résoudre un problème de stabilité lié au produit de périndopril tert-butylamine (erbumine) commercialisé? » (affidavit de M. Bastin, par. 10). Quand M. Bastin a donné sa réponse, il lui a été demandé de supposer certains faits qui auraient été connus en avril 2002. On lui a donné la structure chimique du périndopril, l’accès à plusieurs brevets étrangers et l’information selon laquelle le périndopril était commercialisé sous sa forme de sel d’erbumine. Enfin, il a été informé que les comprimés étaient commercialisés avec des mesures d’emballage additionnelles pour certains pays et avaient une durée de conservation de deux ans (affidavit de M. Bastin, par. 11).

[95]  M. Bastin a répondu qu’un scientifique en développement pharmaceutique moyen examinerait quatre approches pour résoudre le problème de la stabilité du périndopril erbumine : autre type d’emballage, modification de la formulation, utilisation d’un sel de périndopril différent ou sélection d’une forme cristalline plus stable de périndopril erbumine. L’approche privilégiée dépendrait de la source de l’instabilité. Lorsque l’instabilité résulte de l’interaction entre l’ingrédient actif et l’un des excipients, une modification de la formulation, pour utiliser un excipient plus approprié, aurait été un choix privilégié (par. 12-16).

[96]  Le travail décrit que doit entreprendre la PVA face à un problème de stabilité n’est guère différent de celui proposé par les experts retenus par Servier. Ce qui était très différent, c’était l’insistance de M. Bastin concernant la possibilité de découvrir un sel différent de périndopril en utilisant une méthode structurée de sélection des sels ou une forme cristalline différente de sel de tert-butylamine de périndopril. M. Bastin insiste sur l’utilisation de méthodes structurées de sélection des sels, qu’il décrit en détail.

[97]  En ce qui concerne le brevet 825, M. Bastin a noté, à l’instar des experts de Servier, que la PVA serait une personne expérimentée dans les domaines de la chimie, de la préformulation, de la formulation et de la stabilité. Cette personne serait titulaire d’un doctorat en chimie ou dans un domaine connexe avec une ou deux années d’expérience pertinente, ou d’une maîtrise ès sciences dans les mêmes disciplines avec trois à cinq années d’expérience pertinente. La PVA comprendrait en octobre 2003 que [traduction« l’essentiel » (par. 40) du brevet 825 a trait au périndopril arginine et à ses hydrates. Une PVA comprendrait également la stabilité accrue du périndopril arginine par rapport au périndopril erbumine par forte chaleur et humidité relative. Il serait compris que le brevet 825 concerne des compositions pharmaceutiques du périndopril arginine et de ses hydrates qui seraient utiles au traitement de l’hypertension et de l’insuffisance cardiaque (par. 40).

[98]  M. Bastin semble interpréter le brevet 825 d’une manière semblable aux scientifiques retenus par Servier. Le brevet concerne le périndopril arginine ainsi que ses hydrates; il est utile au traitement de l’hypertension et de l’insuffisance cardiaque. Il définit l’utilité comme étant la stabilité à la chaleur et à l’humidité par rapport au périndopril erbumine, ainsi que le traitement de l’hypertension et de l’insuffisance cardiaque.

[99]  Il existe toutefois quelques nuances qu’on pourrait presque qualifier de différences. Au terme de l’examen du brevet 825, M. Bastin est d’avis que [traduction] « le sel de l’invention concerne aussi les sels préparés avec la L‑arginine et la D‑arginine, et vraisemblablement l’arginine racémique (D, L) » (par. 102). Il note que les excipients ne sont pas identifiés dans le mémoire descriptif. Il semble contester la « très grande stabilité » déclarée du nouveau sel, car il n’est pas satisfait des données fournies, qui ne comprennent pas les matières en vrac (uniquement les comprimés à libération immédiate). M. Bastin affirme également que la PVA ne comprendrait pas l’expression « méthode classique de salification de la chimie organique », mais il propose pourtant une méthode (par. 108). Sa critique porte sur l’affirmation selon laquelle le brevet n’offre pas de méthode particulière. On ne voit pas très bien pourquoi il devrait y avoir une méthode établie, puisque le mémoire descriptif se contente de désigner le sel d’arginine comme étant « préparé selon une méthode classique de salification de la chimie organique ». En fait, M. Bastin décrit une méthode très semblable à celle offerte par les autres experts.

[100]  Fait révélateur, l’expert retenu par Apotex allègue que la déclaration contenue dans le brevet 825 selon laquelle les résultats étaient inattendus ne serait pas partagée par la PVA, parce que la méthode structurée de sélection des sels aurait permis d’identifier un sel plus stable. Il convient de noter qu’au paragraphe 111 de son affidavit, l’expert se limite à une déclaration générale selon laquelle une méthode structurée de sélection des sels aurait produit, avec un degré très élevé de probabilité, un sel de périndopril plus optimal que celui commercialisé jusqu’à maintenant, à savoir le périndopril erbumine. Il va même jusqu’à conclure que le périndopril arginine aurait été produit.

[101]   M. Bastin prétend que la PVA n’aurait pas eu besoin d’ingéniosité inventive pour parvenir à l’objet ou au concept inventif du brevet 825, ce qui est crucial. À son avis, la PVA aurait préparé du périndopril arginine dans le cadre de n’importe quelle méthode structurée de sélection des sels qui aurait été faite lors d’une recherche visant à identifier une forme salifiée optimale du périndopril (par. 199). En outre, la PVA aurait pu préparer sans difficulté des compositions pharmaceutiques de périndopril arginine, notamment des comprimés à libération immédiate, à l’aide d’excipients pharmaceutiques standards et des méthodes habituelles de préparation (par. 200). Même si le brevet 825 indique que de nombreux sels ont été étudiés, il est clair, selon M. Bastin, que les inventeurs n’ont étudié que quelques sels et qu’ils étaient loin d’être en mesure de déterminer que tous les sels utilisés de façon normale dans le secteur pharmaceutique étaient inutilisables (par. 234). Après avoir lu l’affidavit de M. Damien, il est demeuré sur ses positions (par. 43 et 44).

[102]  La thèse de M. Bastin est qu’une méthode structurée de sélection des sels produira un meilleur sel. Dans bon nombre de paragraphes, M. Bastin explique en détail comment une sélection structurée de sélection des sels produirait le sel de L‑arginine, parce qu’il s’attendrait à ce que la PVA inclue la L‑arginine comme une des formes salifiées à utiliser (par. 180). Certes, le procédé présenté par M. Bastin contient de nombreuses variables à prendre en compte. Ainsi, il déclare, au paragraphe 172, que la seule différence entre l’antériorité, qu’il examine et qui est considérable, et le concept inventif du brevet 825 [traduction] « est qu’il n’y a, à l’heure actuelle, aucune description précise du périndopril arginine ou de ses hydrates dans les documents que j’ai examinés. De même, il n’y a aucune description précise d’une composition pharmaceutique contenant du périndopril arginine ou ses hydrates dans le traitement de l’hypertension ou de l’insuffisance cardiaque ». Autrement dit, il n’y a pas d’étape significative entre l’état de la technique, qui englobe les nouvelles techniques de sélection des sels, et le sel d’arginine de périndopril relativement simple, le concept inventif.

[103]  Pour l’expert, il semblerait que la méthode mène à la solution. En réalité, il fait fi du témoignage de M. Damien, qui a affirmé que les propriétés du périndopril arginine et de ses hydrates sont uniques parmi les sels pharmaceutiquement acceptables du périndopril. Il n’est pas convaincu de la démonstration (par. 242). Il fait remarquer que Servier a mis à l’essai un nombre très limité de sels sur une période de 20 ans : sodium, chlorhydrate, maléate et tert‑butylamine. Au début, les scientifiques de Servier avaient arrêté leur choix sur la tert‑butylamine, avant que le périndopril arginine ne soit découvert en 1984.

[104]  En outre, M. Bastin prétend que le contenu du brevet 825 chevauche celui du brevet revendiquant le périndopril et ses sels pharmaceutiquement acceptables, soit le brevet 196. Il répète qu’avant avril 2002, l’arginine aurait été une forme salifiée bien connue de la PVA, contrairement à l’opinion exprimée par les experts de Servier, ce qui en ferait un sel pharmaceutiquement acceptable du périndopril (par. 246 et 247). L’expert ne dit pas que c’est le périndopril qui est breveté dans le brevet 196.

[105]  M. Bastin est également d’avis que, selon l’hypothèse que le périndopril arginine n’aurait pas été découvert par une méthode structurée de sélection des sels, le brevet 825 n’a pas décrit son invention d’une manière qui aurait permis à la PVA d’utiliser avec succès des méthodes courantes pour déterminer les conditions appropriées de préparation du périndopril arginine. Après avoir lu le brevet 825, la PVA ne saurait, entre autres, si les inventeurs ont préparé ou utilisé les formes hydratées, en supposant qu’ils puissent le faire, ou non hydratées du périndopril arginine et ne connaîtrait pas la méthode employée par les inventeurs pour préparer le périndopril arginine. La PVA ne connaîtrait pas les ingrédients utilisés dans les comprimés à libération immédiate ni la façon de les préparer. En outre, l’expert s’interroge sur ce qu’on entend par « méthode classique de salification de la chimie organique ». Il semble reconnaître que la méthode suivie par les inventeurs pourrait être utilisée, mais il en préfère une autre (par. 255 et 256). En fait, il a exprimé une préférence pour une cristallisation contrôlée.

[106]  M. Bastin s’est également exprimé sur la question de savoir si les revendications du brevet 825 sont conformes à l’invention réalisée et décrite. L’objet du brevet 825 est bien entendu le sel d’arginine de périndopril et ses hydrates. Pour l’expert, aucun travail effectué par les inventeurs n’a permis de montrer qu’ils ont vraiment préparé un hydrate de périndopril arginine : ils ne pouvaient pas savoir qu’un hydrate [traduction] « pourrait réellement se former » (par. 262).

[107]  De toute évidence, l’expert se fait une idée de ce qu’est un « hydrate ». C’est ainsi qu’il déclare au paragraphe 263 que [traduction] « le fait qu’un composé absorbe l’eau ne signifie pas qu’il va former un hydrate ». Selon lui, [traduction] « l’eau liée » ferait seulement partie du réseau cristallin du composé, ce qui entraînerait un changement dans le réseau cristallin du périndopril arginine. M. Bastin poursuit en déclarant que [traduction] « si les inventeurs avaient constaté un changement dans la forme cristalline du périndopril arginine à la suite d’une exposition à une humidité accrue au cours des études de stabilité, cela indiquerait que le périndopril arginine initialement préparé n’était pas physiquement stable » (par. 263). Sans la préparation d’un hydrate, tel qu’il est défini par l’expert, la stabilité d’une composition d’un hydrate de périndopril arginine n’a pu être déterminée ni par les faits ni par un raisonnement permettant de prédire une meilleure stabilité à la chaleur et à l’humidité.

[108]  L’expert fait également remarquer que les revendications renvoient à l’arginine, et non précisément à la L‑arginine. M. Bastin soutient que [traduction] « bien qu’il serait raisonnable pour les inventeurs de s’attendre à ce que la D‑arginine ou l’arginine racémique forme un sel avec le périndopril, que le sel se cristallise et qu’il ne présente pas les mêmes problèmes d’instabilité que le périndopril tert-butylamine, puisque ces formes d’arginine seraient également connues pour être volatiles, la PVA ne serait pas en mesure de prédire si ces formes de périndopril arginine seraient capables de former un hydrate, et si ces formes présenteraient une très grande stabilité à l’égard de cet hydrate et à l’humidité comparativement au périndopril tert‑butylamine » (par. 269).

[109]  Enfin, le concept inventif de la revendication 1 est le périndopril arginine (et non seulement le sel d’arginine naturelle) et les hydrates de périndopril arginine, tandis que la composition pharmaceutique est considérée comme étant le concept inventif des revendications 2 à 4. La revendication 5 indique simplement que les diverses compositions des revendications 2 à 4 sont utiles pour traiter l’hypertension et l’insuffisance cardiaque. Il ne semble pas que l’utilité de l’invention (s’il s’agit d’une invention), à savoir une plus grande stabilité à la chaleur et à l’humidité, soit en litige.

(5)  Michael J. Zaworotko, Ph. D.

[110]  M. Zaworotko est titulaire d’un doctorat en chimie de l’Université de l’Alabama. Il est titulaire de la Bernal Chair of the Crystal Engineering and Science Foundation d’Irlande et professeur de recherche à l’Université de Limerick, en Irlande. Il a rédigé quelque 390 articles, la plupart portant sur la cristallisation. Il est actuellement collaborateur à la rédaction de la revue Crystal Growth & Design. M. Zaworotko a offert des services de consultation à des sociétés pharmaceutiques aux États-Unis et en Europe.

[111]  M. Zaworotko s’est vu remettre immédiatement le brevet 825; on ne lui pas demandé de formuler des commentaires sur l’évidence. Il a reçu à peu près les mêmes directives que M. Bastin, sauf qu’il s’est vu confier un mandat plus restreint que celui de M. Bastin. L’expert a été invité à donner son avis sur les points suivants :

  • qui est la PVA, et ce qu’on comprendrait du brevet 825, de son objet et de celui de ses revendications, et de son utilité;

  • après avoir examiné l’affidavit de M. Damien, M. Zaworotko a été invité à tenir compte des éléments suivants :

  • la façon dont le périndopril arginine a été préparé, et ce que la PVA entendrait par « une méthode classique de salification de la chimie organique »;

  • quelles étaient les formes solides du périndopril arginine préparées par les inventeurs;

  • la divulgation du brevet 825 était-elle suffisante pour parvenir au même périndopril arginine;

  • le travail réalisé par les inventeurs montre-t-il que le périndopril arginine en vrac présente une « très grande stabilité » à la chaleur et à l’humidité par rapport au sel de tert-butylamine;

  • la nature et l’ampleur des efforts nécessaires pour parvenir au périndopril arginine;

  • la question de savoir si l’invention revendiquée est conforme à celle divulguée dans le brevet et réalisée par les inventeurs.

[112]  Même si l’expert suggère que la PVA possède un diplôme d’études supérieures en chimie (il n’a pas fait allusion au baccalauréat) assorti de deux années d’expérience, M. Zaworotko se range pour l’essentiel du côté des autres experts quant à la définition de la PVA. Il est également d’accord sur l’objet du brevet 825. Il note que même si le brevet 825 ne détermine pas expressément une utilité pour le périndopril arginine, en examinant la description dans le brevet, une PVA comprendrait que le périndopril arginine, ses hydrates et les compositions pharmaceutiques qui les contiennent seraient plus stables dans des conditions de chaleur et d’humidité relative élevées, comparativement au périndopril erbumine. Il fait cependant remarquer que la PVA [traduction] « ne connaîtrait pas la forme solide de périndopril arginine utilisée, la composition du comprimé ou l’emballage utilisé pour obtenir ce résultat » (par. 96). En outre, le périndopril arginine servirait à traiter l’hypertension et l’insuffisance cardiaque (par. 34).

[113]  M. Zaworotko semble croire que la PVA comprendrait que la « méthode classique de salification de la chimie organique » implique l’isolement d’un sel, mais selon un procédé de cristallisation standard (par. 91) comme le refroidissement de la solution, l’évaporation ou l’ajout d’un solvant dans lequel le sel est insoluble.

[114]  Il est intéressant de noter que M. Zaworotko conteste la déclaration contenue dans la divulgation du brevet 825 selon laquelle les résultats des études de stabilité (p. 4 du brevet 825) étaient « totalement inattendus » et qu’ils « ne pouvaient être déduits ou suggérés de l’enseignement de la littérature sur ce produit », mais il semble le faire selon un fondement assez différent. De toute évidence, la déclaration fait référence au périndopril, mais la critique s’exprime en ces termes : [traduction] « la préparation et l’identification de sels d’une molécule médicamenteuse en vue de sélectionner un sel ayant une stabilité acceptable (en plus d’autres propriétés) était une pratique courante et systématique pour les spécialistes en sciences pharmaceutiques bien avant 2002 » (par. 94). Il admet qu’il n’est pas possible de prédire avec précision quel sel sera le plus stable. Il peut cependant, au mieux, dire que la PVA serait convaincue qu’un sel du périndopril ayant une « stabilité acceptable » serait découvert.

[115]  Il est quelque peu surprenant de lire que M. Zaworotko considérerait que la référence, à la page 4 du brevet 825, aux « contraintes moins lourdes » en matière de conditionnement s’avèrerait un défi pour la PVA (par. 95). Selon la divulgation, ces contraintes lourdes visent l’emballage et sont liées aux complexités organisationnelles et aux coûts. En effet, la divulgation renvoie expressément à la fragilité intrinsèque de l’IPA, le périndopril, dont on a dû assurer la protection par des mesures d’emballage supplémentaires.

[116]  En examinant les revendications du brevet 825, M. Zaworotko interprète les termes « ainsi que ses hydrates » qui figurent dans la revendication 1 comme étant [traduction« des formes cristallines hydratées du périndopril arginine ». De plus, la revendication ne se limite pas à la L‑arginine, ce qui permettrait à la PVA de comprendre que le sel pourrait être préparé avec la D‑arginine ou l’arginine racémique. Pour l’expert, « hydrates » signifie que des molécules d’eau font partie d’un réseau cristallin; elles sont absorbées dans ce réseau cristallin (par. 101). La revendication 2 signifierait que la composition pharmaceutique se présenterait sous n’importe quelle forme courante, alors que la composition pharmaceutique est un comprimé à libération immédiate, selon la revendication 3. Les excipients utilisés n’auraient pas pour effet de retarder ou de prolonger la libération de l’IPA. La revendication 4 précise la dose de sel d’arginine de périndopril, tandis que la revendication 5 fait allusion à l’utilisation du produit pour le traitement de l’hypertension et de l’insuffisance cardiaque; la PVA saurait que le produit est utile en raison de l’IPA, et non en raison du sel.

[117]  À la lecture de l’affidavit de M. Damien, M. Zaworotko estime qu’une PVA ne considérerait pas le travail des inventeurs comme une « méthode classique de salification de la chimie organique ». À son avis, la méthode classique de salification de la chimie organique est [traduction] « l’isolement d’un sel selon un procédé de cristallisation standard, c’est-à-dire le refroidissement de la solution, l’évaporation d’une partie du solvant ou l’ajout d’un anti-solvant pour réduire la solubilité du sel » (par. 118). La lyophilisation ne serait pas considérée comme une méthode courante pour isoler un sel. On ne pouvait s’attendre à ce qu’une PVA qui suit les directives fournies dans le brevet 825 parvienne aux mêmes formes solides de périndopril arginine que celles préparées par les inventeurs (par. 122 à 125). Les inventeurs ont utilisé une solution aqueuse lyophilisée, tandis que la PVA aurait isolé un sel en suivant ce qu’il appelle la cristallisation standard (en utilisant une solution du sel qui est refroidie, puis en évaporant une partie du solvant et en ajoutant un anti-solvant pour réduire la solubilité du sel.

[118]  M. Zaworotko a contesté les essais effectués par Servier pour obtenir le sel de L‑arginine du périndopril. Il est reconnu que les résultats des essais de stabilité révèlent la stabilité supérieure du périndopril arginine (flacon ouvert pendant 48 heures à 100 ºC), mais l’expert n’en tient pas compte, parce que les conditions [traduction] « n’ont rien à voir avec les conditions réelles et les normes réglementaires de l’industrie en matière d’essais de stabilité » (par. 128). Malheureusement, les essais accélérés mentionnés par d’autres experts ne sont pas abordés. En fin de compte, il semble que la critique se limite à l’utilisation des mots « très grande stabilité » qui, on suppose, est considérée par l’expert comme une hyperbole injustifiée.

[119]  L’expert fait remarquer que le sel d’arginine absorbe plus d’eau en présence d’une forte humidité que le périndopril tert-butylamine. Il ne parle pas du fait que le brevet 825 s’intéresse à trouver une solution à la perte de l’IPA, le périndopril, dans des conditions de chaleur et d’humidité élevées, ce qui nécessite l’« emballage tropicalisé ». En fait, le brevet porte sur la dégradation du produit en ce sens que l’IPA est réduit dans diverses conditions. Servier cherchait la stabilité d’un composé où la perte de l’IPA est moindre.

[120]  Selon M. Zaworotko, peu d’efforts importants ont été déployés pour arriver à l’invention. Il cherche à décortiquer les divers essais réalisés au fil du temps pour conclure qu’il s’agit du travail qui serait effectué par une PVA (par. 145).

[121]  Enfin, l’expert est d’avis que l’invention revendiquée dans le brevet 825 ne correspond pas à l’invention divulguée dans celui-ci. Cette fois-ci, la critique est axée sur l’inclusion des hydrates. L’expert fait remarquer que le brevet ne fournit aucun renseignement précis sur la caractérisation des solides qui ont été isolés. L’affidavit de M. Damien n’est pas plus éclairant. M. Zaworotko aurait aimé qu’on lui dise [traduction] « si l’eau associée à la matière était de l’eau de surface absorbée ou si l’eau avait été absorbée pour faire partie du réseau cristallin » (par. 149). Il prétend qu’un changement dans la forme cristalline du périndopril arginine [traduction« serait une indication supplémentaire que le périndopril arginine présente une stabilité physique inférieure à celle du périndopril tert-butylamine » (par. 149). On ignore pourquoi M. Zaworotko a accordé une certaine attention à la stabilité physique. Comme il a déjà été mentionné, la stabilité recherchée par les inventeurs concernait la perte de périndopril dans des conditions de chaleur et d’humidité élevées, sa stabilité chimique.

[122]  M. Zaworotko se montre critique à l’endroit de M. Damien, qui a déclaré au paragraphe 74 de son affidavit que les études menées ont montré [traduction] « [qu’]il est devenu évident que le sel d’arginine de périndopril  absorbait l’eau ». M. Damien en a donc conclu que le sel pouvait former des hydrates. Pour l’expert, ce raisonnement est [traduction] « fondamentalement erroné », parce que, selon lui, un hydrate requiert que des molécules d’eau fassent partie d’un réseau cristallin ou qu’elles y soient incorporées. Le simple fait d’absorber de l’eau (capter l’eau) ne forme pas un hydrate, selon sa définition du terme. Cela lui fait conclure que sans essai, [traduction] « il serait irrationnel sur le plan scientifique de conclure qu’un hydrate s’est formé » (par. 150). M. Zaworotko n’a pas commenté la dernière phrase du paragraphe 74 de l’affidavit de M. Damien où il conclut que l’absorption d’eau s’est avérée non pertinente ([traduction] « Néanmoins, l’absorption d’eau par le sel d’arginine de périndopril n’a pas posé problème, car il n’y a eu aucun impact sur la stabilité des comprimés de périndopril »).

[123]  Pour l’essentiel, le sel d’arginine de périndopril a absorbé plus d’eau que le sel d’erbumine de périndopril, mais la perte de périndopril a été moindre dans le premier cas que dans le second. Au final, l’expert conclut que l’invention n’est pas conforme à celle décrite ou réalisée, parce qu’elle ne présente pas une « très grande stabilité » à la chaleur et à l’humidité par rapport au sel d’erbumine de périndopril.

C.  Témoins : admissibilité et force probante de la preuve

[124]  En l’espèce, Apotex a cherché à contester la crédibilité, voire à porter atteinte à l’intégrité de M. Byrn, l’un des experts retenus par Servier pour éclairer la Cour dans la présente affaire. La plainte initiale concernait le fait que M. Byrn avait témoigné à de nombreuses reprises en faveur d’innovateurs. Toutefois, la Cour suprême a souligné que les concepts d’indépendance, d’impartialité et d’absence de parti pris, sur lesquels est fondée l’obligation des experts envers le tribunal en common law, « doivent être appliqués aux réalités du débat contradictoire. Les experts sont généralement engagés, mandatés et payés par l’un des adversaires » (White Burgess Langille Inman c Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23, [2015] 2 RCS 182, par. 32). Le simple fait qu’un expert ait été retenu ne porte pas atteinte à ces concepts sous-jacents.

[125]  Apotex n’a pas cherché à faire en sorte que M. Byrn soit déclaré inacceptable en tant qu’expert, mais l’accusation fondée sur le témoignage selon lequel il aurait été retenu comme expert par des innovateurs était grave. D’après ce que je comprends, l’allégation est que M. Byrn a si souvent témoigné pour les innovateurs qu’il était devenu un défenseur de l’industrie pharmaceutique. À mon avis, l’attaque était injustifiée. En lisant le contre-interrogatoire de M. Byrn, il est clair qu’il s’agit d’un témoin expérimenté qui connaît parfaitement les éléments de preuve qu’il a présentés dans son affidavit; il défendra l’opinion donnée. C’est ce qui est attendu, dans les limites, d’un témoin expert après tout. La qualité des éléments de preuve doit être évaluée par le juge des faits.

[126]  La Cour n’a pas eu l’avantage d’observer le témoignage de M. Byrn, contrairement à la Cour australienne dans l’affaire relative au périndopril arginine. Néanmoins, rien dans le dossier n’indique que M. Byrn ne se soit pas acquitté de son obligation de la manière attendue de la part des experts au Canada. Il y a évidemment une très bonne raison pour laquelle Apotex n’a pas tenté de le faire déclarer inadmissible. Le critère est élevé :

[106] […] Pour qu’un témoignage d’expert soit inadmissible, il faut plus qu’une simple apparence de partialité. La question n’est pas de savoir si une personne raisonnable considérerait que l’expert n’est pas indépendant. Il faut plutôt déterminer si le manque d’indépendance de l’expert le rend de fait incapable de fournir une opinion impartiale dans les circonstances propres à l’instance (D. M. Paciocco, « Unplugging Jukebox Testimony in an Adversarial System : Strategies for Changing the Tune on Partial Experts » (2009), 34 Queen’s L.J. 565, p. 598-599).  La remise en question de la décision d’un juge d’instance de reconnaître à un témoin la qualité d’expert, comme celle de le juger indépendant et impartial, exige notamment la prise en compte de la substance de l’opinion offerte.

(Mouvement laïque québécois c Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, [2015] 2 RCS 3).

[127]  La Cour ne conclurait pas que le poids à accorder à sa preuve serait moindre du fait que M. Byrn a témoigné au nom des innovateurs par le passé, ce qui démontrerait en quelque sorte un parti pris. Il en faudrait davantage. Nous ignorons, par exemple, combien de fois des experts refusent des mandats, ou que ceux-ci ne sont pas utilisés dans des litiges. Si les services de M. Byrn ont été retenus aussi souvent qu’Apotex le prétend, c’est peut-être en raison de son curriculum vitæ et son expertise exemplaires. En effet, l’expérience cumulée au fil des ans lui permet d’anticiper les questions venant d’un contre-interrogateur accompli. C’est ce qui s’est produit en l’espèce.

[128]  Apotex insiste sur le fait que M. Byrn a été pris en défaut d’incohérence lors du contre‑interrogatoire sur son affidavit. J’ai jugé à l’audience que cette incohérence n’avait pas été démontrée, le témoin n’ayant pas été interrogé correctement au sujet de la supposée incohérence de manière, premièrement, à établir l’allégation et, deuxièmement, à lui donner la possibilité de s’expliquer.

[129]  Le contre-interrogatoire portait sur la signification des mots « ses hydrates » figurant dans la revendication 1 du brevet 825. Au cours d’une étape du contre-interrogatoire réalisée le matin, on a tenté à de nombreuses reprises d’insinuer que les hydrates se forment lorsque des molécules d’eau sont incorporées à la forme cristalline; le composé qui en découle est donc un hydrate. Chaque fois qu’une telle tentative était faite, à l’aide d’une formulation différente, mais en essayant d’amener l’expert à convenir qu’un hydrate doit présenter une structure cristalline, M. Byrn a répondu que la proposition avancée par le contre-interrogateur était vraie pour les hydrates cristallins. Toutefois, il existe des hydrates non cristallins, mais cette explication n’a pas semblé satisfaire le contre-interrogateur (contre-interrogatoire de M. Byrn, questions 568 à 579 et questions 599 à 605).

[130]  Après le dîner, le contre-interrogatoire a repris par un retour sur les hydrates cristallins, le contre-interrogateur posant la même question suggestive qu’avant. Le témoin est demeuré inébranlable : certains hydrates sont cristallins, d’autres non (questions 612 à 615). C’est à cette étape que le contre-interrogateur a sorti un affidavit parmi une douzaine d’affidavits souscrits par M. Byrn dans des litiges canadiens au fil des ans. Il a attiré l’attention du témoin sur l’alinéa 26c) de son affidavit, rédigé comme suit :

[traduction]

26.  Il existe de nombreuses substances de qualité pharmaceutique à l’état solide. À l’état solide, ces substances peuvent être utilisées sous un certain nombre de formes différentes. On utilise, par exemple, les termes « amorphe », « hydrate », « anhydrate », « polymorphe » et « solvat » pour décrire ces formes de composé différentes. Un composé chimique particulier pouvant exister sous l’une ou l’autre de ces formes, il est important d’utiliser l’un ou l’autre des termes suivants pour ne laisser subsister aucun doute quant à la forme ou la nature du composé :

a)  Le qualificatif « amorphe » désigne un solide non cristallin.

b)  On utilise le qualificatif « polymorphe » lorsque deux formes ont la même composition chimique, mais des structures cristallines différentes.

c)  On désigne par « hydrate » toute forme qui, en plus de comprendre des molécules d’une substance donnée, contient des molécules d’eau incorporées de façon ordonnée à sa structure cristalline.

d)  On utilise le qualificatif « anhydrate » lorsqu’aucun solvant n’est incorporé à la structure. On utilise le qualificatif « polymorphe » lorsqu’on est en présence de deux formes anhydrates différentes. Toutefois, l’eau peut être présente en quantités différentes sous forme non liée dans ces formulations. Une substance anhydrate peut contenir une certaine quantité d’eau libre.

e)  On désigne par « solvat » tout composé dans lequel un solvant, comme un alcool, par exemple, l’éthanol ou l’isopropanol, ou un composé, par exemple, l’acétonitrile ou l’acétone, est emprisonné dans la structure cristalline.

Sans poser de question au sujet du paragraphe, le contre-interrogateur est passé à autre chose.

[131]  Servier a contesté l’utilisation qu’Apotex ferait de l’échange en se fondant sur la règle d’équité bien connue datant de plus de 125 ans, énoncée par la Chambre des lords dans la décision Browne c Dunn ((1893), 6 R. 67) :

[traduction] Bien, vos Seigneuries, je ne peux m’empêcher d’affirmer qu’il m’apparaît absolument essentiel au déroulement régulier d’une instance, lorsqu’un avocat entend suggérer qu’un témoin ne dit pas la vérité sur un point en particulier, d’attirer l’attention de ce témoin sur ce fait en lui posant en contre‑interrogatoire certaines questions indiquant qu’on fera cette imputation, et non d’accepter son témoignage et d’en faire abstraction comme s’il était absolument incontesté puis, lorsqu’il lui est impossible d’expliquer — ce qu’il aurait peut‑être pu faire si ces questions lui avaient été posées — les circonstances qui, prétend-on, montrent que sa version des faits ne doit pas être retenue, de soutenir qu’il n’est pas un témoin digne de foi. Vos Seigneuries, il m’a toujours semblé que l’avocat qui entend mettre en doute le témoignage d’une personne doit, lorsque cette personne se trouve à la barre des témoins, lui donner l’occasion d’offrir toute explication qu’elle est en mesure de présenter. De plus, il me semble qu’il ne s’agit pas seulement d’une règle de pratique professionnelle dans la conduite d’une affaire, mais également d’une attitude essentielle pour agir de façon loyale envers les témoins. On souligne parfois le caractère excessif du contre‑interrogatoire auquel un témoin est soumis, reprochant à ce contre-interrogatoire d’être abusif. Toutefois, il me semble qu’un contre‑interrogatoire mené par un avocat péchant par excès de zèle peut se révéler beaucoup plus équitable pour le témoin que le fait de ne pas le contre‑interroger puis de suggérer qu’il ne dit pas la vérité, je veux dire sur un point à l’égard duquel il n’est par ailleurs pas clair qu’il a été pleinement informé au préalable qu’on entendait mettre en doute la crédibilité de sa version des faits. […]

[p. 70-71]

Ce passage du discours de lord Herschell est même renforcé par lord Halsbury :

[traduction] […] À mon avis, rien ne pourrait être plus totalement injuste que de ne pas contre-interroger des témoins sur leur déposition pour leur donner avis, et leur offrir l’occasion de s’expliquer, et bien souvent de défendre leur propre moralité, puis, après les avoir privés d’une telle occasion, d’ensuite demander au jury de ne pas ajouter foi à ce qu’ils ont dit, même si aucune question n’a été posée relativement à leur crédibilité ou à l’exactitude des faits à propos desquels ils ont témoigné. […]

[p. 76]

[132]  La confrontation, si le témoin doit être écarté, doit avoir lieu au cours de sa déposition, ce qui ne s’est pas produit dans la présente affaire.

[133]  Certes, il arrivera [traduction« qu’un témoin ait été informé de façon si claire et certaine et que la question mise en doute soit si évidente qu’il n’est pas nécessaire de perdre du temps à l’interroger à ce sujet » (lord Herschell, p. 71). Mais tel n’est pas le cas en l’espèce.

[134]  Il est clair que le contre-interrogateur n’était pas intéressé à obtenir des explications du témoin en cas d’incohérence. Comme il a été admis lors de l’audience, l’alinéa 26c) ne précise pas qu’il existe des hydrates seulement lorsque de l’eau est incorporée à un réseau cristallin. En fait, la seule autre page dont dispose la Cour dans l’affidavit donne à penser que l’affaire dans laquelle l’affidavit est produit est centrée sur le réseau cristallin. Le contexte est important. De toute évidence, le témoin dans cette affaire disait qu’il existe des hydrates lorsque des molécules d’eau sont régulièrement incorporées au réseau cristallin. Il est loin d’être clair que M. Byrn définissait les hydrates comme étant uniquement présents là où il existe une forme cristalline, pour que l’eau soit incorporée à la structure cristalline. Si telle était l’affirmation des avocats, la question aurait dû être posée au témoin.

[135]  Il n’était pas du tout évident qu’il existait une incohérence entre le témoignage présenté dans l’affaire qui nous occupe et l’alinéa dans une affaire instruite plusieurs années auparavant. S’il existait une contradiction ou une incohérence, les avocats auraient dû suivre les directives énoncées dans l’arrêt Browne c Dunn. La règle d’application générale (R. c Lyttle, [2004] 1 RCS 193, 2004 CSC 5, par. 65), sans être absolue, doit être appliquée en l’espèce, car l’équité l’exige. En fait, le nouvel interrogatoire de M. Byrn a établi que l’affaire dans laquelle l’affidavit avait été fait [traduction« concernait le 17‑dichlorhydrate monohydraté, un hydrate cristallin » (question 1021). Si on lui en avait donné l’occasion, le témoin aurait pu expliquer le contexte dans lequel l’affidavit avait été souscrit. Lest avocats ont choisi de ne pas pousser plus loin. La crédibilité de M. Byrn ne peut être mise en question sur la foi d’un affidavit qui, à première vue, ne semble pas être contradictoire et à propos duquel il n’a pas été correctement contre-interrogé.

[136]  En outre, l’affirmation d’Apotex selon laquelle la définition donnée par les experts de Servier est [traduction« tout à fait incompatible » avec les publications de M. Byrn et de Mme Rodriguez‑Hornedo n’est pas étayée. Les deux reconnaissent que des hydrates peuvent se former dans le réseau cristallin, mais ils affirment qu’il peut exister une autre forme. Bien que M. Zaworotko ait été critique à l’endroit de M. Byrn et de Mme Rodriguez‑Hornedo (il disposait de leur affidavit au moment de préparer le sien), il a reconnu au paragraphe 163 de son propre affidavit que Mme Rodriguez‑Hornedo avait déclaré dans son propre ouvrage, intitulé Encyclopedia of Pharmaceutical Technology7 [encyclopédie de la technologie pharmaceutique], [traduction« qu’un solide avec de l’eau incorporé dans les “vides interstitiels ou une partie du réseau cristallin” » constitue des hydrates. Son affidavit portait principalement sur les cristaux et la cristallisation. Je suis convaincu que les experts retenus par Servier ont fourni une preuve convaincante de ce qui constitue un hydrate. M. Zaworotko a affirmé que [traduction« la personne versée dans l’art comprendrait que le renvoi aux “hydrates” dans la revendication 1 vise les formes cristallines du périndopril arginine dans lesquelles des molécules d’eau font partie du réseau cristallin, ou sont absorbées par ce dernier » (par. 101). La preuve tend à démontrer qu’il s’agit seulement de l’un des hydrates possibles.

[137]  Apotex a également été critique à l’égard de la preuve fournie par Mme Rodriguez‑Hornedo. L’argument avancé est que le témoin n’aurait pas pu produire sa preuve dans la courte période, selon Apotex, que l’experte avait passée avec les avocats canadiens de Servier. L’affirmation est sans fondement. J’ai lu son contre-interrogatoire, et Mme Rodriguez‑Hornedo a pleinement répondu à l’allégation. Non seulement ses contacts avec les avocats étaient plus fréquents que ce qui a été affirmé, mais elle devait également travailler seule et elle connaissait très bien le domaine de la chimie abordé dans son témoignage.

[138]  Servier a soutenu que MM. Byrn et Evans ont été jugés crédibles par la cour australienne, qui était saisie de questions similaires à celles de l’affaire canadienne. Les deux témoins ont déposé devant le tribunal australien. L’affaire australienne était un procès. Une affaire relative à un AC est en grande partie un « exercice sur papier » sans témoins devant le tribunal. Fait plus important peut-être, un témoignage fourni dans une affaire connexe, où la loi est en fait différente, est à double tranchant. Un témoin qui a déjà exprimé une opinion peut ne pas être enclin à changer d’avis dans une affaire ultérieure. Même si les avocats des demandeurs ont donné des instructions à ces deux témoins, il reste que ces derniers connaissent les questions en litige et les revendications au moment où ils témoignent dans le cadre de l’instance canadienne. Le fait qu’ils aient pu être jugés crédibles en Australie est, à mon avis, non pertinent pour l’affaire canadienne où ils n’ont jamais comparu devant la Cour. La pertinence de leur preuve est évaluée en fonction du dossier, étant entendu qu’ils ont présenté une preuve dans une instance plus ou moins similaire.

[139]  Par ailleurs, Servier a soutenu que M. Zaworotko, en tant que spécialiste en génie cristallin, était moins utile pour la Cour. Je suis d’accord. Il semble que M. Zaworotko ait considéré l’affaire à travers le prisme des cristaux. Son témoignage n’a pas eu la portée de celui rendu par M. Bastin.

[140]  Contrairement à l’affirmation de Servier selon laquelle la preuve présentée par M. Bastin découlait d’une analyse axée sur les résultats, effectuée sous le contrôle des avocats d’Apotex, j’ai conclu que la preuve de M. Bastin était utile et pertinente. Sa preuve « à l’aveugle » était impressionnante et ajoutait au poids de la preuve. Je remarque en particulier qu’il ne connaissait pas le périndopril, ou le brevet 825, avant 2017.

[141]  Au bout du compte, il convient d’évaluer la preuve de chaque expert par rapport aux questions en litige, sans exclure d’emblée l’opinion exprimée sur les questions en litige.

VI.  Personne versée dans l’art (la PVA)

[142]  Il n’y a pas de différence marquée entre les opinions des parties quant aux qualités et aux compétences de la personne fictive versée dans l’art. Il peut s’agir d’une personne, ou d’une équipe, possédant une formation et une expérience en sciences pharmaceutiques, chimie et formulation, ce qui comprend les propriétés d’un médicament et sa stabilité.

[143]  Une personne ayant réussi un cours de chimie de 10e année ne sera pas une PVA. J’admets l’affirmation de Servier qui est fondamentalement soutenue par les experts retenus par Apotex, selon laquelle la PVA possède généralement un diplôme supérieur en chimie ou en biochimie, qui sera complété par une expérience appropriée. Quelqu’un possédant un baccalauréat et une expérience adéquate serait également admissible. Les renseignements contenus dans la description de brevet sont destinés à la PVA. Dans l’arrêt Consolboard Inc. c MacMillan Bloedel (Sask.) Ltd., [1981] 1 RCS 504 [arrêt Consolboard], la Cour suprême décrit la PVA de la façon suivante :

[traduction] Les personnes à qui le mémoire descriptif s’adresse sont « des travailleurs moyens » doués d’habiletés moyennes dans l’art dont l’invention relève et possédant les connaissances générales moyennes qu’ont les gens de ce domaine d’activité précis. On arrive à la bonne interprétation du brevet en tenant compte de ce qu’un ouvrier habile qui aurait lu le mémoire descriptif à l’époque aurait jugé divulgué et revendiqué par le mémoire.

[p. 523]

La personne doit avoir des qualifications suffisantes pour pouvoir aider à l’interprétation du brevet. Comme l’a dit le juge Binnie dans l’arrêt Whirlpool Corp. c Camco Inc., 2000 CSC 67, [2000] 2 RCS 1067 [arrêt Whirlpool], « [l]es brevets en matière de technologie aérospatiale ne sont compréhensibles que par les spécialistes du domaine » (par. 71). Un diplôme supérieur avec une certaine expérience ou un baccalauréat avec une expérience considérable sont requis.

VII.  Charge de la preuve

[144]  Un brevet est présumé valide (par. 43(2) de la Loi sur les brevets (LRC, 1985, c P-4)) [la Loi]. En conséquence, la partie qui allègue l’invalidité de l’instance relative à l’AC a la charge initiale, une charge de présentation, de produire une preuve permettant d’établir l’invalidité, ce qui a pour effet de réfuter la présomption légale. À ce stade, la charge de la preuve est déplacée et échoit au demandeur, qui doit établir que chaque allégation d’invalidité est non fondée (Eli Lilly Canada Inc. c Apotex Inc., 2018 CF 736; Laboratoires Servier c Canada (Santé), 2015 CF 108, par. 46 à 49). Autrement dit, une fois que la question d’invalidité est mise en jeu parce qu’elle a un semblant de réalité, la charge de la preuve est déplacée.

[145]  En l’espèce, les parties sont d’accord qu’il incombe à Servier de prouver que l’allégation d’invalidité de son brevet 825 est non fondée. C’est la norme applicable en matière civile, la prépondérance des probabilités, qui s’applique.

VIII.  Interprétation des revendications

[146]  J’ai examiné de manière assez détaillée la preuve présentée en l’espèce. La controverse sur le périndopril n’est pas nouvelle. La décision de la Cour Laboratoires Servier c Apotex Inc., 2008 CF 825, 332 FTR 193; 67 CPR (4th) 241 [décision Laboratoires Servier], confirmant la validité des revendications 1, 2, 3 et 5 du brevet 196, appel rejeté (2009 CAF 222, 75 CPR (4th) 443), donne un aperçu du litige tortueux qui s’est déroulé dans les années 1980 et 1990 (par. 63 à 66) au Canada. Heureusement, l’affaire qui nous occupe ne présente pas ces complications.

[147]  Le brevet 825 est, somme toute, un document plus simple que la plupart des brevets pharmaceutiques. Le brevet 825 ne revendique pas le périndopril comme une invention, chose qui a été faite au Canada au moyen du brevet 196. Il vise plutôt un sel particulier qui constituerait une amélioration par rapport au sel utilisé à l’origine pour commercialiser le périndopril qui fait l’objet du brevet 825. Avant de traiter des questions de contrefaçon ou d’invalidité, la Cour doit se pencher sur l’interprétation à donner aux revendications. Il appartient bien entendu à la Cour de statuer à cet égard avec l’aide d’experts. J’ai déjà décrit les personnes versées dans l’art (les parties s’accordent de façon générale sur les caractéristiques de cette personne). J’ai également décrit avec certains détails le brevet en cause. L’interprétation des revendications est faite à la date de publication du brevet 825, soit le 18 octobre 2003.

[148]  Cependant, avant de commencer l’interprétation du brevet 825 proprement dit, il est important de garder à l’esprit les règles d’interprétation qui s’appliquent à l’interprétation des revendications. Un brevet est interprété indépendamment des allégations d’invalidité (il est entendu en l’espèce que si le brevet 825 est valide, il sera violé par les produits d’Apotex). On a déjà dit que « [l]’interprétation des revendications précède l’examen des questions de validité et de contrefaçon ». Elle ne peut devenir une interprétation axée sur les résultats (arrêt Whirlpool, précité, par. 43).

[149]  Comme il s’agit d’une question de droit, cette interpréation relève de la Cour, mais avec l’assistance de la PVA, car le brevet est destiné à une telle personne. Dans l’arrêt Burton Parsons Chemicals, Inc. c Hewlett-Packard (Canada) Ltd., [1976] 1 RCS 555, la tâche est ainsi décrite :

Même si la Cour doit interpréter un brevet comme tout autre document juridique, cette interprétation doit se faire en tenant compte du fait que le destinataire est un homme de l’art, et en tenant compte également du savoir que cet homme est censé posséder.

[p. 563]

[150]  Néanmoins, la Cour doit aborder la tâche d’interprétation du point de vue de l’interprétation téléologique, par opposition à une approche littérale privilégiée par beaucoup. Le passage suivant de lord Diplock dans l’arrêt Catnic Components Ltd. c Hill & Smith Ltd., [1982] RPC 183 [arrêt Catnic] a été cité avec approbation dans l’arrêt Whirlpool au paragraphe 44 :

[traduction] Vos Seigneuries, le mémoire descriptif d’un brevet est une déclaration unilatérale du breveté, faite dans ses propres mots et s’adressant à ceux qui sont susceptibles d’avoir un intérêt concret dans l’objet de son invention (c’est‑à‑dire qui sont « versés dans l’art »), par laquelle il les informe de ce qu’il prétend être les caractéristiques essentielles du nouveau produit ou du nouveau procédé pour lequel les lettres patentes lui confèrent un monopole. Ce sont seulement les nouvelles caractéristiques qu’il prétend essentielles qui constituent ce qu’on appelle l’« essence » de la revendication. Le mémoire descriptif d’un brevet doit recevoir une interprétation téléologique plutôt que l’interprétation purement littérale découlant du genre d’analyse terminologique méticuleuse que les avocats sont trop souvent tentés de faire en raison de leur formation. La question qui se pose dans chaque cas est la suivante: les personnes ayant une connaissance et une expérience pratiques du genre de travail auquel l’invention est destinée à servir comprendraient‑elles que le breveté voulait que l’interprétation stricte d’une expression ou d’un mot descriptifs particuliers figurant dans une revendication constitue une condition essentielle de l’invention, de manière à ce que toute variante soit exclue du monopole revendiqué même s’il se peut qu’elle n’ait aucun effet important sur la façon dont l’invention fonctionne.

[Italique dans l’original.]

[151]  La Cour recherche ce qui aurait été inventé, l’identification « des mots ou expressions particuliers qui sont utilisés dans les revendications pour décrire ce qui, selon l’inventeur, constituait les éléments “essentiels” de son invention » (arrêt Whirlpool, par. 45). Nous recherchons ce que l’inventeur a objectivement l’intention de communiquer par ses revendications. Pour reprendre les mots de mon collègue le juge Robert Barnes dans la décision Alcon Canada Inc. c Apotex Inc., 2012 CF 410, au paragraphe 27,

[27]  […] il est bien établi en droit que l’interprétation téléologique exige de la Cour qu’elle examine le libellé des revendications en fonction du sens que le breveté aurait normalement prêté aux termes utilisés, et non pas à travers le prisme de la littéralité stricte. Même un terme qui semble clair et non ambigu peut, lorsqu’il est lu en contexte, raisonnablement avoir un sens différent. […]

La question devient alors la suivante : quelle était l’intention de l’inventeur quand les mots utilisés pour délimiter l’invention ont été choisis?

[152]  La PVA est un acteur important dans un domaine de nature technique, mais ce n’est pas elle qui tranche la question. Au bout du compte, c’est la Cour qui le fait, en tenant compte des connaissances que la PVA est censée posséder et des éléments de preuve fournis par des experts.

[153]  Comme il est déclaré dans l’arrêt Whirlpool, au paragraphe 49, l’interprétation téléologique consiste à considérer l’ensemble de la divulgation et des revendications « sans être ni indulgent ni dur, mais plutôt en cherchant une interprétation qui soit raisonnable et équitable à la fois pour le titulaire du brevet et pour le public » (arrêt Consolboard, p. 520). En effet, le juge Dickson a cité avec approbation le juge en chef Duff dans l’arrêt Western Electric Co., Inc., et al. c Baldwin International Radio of Canada, [1934] RCS 570, qui a conclu que [traduction« quand le texte du mémoire descriptif, interprété de façon raisonnable, peut se lire de façon à accorder à l’inventeur l’exclusivité de ce qu’il a inventé de bonne foi, la Cour, en règle générale, cherche à mettre cette interprétation à effet ». Le juge Dickson a également renvoyé au passage fréquemment cité de Sir George Jessel dans l’arrêt Hicks & Son c Safety Lighting Company, (1876), 4 Ch. D. 607, qui a conclu que le brevet doit être abordé « avec le souci judiciaire de confirmer une invention vraiment utile ».

[154]  Néanmoins, l’interprétation téléologique ne permettra pas une interprétation qui n’est pas compatible avec le libellé utilisé par l’inventeur. Dans l’arrêt Free World Trust c Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, [2000] 2 RCS 1024 [arrêt Free World Trust], la Cour suprême a confirmé que « [l]a primauté de la teneur des revendications était déjà profondément enracinée dans notre jurisprudence et elle devrait, je crois, être confirmée de nouveau dans le cadre du présent pourvoi » (par. 40). Le reste se trouve au paragraphe 51 de l’arrêt Free World Trust :

[…] L’interprétation des revendications avec le concours d’un destinataire versé dans l’art donne au breveté l’assurance que certains termes et concepts seront considérés par le tribunal à la lumière du témoignage d’un expert concernant leur sens technique. Les mots choisis par l’inventeur seront interprétés selon le sens que l’inventeur est présumé avoir voulu leur donner et d’une manière qui est favorable à l’accomplissement de l’objet, exprès ou tacite, des revendications. Cependant, l’inventeur qui s’exprime mal ou qui crée par ailleurs une restriction inutile ou complexe ne peut s’en prendre qu’à lui‑même. Le public doit pouvoir s’en remettre aux termes employés à condition qu’ils soient interprétés de manière équitable et éclairée.

[Non souligné dans l’original, sauf l’expression « à condition », qui est en italique dans l’original.]

[155]  Enfin, la Cour ne doit pas récrire des revendications; elle ne peut que les interpréter (Eli Lilly & Co. c O’Hara Manufacturing Ltd., 26 CPR (3rd) 1 [arrêt O’Hara]). Cependant, la nature de l’invention doit être déterminée compte tenu de l’ensemble du mémoire descriptif (revendications et divulgation), si les termes de la revendication sont ambigus (arrêt Consolboard, p. 520; arrêt Whirlpool, par. 52).

[156]  Pour conclure en ce qui concerne les règles d’interprétation, la règle fondamentale, appelée « règle orthodoxe », demeure celle énoncée dans l’arrêt Lister c Norton Brothers and Co, (1886), 3 RPC 199, et confirmée dans l’arrêt Whirlpool (par. 49) : un brevet [traduction« doit être lu par un esprit désireux de comprendre, et non pas par un esprit désireux de ne pas comprendre ». Cela s’applique manifestement à la PVA. Comme l’a dit le juge Binnie dans l’arrêt Whirlpool, « [u]n “esprit désireux de comprendre” prête nécessairement une grande attention au but et à l’intention de l’auteur » (par. 49). Dans l’arrêt Free World Trust, la Cour a confirmé la même idée au paragraphe 44, citant The Canadian Law and Practice Relating to Letters Patent for Inventions, 4e éd., Carswell 1969 (Fox), où, à propos de la PVA, il est dit qu’on [traduction« suppose que cette personne va tenter de réussir, et non rechercher les difficultés ou viser l’échec ». Cela, me semble-t-il, est contraire à la PVA qui chercherait à critiquer chaque mot ou examinerait le brevet de son point de vue, limité par une expertise particulière.

[157]  Cinq revendications doivent être interprétées. La première revendication renvoie à l’objet de l’invention alléguée : le sel d’arginine de périndopril ainsi que ses hydrates. Les autres revendications dépendent de la première et ont une portée plus limitée que celle-ci, mais elles sont interprétées conformément à la revendication plus large. Ainsi, la revendication 2 ajoute au sel et à ses hydrates des excipients pharmaceutiquement acceptables (un ou plusieurs excipients non toxiques). Le sel d’arginine et ses hydrates, en combinaison aux excipients non toxiques et pharmaceutiquement acceptables, sont ensuite caractérisés dans la revendication 3 en ce qu’ils se présentent sous forme de comprimé à libération immédiate. La revendication 4 reprend la composition pharmaceutique selon la revendication 2 ou le comprimé à libération immédiate selon la revendication 3 et précise que cette composition renferme de 0,2 à 10 mg de sel d’arginine de périndopril. La composition pharmaceutique selon les revendications 2 à 4, qui concernent toutes le sel d’arginine de périndopril et ses hydrates, est utile au traitement de l’hypertension et l’insuffisance cardiaque.

[158]  Il existe des questions litigieuses, et [traduction« il est essentiel [...] de voir où le bât blesse, de manière à pouvoir se concentrer sur les points importants » (Nokia c Interdigital Technology Corporation [2007] EWHC 3077, extrait reproduit par la juge Snider dans la décision Laboratoires Servier, au paragraphe 98, l’action relative au périndopril). En l’espèce, le bât blesse à deux endroits : En quoi consiste le sel d’arginine de périndopril? Que faut-il entendre par « ses hydrates »? Les deux points sensibles découlent de la revendication 1, comme il fallait s’y attendre.

[159]  Servier soutient que le sel d’arginine de périndopril est la L‑arginine. Au cours de l’audience, il est apparu clairement que Servier considérait le terme comme étant sans ambiguïté, de sorte que la Cour ne devrait pas avoir à recourir à l’ensemble du mémoire descriptif pour parvenir à son interprétation.

[160]  La divulgation révèle que le sel d’arginine de périndopril est préférentiellement le sel d’arginine naturelle, la L‑arginine (brevet 825, p. 2) et que le sel d’arginine utilisé dans l’étude à la page 4 est le sel de L‑arginine. Ni la D‑arginine ni la forme racémique de l’arginine n’est d’origine naturelle. Mme Rodriguez-Hornedo a déclaré qu’une PVA [traduction] « s’attendrait à ce qu’on lui dise si le renvoi à l’arginine s’entend d’une forme non naturelle » (affidavit de Mme Rodriguez-Hornedo, par. 147). Le témoin a aussi déclaré que la forme naturelle de l’arginine sera plus facilement approuvée par les organismes de réglementation puisqu’on la retrouve dans les aliments courants (par. 147). M. Byrn est d’accord avec Mme Rodriguez-Hornedo, ajoutant que la PVA saurait que l’invention a voulu dire la L‑arginine, parce qu’elle n’est pas toxique (puisqu’elle est présente dans le corps humain) et qu’elle serait évidemment la variante la plus économique. Selon lui, [traduction] « la PVA comprendrait que la revendication concerne le stéréoisomère L‑arginine » (affidavit de M. Byrn, par. 189). Contrairement à la L‑arginine, le stéréoisomère D n’est pas un acide aminé d’origine naturelle, ce qui laisse supposer que la PVA serait davantage convaincue que les revendications renvoient à la L‑arginine. Les témoins n’ont pas déclaré dans leurs affidavits en quoi ces considérations extérieures seraient pertinentes pour « délimiter » ce qui fait l’objet du monopole. Dans l’arrêt Free World Trust, la Cour a renvoyé, avec approbation, à ce passage de la décision Minerals Separation Corp. c Noranda Mines Ltd., [1947] R.C. de l’É., à la page 352 :

[traduction] En formulant ses revendications, l’inventeur érige une clôture autour des champs de son monopole et met le public en garde contre toute violation de sa propriété. La délimitation doit être claire afin de donner l’avertissement nécessaire, et seule la propriété de l’inventeur doit être clôturée. La teneur d’une revendication doit être exempte de toute ambiguïté ou obscurité pouvant être évitée, et sa portée ne doit pas être flexible; elle doit être claire et précise de façon que le public puisse savoir non seulement où il lui est interdit de passer, mais aussi où il peut passer sans risque.

Comment des questions comme une variante plus économique ou une acceptation plus facile par un organisme de réglementation influent‑elles sur la portée d’un monopole? Rien n’empêche notre inventeur de commercialiser ce qui est plus économique ou plus facile à trouver, tout en protégeant le monopole en revendiquant la totalité de l’arginine.

[161]  Servier a cherché à solliciter d’autres appuis à sa position par le contre-interrogatoire des deux experts retenus par Apotex. Dans le cas de M. Bastin, on lui a demandé ce qui constituait un sel pharmaceutiquement acceptable et il a semblé convenir qu’une forme salifiée, comme l’arginine, serait pharmaceutiquement acceptable, parce qu’elle a été utilisée et mise à l’essai par le passé, de sorte qu’il a été déterminé qu’elle avait des caractéristiques acceptables. À la question de savoir si cela était exact, il a répondu ceci :

[traduction]

R. Oui. L’arginine n’est pas naturelle, donc vous ne l’utiliseriez pas, vous utiliseriez la forme naturelle, la L‑arginine, qui serait pharmaceutiquement acceptable.

[DD, volume 27, p. 7436]

Dans le cas de M. Zaworotko, lorsqu’on lui a montré l’entrée dans le Merck Index: An Encyclopedia of Chemicals, Drugs and Biologicals publié en 1996 (12e édition8), il a admis que l’entrée 817 pour l’arginine ne renvoie jamais à la D‑arginine. En fait, elle renvoie à la L‑arginine.

[162]  En conséquence, Servier se reporte au principe d’interprétation des brevets pour appuyer son point de vue selon lequel il convient d’interpréter les revendications comme renvoyant à la L‑arginine, à savoir une interprétation téléologique tenant compte de la preuve présentée par une PVA désireuse de comprendre et non de rechercher les difficultés ou l’échec.

[163]  De son côté, Apotex prétend que l’« arginine » mentionnée dans la revendication 1 doit inclure la L‑arginine, mais aussi la D‑arginine et l’arginine racémique. M. Bastin déclare dans son affidavit (par. 102 et 114) que puisque la divulgation mentionne que le sel d’arginine de périndopril est préférentiellement la L‑arginine naturelle, le sel de l’invention peut être préparé avec la D-arginine et « vraisemblablement » avec l’arginine racémique. M. Zaworotko a présenté le même argument (affidavit de M. Zaworotko, par. 100).

[164]  Les experts d’Apotex se sont appuyés en grande partie sur les revendications et la divulgation pour témoigner que la revendication 1 ne peut se limiter à la L‑arginine. La divulgation établit la différence entre l’arginine et la L‑arginine, faisant de cette dernière une préférence (affidavit de M. Bastin, par. 283 à 284) et indiquant que les essais ont été réalisés sur la L‑arginine. En contre-interrogatoire, M. Byrn, Mme Rodriguez-Hornedo et M. Evans reconnaissent tous que l’arginine prend différentes formes (L, D et racémique), toutes connues à l’époque. Mme Rodriguez-Hordeno a résisté à l’idée que le terme « préférentiellement » doive signifier quelque chose (questions 561 à 574). Au bout du compte, elle a dû céder sur ce point :

[traduction]

575  Q.  Comment expliquez-vous alors que l’auteur de ce brevet ait indiqué que la L‑arginine n’était qu’une préférence?

R.  Je crois que c’est par souci de clarté, pour que le terme ne soit pas ambigu.

Q.  Eh bien, le libellé à la page 2 ne nous dit-il pas que la revendication peut couvrir plus que la L‑arginine, la L‑arginine étant la préférence? Ça, c’est la clarification.

R.  M’hm.

577  Q.  Êtes-vous d’accord avec cela?

R. Oui, la façon dont c’est écrit.

578  Q.  Merci.

À mon avis, la position adoptée à l’origine par le témoin était difficile à maintenir, et Mme Rodriguez-Hornedo a dû finalement le reconnaître.

[165]  On peut en dire autant de la position adoptée par M. Byrn lors de son contre‑interrogatoire. Je reproduis intégralement la partie du contre-interrogatoire qui traite de la préférence pour la L‑arginine exprimée dans la divulgation, mais qui n’est pas reproduite dans les revendications :

[traduction]

556  Q.  Que signifie pour vous le mot « préférence »?

R. Préféré.

557  Q.  D’accord. Pour qu’il y ait préférence, pour qu’on préfère quelque chose, faut-il qu’il y ait un élément de comparaison?

R.  Il devrait, il y en aurait un, oui.

558  Q.  D’accord. Donc, dans ce cas-ci, la L‑arginine serait préférable à quelque chose nécessairement, est-ce exact?

R.  On dit que c’est préférable, c’est exact.

559  Q.  Et, dans cette phrase, la L-arginine doit être préférable au racémate ou à la D-arginine, n’est-ce pas?

R.  C’est exact.

560  Q.  Comprenez-vous la différence entre une préférence et une exigence; la comprenez-vous?

R.  Je la comprends, mais je pense qu’il s’agit d’une préférence extrêmement forte; c’est ce que j’essayais de bien décrire aux paragraphes 189 et 190.

561  Q.  Vous comprenez la différence entre une préférence extrêmement forte et une exigence?

R.  Bien sûr, c’est une gradation.

562  Q.  D’accord, et ce brevet ne concerne pas – il concerne la L‑arginine comme étant – même pour reprendre vos mots, une préférence extrêmement forte, n’est-ce pas?

R.  Je veux dire que, je…

563  Q.  N’est-ce pas?

R.  Exact, parce que…

564  Q.  D’accord, par rapport…

R.  …J’avais les paragraphes 189 et 190.

565  Q.  Par rapport aux autres sels, la D-arginine et le racémate?

R.  C’est exact.

566  Q.  Et lorsque nous consultons la revendication 1, nous y trouvons le libellé « un sel d’arginine de périndopril », n’est-ce pas?

R.  C’est exact.

567  Q.  Ce qui correspond au libellé que nous voyons au début de la phrase à la page 2 que nous avons consulté?

R.  C’est cela; ces deux mots sont les mêmes.

[Non souligné dans l’original.]

Que la préférence soit extrême ou simple, le fait est que le brevet 825 fait la distinction entre l’arginine naturelle et l’arginine en général. Il faut nécessairement en déduire que le breveté connaît la différence lorsqu’il utilise l’un ou l’autre.

[166]  Apotex a également contesté le sens à attribuer à « ses hydrates » à la revendication 1. Même si M. Byrn, Mme Rodriguez-Hornedo et M. Evans s’entendent pour dire qu’un hydrate requiert une incorporation d’eau, en ce sens que la molécule capte, ou absorbe, l’eau, M. Zaworotko semble exiger qu’un hydrate doive être un hydrate cristallin (affidavit de M. Zaworotko, par. 61). M. Bastin abonde dans le même sens au paragraphe 114 de son affidavit. M. Zaworotko prétend que l’eau est incorporée dans le réseau cristallin. Les experts retenus par Servier ne contestent pas le fait qu’un hydrate puisse se former avec de l’eau incorporée dans le réseau d’un cristal; c’est plutôt qu’il ne s’agit pas de la seule forme d’hydrate. Il n’est pas nécessaire qu’il s’agisse d’un hydrate, car l’eau incorporée dans un composé qui n’est un cristal serait un hydrate.

[167]  À mon avis, le témoignage de Mme Rodriguez-Hornedo est le plus convaincant. Dans son affidavit, elle reconnaît l’existence d’un hydrate ayant un réseau cristallin, mais [traduction] « par ailleurs, le terme “hydrate” peut aussi être utilisé et compris pour désigner un composé qui a capté l’eau du milieu environnant » (par. 77). Elle poursuit en expliquant comment la quantité d’eau peut être mesurée dans les deux cas, pour un cristal, mais également lorsqu’il ne s’agit pas d’un cristal. Lors du contre-interrogatoire, l’interrogateur, comme il l’a fait avec M. Byrn, a insinué à maintes reprises qu’un hydrate était un hydrate cristallin. Chaque fois, Mme Rodriguez-Hornedo a corrigé l’interrogateur. À la question 330, on a de nouveau suggéré qu’un hydrate était cristallin. Elle a clairement mentionné que [traduction] « un hydrate n’a pas besoin d’être un cristal. L’hydrate peut être un solide cristallin ou non et, par conséquent, l’eau a besoin ou n’a pas besoin de faire partie de ce réseau cristallin ».

[168]  M. Evans, qui a exprimé la même opinion sur les hydrates, s’est vu demander, lors du contre-interrogatoire sur son affidavit, s’il avait lu les affidavits de M. Byrn et de Mme Rodriguez-Hornedo avant de souscrire le sien. Non seulement il n’avait pas lu ces affidavits plus tôt, mais au moment de son contre-interrogatoire, il ne les avait toujours pas lus.

[169]  Il ne fait aucun doute que M. Zaworotko est un expert en cristaux et en cristallisation. En fait, il consacre 22 paragraphes de son affidavit à des renseignements généraux sur les cristaux et la cristallisation. Au paragraphe 101 de son affidavit, il associe les hydrates mentionnés à la revendication 1 à des formes cristallines hydratées. Personne ne conteste que les hydrates puissent prendre une forme cristalline. En fait, M. Byrn a exprimé plusieurs fois son accord lors de son contre-interrogatoire. Seulement, il y a d’autres composés qui peuvent absorber l’eau.

[170]  Enfin, le brevet 825 n’indique en aucune façon que les hydrates concernés doivent avoir une forme cristalline.

[171]  Les avocats de Servier ont exhorté la Cour à limiter l’interprétation de la revendication 1 aux termes de celle-ci. L’argument consiste à dire qu’il n’existe aucune ambiguïté exigeant qu’on se reporte au mémoire descriptif.

[172]  Je ne peux souscrire à cet argument. Le simple fait que la revendication parle d’« un sel d’arginine de périndopril », que Servier voudrait interpréter comme le « sel de L‑arginine », prouve l’existence d’une ambiguïté dans la mesure où elle montre que le mot [traduction« peut être interprété de plusieurs façons », qu’il a [traduction« une double signification […] causée par l’inexactitude de l’expression » (le Canadian Oxford Dictionary). Ce qui peut sembler clair et sans ambiguïté peut ne pas l’être. De l’avis de certains experts, le simple fait que les termes utilisés doivent signifier autre chose que les termes mêmes, compte tenu de considérations ne relevant pas du mémoire descriptif (approbation plus simple des organismes de réglementation, non toxique, se trouve dans les aliments et dans le corps, variante la plus économique de l’arginine), mais aussi de considérations provenant directement de la divulgation (« préférentiellement » signifiant que le breveté envisageait exclusivement la L‑arginine et que les essais ont été menés uniquement sur la L‑arginine), signale une ambiguïté qui doit être résolue par un examen de la divulgation.

[173]  Lorsqu’on examine le mémoire descriptif dans son intégralité, force est de constater que le breveté y utilise tout au long l’expression « le sel d’arginine de périndopril ». En parcourant le document, dans au moins trois pages (sur un total de quatre), j’ai pu compter huit fois où le breveté mentionne « le sel d’arginine de périndopril » ou « le sel d’arginine ». Plus important encore, le breveté cite la L‑arginine seulement deux fois. Chaque fois, la L-arginine est directement en relation, et en contradiction, avec le sel d’arginine de périndopril dans la même phrase. Autrement dit, le sel d’arginine de périndopril comprend le sel d’arginine naturelle, la L‑arginine, mais il existe clairement d’autres formes. En effet, chaque expert a reconnu que la PVA connaîtrait les autres formes de l’arginine.

[174]  Je reproduis les deux phrases où les deux se trouvent ensemble :

  • Le sel d’arginine sera préférentiellement le sel d’arginine naturelle ou sel de L‑arginine (brevet 825, p. 2).

·  Le sel d’arginine utilisé dans cette étude est le sel de L‑arginine (brevet 825, p. 4).

Il ne fait aucun doute que le breveté a fait la différence entre le sel d’arginine naturelle et le sel d’arginine. L’interprétation téléologique des revendications amène à tirer des conclusions quant à l’intention du breveté. Quelles sont les limites que le breveté souhaite définir autour de l’invention revendiquée, mettant ainsi en garde contre toute violation de la propriété ainsi revendiquée.

[175]  En outre, le breveté utilise à deux autres reprises une « préférence » : une première fois pour des « comprimés à libération immédiate » et une deuxième fois où il indique que la quantité de sel d’arginine est dite « préférentiellement entre 1 et 10 mg » (p. 2). Dans les deux cas, les revendications renvoient à la préférence : une revendication de la forme d’un comprimé à libération immédiate (revendication 3) et une revendication d’une composition pharmaceutique contenant de 0,2 à 10 mg de sel d’arginine de périndopril (revendication 4). J’en tire deux conclusions. Premièrement, l’inventeur revendique quand il veut ce qui a été présenté « préférentiellement » ou « à titre préférentiel »; deuxièmement, l’inventeur revendique également plus que ce qui a été défini comme la quantité à privilégier de sel d’arginine. Il est donc difficile de faire valoir que l’inventeur n’était pas conscient de l’utilisation du terme « préférentiel ». Quand il veut revendiquer quelque chose, il le fait.

[176]  Comme le dit lord Diplock dans l’arrêt Catnic, [traduction« le mémoire descriptif d’un brevet est une déclaration unilatérale du breveté, faite dans ses propres mots et s’adressant à ceux qui sont susceptibles d’avoir un intérêt concret dans l’objet de son invention (c’est‑à‑dire qui sont “versés dans l’art”), par laquelle il les informe de ce qu’il prétend être les caractéristiques essentielles du nouveau produit ou du nouveau procédé pour lequel les lettres patentes lui confèrent un monopole » (p. 242-243). Je ne suis pas convaincu que Servier ait utilisé le libellé large, général, en vue de limiter la portée de son monopole revendiqué. En effet, le libellé du brevet et les éléments de preuve tendent à indiquer le contraire.

[177]  Les experts de Servier ont défendu l’interprétation de la revendication 1 comme se limitant à la L‑arginine parce que c’était ce à quoi une PVA penserait en voyant un renvoi à l’arginine, en grande partie parce qu’elle est formée dans la nature. Le problème, c’est que cela ne tient pas compte des mots utilisés. Comme la Cour suprême l’a déclaré dans l’arrêt Free World Trust, « [l]a primauté de la teneur des revendications était déjà profondément enracinée dans notre jurisprudence et elle devrait, je crois, être confirmée de nouveau dans le cadre du présent pourvoi » (par. 40). Au bout du compte, les experts de Servier n’ont guère aidé la Cour. Ils ont refusé pendant un certain temps de reconnaître les termes du mémoire descriptif, se fondant plutôt sur des considérations extrinsèques pour atténuer les revendications. Une interprétation téléologique des revendications nécessite une explication de la raison pour laquelle une revendication devrait être interprétée de manière plus restrictive que celle qui a été écrite par le breveté pour revendiquer un monopole. Il ressort des contre-interrogatoires de M. Byrn et de Mme Rodriguez‑Hornedo qu’il n’y avait pas d’explication, scientifique ou autre. Il est clair selon ces experts qu’ils se tourneraient vers la L‑arginine s’ils devaient mettre en œuvre l’invention, ce qui est parfaitement compréhensible. Cependant, rien n’explique pourquoi le breveté exercerait un monopole sur une seule forme d’arginine, sauf erreur de sa part, laissant à quiconque le souhaite la possibilité d’utiliser d’autres formes d’arginine.

[178]  Lors de l’audition de la présente affaire, je me suis demandé tout haut si l’utilisation du « sel d’arginine de périndopril » au lieu du « sel d’arginine naturelle » aurait pu être une erreur, peut-être une erreur flagrante. Selon Servier, il n’y aurait pas une telle erreur. Servier a soutenu que « le sel d’arginine de périndopril » figurant dans la revendication 1 était sans ambiguïté et voulait dire « L‑arginine », la forme naturelle de l’arginine. Il n’était donc pas nécessaire de s’appuyer sur le reste du mémoire descriptif pour expliquer les deux phrases reproduites au paragraphe 174. En toute déférence, il y a ambiguïté. Quoi qu’il en soit, la Cour ne peut récrire les revendications. Dans l’arrêt Eli Lilly & Co. c O’Hara Manufacturing Ltd. (1989), 26 CPR (3rd) 1, la Cour d’appel fédérale a considéré que les termes utilisés par le breveté étaient importants. Le juge Pratte, s’exprimant au nom de la Cour, a écrit :

20.  […] Le tribunal doit interpréter les revendications; il ne peut les récrire. Lorsqu’un inventeur a clairement déclaré dans les revendications qu’il tenait un élément pour essentiel à son invention, le tribunal ne saurait en décider autrement pour la seule raison qu’il se trompait. […]

Lorsque l’inventeur précise explicitement que c’est sur le sel d’arginine qu’il souhaite exercer un monopole, la cour doit donner effet à ce qui est écrit. Voici un extrait de l’arrêt Free World Trust :

51  Cet aspect est plus particulièrement examiné dans les arrêts Whirlpool Corp. c. Camco Inc., [2000] 2 R.C.S. 1067, 2000 CSC 67 (CanLII), et Whirlpool Corp. c. Maytag Corp., [2000] 2 R.C.S. 1116, 2000 CSC 68 (CanLII), rendus concurremment. L’interprétation des revendications avec le concours d’un destinataire versé dans l’art donne au breveté l’assurance que certains termes et concepts seront considérés par le tribunal à la lumière du témoignage d’un expert concernant leur sens technique. Les mots choisis par l’inventeur seront interprétés selon le sens que l’inventeur est présumé avoir voulu leur donner et d’une manière qui est favorable à l’accomplissement de l’objet, exprès ou tacite, des revendications. Cependant, l’inventeur qui s’exprime mal ou qui crée par ailleurs une restriction inutile ou complexe ne peut s’en prendre qu’à lui‑même. Le public doit pouvoir s’en remettre aux termes employés à condition qu’ils soient interprétés de manière équitable et éclairée.

[Italique dans l’original.]

[179]  Par conséquent, la Cour conclut que la revendication 1 du brevet 825 doit revendiquer le sel d’arginine de périndopril, et non seulement sa forme naturelle. Il n’y a tout simplement aucune preuve menant dans une autre direction. L’intention de l’inventeur consistait à revendiquer le sel d’arginine. Il connaissait la différence entre ce sel et la L‑arginine. Quant à « ses hydrates », la Cour conclut qu’ils ne se limitent pas aux hydrates cristallins. Si un hydrate se forme, c’est que la molécule d’eau est extraite du milieu : l’hydrate incorpore l’eau, selon la preuve. L’eau ne reste pas à la surface. Je conviens que rien dans la divulgation ne laisse supposer une définition différente d’un hydrate.

IX.  Analyse

[180]  Apotex a invoqué un certain nombre de motifs à l’appui de son allégation selon laquelle le brevet 825 est invalide, notamment l’évidence, la suffisance, la portée excessive, l’utilité et le double brevet. L’antériorité, qui avait été mentionnée dans l’avis d’allégation, a été abandonnée et ne sera pas traitée par la Cour.

[181]  Certains de ces motifs d’invalidité peuvent être traités plus facilement et plus sommairement. La Cour les traitera en premier. Le brevet 825 présente une utilité, et la divulgation est suffisante pour que la PVA puisse exploiter l’invention brevetée. En revanche, le brevet 825 comporte une portée excessive, et, même s’il y a pu y avoir initialement une étincelle créatrice lorsqu’une petite quantité de sel d’arginine de périndopril a été synthétisée en 1984 et qu’il s’est ensuite révélé plus stable que le périndopril erbumine, le 18 avril 2002 (la date de priorité), les progrès réalisés dans la formation de sels étaient tels que, pour le sel d’arginine de périndopril, la PVA dotée des connaissances générales serait parvenue, selon la prépondérance de la preuve dans le présent dossier, compte tenu de l’art antérieur et conformément au droit canadien des brevets, à une solution pour une meilleure stabilité de l’IPA. L’information mise à la disposition du public au Canada et ailleurs a mis en évidence l’objet et le concept inventif définis par la revendication 1.

A.  Utilité

[182]  Ce n’est un secret pour personne : pour qu’il y ait invention, il faut une réalisation ou un perfectionnement présentant le caractère de l’utilité (article 2 de la Loi).

[183]  Récemment, la Cour suprême du Canada a tranché catégoriquement la question de l’utilité dans l’arrêt AstraZeneca Canada Inc. c Apotex Inc., 2017 CSC 36, [2017] 1 RCS 943 [arrêt AstraZeneca] :

[54]  Pour déterminer si un brevet divulgue une invention dont l’utilité est suffisante au sens de l’art. 2, les tribunaux doivent procéder à l’analyse suivante. Ils doivent d’abord cerner l’objet de l’invention suivant le libellé du brevet. Puis, ils doivent se demander si cet objet est utile — c’est‑à‑dire, se demander s’il peut donner un résultat concret.

[55]  La Loi ne prescrit pas le degré d’utilité requis. Elle ne prévoit pas non plus que chaque utilisation potentielle doit être réalisée — une parcelle d’utilité suffit. Une seule utilisation liée à la nature de l’objet est suffisante, et l’utilité doit être établie au moyen d’une démonstration ou d’une prédiction valable à la date de dépôt : AZT, par. 56.

[184]  Ainsi, une parcelle d’utilité suffit, dans la mesure où elle est liée à la nature de l’objet. Depuis au moins 1982, la Cour suprême a convenu que des propriétés inconnues de composés connus peuvent faire l’objet d’un brevet (Shell Oil Co. c Commissaire des brevets, [1982] 2 RCS 536) [arrêt Shell]. Dans cette affaire, l’invention a été décrite comme suit : [traduction« la découverte surprenante que des composés possédant une structure chimique spécifique ont des propriétés utiles comme régulateurs de croissance végétale » (p. 538).

Dans l’arrêt Shell, la Cour a conclu, à la page 549 :

Je crois qu’il faut donner au mot « réalisation » de la définition son sens général de « science » ou « connaissance ». Dans ce cas, la découverte de l’appelante a augmenté le bagage de connaissances au sujet de ces composés en leur trouvant des propriétés jusqu’alors inconnues et elle a établi la méthode par laquelle on peut leur donner une application pratique. A mon sens, cela constitue une « réalisation … présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité » et les compositions sont la réalisation pratique de la nouvelle connaissance.

La Cour n’a eu aucune difficulté à faire la différence avec l’arrêt Commissioner of Patents c Farbwerke Hoechst Aktiengesellschaft Vormals Meister Lucius & Bruning, [1964] RCS 49, dans lequel l’« invention » était une composition antidiabétique consistant en composés antidiabétiques dilués dans un véhicule. Il n’y avait rien de nouveau et d’utile puisque le breveté possédait déjà un brevet pour le composé. Comme la Cour l’a dit, [traduction« l’addition d’un véhicule inerte, qui constitue un moyen courant d’augmenter le volume et de faciliter ainsi les mesures et l’administration, n’est rien de plus que de la dilution et ne crée pas une nouvelle invention » (p. 53).

[185]  L’arrêt Wellcome Foundation (Apotex Inc. c Wellcome Foundation Ltd., 2002 CSC 77, [2002] 4 RCS 153 [arrêt Wellcome Foundation]) va dans le même sens : la Cour a jugé que la nouvelle utilisation d’un composé qui n’était pas nouveau constituait un élément brevetable distinct. Il y avait évidemment une utilisation pour l’ancien composé. En l’espèce, nous sommes en présence d’un nouveau composé, et non d’un ancien pour lequel une nouvelle utilisation a été découverte, le sel d’arginine de périndopril et ses sels. Le sel a été trouvé dans le but exprès de réduire l’instabilité à la chaleur et à l’humidité par rapport au produit pharmaceutique déjà commercialisé par Servier. Le mémoire descriptif aurait difficilement pu être plus explicite, et les résultats de l’essai présentés à la page 4 du brevet 825 ne laissent aucun doute : il y avait plus qu’une parcelle d’utilité, le sel d’arginine de périndopril ne se dégradant pas à 30 °C et à une humidité relative de 60 % et, surtout, à 40 °C et à une humidité relative de 75 % (après six mois). Selon l’étude présentée dans le brevet 825, après six mois à 40 ºC et à une humidité relative de 75 %, le périndopril erbumine s’était dégradé de 33% environ, tandis que le sel d’arginine de périndopril s’était à peine dégradé. La plus grande stabilité se traduit par des contraintes moins lourdes en matière d’emballage. Pour reprendre les termes de la Cour suprême dans l’arrêt Teva Canada Ltée c Pfizer Canada Inc., 2012 CSC 60, [2012] 3 RCS 625 [arrêt Teva], « [l]a démonstration de l’utilité peut notamment se faire au moyen d’essais, mais il ne s’ensuit pas qu’il existe une exigence distincte de divulguer l’utilité » (par. 40). En l’espèce, le brevet 825 divulgue les essais, tout comme cela avait été fait dans l’arrêt Teva :

[41]  De toute manière, Pfizer a divulgué l’utilité du sildénafil en faisant mention d’essais. Le sildénafil s’était révélé utile avant la date de priorité, de sorte que l’exigence établie dans AZT était remplie. En outre, [traduction] « [l]’accueil de l’invention par le public peut attester son utilité. Le fait que l’invention reçoive un accueil enthousiaste de la part du marché cible est généralement l’indice de son utilité » : Perry et Currier, §7.12.

[186]  Étant donné que la revendication 1 a pour objet un sel d’arginine de périndopril ainsi que ses hydrates, son utilité doit être établie, mais une seule utilisation, ce que la Cour suprême a décrit dans l’arrêt AstraZeneca comme pouvant donner « un résultat concret » (par. 54), et cela a été amplement démontré. L’invention n’est ni hypothétique, ni fantaisiste, ni inutilisable. La preuve de l’utilité n’a pas été contredite.

[187]  Les revendications 2, 3, 4 et 5, qui renvoient au sel d’arginine de périndopril et à ses hydrates sont donc utiles. La revendication 2 ajoute des excipients; la revendication 3 présente la composition pharmaceutique sous la forme de comprimés à libération immédiate; la revendication 4 reprend les revendications 2 et 3 avec 0,2 à 10 mg de sel d’arginine de périndopril; la revendication 5 établit l’utilité du sel d’arginine de périndopril et de ses hydrates dans le traitement de l’hypertension et de l’insuffisance cardiaque. Par conséquent, chacune des revendications est utile.

[188]  L’affirmation d’Apotex sur l’utilité n’est pas facile à suivre. Le but même de l’invention est de permettre l’utilisation du périndopril sans les contraintes d’un emballage spécial. Dans son mémoire des faits et du droit, Apotex affirme que la différence de stabilité entre le périndopril arginine et le périndopril erbumine [traduction« dépend des conditions de l’essai. Les essais menés par Apotex ont montré que, dans l’emballage proposé pour l’entreposage des produits en vrac, le périndopril erbumine et le périndopril arginine présentaient une stabilité équivalente » (par. 84). Toutefois, les essais d’Apotex ont été réalisés dans des emballages scellés et protecteurs conçus pour éviter la dégradation par la chaleur et une humidité relative élevée. M. Byrn a décrit l’emballage de cette manière au paragraphe 295 de son affidavit :

[traduction]

295  Je remarque que les essais d’Apotex ont été effectués sur l’IPA, dans le cas de la tert-butylamine et des sels d’arginine de périndopril, et non sur les comprimés contenant ces sels de périndopril. Cela est conforme aux contenants utilisés. Le périndopril tert-butylamine a été conservé dans des sacs en polyéthylène/feuilles de polyéthylène contenus dans un mini fût en carton-fibre, et le sel de L‑arginine de périndopril a été emballé dans un sac intérieur en polyéthylène antistatique scellé à l’aide d’une attache de câble et enveloppé dans un sac extérieur en composite de papier d’aluminium thermocollé sous azote dans un contenant en HDPE. Ces types d’emballages sont ceux utilisés pour l’entreposage en vrac de l’IPA dans un entrepôt.

[Italique dans l’original.]

On pourrait croire que de tels essais vont à l’encontre de l’objectif des essais de résistance à la chaleur et à l’humidité élevées si on veut protéger le produit contre la chaleur et l’humidité afin d’empêcher sa dégradation. Pour sa seule défense, Apotex allègue que ses essais ont fait appel à des protocoles normalisés qui [traduction] « dictent que les essais doivent être effectués dans l’emballage proposé » (mémoire des faits et du droit, par. 85). Cela dit, dans les faits, le nouveau produit n’aurait pas besoin d’un emballage très particulier, ce qu’on a appelé la [traduction] « variété tropicalisée ». À l’appui de cette déclaration, Apotex mentionne le paragraphe 413 de M. Bastin, dans lequel ce dernier conclut :

[traduction]

413.  […] Toutefois, selon les renseignements fournis dans l’affidavit de M. Damien, l’instabilité observée dans les comprimés de périndopril tert-butylamine n’est pas causée par une quelconque interaction avec des excipients. Au contraire, dans certains types d’emballage, on constate une perte de tert-butylamine lorsque la préparation est conservée à des températures élevées. Cette instabilité est attribuable à la volatilité de la tert-butylamine. Comme je l’ai mentionné, les essais de stabilité effectués par Apotex révèlent que, dans des conditions normales de stabilité, le périndopril tert-butylamine et le périndopril arginine (IPA) ont une stabilité équivalente dans un emballage commercial normalisé. Si des différences de stabilité sont observées dans d’autres types d’emballage (qu’il s’agisse d’un IPA ou d’un produit préparé), cela montre que toute amélioration de la stabilité dépend de l’emballage utilisé.

[Italique dans l’original.]

C’est précisément ce qui ressort des essais supplémentaires menés par M. Damien et dont M. Byrn a longuement parlé aux paragraphes 291 à 297 de son affidavit. J’accepte son témoignage, qui est tout à fait conforme à celui de M. Evans et de Mme Rodriguez‑Hornedo. L’utilité du brevet 825 est à mon avis inattaquable dans le dossier dont dispose la Cour. Lors de sa présentation sur l’utilité, Servier a lancé qu’Apotex voulait vendre l’invention de la revendication 1. Ce doit être parce qu’elle a au moins une parcelle d’utilité. Elle avait peut-être à l’esprit le paragraphe 41 de l’arrêt Teva (reproduit au paragraphe 185 des présents motifs), où la Cour suprême admet l’opinion de Perry et de Currier selon laquelle « [l]e fait que l’invention reçoive un accueil enthousiaste de la part du marché cible est généralement l’indice de son utilité ». Quoi qu’il en soit, même sans « accueil enthousiaste », l’utilité de l’invention a été établie selon la prépondérance des probabilités.

B.  Le caractère suffisant

[189]  Apotex soutient que le brevet 825 est invalide pour cause de divulgation insuffisante. La Loi exige, au paragraphe 27(3), que le breveté divulgue l’invention pour laquelle un monopole est concédé légalement pendant un certain temps (art. 44 de la Loi pour un brevet déposé à compter du 1er octobre 1989). Le paragraphe 27(3) est ainsi rédigé :

(3) Le mémoire descriptif doit:

(3) The specification of an invention must

a) décrire d’une façon exacte et complète l’invention et son application ou exploitation, telles que les a conçues son inventeur;

(a) correctly and fully describe the invention and its operation or use as contemplated by the inventor;

b) exposer clairement les diverses phases d’un procédé, ou le mode de construction, de confection, de composition ou d’utilisation d’une machine, d’un objet manufacturé ou d’un composé de matières, dans des termes complets, clairs, concis et exacts qui permettent à toute personne versée dans l’art ou la science dont relève l’invention, ou dans l’art ou la science qui s’en rapproche le plus, de confectionner, construire, composer ou utiliser l’invention;

(b) set out clearly the various steps in a process, or the method of constructing, making, compounding or using a machine, manufacture or composition of matter, in such full, clear, concise and exact terms as to enable any person skilled in the art or science to which it pertains, or with which it is most closely connected, to make, construct, compound or use it;

c) s’il s’agit d’une machine, en expliquer clairement le principe et la meilleure manière dont son inventeur en a conçu l’application;

(c) in the case of a machine, explain the principle of the machine and the best mode in which the inventor has contemplated the application of that principle; and

d)  s’il s’agit d’un procédé, expliquer la suite nécessaire, le cas échéant, des diverses phases du procédé, de façon à distinguer l’invention en cause d’autres inventions

(d)  in the case of a process, explain the necessary sequence, if any, of the various steps, so as to distinguish the invention from other inventions.

Comme on peut le voir, l’obligation de divulgation est rendue plus stricte dans le cas d’une machine, auquel cas la Loi prévoit « la meilleure manière dont son inventeur en a conçu l’application ». La condition de « meilleure manière » n’existe pas pour d’autres types d’inventions, notamment bien sûr pour un brevet pharmaceutique.

[190]  L’obligation de divulgation découle du grand marché au cœur de notre régime des brevets : en contrepartie d’un précieux monopole, l’inventeur divulgue l’invention. Il existe une longue liste d’énoncés dans lesquels la proposition est exprimée. Récemment, dans l’arrêt Teva, précité, la Cour suprême, renvoyant à l’arrêt Wellcome Foundation, précité, a de nouveau décrit la nature synallagmatique du régime :

[32]  Le régime des brevets a pour assise un « marché » de nature synallagmatique (quid pro quo) où l’inventeur obtient, pour une période déterminée, un monopole sur une invention nouvelle et utile en contrepartie de la divulgation de l’invention de façon à en faire bénéficier la société. Tel est le principe fondamental qui sous‑tend la Loi. Ce marché favorise l’innovation et promeut l’essor scientifique et technique. Dans AZT, le juge Binnie précise ainsi la nature de ce marché au par. 37 :

  Comme on l’a dit à maintes reprises, le brevet n’est pas une distinction ou une récompense civique accordée pour l’ingéniosité. C’est un moyen d’encourager les gens à rendre publiques les solutions ingénieuses apportées à des problèmes concrets, en promettant de leur accorder un monopole limité d’une durée limitée. La divulgation est le prix à payer pour obtenir le précieux droit de propriété exclusif qui est une pure création de la Loi sur les brevets.

[Italique dans l’original.]

[191]  Toutefois, la divulgation requise n’est pas celle qui permettra au citoyen ordinaire de « comprendre ». C’est plutôt la PVA à laquelle le brevet est destiné qui tirera parti de la divulgation qui se trouve dans le mémoire descriptif. Dans l’arrêt Consolboard, précité, la Cour a souscrit à l’extrait suivant de lord Halsbury dans l’arrêt Tubes, Ld. c Perfecta Seamless Steel Tube Company, Ld. (1902), 20 RPC 77, aux pages 95 et 96 :

[traduction] *** s’il faut considérer les principes de base et trouver quel est le sens d’un mémoire descriptif *** pourquoi le mémoire descriptif est-il nécessaire? C’est un marché entre l’État et l’inventeur: l’État dit : « Si vous me dites en quoi consiste votre invention et si vous consentez à divulguer cette invention dans la forme et de la manière qui permettront au public d’en profiter, vous aurez le monopole de cette invention pendant quatorze ans. » C’est là le marché. La portée que, d’après mon interprétation du droit sur les brevets, on a toujours attachée à l’objet et au but du mémoire descriptif, est de permettre non pas à n’importe qui, mais à un ouvrier raisonnablement bien renseigné dans le domaine de son expertise de fabriquer la chose de façon à la rendre disponible au public à la fin de la période de monopole.

[Souligné dans l’original.]

Le même passage a été cité dans l’arrêt Teva. Cependant, une divulgation adéquate doit être une condition préalable à la possession d’un brevet valide si le marché doit avoir un sens.

[192]  Il s’ensuit que la divulgation adéquate permettra à une PVA, dotée des connaissances générales courantes, de réaliser l’invention. Par ailleurs, ce qui est demandé à la PVA en l’espèce n’est pas de proposer un produit qui aura une meilleure stabilité que le périndopril erbumine. C’était l’affaire de l’inventeur. La PVA doit plutôt être en mesure de produire le sel d’arginine de périndopril en utilisant le brevet en cause. Disposant du mémoire descriptif, la PVA saura‑t‑elle en quoi consiste l’invention? « Quant à la description, elle doit permettre à une PVA ou le domaine de l’invention de la construire à partir des seules instructions contenues dans la divulgation » (Pioneer Hi‑Bred Ltd. c Canada (Commissaire des brevets), [1989] 1 RCS 1623 [arrêt Pioneer Hi‑Bred], p. 1638).

[193]  Comme il a déjà été souligné, il faut aborder la question avec un esprit désireux de comprendre. Apotex soutient que le brevet 825 n’enseigne pas suffisamment comment fabriquer du périndopril arginine. Renvoyant aux Règles sur les brevets, il rappelle à la Cour que la description doit contenir une explication d’au moins une manière envisagée de réaliser l’invention. D’ailleurs, le brevet indique, à la page 4, que le sel d’arginine « a été préparé selon une méthode classique de salification de la chimie organique ». Servier dit que la PVA saura quoi faire en se fondant sur cette déclaration dans le brevet 825. Apotex n’est pas d’accord.

[194]  Apotex s’appuie dans une certaine mesure sur l’affaire australienne, où il était question du brevet australien équivalent au brevet canadien 825 (décision Apotex Pty Ltd. c Servier Laboratories (Aust) Pty Ltd., précitée). Le problème que pose le fait de s’appuyer sur une affaire étrangère réside bien entendu dans le fait que les exigences juridiques peuvent fort bien être différentes des exigences canadiennes. Par exemple, l’Australie semble s’intéresser à l’art antérieur australien, tandis que l’article 28.3, concernant l’évidence, mentionne l’information qui « est devenue accessible au public au Canada ou ailleurs ». En ce qui concerne la divulgation, la législation australienne exige que la meilleure méthode soit décrite dans le mémoire descriptif, exigence qui n’est pas inconnue dans le droit canadien des brevets, mais qui n’existe que dans le cas d’une machine (alinéa 27(3)c) de la Loi).

[195]  C’est donc dans un contexte très particulier que la décision australienne doit être examinée. À l’audience, Apotex a expressément renvoyé au paragraphe 179 de cette décision :

[traduction]

179.  Je suis d’avis que le témoignage d’expert a révélé que la simple mention de l’utilisation d’une méthode classique de salification était totalement inadéquate pour décrire la meilleure méthode ou tout contenu réel d’une méthode classique particulière que le breveté connaissait pour réaliser l’invention. La description généralisée et sans détails de la méthode dans le mémoire descriptif dont disposait le destinataire versé dans l’art pour réaliser l’invention laissait à ce dernier trop de choix. Bien que le breveté n’ait pas besoin de divulguer la meilleure méthode pour fabriquer un article, pourvu que l’ensemble du mémoire descriptif en décrive la conception, et donc la réalisation, le brevet d’un article illustrera et fournira habituellement les détails de la conception à partir desquels un destinataire versé dans l’art pourra déduire comment fabriquer l’invention : Firebelt 51 IPR, à 544 [49]-[50]. La simple description contenue dans les mots « une méthode classique de salification » ne permet pas au destinataire versé dans l’art de suivre un processus de déduction habituel à partir de cette description, car elle ouvre la voie à trop de variables.

[Italique dans l’original.]

Cependant, la nature de ce paragraphe est mieux révélée quand il est lu dans son contexte. À cette fin, je reproduis les paragraphes 178 et 180 de la décision australienne. Ils montrent, à mon avis, que la Cour fédérale australienne craignait que la simple mention dans le brevet d’une méthode classique de salification ne puisse satisfaire au critère de la [traduction« meilleure méthode ».

[traduction]

178.  Je n’admets pas les arguments de Servier selon lesquels, d’une part, le mémoire descriptif décrivait la meilleure méthode connue de réalisation de l’invention simplement du fait qu’il mentionnait une préparation utilisant une méthode classique de salification et, d’autre part, l’opinion des six experts selon laquelle la diversité de choix quant aux paramètres de méthodes disponibles pour un destinataire versé dans l’art en vue de la sélection de la salification classique n’était qu’une lacune hypothétique, mais non prouvée, dans la divulgation faite de la meilleure méthode dans le mémoire descriptif.

180.  L’argument de Servier était que, dans la mesure où le breveté a divulgué dans le mémoire descriptif une méthode de réalisation de l’invention et que cette méthode, de par son caractère général, comprenait à la fois les méthodes qu’il avait utilisées en 1986 et en 1991, Apotex avait la charge de prouver que ces méthodes étaient mieux que la méthode générale. Cet argument était syllogistique. Le simple fait que l’on décrive dans le mémoire descriptif un procédé pour réaliser l’invention, de sorte que suffisamment de renseignements sont communiqués à un destinataire versé dans l’art pour lui permettre de l’exploiter, ne satisfait pas forcément à l’obligation supplémentaire du breveté de décrire la meilleure méthode qu’il connaît. M. Damien ne savait pas si les méthodes de 1986 ou de 1991 permettaient de créer un hydrate ou non, et cela l’indifférait. Cependant, il savait que ces méthodes créaient le sel d’arginine sous une forme utilisable, et en tant que personne versée dans l’art, il savait qu’il existait de nombreuses options parmi lesquelles choisir et que certaines n’étaient probablement pas aussi bonnes que d’autres.

[Italique dans l’original; non souligné dans l’original.]

Cela a amené le juge Rares à conclure que [traduction« la description très générale d’une méthode (classique) de salification qui offrait elle-même de nombreux moyens de réalisation pouvant comprendre son lot d’essais et d’erreurs n’est pas la même chose qu’une description de la meilleure méthode que Servier connaissait » ( par. 182). Servier aurait pu faire mieux et ne l’a pas fait. Mais tel n’est pas le critère en droit canadien des brevets.

[196]  L’autre argument avancé par Apotex est que la méthode réellement utilisée par Servier consistait à lyophiliser une solution aqueuse (lyophilisation); cette méthode, disent les experts d’Apotex, n’est pas une méthode classique de salification.

[197]  Par conséquent, la Cour est appelée à déterminer si la description permet à la PVA de réaliser cette invention (arrêt Pioneer Hi‑Bred, précité). Dans l’arrêt Teva Canada Limited c Leo Pharma Inc., 2017 CAF 50, la Cour d’appel fédérale a conclu que le caractère suffisant de la divulgation se mesure en fonction « de ce que la personne versée dans l’art jugerait suffisant pour lui permettre de réaliser l’invention » (par. 44), question de fait qu’il faut trancher avec l’aide d’experts dans le domaine. En outre, la Cour d’appel a décidé que des essais limités sont permis (par. 59), puisque « certains essais successifs non inventifs peuvent être requis pour mettre en pratique une invention » (par. 59). Le même point de vue a été réaffirmé dans l’arrêt Bombardier Produits Récréatifs Inc. c Arctic Cat, Inc., 2018 CAF 172, aux paragraphes 78 à 80 : « La divulgation permet la réalisation si elle ne nécessite pas d’efforts indus » (par. 78).

[198]  En ce qui concerne la preuve d’expert en l’espèce, j’admets celle présentée par les experts de Servier selon laquelle l’utilisation d’une méthode classique de salification nécessitera des essais et des erreurs, mais cela ne relève pas de la catégorie des efforts indus.

[199]  M. Zaworotko n’a pas semblé pas avoir beaucoup de difficulté à indiquer une méthode classique (affidavit, par. 91). Quant à la lyophilisation, il a exprimé un certain étonnement (par. 115) et ne considérerait pas qu’il s’agissait d’une technique classique pour isoler un sel ou pour la cristallisation. M. Bastin a exprimé un point de vue similaire : la méthode décrite par M. Damien (dans sa pièce GD‑4) ne serait pas une méthode classique. En contre-interrogatoire, il a donné des explications, mais a également indiqué ce qui, selon lui, constituerait une méthode classique. Voici ce que l’on retrouve aux pages 163, 164 et 165 du contre-interrogatoire :

[traduction]

Q.  D’accord. Regardons le paragraphe 363. Pouvez-vous jeter un coup d’œil au brevet dont vous parlez à votre paragraphe 363, je vous prie? Il s’agit du brevet américain 4,425,355.

R.  Oui, d’accord.

Q.  Je vous demande de le sortir pour nous.

R.  Savez-vous de quel numéro il s’agit? DR CHONG : Oui, c’est le numéro 6.

  LE TÉMOIN : Numéro 6. Oui, d’accord. Je l’ai.

  PAR M. DALEY :

Q.  Bien. Je vous demande d’aller au début du brevet et de me confirmer qu’il a été délivré en 1984.

R.  Oui.

Q.  Pourriez-vous aller à la colonne 7 et lire tout le paragraphe qui commence à la ligne 21…

R.  Vous avez dit la revendication 7?

Q.   La colonne 7.

R.  La colonne 7.

Q.  Ligne 21. Je vais vous la lire. « Les sels sont formés de manière classique en faisant réagir le produit sous forme d’acide libre avec un ou plusieurs équivalents de la base appropriée fournissant le cation désiré dans un solvant ou un milieu dans lequel le sel est insoluble, ou dans l’eau et en éliminant l’eau par séchage à froid. » Voyez‑vous ça?

R.  Oui.

Q.  Séchage à froid, est-ce une autre façon de parler de lyophilisation?

R.  Oui.

Q.  Est-ce que cela vous porte à croire que la lyophilisation était considérée comme une méthode classique de salification au moment de la rédaction de ce brevet?

R.  Non.

Q.  Pourquoi?

R.  Parce qu’il s’agit d’une technique rapide d’isolement des sels qui vous donnera un certain résultat, mais qui ne produit pas un matériau aux propriétés typiques. Les gens préféreraient donc utiliser une méthode classique de recristallisation, qui serait une recristallisation à partir d’un système de solvants.

Q.  Vous acceptez néanmoins que les inventeurs ont utilisé l’expression « méthode classique » pour parler de lyophilisation, n’est-ce pas?

R.  Eh bien, je dirais simplement, par rapport à ce qui est classique, faites-vous référence à la dissolution du sel et du contre‑ion pour former un sel en solution ou à cette définition en plus de la façon dont on isole la forme salifiée de cette solution? Je ne dirais donc pas que ‑ ‑ la lyophilisation est une méthode de préparation des sels et l’incorporation d’un médicament dans un produit ne serait pas une méthode classique. Je sais, d’après mon expérience, que les gens qui préparent des sels pour un brevet les lyophilisent souvent. C’est une façon très rapide de préparer différentes formes en déployant relativement peu d’efforts.

Q.  D’accord. Et c’est quelque chose qu’ils auraient pu faire dès 1984, selon ce brevet. Est-ce vrai?

R.  Oui, c’est possible, oui.

[Non souligné dans l’original.]

Non seulement la lyophilisation était une méthode connue pour former des sels en 1984, mais il y aurait également la méthode présentée sous le nom de « système de solvants ». Après tout, ce qu’indiquait le brevet 825, c’est qu’une fois le périndopril arginine « inventé », la PVA n’avait qu’à mettre en application l’invention au moyen d’une méthode classique de salification. Il semble que l’esprit désireux de comprendre saurait ce qu’est la lyophilisation et la méthode par solvants.

[200]  Toutefois, M. Bastin a été interrogé plus à fond en contre-interrogatoire. À la page 166, M. Bastin déclare sans hésiter [traduction« qu’une PVA devrait savoir comment fabriquer du périndopril arginine sans efforts indus ». Les pages suivantes confirment que, une fois qu’elle sait où elle va, la PVA y arrivera sans trop d’efforts.

[201]  Cela concorde avec les opinions exprimées par les experts embauchés par Servier. Selon M. Byrn, la fabrication du sel de L‑arginine de périndopril est un exercice simple pour la PVA. Il explique en détail ce que serait une méthode classique de salification, notamment que [traduction] « l’une de ces méthodes consiste à mélanger des quantités équimolaires du composé pharmaceutique (périndopril) et de la forme salifiée (L‑arginine) dans un solvant commun (généralement de l’eau ou un mélange d’eau et d’un solvant organique), et soit à refroidir la solution pour l’évaporer et permettre la formation de cristaux » (par. 259). Il s’agit d’exercices courants que la PVA apprend dans ses études de premier cycle. Je note que M. Byrn poursuit en expliquant comment un comprimé serait formulé (par. 264 à 269).

[202]  M. Evans est arrivé à la même conclusion que M. Byrn. Il décrit la même méthode au paragraphe 162 de son affidavit, à savoir que le liquide s’évapore jusqu’à ce que le solide précipite. Son point de vue sur la formulation est similaire. Il convient de souligner que M. Evans n’était pas d’accord avec M. Zaworotko, dans son affidavit de réponse, au sujet de sa prétention selon laquelle le séchage à froid (lyophilisation) n’est pas une méthode classique de salification. Il faut faire la différence entre « isoler un sel » et « cristalliser un sel » : ce n’est pas la même chose. Ayant remarqué que la question de la lyophilisation n’avait même pas été alléguée dans l’avis d’allégation d’Apotex (ce qui expliquerait pourquoi elle n’a pas été abordée à l’origine), il précise ceci :

[traduction]

21  Soyons clairs, même si je conviens que la lyophilisation n’est pas une méthode standard de cristallisation, c’est une méthode standard d’isolement des sels, et elle faisait partie des techniques d’isolement des sels connues de la PVA avant le 18 avril 2002. En tant que spécialiste en sciences pharmaceutiques, j’ai utilisé la lyophilisation (et l’évaporation sous vide) comme méthode pour isoler efficacement des sels en laboratoire et je sais que d’autres personnes dans le domaine le faisaient avant 2002.

23  La lyophilisation et l’évaporation consistent toutes deux à éliminer l’eau afin d’obtenir une substance plus pure, généralement sous forme solide. La PVA saurait que la lyophilisation peut convenir davantage aux molécules de médicaments organiques pouvant être sensibles à la température, car les méthodes d’évaporation peuvent nécessiter le recours à des températures élevées qui pourraient dégrader le médicament.

[203]  L’affidavit de Mme Rodriguez-Hornedo était tout aussi impressionnant sur cette question. Elle fait également allusion à la collecte du sel qui précipite (par. 243). Je prends note, en particulier, de ses observations sur la formulation des comprimés :

[traduction]

252.  Pour s’assurer que la seule variable de l’étude comparative de stabilité est le sel de périndopril utilisé, la PVA formulerait des comprimés contenant le sel de L‑arginine de périndopril en utilisant les mêmes excipients dans les mêmes quantités que ceux contenant le sel de tert-butylamine. Par conséquent, la PVA réduirait le poids du diluant, le lactose monohydraté, d’un total de 0,4 mg pour tenir compte du poids accru du sel de L‑arginine, qui est attribuable à la différence de poids moléculaire causée par la L‑arginine qui est plus lourde. Une PVA saurait qu’un ajustement aussi minime de la quantité de diluant ne modifierait pas les caractéristiques du comprimé.

[Italique dans l’original.]

[204]  J’ai admis que la méthode utilisée pour obtenir le témoignage des experts était appropriée. Rien ne prouve qu’ils se soient consultés pour arriver à l’opinion qu’ils ont exprimée. Les témoignages des experts de Servier sont cohérents entre eux. La méthode classique de salification de la chimie organique renvoyait à une méthode bien connue de la PVA. En outre, étant donné que M. Evans a expliqué que la lyophilisation n’était pas une méthode de cristallisation normalisée, il n’y aurait peut-être même pas de différence entre l’opinion de M. Zaworotko et celle des experts retenus par Servier. Enfin, M. Bastin a convenu qu’une fois que la PVA sait où elle va, elle y arrivera sans trop d’efforts. La vraie différence consiste à établir s’il était nécessaire de recourir à un concept inventif pour parvenir à l’invention du périndopril arginine et non à la façon dont ce sel est produit. En conséquence, la divulgation dans le brevet 825 n’est pas insuffisante. L’allégation est non fondée compte tenu du dossier.

C.  Portée excessive

[205]  Le principe est assez simple en apparence : un brevet ne peut valablement revendiquer plus que ce qui a été inventé. Les revendications ne peuvent être plus larges que l’invention (Schering-Plough Canada Inc. c Pharmascience Inc., 2009 CF 1128). Comme d’habitude, le professeur Vaver résume en quelques mots l’enjeu dans son ouvrage intitulé Intellectual Property Law, Irwin Law, 2e édition (2011) :

[traduction]

Le jeu pour les brevetés, en particulier dans les industries très compétitives, consiste à révéler le moins possible et à revendiquer le plus possible. Plus la divulgation est limitée, plus d’éléments peuvent être retenus comme avantage concurrentiel. Plus la revendication est étendue, plus elle se révèle difficile pour les imitateurs et les concurrents. Cependant, le mémoire descriptif doit éviter le connu et l’évident. Il doit démontrer et ne revendiquer que quelque chose de plus que la technologie existante. Une grande partie de la rédaction d’un brevet suppose d’essayer simultanément d’atteindre ces objectifs. En cours de route, plusieurs obstacles doivent être évités, de crainte que les revendications ou l’ensemble du brevet ne soient déclarés invalides.

[p. 346]

Le brevet 825 divulgue peu de choses, mais, comme on l’a déjà vu, il en divulgue à mon avis suffisamment. Toutefois, le breveté a revendiqué autant d’éléments que possible en revendiquant le sel d’arginine de périndopril ainsi que ses hydrates, et pas seulement le sel d’arginine naturelle. Ce faisant, on fait valoir que la revendication 1 est irrégulièrement plus large que l’invention, tout comme les quatre autres revendications puisqu’elles sont subordonnées à la revendication 1; le sel d’arginine de périndopril ainsi que ses hydrates sont intégrés dans chaque revendication.

[206]  Apotex conteste la validité du brevet 825 au motif que ses revendications ont une portée plus large que l’invention sous deux aspects : premièrement, Servier revendiquait le sel d’arginine de périndopril, qui comprend la D‑arginine et le racémate du sel d’arginine de périndopril; deuxièmement, Servier revendiquait les hydrates de périndopril arginine. Dans les deux cas, Apotex affirme que rien dans tout ce dossier ne prouve que Servier ait fabriqué la D‑arginine ou le racémate du sel d’arginine de périndopril, ou encore que Servier ait fabriqué un hydrate de périndopril arginine.

[207]  Si l’une ou l’autre de ces obligations est acceptée, elle portera un coup fatal à la validité du brevet 825.

(1)  Sel d’arginine de périndopril

[208]  Le dilemme évoqué par le professeur Vaver est souvent présent dans la rédaction de brevets. Un inventeur peut revendiquer un monopole ou moins que ce qui a été inventé, ou tout ce qui est nouveau, ingénieux ou utile et qui a été divulgué dans le mémoire descriptif. Comme l’a exprimé le juge Binnie dans l’arrêt Whirlpool, « [l]a règle habituelle veut que ce qui n’est pas revendiqué soit considéré comme ayant fait l’objet d’une renonciation » (par. 42).

[209]  En l’espèce, l’interprétation des revendications a révélé que le breveté a choisi de revendiquer le plus largement possible, sachant qu’il existait d’autres formes d’arginine. Le breveté exprime une préférence pour le sel d’arginine naturelle, la L‑arginine (brevet 825, p. 2) et précise que le « sel d’arginine utilisé dans cette étude est le sel de L‑arginine » (brevet 825, p. 4). L’interprétation des revendications ne peut, à mon avis, que mener à la conclusion que les cinq revendications portent sur l’arginine : la L-arginine, sa forme naturelle, la D-arginine et le sel d’arginine racémique de périndopril. C’est ce qui a été revendiqué.

[210]  Les experts retenus par Servier n’ont pas donné beaucoup de détails dans leurs réposnes dans le cadre de leur sixième mandat consacré à la portée excessive. C’est probablement parce qu’ils se sont fondés sur leur perception de la revendication 1 dans leur interprétation de la revendication.

  a)  M. Byrn

[211]  Dans son rapport d’expert, M. Byrn indique que [traduction« Pasteur a établi que le sel se présentait sous deux formes : dextrogyre et lévogyre (ou« D »et « L ») » (par. 185). Aux paragraphes 189 et 190, il explique sa préférence pour la configuration « L » :

[traduction]

189  La PVA saurait que l’arginine est un acide aminé d’origine naturelle et qu’on la retrouve dans le corps humain dans la configuration « L ». Elle saurait que la L‑arginine, étant un acide aminé naturel et existant dans l’organisme, n’est pas toxique. En lisant la revendication 1, la PVA comprendrait que la revendication concerne le stéréoisomère L‑arginine.

190  Le stéréoisomère « D » n’est pas un acide aminé d’origine naturelle. Pour la PVA, cela renforcerait l’idée que le sel de L‑arginine de périndopril est celui visé par la revendication 1. Elle comprendrait aussi que la L‑arginine est la variante la plus économique, puisqu’on peut facilement l’obtenir de sources naturelles.

Loin de nier l’existence de la configuration « D » ou d’un mélange de « D » et de « L », M. Byrn fait valoir que la préférence à la configuration « L », mentionnée dans le mémoire descriptif, indique que la PVA interpréterait les revendications comme étant moins exigeantes que ce qui est contenu sur la page. En effet, la revendication 1 se limite à la configuration « L », parce qu’il s’agit d’un acide aminé naturel et qui existe dans l’organisme, et non parce que c’est la seule forme d’arginine.

  b)  M. Evans

[212]  M. Evans suit la même approche. Ayant constaté que la revendication 1 renvoie à la L‑arginine, il conclut volontiers que ce qui a été inventé, le sel de L‑arginine de périndopril, est ce qui a été revendiqué (affidavit de M. Evans, par. 183 à 185). Selon cet argument, puisque les essais ont été réalisés sur le sel de L‑arginine de périndopril, le breveté doit avoir revendiqué seulement la L‑arginine.

[213]  Le raisonnement qui sous-tend la restriction des revendications à la L‑arginine est quelque peu surprenant. Le breveté aurait limité son monopole, parce que la forme naturelle de l’arginine favorisait l’approbation par les organismes de réglementation (par. 152). Toutefois, rien n’empêcherait un breveté de commercialiser le sel de L‑arginine une fois qu’il aurait obtenu le monopole sur la configuration L, D et le racémate. L’argument selon lequel la divulgation fait état d’une préférence pour la L‑arginine et que les études de stabilité ont été menées sur la L‑arginine est tout aussi surprenant. Aucune explication ne suit l’affirmation selon laquelle un sel d’arginine de périndopril est revendiqué, et non la L‑arginine qui est reconnue par l’expert comme étant une des configurations. En effet, d’après lui, la PVA ne reconnaîtrait que la L‑arginine pour une raison d’ordre chimique (par. 154). Mais encore une fois, cet expert confond le monopole revendiqué avec ce qu’il considère être [traduction] « un mélange de sels sans propriétés uniformes […] indésirable tant sur le plan de la production que sur le plan de la réglementation » (par. 154).

  c)  Mme Rodriguez-Hornedo

[214]  Comme dans le cas de ses deux collègues, la question de la portée excessive est rapidement réglée si l’on accepte que les revendications se limitent à la L‑arginine, puisque la [traduction] « PVA comprendrait que ce sel a été synthétisé par les inventeurs » (par. 259). Selon Mme Rodriguez-Hornedo, la compréhension de la PVA que les revendications se limitent à la L‑arginine découle du fait que celle-ci [traduction] « est la forme naturelle d’arginine que l’on trouve dans les aliments courants » (par. 147). Elle soutient également que les organismes de réglementation approuvent plus facilement les composés d’origine naturelle. Enfin, elle s’est également fondée sur le renvoi, dans le brevet 825, à la L‑arginine comme préférence et comme ayant été utilisée pour les essais.

[215]  Comme j’ai tenté de le démontrer dans la section des présents motifs portant sur l’interprétation des revendications, la revendication 1 est ambiguë et nous sommes appelés à recourir à la divulgation. Les avocats demandaient à la Cour de se satisfaire de la preuve présentée par ses experts. À partir du moment où on doit soutenir que les mots doivent signifier autre chose, un sous-ensemble de la catégorie, il me semble qu’il y a ambiguïté. Comme on peut le constater, ces experts se sont en fait appuyés sur la divulgation pour soutenir leur point de vue selon lequel la PVA comprendrait que le breveté avait l’intention de ne revendiquer que la L‑arginine malgré ce qui est indiqué dans la revendication 1. Ils doivent se fonder sur la divulgation car, à première vue, la revendication 1 revendique le maximum en faisant du sel d’arginine l’invention revendiquée. Ces experts connaissent les autres configurations possibles. Pour pouvoir prétendre que le sel d’arginine de la revendication 1 est la configuration L‑arginine, ils n’ont pas d’autre choix que d’aller chercher un appui dans la divulgation ou d’expliquer un choix qui ne va pas de soi. L’argument selon lequel il est inapproprié de tenir compte de la divulgation ne peut être accueilli.

[216]  Cependant, se fier à la divulgation comporte ses propres défis, et ce, parce que la divulgation porte sur la L‑arginine à des fins bien précises, dont on ne peut faire abstraction. En réalité, la justification présentée par les experts de limiter leur monopole recherché à l’égard de la L‑arginine offre des considérations que la Cour ne juge pas particulièrement pertinentes. Dire que l’inventeur, malgré les mots choisis pour délimiter son invention, aurait voulu exprimer quelque chose de plus étroit en raison de la disponibilité de la L‑arginine et des préoccupations d’ordre réglementaire n’est guère convaincant.

[217]  Selon cet argument, les revendications devraient être sous-interprétées, car la divulgation ne tient pas compte des autres configurations qui auraient pour effet de renverser la proposition : il faut sous-interpréter les revendications afin de respecter l’invention qui a été autrement présentée comme étant « préférentiellement » la L‑arginine. Dans ce qu’on pourrait qualifier d’effort d’autojustification, Servier cherche en effet à restreindre après coup son monopole revendiqué à celui qui a été présenté comme une préférence. En outre, la divulgation dit ce qu’elle dit : on exprime une préférence pour la L‑arginine. Elle ne dit pas « préférablement », mais plutôt « préférentiellement ». Cela impliquait forcément l’existence d’autres configurations. Lorsqu’elle est interprétée de manière téléologique, l’intention de l’inventeur semble être la protection contre l’utilisation de l’arginine dans ses autres configurations. La protection s’appliquait au sel d’arginine dont on avait découvert des propriétés qui amélioraient la stabilité du périndopril. Il est peut-être pertinent de faire une analogie avec le brevet 196. Dans le brevet 196, le périndopril constituait l’invention et, comme l’a souligné l’avocat de Servier, il aurait été ridicule de monopoliser le périndopril pour que ce monopole ne serve à rien dès qu’un sel de périndopril serait découvert. Ainsi, la protection concernait le périndopril et ses sels pharmaceutiquement acceptables. Ici, à quoi cela sert-il d’accorder un monopole pour la L‑arginine s’il existe d’autres configurations qui peuvent être synthétisées pendant la durée du monopole conféré par la loi? Le professeur Vaver a sûrement raison de dire que [traduction] « plus la revendication est large, plus c’est difficile pour les imitateurs et les concurrents » (Vaver, loc. cit. , p. 346).

[218]  Dans l’arrêt Free World Trust, la Cour suprême n’a pas exclu le libellé des revendications (par. 31 et 40). Au contraire, elle a souligné, au paragraphe 51 que « [l]’interprétation des revendications avec le concours d’un destinataire versé dans l’art donne au breveté l’assurance que certains termes et concepts seront considérés par le tribunal à la lumière du témoignage d’un expert concernant leur sens technique ». En l’espèce, la PVA aurait reconnu qu’il existait d’autres configurations de l’arginine : leur expertise nous a appris que le sens technique de l’arginine comporte de nombreuses configurations. Cette préférence est fondée sur la présence d’arginine dans la nature (le Merck Index renvoie à la L‑arginine lorsqu’il mentionne l’arginine dans l’un de ses catalogues), l’approbation des organismes de réglementation qui serait facilitée et le fait que, dans la divulgation de l’invention, on a exprimé une préférence pour la L‑arginine et a mis à l’essai la stabilité de la L‑arginine.

[219]  Il est difficile de comprendre comment une approbation plus facile de la part des organismes de réglementation peut aider à définir la portée d’une revendication de monopole. Quant à l’existence de la L-arginine dans la nature, sa configuration devient attrayante à des fins commerciales au départ, mais elle n’assure aucune protection contre les imitations et les concurrents qui pourraient y voir une incitation à mettre au point d’autres configurations si elles ne sont pas délimitées. Il est tout aussi difficile d’accepter qu’une simple préférence exprimée dans la divulgation, qui s’est traduite par le seul essai réalisé sur la forme naturelle de la L‑arginine, puisse devenir l’unique forme d’arginine monopolisée : il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs. Le témoignage moins tortueux de M. Bastin est à mon avis le plus convaincant. Il fait valoir que la revendication 1 du brevet 825 ne se limite pas à la L‑arginine, puisque la PVA connaîtrait la D‑arginine et l’arginine racémique. Étant donné que la divulgation indique une préférence pour le sel d’arginine naturelle, [traduction] « l’utilisation de l’“arginine” dans la revendication 1 ne devait pas se limiter à la L‑arginine uniquement » (affidavit de M. Bastin, par. 269). Selon M. Bastin, [traduction] « la PVA comprendrait que la revendication 1 englobe les sels de périndopril préparés avec la L‑arginine, la D‑arginine et l’arginine racémique ». Comme la seule invention réalisée par le breveté était la L‑arginine, il n’aurait pas dû inclure d’autres sels d’arginine dans ses revendications. Mais il l’a fait.

[220]  La Cour ne récrit pas les revendications; elle les interprète (arrêt O’Hara). Malheureusement pour le breveté, si la revendication de l’arginine était une erreur, il ne s’agit pas d’une erreur que la Cour peut corriger en tenant compte d’une préférence exprimée par des experts sur un fondement qui est en grande partie dénué de pertinence pour définir le champ d’application du monopole revendiqué. La Cour comprend que « l’inventeur qui s’exprime mal ou qui crée par ailleurs une restriction inutile ou complexe ne peut s’en prendre qu’à lui‑même. Le public doit pouvoir s’en remettre aux termes employés à condition qu’ils soient interprétés de manière équitable et éclairée » (arrêt Free World Trust, précité, par. 51).

[221]  Je ne veux pas sous-entendre qu’une erreur a été commise dans la revendication 1. En fait, comme il a été indiqué précédemment, les avocats de Servier ont soutenu que les revendications ne sont pas ambiguës malgré la mention claire de l’arginine plutôt que de la L‑arginine. C’était probablement le seul moyen d’éviter un renvoi à la divulgation, ce qui, du point de vue de Servier, peut être problématique. Comme je l’ai déjà indiqué, tous les experts s’accordent pour dire que l’arginine englobe la L‑arginine, la D‑arginine et l’arginine racémique; ainsi, l’utilisation de l’expression « sel d’arginine de périndopril » devient ambiguë si l’on essaie de la limiter à une seule configuration. En fait, la revendication 1 n’est pas ambiguë s’il est reconnu qu’elle englobe les trois. Comme le dit le professeur Vaver, c’est plutôt que l’on revendique le plus d’éléments possibles. Le but de l’inventeur était de revendiquer le sel d’arginine de périndopril comme étant son invention. C’était la clôture, la limite. Dans la décision Minerals Separation North American Corporation c Noranda Mines Limited (1947) Ex. C.R. 306, le président Thorson a écrit :

[traduction] En formulant ses revendications, l’inventeur érige une clôture autour des champs de son monopole et met le public en garde contre toute violation de sa propriété. La délimitation doit être claire afin de donner l’avertissement nécessaire, et seule la propriété de l’inventeur doit être clôturée. La teneur d’une revendication doit être exempte de toute ambiguïté ou obscurité pouvant être évitée, et sa portée ne doit pas être flexible; elle doit être claire et précise de façon que le public puisse savoir non seulement où il lui est interdit de passer, mais aussi où il peut passer sans risque.

[p. 352]

Il incombait à Servier de convaincre la Cour que les revendications ne sont pas plus larges que l’invention pour démontrer que l’allégation formulée par Apotex n’est pas fondée. Elle n’a pas réussi à le faire. À mon avis, les revendications sont des exemples clairs de « revendications exagérées ». Le juge Harrington a prononcé la phrase célèbre suivante dans la décision Biovail Pharmaceuticals c Canada (Ministre de la santé nationale et du bien-être social), 2005 CF 9 : « Il est fatal de revendiquer plus que nécessaire. »

[222]  Si Servier voulait circonscrire son monopole, il aurait dû le faire avec un libellé clair. Au lieu de cela, il s’est retrouvé dans la position malheureuse de devoir faire valoir que cela signifiait autre chose que ce qui était clairement énoncé. À mon avis, aucune interprétation téléologique ne peut échapper au libellé de la revendication. « L’intention est exprimée par des mots dont le sens doit être respecté, mais les mots eux‑mêmes sont utilisés dans un contexte qui fournit généralement des indices quant à la façon de les interpréter ainsi qu’une protection contre leur mauvaise interprétation. » (arrêt Whirlpool, précité, par. 49). L’incertitude ainsi créée irait à l’encontre de notre régime de brevets. Dans l’arrêt Free World Trust, voici ce que la Cour suprême a déclaré dans le contexte du respect de la teneur des revendications :

42  Le régime de concession de brevets vise à favoriser la recherche et le développement et à encourager l’activité économique en général. La réalisation de ces objectifs est cependant compromise lorsqu’un concurrent craint de marcher dans les plates‑bandes du titulaire d’un brevet dont la portée n’est pas raisonnablement précise et certaine. Le brevet dont la portée est incertaine devient [traduction] « une nuisance publique » (R.C.A. Photophone, Ld. c. Gaumont‑British Picture Corp. (1936), 53 R.P.C. 167 (C.A. Angl.), à la p. 195). Les concurrents éventuels sont dissuadés d’œuvrer dans des domaines qui, en fait, échappent à la portée du brevet même lorsque, à l’issue d’une longue et coûteuse instance (les frais de justice en la matière pouvant effectivement être très élevés, et la procédure très longue), un tribunal pourrait confirmer que ce qu’un concurrent projette de faire est parfaitement licite. Les sommes qui auraient pu être investies sont perdues ou affectées à autre chose. La concurrence est « gelée ». Le breveté jouit d’un monopole plus grand que celui que l’État a voulu lui accorder. L’incertitude se double d’un grave préjudice économique, et il convient que le droit des brevets s’efforce de réduire le plus possible ce préjudice.

Le brevet 825 est invalide parce que ses revendications sont plus larges que l’invention.

(2)  Ainsi que ses hydrates

[223]  Le brevet 825 est invalide parce qu’il cherche à obtenir le monopole du « sel d’arginine de périndopril », bien qu’il ait donné lieu à l’invention d’un sel d’arginine naturelle. Cela suffit pour invalider le brevet dans son intégralité. Cependant, Apotex a également fait valoir que le brevet 825 présente une portée excessive, car il revendique également « ses hydrates ».

[224]  La discussion autour de « ses hydrates » m’a laissé perplexe. Le brevet 825 utilise le terme deux fois. Une fois dans la revendication 1 et une fois dans la divulgation lorsque l’inventeur présente l’invention qui concerne « le sel d’arginine de périndopril, ses hydrates ainsi que les compositions pharmaceutiques qui le contiennent ». À mon avis, selon la version française « officielle » et l’excellente version anglaise, la mention « les compositions pharmaceutiques qui le contiennent » doit être interprétée comme étant la composition pharmaceutique contenant le sel d’arginine de périndopril. La nature de l’hydrate mentionné dans le brevet et de ce qui est réellement revendiqué n’est pas claire. Le brevet lui-même ne nous aide guère.

[225]  La preuve de l’inventeur, M. Damien, a également été peu utile. Elle se limite à un seul paragraphe, l’avant-dernier, dans un affidavit comptant 75 paragraphes, rédigé comme suit :

[traduction]

74.  Au cours de ces études, il est devenu évident que le sel d’arginine de périndopril absorbait l’eau. J’en suis donc arrivé à la conclusion qu’en présence d’humidité, le sel d’arginine serait capable de former des hydrates. Néanmoins, l’absorption de l’eau par le sel d’arginine de périndopril n’a pas posé de problème, car il n’y avait aucune incidence sur la stabilité des comprimés de périndopril.

Il n’y a aucune indication, ni dans le brevet ni dans l’affidavit de M. Damien, qui précise en quoi consistait son observation selon laquelle le périndopril arginine « absorbait » l’eau. La question de savoir comment, en présence d’humidité, les hydrates pourraient se former, est toute aussi nébuleuse. L’inventeur ne donne aucune définition de ce que constitue un « hydrate » ou ce qu’il entend par « hydrate ». Enfin, on pourrait déduire que si les observations montrent que le sel d’arginine de périndopril « absorbe » l’eau, les essais réalisés pour évaluer sa stabilité tendraient à montrer que le sel d’arginine de périndopril était stable à des températures et à une humidité élevées, ce qui expliquerait le commentaire selon lequel l’absorption de l’eau n’a eu aucune incidence sur la stabilité.

[226]  La portée excessive de la revendication 1 concernant « ses hydrates » ayant été soulevée, il incombait à Servier de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que la seconde moitié de sa revendication 1 n’était pas excessive. La Cour conclut qu’elle ne s’est pas acquittée de son fardeau à la lumière du dossier dont elle dispose.

[227]  Le débat entre les experts sur la question de savoir si les hydrates n’existent que lorsque l’eau s’infiltre dans le réseau cristallin, comme l’a en particulier prétendu M. Zaworotko, est devenu en grande partie un faux-fuyant. Comme nous l’avons déjà mentionné, le poids de la preuve en l’espèce est qu’il importe peu qu’une PVA comprenne que les hydrates puissent être cristallins ou non cristallins. Ce qui compte, c’est que l’eau soit absorbée, c’est-à-dire que l’eau se retrouve dans les réseaux d’un cristal ou qu’elle se fraye un chemin dans le vide interstitiel d’un non‑cristallin, comme le soutiennent M. Byrn et Mme Rodriguez-Hornedo.

[228]  Je me suis demandé si Servier revendiquait effectivement les hydrates. Son expert, M. Byrn, a déclaré au paragraphe 279, sous le titre [traduction« Sixième mandat : Portée excessive », que la première allégation [traduction« se limite elle-même au sel de L‑arginine de périndopril, qu’il contienne ou non de l’eau ». Au bout du compte, il n’a jamais été fait valoir que les hydrates ne sont pas revendiqués. Ils sont vraisemblablement revendiqués dans le but d’éviter de permettre à un concurrent de faire breveter un hydrate d’un sel d’arginine de périndopril. Or, c’est à Servier de montrer qu’il a inventé un hydrate ou, à tout le moins, que, grâce à une prédiction valable, son existence est prédite.

[229]  La preuve en l’espèce n’a pas révélé qu’un hydrate de périndopril arginine avait déjà été fabriqué. Tout au plus, la preuve présentée par Servier se limite au paragraphe 74 de l’affidavit de M. Damien. Il « est devenu évident », dit-il, « que le sel d’arginine de périndopril absorbait l’eau ». Aucun détail, quel qu’il soit, n’est fourni pour étayer ce qui est devenu évident, et comment cela est devenu évident. M. Damien poursuit en disant de manière elliptique qu’il est arrivé « à la conclusion qu’en présence d’humidité, le sel d’arginine serait capable de former des hydrates ». Comme il a été mentionné précédemment, l’absorption de l’eau implique, de l’avis des experts, la présence d’eau dans les réseaux d’une forme cristalline ou dans les vides interstitiels d’une forme non cristalline, et non de l’eau à la surface.

[230]  Selon la preuve versée au dossier, rien ne prouve que Servier ait déjà fabriqué un hydrate. En fait, M. Evans a convenu en contre-interrogatoire que pour un composé comme le périndopril, il n’y aurait aucune certitude qu’un hydrate puisse se former (contre-interrogatoire, questions 496 et 497). L’incertitude au sujet de la formation d’hydrates a été confirmée par M. Byrn (affidavit de M. Byrn, par. 97 et 98, mais dans le contexte des cristaux) et Mme Rodriguez-Hornedo (affidavit de Mme Rodriguez-Hornedo, par. 149). M. Zaworotko est plus virulent, qualifiant le raisonnement de M. Damien de « fondamentalement erroné » : d’après lui, [traduction] « sans procéder à des essais sur le matériau préparé, il serait irrationnel sur le plan scientifique de conclure qu’un hydrate s’est formé ». Quant à M. Bastin, il estime que même si l’eau est absorbée, il ne s’ensuit pas forcément qu’un composé formera des hydrates. Il n’a trouvé aucune étude réalisée par M. Damien et son groupe sur l’absorption de l’eau menant à la formation d’un hydrate (affidavit de M. Bastin, par. 263). Cette conclusion semble être confirmée par le paragraphe 74 de l’affidavit de M. Damien, dans lequel il déclare être arrivé à la conclusion que des hydrates peuvent se former sur la base d’une observation selon laquelle le sel d’arginine de périndopril absorbait l’eau.

[231]  Selon Apotex, rien dans le dossier dont dispose la Cour ne justifie une revendication des hydrates. Dans la mesure où les hydrates sont revendiqués, je suis d’accord. Selon la preuve versée au dossier, rien ne permet de croire qu’une revendication visant « ses hydrates » a été inventée par Servier. Il n’y a pas eu d’essai. Contrairement à ce qu’affirme Servier, le problème n’est pas tant qu’on lui reproche de ne pas avoir testé tous les hydrates, mais qu’il n’a pas été démontré qu’elle en avait testé un. D’après le témoignage de ses experts, les hydrates n’apparaissent pas par magie : il n’y a aucune certitude qu’un hydrate puisse se former. Sans aucune preuve que l’inventeur a réellement inventé quelque chose, il ne peut y avoir de revendication valide pour cette invention.

[232]  Apotex fait valoir que Servier s’appuie sur le critère de la prédiction valable pour sauvegarder les revendications contre l’allégation de portée excessive. Apotex affirme que, d’après son avis d’allégation, Servier a su qu’Apotex avait affirmé qu’aucun hydrate n’était fabriqué. Sa seule défense est que le sel de périndopril arginine absorbe de l’eau qui peut se transformer en hydrate. Selon Apotex, cela consiste à invoquer le critère de la prédiction valable.

[233]  La règle de la prédiction valable permet d’établir l’utilité même lorsque l’utilité n’a pas été entièrement vérifiée à la date du dépôt. Dans l’arrêt Wellcome Foundation, précité, la Cour suprême a expliqué le motif stratégique qui sous-tendait la règle :

66  La règle de la « prédiction valable » établit un équilibre entre l’intérêt public à ce que les inventions nouvelles et utiles soient divulguées rapidement, même avant qu’on en ait vérifié l’utilité par des tests (ce qui peut prendre des années dans le cas des produits pharmaceutiques), et l’intérêt public qu’il y a à éviter d’encombrer le domaine public de brevets inutiles et de consentir un monopole pour une désinformation.

[234]  Pour réussir, le breveté devra remplir trois conditions :

  • 1) la prédiction doit avoir un fondement factuel;

  • 2) l’inventeur doit avoir un raisonnement clair et « valable » qui permette d’inférer du fondement factuel le résultat souhaité;

  • 3) il doit y avoir divulgation suffisante.

(arrêt Wellcome Foundation, précité, par. 70; Bell Helicopter Textron Canada Limitée c Eurocopter, 2013 CAF 219, 120 CPR (4th) 394, par. 134).

[235]  En appliquant ces conditions pour une prédiction valable dans le contexte d’une allégation de portée excessive, la Cour doit conclure qu’elles ne sont pas remplies en l’espèce. Il ressort clairement des éléments de preuve produits en l’espèce que la portée est excessive simplement parce que l’inventeur n’apporte aucun élément à l’appui de son invention présumée. Comme il est souligné clairement dans l’ouvrage Hughes and Woodley on Patents (LexisNexis, 2e éd., feuilles mobiles), § 29, [traduction« a) une revendication n’est pas trop large si sa portée est étayée par la divulgation ». Elle [traduction] « ne doit pas être plus large que l’invention divulguée, ni plus large que ce que la découverte de l’inventeur lui donne le droit de recevoir ». Les déclarations de M. Damien dans son affidavit se limitent à des hypothèses. Le brevet 825 fait uniquement référence aux hydrates sans rien dire à leur sujet. L’affidavit de M. Damien se limite à sa conclusion selon laquelle le sel d’arginine de périndopril [traduction« pourrait former des hydrates » puisqu’il était devenu évident qu’il y avait absorption d’eau (on ne sait ni pourquoi ni comment).

[236]  Dans l’arrêt Wellcome Foundation, la Cour s’est montrée disposée à permettre que la doctrine soit utilisée au-delà d’une portée étroite, tout en réaffirmant que « le législateur a voulu obtenir plus que des spéculations en échange du monopole que confère un brevet » (par. 69). Dans l’affaire qui nous occupe, je n’ai rien pu voir de plus que des hypothèses, sans aucun type d’essai mené pour établir la formation d’hydrates. [traduction« Si les revendications sont valablement prédites et que la manière de réaliser l’invention est suffisamment divulguée, les revendications ne présentent pas de portée excessive » (Hughes and Woodley on Patents, op. cit., § 29). Il n’y a pas eu de divulgation en l’espèce.

[237]  Bien entendu, je prends soin de ne pas ramener par inadvertance la promesse du brevet, doctrine jugée sans fondement dans l’arrêt AstraZeneca Canada Inc. c Apotex Inc., 2017 CSC 36, [2017] 1 RCS 943. Dans l’arrêt Apotex Inc. c Abbott Laboratories, Limited, 2018 ONSC de l’Ontario 5199, la Cour supérieure de l’Ontario a refusé d’autoriser des modifications d’une réponse et défense à une demande reconventionnelle dans ce que le juge responsable de la gestion de l’instance a qualifié de [traduction« long litige » entre les parties. Il semble qu’Apotex ait cherché à transformer les promesses excessives en d’autres motifs d’invalidité. La Cour supérieure a ainsi présenté l’argument :

[traduction]

[8]  Cependant, plutôt que de considérer le méfait des « promesses excessives » uniquement dans le contexte de l’utilité d’un brevet, Apotex soutient que la Cour suprême a effectivement gardé cette doctrine intacte en décidant que toute promesse fausse ou non tenue dans un mémoire descriptif de brevet devrait plutôt être prise en considération lors de l’évaluation d’autres motifs d’invalidité établis. Les autres motifs établis, qu’Apotex cherche à élargir grâce à ces modifications des actes de procédure, sont « la portée excessive et l’insuffisance » (c.‑à‑d. le non-respect de l’article 27 de la Loi) et « la formulation de déclarations délibérément trompeuses » dans la requête ou le mémoire descriptif (c.-à-d. le non‑respect de l’article 53 de la Loi).

[Italique dans l’original.]

S’appuyant sur des décisions de notre Cour, la Cour supérieure a conclu :

[traduction]

[27]  La position d’Apotex présente à première vue un certain attrait, selon le libellé apparemment permissif des deux citations reproduites ci-dessus tirées d’AstraZeneca et d’Eli Lilly. Après réflexion plus approfondie, j’ai toutefois rejeté la position d’Apotex, notamment en raison du raisonnement adopté dans les décisions ultérieures de la Cour fédérale dans lesquelles celle‑ci a rejeté la reformulation d’actes de procédure fondés sur la « doctrine de la promesse » pour répondre aux motifs d’invalidité énoncés aux articles 28 et 53. Je souscris aux conclusions tirées invariablement depuis AstraZeneca par les juges spécialisés de la Cour fédérale et j’estime que les observations du juge Laskin dans Eli Lilly sont propres à cette affaire et passent simplement sous silence les enseignements de la Cour suprême eu égard aux circonstances de cette affaire. Il n’est pas évident et il est même contre-intuitif que la Cour suprême ait voulu, après avoir expressément écarté la doctrine de la promesse en tant que mauvaise règle juridique, que les arguments fondés sur la promesse soient simplement importés pour des allégations de portée excessive ou de fausses déclarations fondées sur ces articles.

[28]  J’estime que cette position est largement appuyée, non seulement par l’important recul de la Cour fédérale dans un certain nombre d’affaires tranchées depuis AstraZeneca, et plus particulièrement la décision du juge Manson dans la décision Apotex Inc. c Pfizer Canada Inc., mais également dans la doctrine du professeur Siebrasse, selon laquelle nous devrions « tuer les zombies une fois pour toutes9 ». Les cinq décisions de la Cour fédérale appuient toutes la thèse selon laquelle « les zombies sont vraiment morts », c’est-à-dire qu’une partie ne peut changer ce qui était en réalité un argument fondé sur une promesse en un argument susceptible d’entraîner l’invalidité au titre de l’article 27 ou 53, même si la Cour suprême a reconnu qu’il existe des « méfaits » qui pourraient entrer sous ces rubriques.

[Renvoi omis.]

[238]  Dans la décision Apotex Inc. c Pfizer Canada Inc., 2017 CF 951, le juge Manson a mentionné la décision du juge Brown Pfizer Canada Inc. c Apotex Inc., 2017 CF 774, qu’il a résumée quant à l’application de la doctrine de la promesse à l’égard d’autres motifs d’invalidité :

[42]  Le juge Brown a récemment conclu dans l’affaire Pfizer Canada Iréalisé nc c Apotex Inc, 2017 CF 774 [affaire Pfizer] que, non seulement la doctrine de la promesse n’est-elle pas valable en droit en ce qui a trait à l’utilité, mais la portée excessive des revendications et l’insuffisance des mémoires descriptifs de brevets ne le sont pas non plus, puisque la CSC n’a pas explicitement adopté la doctrine de la promesse relativement à l’interprétation du paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets et qu’elle l’aurait fait si telle avait été son intention.

[239]  Il existe un argument pour empêcher que la doctrine de la promesse du brevet, qui a maintenant été démystifiée, soit incorporée à d’autres motifs d’invalidité, notamment l’insuffisance, la portée excessive ou un exposé faux. La règle de la prédiction valable est liée à l’utilité du brevet en ce sens que l’utilité peut être prédite de manière fiable. Dans l’arrêt Wellcome Foundation, précité, la Cour a écrit :

56  Lorsque la nouvelle utilisation est l’élément essentiel de l’invention, l’utilité requise pour qu’il y ait brevetabilité (art. 2) doit, dès la date de priorité, être démontrée ou encore constituer une prédiction valable fondée sur l’information et l’expertise alors disponibles. Si un brevet qu’on a tenté d’étayer par une prédiction valable est par la suite contesté, la contestation réussira si, comme l’a affirmé le juge Pigeon dans l’arrêt Monsanto Co. c. Commissaire des brevets, 1979 CanLII 244 (CSC), [1979] 2 R.C.S. 1108, p. 1117, la prédiction n’était pas valable à la date de la demande ou si, indépendamment du caractère valable de la prédiction, « [i]l y a preuve de l’inutilité d’une partie du domaine visé ».

[Italique dans l’original.]

Ainsi, si, en utilisant la règle de la prédiction valable, la défenderesse tente d’introduire la promesse du brevet dans la portée excessive des revendications, je serais réticent à examiner l’argument.

Si la prédiction valable peut être utilisée de façon plus large afin qu’il soit possible de déterminer si une revendication est trop générale au regard de la divulgation, comme dans l’affaire Monsanto Company c Commissaire des brevets, [1979] 2 RCS 1108 [arrêt Monsanto], et non pas comme une dissimulation de la promesse du brevet, le recours à la règle de la prédiction valable peut être utile. La Cour cite avec approbation ce paragraphe de la décision Olin Mathieson Corporation c Biorex Laboratories Ltd, [1970] RPC 157, de la Chancery Division britannique :

[traduction] Où donc doit-on tracer la ligne entre une revendication qui va au-delà de l’objet et une qui coïncide avec lui? A mon avis, sir Lionel a correctement tracé cette ligne lorsqu’il a fort utilement déclaré, dans les termes cités plus haut, que cela dépend s’il est possible de faire une prédiction valable. S’il est possible pour le breveté de faire une prédiction valable et de formuler une revendication qui ne dépasse pas les limites à l’intérieur desquelles la prédiction demeure valable, il en a alors le droit. Bien sûr, en agissant ainsi il prend le risque qu’un défendeur soit en mesure de démontrer que sa prédiction n’est pas valable ou que certains corps compris dans les termes qu’il a utilisés sont inutiles ou anciens ou évidents ou qu’une promesse quelconque qu’il a faite dans son mémoire descriptif est fausse sous un aspect important; mais si, devant une contestation, il échappe à ce risque, sa revendication ne va pas au-delà de l’objet révélé par la divulgation, elle est honnêtement fondée sur celle-ci sous cet aspect et elle est valide.

[p. 193]

[240]  Dans l’arrêt Monsanto, la Cour a exprimé son désaccord avec le commissaire des brevets et la Commission d’appel des brevets, qui avaient jugé que le fait de n’avoir testé que trois composés sur un grand nombre de composés ne permettait pas une prédiction raisonnable. La Cour a été plus généreuse que le commissaire. Elle a conclu que les raisons pour lesquelles on considérait que trois tests seulement n’étaient pas suffisants : « Dans la présente espèce, la Commission, malgré l’absence totale de preuve que la prédiction n’est pas valable, rejette les revendications et en définitive les limite au champ d’utilité prouvée plutôt que de les accueillir dans la mesure de l’utilité prédite » (p. 1121). Pour la Cour, il est impossible que le breveté doive tester et prouver tous les composés revendiqués :

En vertu de cet article, le commissaire doit refuser le brevet quand il « s’est assuré que le demandeur n’est pas fondé en droit » à l’obtenir. Ce qu’il a dit en l’espèce en approuvant la décision de la Commission est en fait « je ne suis pas assuré que vous y avez droit ». A mon avis, le commissaire ne peut refuser un brevet parce qu’un inventeur n’en a pas testé et prouvé complètement tous les usages revendiqués. C’est ce qu’il a fait ici en refusant d’accueillir les revendications 9 et 16 dans la mesure où elles vont au-delà de ce qui a été testé et prouvé ayant [sic] le dépôt de la demande. Si les inventeurs ont revendiqué plus que ce qu’ils ont inventé et inclus des substances dépourvues d’utilité, leurs revendications pourront être contestées. Mais pour que cette contestation réussisse, elle devra s’appuyer sur une preuve d’inutilité. Pour l’instant, une telle preuve n’existe pas et il n’y a aucune preuve que la prédiction d’utilité pour chaque composé mentionné n’est pas valable et raisonnable.

[241]  Il n’est pas tout à fait clair que Servier ait invoqué la règle de la prédiction valable pour justifier l’inclusion des hydrates dans la revendication 1. Apotex s’appuie sur un court passage du mémoire des faits et du droit de Servier où il est indiqué, au paragraphe 62, [traduction« cela est conforme à la L‑arginine de périndopril fabriquée sous la direction de M. Damien, qui était hygroscopique, et qui, selon lui, entraînerait la formation d’hydrates en présence d’humidité ». Non seulement cette déclaration est différente de ce que M. Damien a écrit dans son affidavit au paragraphe 74, dans lequel il se bornait à dire qu’il [traduction« [était] parvenu à la conclusion que, en présence d’humidité, le sel d’arginine serait capable de former des hydrates », mais elle ne peut être une bonne prédiction, car aucune des trois conditions requises n’est remplie. Dans les circonstances de l’espèce, la règle de la prédiction valable ne pourrait intéresser que Servier. Mais les conditions n’étaient pas remplies.

[242]  En conséquence, la Cour doit conclure que les revendications 1 à 5 sont d’une portée excessive, car elles revendiquent plus que ce qui a été inventé. Servier ne s’est pas acquittée de la charge qui lui incombait de démontrer que l’allégation est non fondée.

D.  Évidence

[243]  En outre, les parties ont abordé assez longuement la question de savoir si le sel d’arginine de périndopril, dont l’utilité est d’améliorer la stabilité du périndopril dans des conditions de chaleur et de forte humidité par rapport au sel de tert-butylamine de périndopril, était évident pour la PVA. Malgré la conclusion à laquelle nous sommes parvenus à propos de la portée excessive, le résultat étant qu’une ordonnance d’interdiction ne sera pas accordée, j’ai décidé d’examiner l’allégation d’évidence. La Cour conclut que les revendications sont invalides pour cause d’évidence dans les circonstances particulières de la revendication.

[244]  Il se peut qu’au milieu des années 1980, MM. Damien et Marchand aient eu un éclair de génie lorsqu’ils ont décidé, devant le manque de stabilité du périndopril erbumine, d’envisager une forme salifiée différente. Comme le mentionne M. Damien dans son affidavit, [traduction] « nous avons relevé un certain nombre d’éléments qui semblent indiquer que la réaction de cyclisation a été facilitée par le fait que l’erbumine, utilisée dans la salification du périndopril, est un produit relativement volatil et que la perte d’erbumine, à mesure que la température augmente, pourrait libérer le périndopril dans sa forme non salifiée, qui se cyclise plus facilement » (par. 38). La discussion, à l’époque, sur de possibles bases non volatiles s’est tournée vers l’utilisation d’un acide aminé, ce qui a conduit à envisager l’utilisation de la lysine, que M. Damien avait utilisée par le passé.

[245]  Comme la lysine n’était pas disponible à Servier à l’époque, M. Damien et ses collègues se sont tournés vers la forme naturelle de l’arginine. M. Damien déclare que le sel de L‑arginine n’avait jamais été utilisé pour former un sel d’un principe actif (par. 46). C’était en 1984. Le brevet 825 serait déposé une vingtaine d’années plus tard, avec comme date de priorité le 18 avril 2002. En 1984, MM. Marchand et Damien ont réussi à synthétiser le sel de périndopril par des techniques de laboratoire classiques. L’évaluation complète du nouveau sel devrait attendre, parce que Servier avait décidé de commercialiser son périndopril erbumine, dont la préparation s’était déjà révélé un défi. M. Damien n’a toutefois jamais regretté d’avoir identifié un sel différent. Il voulait comparer son sel d’arginine de périndopril aux trois sels déjà rejetés au moment où Servier a choisi la tert-butylamine au début des années 1980 (sodium, chlorhydrate et maléate). Ce qui s’est avéré synthétisable au milieu des années 1980 serait mis à l’essai de façon plus systématique dans les années 1990.

(1)  Le cadre relatif à l’analyse de l’évidence

[246]  Il ne semble pas y avoir de différence entre les parties quant à l’état du droit en matière d’évidence compte tenu de l’arrêt de la décision de la Cour suprême Apotex Inc. c Sanofi‑Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61,[2008] 3 RCS 265 [arrêt Sanofi]. Aux termes de l’article 28.3 de la Loi, l’objet ne doit pas, à la date de la revendication, être évident. L’article 28.3 est ainsi rédigé :

28.3 L’objet que définit la revendication d’une demande de brevet ne doit pas, à la date de la revendication, être évident pour une personne versée dans l’art ou la science dont relève l’objet, eu égard à toute communication :

28.3 The subject-matter defined by a claim in an application for a patent in Canada must be subject-matter that would not have been obvious on the claim date to a person skilled in the art or science to which it pertains, having regard to

a) qui a été faite, plus d’un an avant la date de dépôt de la demande, par le demandeur ou un tiers ayant obtenu de lui l’information à cet égard de façon directe ou autrement, de manière telle qu’elle est devenue accessible au public au Canada ou ailleurs;

(a) information disclosed more than one year before the filing date by the applicant, or by a person who obtained knowledge, directly or indirectly, from the applicant in such a manner that the information became available to the public in Canada or elsewhere; and

b) qui a été faite par toute autre personne avant la date de la revendication de manière telle qu’elle est devenue accessible au public au Canada ou ailleurs.

(b) information disclosed before the claim date by a person not mentioned in paragraph (a) in such a manner that the information became available to the public in Canada or elsewhere.

1993, c 15, art. 33.

1993, c 15, s. 33.

[247]  Comme chacun le sait, la définition du terme « invention » dans la Loi exige qu’il s’agisse de quelque chose de nouveau (et d’utile). Par ailleurs, l’antériorité, qui n’est pas soulevée en l’espèce, tient compte du manque de nouveauté, et l’évidence porte plus directement sur le manque d’inventivité. Comme l’a fait remarquer la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Ciba Specialty Chemicals Water Treatments Limited’s c SNF Inc., 2017 CAF 225 [arrêt Ciba], « [l]’évidence ne tient pas compte de la nouveauté en tant que motif d’invalidité indépendant; cependant, si le brevet ne comporte aucune nouveauté, il ne peut y avoir d’invention » (par. 48).

[248]  Dans l’arrêt Sanofi, la Cour suprême a adopté le cadre énoncé dans l’arrêt Pozzoli SpA c BDMO SA, [2007] EWCA Civ 588, où le lord Jacob a reformulé le cadre à utiliser dans l’examen relatif à l’évidence établi dans l’arrêt Windsurfing International Inc c Tabur Marine (Great Britain) Ltd, [1985] RPC 59. Le cadre est adopté et reproduit par la Cour suprême au paragraphe 67 de l’arrêt Sanofi :

[traduction]

Par conséquent, je reformulerais comme suit la démarche préconisée dans l’arrêt Windsurfing :

(1) a) Identifier la « personne versée dans l’art ».

  b) Déterminer les connaissances générales courantes   pertinentes de cette personne;

(2) Définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin   par voie d’interprétation;

(3) Recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de   « l’état de la technique » et l’idée originale qui sous‑tend la   revendication ou son interprétation;

(4) Abstraction faite de toute connaissance de l’invention   revendiquée, ces différences constituent‑elles des étapes   évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent‑elles   quelque inventivité?

[Souligné dans l’original.]

[249]  Il faut prendre soin d’appliquer le critère tel qu’il a été élaboré. Dans l’arrêt Ciba, précité, la Cour d’appel a noté que l’étape 3 a trait à la différence entre l’état de la technique et le concept inventif, ou l’idée originale, qui soustend la revendication ou son interprétation. Il ne faut pas substituer les connaissances générales courantes à l’état de la technique (par. 47). Quelques mois plus tôt, la Cour d’appel avait utilement fait la différence entre ces deux éléments dans l’arrêt Mylan Pharmaceuticals ULC c Eli Lilly Canada Inc., 2016 CAF 119, [2017] 2 RCF 280 [arrêt Mylan Pharmaceuticals] :

A. Les antériorités et les connaissances générales courantes

[23] Les antériorités s’entendent de l’ensemble du savoir dans le domaine du brevet en cause. Elles comprennent tout enseignement accessible au public, aussi obscur ou peu accepté soit‑il.

[24] Les connaissances générales courantes, quant à elles, s’entendent des « connaissances que possède généralement une personne versée dans l’art en cause au moment considéré » : voir Apotex Inc. c. Sanofi‑Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, [2008] 3 R.C.S. 265, au paragraphe 37. Contrairement aux antériorités, qui sont une catégorie générale regroupant tous les renseignements précédemment divulgués dans le domaine, un élément d’information ne fait partie des connaissances générales courantes que si une personne versée dans l’art en serait informée et reconnaîtrait cette information comme constituant [traduction] « un bon fondement pour les actions à venir » : voir General Tire & Rubber Co. v. Firestone Tyre & Rubber Co., [1971] F.S.R. 417, (1972) R.P.C. 457, à la page 483 (C.A.).

[25] Les antériorités sont utilisées à des fins précises dans le droit des brevets, notamment pour étayer une allégation selon laquelle les antériorités ont prédit l’invention ou l’ont rendue évidente. Les connaissances générales courantes déterminent la manière d’interpréter les revendications et les mémoires descriptifs, car le brevet vise la personne versée dans l’art. Toute analyse liée au droit des brevets menée du point de vue d’une personne versée dans l’art doit tenir compte des connaissances générales courantes.

[Non souligné dans l’original.]

En réalité, les connaissances générales courantes sont plus limitées que l’art antérieur. Comme la Cour l’a fait remarquer dans l’arrêt Ciba, [l]es connaissances générales courantes sont simplement un sous‑ensemble de l’art antérieur » (par. 50). Tout enseignement accessible au public, même s’il est obscur, sera pris en compte dans l’analyse de l’évidence. Cependant, l’évidence ne sera pas déterminée par rapport à l’art antérieur en général. L’allégation d’évidence doit comporter les éléments de l’antériorité qui rendront l’« invention » évidente. Il s’ensuit que le choix des éléments relève de la partie invoquant l’évidence (arrêt Ciba, précité, par. 60).

[250]  L’arrêt Ciba, précité, met également en garde contre l’introduction de l’expression « évidentes en soi » à l’étape 4 du cadre. La Cour souligne que la « PVA peut avoir recours à ses connaissances générales courantes ainsi qu’à l’art antérieur qui peut être repéré lors d’une recherche raisonnablement diligente » (par. 62). Il ne s’agit pas d’une distinction sans différence puisque la Cour conclut que cette démarche va au‑delà de chercher à savoir si les différences visées sont évidentes en soi ou non : l’étape 4 parle de différences dénotant quelque inventivité. En un mot, l’examen peut être plus approfondi au lieu d’exiger que les différences soient plus ou moins évidentes. Il semble qu’une adhésion stricte au critère soit à privilégier. Si la différence entre l’état de la technique et le concept inventif, ou la revendication telle qu’elle est interprétée, est constituée d’étapes qui auraient été évidentes pour la PVA, cela rendra l’invention alléguée évidente. Inversement, si ces étapes nécessitent quelque inventivité, l’invention ne sera pas évidente.

(2)  Les experts

[251]  Le professeur Vaver décrit de manière colorée le conflit entre les parties à la page 329 de son ouvrage intitulé Intellectual Property Law, op. cit. :

[traduction] Au lieu de cela, le champ est dominé par des points à débattre. Les opposants minimisent ce que l’inventeur a accompli, disant que n’importe quel idiot aurait pu le faire. Ils disent que l’invention est dénuée d’étincelle créative ou d’ingéniosité. Ils allèguent que ce qui semble évident maintenant devait également l’être lorsque l’invention a été réalisée. En réponse, le breveté déclare que, si un idiot avait pu créer l’invention, comment se fait-il qu’aucun autre idiot – y compris l’opposant – ne l’ait fait309? De plus, aucune étincelle créative ou ingéniosité n’est requise : les travailleurs assidus méritent eux aussi d’être récompensés310. Le grand geste final consiste à nier la pertinence du recul, comme le disait Milton à propos de l’invention de la poudre à canon de Satan : « Cela semblait si facile une fois fait. Or, tant que c’était inachevé, la majorité aurait pensé cela impossible311. »

[Renvois omis.]

Ce qui est inhabituel, à mon avis, c’est que l’invention alléguée a été en fait « découverte » en 1984, et que la capacité du nouveau composé de résister à la dégradation a été établie quelques années plus tard. Le processus visant à réunir le périndopril et l’arginine n’a pas été long, et aucun effort n’a été déployé par la suite pour confirmer avec diligence ce qui avait déjà été découvert. Dans son témoignage, M. Damien déclare plutôt que Servier a comparé les sels d’arginine à d’autres sels déjà rejetés au moment de la sélection de la tert-butylamine (1982), car la société évaluait la performance avantageuse du sel d’arginine de périndopril.

[252]  Les brevets ont souvent recours à des termes comme « surprenant » ou « unique ». Le brevet 825 ne fait pas exception : on y parle notamment de résultats « totalement inattendus » (p. 4) et « des avantages totalement inattendus » (p. 2). Cela, malgré le fait que MM. Marchand et Damien considéraient l’arginine en 1984 comme une solution possible à l’instabilité du périndopril arginine et qu’ils ont, en fait, synthétisé le sel d’arginine de périndopril la même année (affidavit de M. Damien, par. 44 et 47). Cette étincelle d’ingéniosité a peut‑être jailli à cette époque, surtout compte tenu de l’art antérieur, mais prétendre que les résultats étaient totalement inattendus, on peut y voir là une certaine forme d’exagération. La preuve, c’est qu’ils ont essayé l’arginine parce qu’ils croyaient qu’elle pourrait fonctionner.

[253]  La difficulté générale avec le produit conçu par Servier en l’espèce est que la définition de ce qui peut constituer des antériorités au Canada est large. Pour reprendre les mots de la Cour d’appel dans l’arrêt Mylan Pharmaceuticals, précité, « [e]lles comprennent tout enseignement accessible au public, aussi obscur ou peu accepté soit‑il » (par. 23). Cela semble être plus large que ce qui est admis dans certains ressorts. Fait plus important peut-être, l’état de la technique relatif aux sels et à la formation de sels a considérablement évolué entre 1984, lorsque Servier a synthétisé le sel d’arginine de périndopril, et la date de priorité d’avril 2002. Comme le dit M. Damien dans son affidavit, à sa connaissance, [traduction« le sel de L‑arginine n’avait jamais été utilisé pour former un sel d’un ingrédient actif » (par. 46). Il a admis que, comme il ressort clairement de la preuve, [traduction« à l’époque, il n’y avait pas de processus systématique de sélection du sel chez Servier » (par. 20). Le sel d’erbumine de périndopril a été choisi parce que l’équipe de recherche avait été en mesure de le synthétiser et que le composé était relativement pur. Les trois mêmes sels mis à l’essai comparés au sel d’arginine (sodium, maléate et chlorhydrate) avaient fait l’objet d’essais au moment de la sélection du sel d’erbumine; (évidemment) ils ont été rejetés.

[254]  Il est quelque peu étonnant que les deux experts retenus par Servier qui se sont prononcés sur l’évidence aient concentré leur attention sur une PVA qui, à la quatrième étape de l’analyse exposée dans l’arrêt Sanofi, n’arriverait pas sans trop de difficultés au sel d’arginine de périndopril, sans toutefois tenir pleinement compte de l’évolution de la science concernant la formation de sels. En 1982, Servier n’avait pas de processus de sélection du sel. Vingt ans plus tard, les connaissances générales étaient bien différentes, et il y avait davantage d’antériorités à prendre en considération.

[255]  Ainsi, M. Byrn reconnaît que la PVA trouverait son inspiration dans la documentation scientifique, mais il cite des articles de Berge, Bighley et Gould publiés en 1977 (et mis à jour en 1996) et dans les années 1980 et 1990 qui accusent un retard par rapport aux nouvelles avancées. Au paragraphe 223 de son affidavit, il mentionne que la [traduction] « PVA considérerait la liste de Berge (1977) comme point de départ ». M. Byrn conclut rapidement que l’arginine ne constituerait pas un bon candidat pour la formation d’un nouveau sel, car elle était identifiée comme un sel dans le tableau III de Berge, qui est tout simplement une liste des sels potentiellement utiles. Il n’y a aucune discussion importante sur les techniques mises au point plus près de 2002 qui abordent systématiquement la question de la formation des sels. Lorsqu’on lui demande s’il était plus ou moins évident que la PVA devrait essayer de former un nouveau sel de périndopril, M. Byrn constate qu’il est impossible de prédire si les solutions sont durables. La PVA croirait que le sel d’arginine est probablement inefficace. En fait, il revient à la nomenclature de Berge et ses trois niveaux : [traduction] « l’identification et l’isolement d’un sel de niveau 2 ou de niveau 3 d’un composé donné sont imprévisibles » (par. 234). Il semble exiger une certitude. Enfin, il déclare qu’il n’existe pas de groupe fini ou fermé de solutions possibles.

[256]  M. Byrn n’ignore pas l’existence de la sélection des sels, mais il qualifie le processus de long et ardu. [traduction] « Chaque essai réalisé dans le contexte d’une sélection des sels peut être considéré comme une tâche courante, mais l’ensemble des essais et la pondération des données obtenues de ces essais n’en est pas une » (affidavit de M. Byrn, par. 236). Ce sont des tâches courantes, mais elles ne sont pas ordinaires. Aucune explication n’est fournie.

[257]  La lecture du témoignage de M. Byrn donne à penser qu’il défendait une position, celle qu’il avait déjà exposée dans l’affaire australienne. Il n’est donc pas tout à fait étonnant que, une fois qu’on lui demandé d’examiner une liste d’antériorités, il ait simplement déclaré que cette liste ne serait pas utile pour une PVA qui tenterait de résoudre le problème d’instabilité du périndopril tert-butylamine. Son opinion n’aurait pas changé. Alors qu’à deux reprises dans les paragraphes précédents de son affidavit l’expert avait déclaré que l’arginine n’avait pas été utilisée comme forme salifiée pour un produit commercial (par. 211) et qu’il n’avait jamais participé à une étude sur des sels qui se sont retrouvés dans le tableau III de Berge (où figurerait l’arginine) (par. 226), il a dû reconnaître que les antériorités qui lui avaient été données par l’avocat mentionnaient l’arginine comme forme salifiée. M. Byrn a écarté ces déclarations comme suit :

[traduction]

248  De nombreuses antériorités citent effectivement l’arginine comme une option pour former un sel. Ces documents comprennent généralement une liste de diverses formes salifiées, l’arginine étant l’une des formes figurant dans la liste. Je remarque que ces listes sont assez semblables et qu’une PVA les considérerait comme des « listes d’épicerie » sans directives particulières à l’intention d’un ou l’autre des membres. Aucune des antériorités ne contient des données sur la stabilité d’une forme de sel d’arginine. Dans le cas de bon nombre de ces documents, on ignore si la forme salifiée de l’arginine a même été synthétisée.

Sans plus de précisions, la Cour se retrouve essentiellement devant des affirmations catégoriques. Bien que claires, elles présentent toutefois l’inconvénient de n’offrir qu’une aide limitée, car elles se contentent de faire valoir le manque de prévisibilité de la formation de sels et la nécessité d’utiliser des formes salifiées pour les produits approuvés et commercialisés, en supposant plutôt qu’en le démontrant que l’arginine ne constituait pas ce type d’agents de forme salifiée en 2002.

[258]  Mme Rodriguez‑Hornedo s’est montrée plus explicite que son collègue. Elle renvoie au manuel de Stahl9 qui résume la littérature sur la préparation, la sélection et l’utilisation de sel d’ingrédients pharmaceutiques actifs. Si je comprends bien, il ne s’agit pas tant d’une antériorité en soi, car il rend compte de l’art antérieur et de l’évolution récente de la situation.

[259]  L’arginine (et la L‑arginine) est mentionnée à maintes reprises et figure sur la liste des formes salifiées pharmaceutiques courantes. Mme Rodriguez-Hornedo conteste cette caractérisation, déplorant que [traduction] « [l]es critères permettant de déterminer si une forme salifiée est “courante” ne sont pas expliqués » (affidavit de Mme Rodriguez-Hornedo, par. 182). Cela doit au moins signifier que ce n’est pas rare. Elle poursuit en disant que [traduction] « je ne sais pas pourquoi l’arginine paraît sur cette liste, parce qu’elle ne figure pas sur la liste des sels les plus courants dans d’autres documents de référence ». Il s’agit d’un commentaire étonnant, étant donné que les documents de référence cités sont les tableaux de Berge de 1977 (mis à jour par Bighley en 1996) et le chapitre sur la préformulation tiré de l’ouvrage de Michael E. Aulton, Pharmaceutics: The Science of Dosage Design Form 198810, paru il y environ 14 ans.

[260]  Dans l’ensemble, le chapitre sur l’évidence provenant des deux experts de Servier qui témoignent directement sur ce sujet ressemble davantage à une tentative de décourager l’utilisation de l’arginine comme forme salifiée. On y invoque à répétition les différences structurales entre le périndopril et les sels d’arginine alors qu’on obtenait du succès avec d’autres ingrédients pharmaceutiques actifs. Il semble toujours y avoir une raison qui explique pourquoi l’arginine ne fonctionnerait pas avec le périndopril et, pourtant, M. Damien n’a pas eu beaucoup de difficulté en 1984 à synthétiser le sel d’arginine de périndopril. Les antériorités décrivant les approches générales pour résoudre le problème de stabilité sont rejetés, parce qu’elles portent sur des considérations générales de la recherche de sels pharmaceutiques convenables, et non sur la résolution du problème particulier du périndopril. Les documents qui décrivent l’arginine comme une forme salifiée potentielle sont écartées, parce que [traduction] « la PVA ne serait pas arrivée directement et sans difficulté au sel de L‑arginine de périndopril à la lumière des connaissances générales courantes » (affidavit de Mme Rodriguez-Hornedo, par. 209). Les documents concernant les inhibiteurs de l’ECA ne s’en tirent guère mieux. Bien que l’arginine figure sur une liste des formes salifiées potentielles, le témoin prétend qu’aucun sel d’arginine des inhibiteurs de l’ECA n’a été fabriqué et que leur structure chimique est différente de celle du périndopril. Les documents qui donnent des exemples de sels d’arginine sont accusés d’avoir [traduction] « été choisis a posteriori en raison du fait que le périndopril arginine est l’objet de l’invention décrite dans le brevet 825 » (affidavit de Mme Rodriguez-Hornedo, par. 220). On ne sait pas exactement pourquoi cette antériorité devrait être considérée comme fautive. L’expert rejette ces documents en déclarant à la fin du paraphe 220 :

[traduction]

[…] Aucun de ces documents n’aurait permis à la PVA de savoir i) si le sel de L‑arginine de périndopril pouvait être formé et isolé; ii) les conditions de préparation du sel de L‑arginine de périndopril; et iii) si le sel de L‑arginine de périndopril serait suffisamment stable.

[261]  Autrement dit, Mme Rodriguez‑Hornedo semble vouloir une solution sur un plateau d’argent pour l’analyse de l’évidence. Il n’est mentionné nulle part une tentative de se fonder sur une mosaïque (Wenzel Downhole Tools Ltd. c National-Oilwell Canada Ltd., 2012 CAF 333, [2014] 2 RCF 459, par. 87), même de manière rudimentaire, en ce qui concerne l’art antérieur. Il ne s’agit pas d’antériorité. L’approche adoptée consiste plutôt à relever les questions liées aux antériorités et à conclure qu’aucune ne mène inexorablement à la solution sous forme de sel d’arginine de périndopril en 2002 (et non en 1984). Il n’y a aucune tentative de prendre en considération l’effet cumulatif des antériorités.

[262]  En examinant la possibilité de l’« essai allant de soi » à l’étape 4 du cadre relatif à l’analyse de l’évidence, Mme Rodriguez‑Hornedo conclut qu’il y avait un grand nombre de formes salifiées parmi lesquelles choisir, mais qu’aucune des solutions n’était prévisible. La PVA aurait su que [traduction] « l’expérimentation peut nécessiter beaucoup de temps et d’efforts. De nombreuses expériences seraient nécessaires pour tester toutes les combinaisons de variables pour une sélection des sels, dont beaucoup pourraient ne pas produire de sel solide » (par. 230). En effet, Mme Rodriguez‑Hornedo avait une opinion très négative, et c’est son droit.

[263]  À mon avis, Apotex a démontré de façon convaincante que, compte tenu des faits de l’espèce, il est plus probable que le contraire que l’invention alléguée soit évidente. En d’autres termes, Servier ne s’est pas acquittée de la charge qui lui incombait de démontrer que l’allégation d’évidence n’était pas fondée eu égard à la preuve présentée. Certes, chaque nouveau sel pour un ingrédient pharmaceutique actif connu ne sera pas évident. Mais dans l’affaire qui nous occupe, étant donné les connaissances générales courantes et l’état de la technique en avril 2002, des expériences de routine auraient généré l’invention, c’est‑à‑dire le sel d’arginine de périndopril.

(3)  Application du cadre relatif à l’analyse de l’évidence

[264]  Le cadre d’analyse a déjà été défini dans l’arrêt Sanofi. La PVA de l’étape 1 a été identifiée, de même que les connaissances courantes pertinentes. Il n’y a pas de contestation à ce sujet. Le concept inventif fait également l’objet d’un consensus entre les experts. Pour la revendication 1, l’arginine de périndopril ainsi que ses hydrates sont le concept inventif (M. Byrn et Mme Rodriguez‑Hornedo définiraient l’arginine comme étant la L‑arginine, une différence qui n’est pas importante dans l’analyse de l’évidence). Les concepts inventifs des revendications 2 à 4 se rapportent aux compositions pharmaceutiques (excipients, comprimé à libération immédiate et quantité de sel d’arginine de périndopril) contenant le sel d’arginine de périndopril ainsi que ses hydrates. Le concept inventif de la revendication 5 est que les compositions pharmaceutiques (qui contiennent toutes le sel d’arginine de périndopril ainsi que ses hydrates) sont utiles au traitement de l’hypertension et de l’insuffisance cardiaque. Le seul concept qui mérite l’attention est le sel d’arginine de périndopril qui, selon Servier, nécessitait une ingéniosité inventive en 2002, par opposition à l’ingéniosité en 1984 lorsque M. Damien a décidé de le synthétiser.

[265]  Soit dit en passant, dans l’arrêt Ciba, précité, la Cour a souligné la confusion résultant de la notion non définie du concept inventif ou de l’« idée originale ». Le juge Pelletier réduirait la confusion « en évitant tout simplement l’idée originale et en interprétant plutôt la revendication » (par. 77). Le « débat périphérique superflu » entourant l’« idée originale » non définie qui s’ensuit souvent n’a pas eu lieu en l’espèce, car les experts ont convenu d’un concept inventif qui est conforme à l’interprétation générale des revendications.

[266]  Voilà qui explique les étapes 1 et 2. Selon les étapes 3 et 4, s’il existe des différences entre l’état de la technique et le concept inventif, c’est‑à‑dire le sel d’arginine de périndopril ainsi que ses hydrates, « ces différences constituent‑elles des étapes évidentes pour la PVA ou dénotent‑elles quelque inventivité? » (arrêt Sanofi, par. 67).

[267]  C’est à l’étape de la différence entre l’état de la technique et le concept inventif que la Cour a introduit, dans l’arrêt Sanofi, les considérations d’« essai allant de soi » qui seraient particulièrement pertinentes pour les inventions dans l’industrie pharmaceutique :

  i. Dans quels cas la notion d’« essai allant de soi » est‑elle pertinente?

[68] Dans les domaines d’activité où les progrès sont souvent le fruit de l’expérimentation, le recours à la notion d’« essai allant de soi » pourrait être indiqué. Dans ces domaines, de nombreuses variables interdépendantes peuvent se prêter à l’expérimentation. Par exemple, certaines inventions du secteur pharmaceutique pourraient justifier son application étant donné l’existence possible de nombreuses compositions chimiques semblables pouvant donner lieu à des réponses biologiques différentes et être porteuses de progrès thérapeutiques notables.

[268]  Récemment, la Cour a résumé en quelques mots l’essentiel de l’exercice. Dans la décision Teva Canada Limitée c Janssen Inc., 2018 CF 754, le juge George Locke, alors juge de la Cour fédérale, a conclu :

[259] Étant donné que le brevet 146 concerne un domaine d’activité « où les progrès sont souvent le fruit de l’expérimentation, dans les cas où il peut y avoir de nombreuses variables interreliées avec lesquelles il est possible d’expérimenter », il convient d’appliquer le critère de l’« essai allant de soi ». Comme il est indiqué au paragraphe [83] ci-dessus, pour conclure qu’une invention résulte d’un « essai allant de soi », le tribunal doit être convaincu selon la prépondérance des probabilités qu’il allait plus ou moins de soi de tenter d’arriver à l’invention.

[269]  C’est notre situation. Ce n’est pas qu’un « essai allant de soi » soit l’essentiel, mais c’est une approche qui pourrait être utile. Dans l’arrêt Sanofi, la Cour a énoncé des facteurs qui devraient être pris en compte à la quatrième étape :

  ii. « Essai allant de soi » : éléments à considérer

[69] Lorsque l’application du critère de l’« essai allant de soi » est justifiée, les éléments énumérés ci‑après doivent être pris en compte à la quatrième étape de l’examen de l’évidence.  Tout comme ceux pertinents pour l’antériorité, ils ne sont pas exhaustifs et s’appliquent selon la preuve offerte dans le cas considéré.

1.  Est‑il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux? Existe‑t‑il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art?

2.  Quels efforts — leur nature et leur ampleur — sont requis pour réaliser l’invention? Les essais sont‑ils courants ou l’expérimentation est‑elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?

3.  L’art antérieur*** fournit‑[il] un motif de rechercher la solution au problème qui sous‑tend le brevet?

Il n’est pas nécessaire de savoir avec certitude que l’« essai » allant de soi sera fructueux. La démarche consiste plutôt à démontrer qu’il est plus ou moins évident que l’« essai » sera fructueux au vu des connaissances générales et de l’art antérieur; une simple possibilité ne suffira pas, mais une marge d’incertitude est admise dans l’analyse de l’essai allant de soi. Il n’irait pas de soi d’essayer si la certitude était requise.

[270]  Comme cela a été le cas lorsque la Cour a examiné les éléments de preuve relatifs à l’évidence produits par les experts retenus par Servier, ces derniers ont souligné l’imprévisibilité de la formation de sels. En effet, ils ont donné l’impression que la certitude était nécessaire. Ils n’ont pas jugé bon de considérer la mosaïque de réalisations antérieures. Dans la décision Laboratoires Servier, Adir, Oril Industries, Servier Canada Inc. c Apotex Inc., 2008 CF 825, au paragraphe 254 (voir également les décisions Biovail Corporation c Canada (Santé), 2010 CF 46, par. 84; AstraZeneca Canada Inc. c Teva Canada Limited, 2013 CF 246, par. 34; et Laboratoires Servier c Canada (Santé), 2015 CF 108, par. 182), la juge Snider a dit :

[254] […] il est possible de réunir une mosaïque de réalisations antérieures afin de faire en sorte qu’une revendication soit évidente. On suppose que même des techniciens non inventifs versés dans l’art lisent différentes revues professionnelles, participent à différents congrès et appliquent les enseignements tirés d’une source à un autre contexte ou qu’ils combineraient même les sources. Toutefois, ce faisant, la partie faisant valoir l’évidence doit être en mesure de montrer non seulement l’existence de réalisations antérieures, mais aussi la manière dont la personne normalement versée dans l’art aurait été amenée à combiner les éléments pertinents provenant de la mosaïque des réalisations antérieures. […]

Selon Apotex, les divers éléments de l’art antérieur, ainsi que les connaissances générales communes, suffiraient : les chances de succès étaient suffisantes pour essayer.

[271]  Dans la décision Amgen Canada Inc. c Apotex Inc., 2015 CF 1261, visant des médicaments biosimilaires, le juge Hughes a pris en considération la difficulté et le risque d’échec. Au paragraphe 98, il a reproduit une partie du mémoire de fait d’Amgen :

[98]  Amgen souligne la difficulté et le risque inhérent d’échec des procédés qu’elle a entrepris. Je reproduis ici une partie du mémoire que son avocat a présenté au procès sur ce point :

[traduction]

a)  Le procédé consistant à passer d’une préparation de protéine antérieure à un polypeptide recombinant fonctionnel était en soit imprévisible. La personne versée dans l’art ignorait que ce que l’on mettait à l’essai allait fonctionner avant que l’on fasse des expériences et que l’on obtienne le résultat.

b)  La personne versée dans l’art était confrontée à diverses techniques disponibles qui pouvaient être employées pour tenter de réaliser avec succès un programme de clonage recombinant. Ces diverses techniques avaient un degré d’activité variable.

c)  Il n’y avait aucune indication quant aux méthodes ou aux techniques qui pouvaient être appliquées avec des chances raisonnables de succès. La personne versée dans l’art aurait été tenue de choisir parmi la multitude de techniques, de méthodes, etc. disponibles pour concevoir un programme qui, espérait-elle, fonctionnerait.

(i) La personne versée dans l’art reconnaîtrait qu’on ne pouvait pas s’attendre à ce que des techniques qui avaient été fructueuses pour des chercheurs précédents le seraient aussi pour elle.

26.  Il y avait une véritable possibilité que l’on coupe court au programme à cause d’un échec, à n’importe quelle étape, en cours de route. Le succès (ou l’échec) de nombreux aspects importants d’un projet quelconque est dicté par la nature et n’est tout simplement pas susceptible d’un degré de prédiction quelconque (et constituant encore moins une perspective raisonnable de succès) à l’avance.

[Italique dans l’original.]

Selon le point de vue opposé qui a été exprimé, la PVA doit faire preuve de compétence et il faut s’attendre à des risques d’échec.

[272]  La Cour était d’accord. Le travail spécialisé n’est pas un travail créatif :

[101]  Dans le travail qu’Amgen a entrepris, il y avait un degré élevé de compétences requises et de risques en cause. Les étapes étaient courantes en ce sens qu’elles ont été exécutées par des personnes qualifiées appliquant les principes scientifiques que l’on connaissait à l’époque. Cela équivaut à ce que l’on appelle le « travail spécialisé » dans la Courbe de robotisation reproduite plus tôt, et non au « travail créatif » qui est nécessaire pour mériter la protection que confère un brevet. […]

[Italique dans l’original.]

En outre, une garantie de succès n’est pas requise. Le juge Hughes a cité avec approbation le lord juge Mustill dans l’arrêt Genentech Inc’s Patent [1989] RPC 147, à la page 281, à propos d’un projet très difficile pour lequel [traduction« on ne peut pas présumer, selon moi, qu’il devait y avoir quelque part un certain degré d’inventivité, juste parce que l’on aurait pu miser sur un succès fort incertain ».

[273]  Il existe également une jurisprudence relative à la sélection de formes de sels qui corrobore le point de vue selon lequel certains sels, au moyen d’une sélection des sels, n’exigent pas d’inventivité. Ils sont le produit d’expérimentations courantes même si de nombreuses étapes sont nécessaires. Dans la décision Ratiopharm Inc. c Pfizer Limited, 2009 CF 711, le juge Hughes a conclu :

[167]  Dans le cas qui nous occupe, contrairement à Sanofi, nous faisons face à une situation où les inventeurs se sont vu attribuer une tâche, celle d’étudier le maléate d’amlodipine et de voir si, en poursuivant les travaux, ils pouvaient le faire passer à l’étape finale de la formulation aux fins d’approbation réglementaire. Ils ont rapidement déterminé qu’il y avait deux problèmes : l’instabilité et l’adhérence, et seul le premier est mentionné dans le brevet. Ils ont tenté d’ajuster les formulations, une tâche courante. En fait, on a fini par découvrir une formulation adéquate pour le maléate, mais elle n’a pas été mentionnée dans le brevet, sauf en tant que formulation de bésylate. Ils ont également fait des essais sur d’autres sels au moyen d’un processus bien connu, la sélection des sels. Ils ont soumis un certain nombre de sels à des essais, y compris des sulfonates, dont le bésylate fait partie. Même si le bésylate n’était vraisemblablement pas le premier choix de tout le monde, il ne s’agissait pas d’un choix déraisonnable.

[168]  Tout au long de la sélection des sels, il semble que le bésylate, ainsi que d’autres sulfonates, fonctionnait suffisamment bien pour qu’ils soient attribués à d’autres personnes s’occupant de la formulation finale et pour que l’on cherche à obtenir une approbation réglementaire.

[169]  Tout cela était pratique courante pour une personne versée dans l’art, à l’époque. Dans le premier ensemble de sels évalués, les inventeurs ont découvert quelques sels, particulièrement les sels de l’acide sulfonique, y compris le bésylate, qui étaient satisfaisants. Ils ne sont donc pas allés plus loin; pourquoi se donner la peine d’en évaluer davantage?

[Non souligné dans l’original.]

La décision appuie la proposition selon laquelle la sélection des sels est une tâche courante et qu’il peut produire un résultat évident. Toutefois, ce n’est peut-être pas le cas. Tout dépend des faits, y compris bien sûr de l’art antérieur.

[274]  Dans la décision Gilead Science Inc. c Canada (Santé), 2013 CF 1270 [Gilead], le juge Barnes se prononçait sur « les qualités supérieures du fumarate (sel) de ténofovir disoproxil dans une préparation pharmaceutique » (par. 70). La Cour a conclu que la sélection des sels était une procédure de base courante :

[80]  Teva cite la décision Ratiopharm Inc c Pfizer Ltd, 2009 CF 711, [2009] ACF no 967 conf. 2010 CAF 204, [2010] ACF no 968 [Amlodipine] pour justifier la prémisse que la sélection de sels est un travail courant. Dans la décision Amlodipine, le juge Hughes a examiné la validité d’un brevet revendiquant le sel bésylate du composé amlodipine. La date de dépôt au Canada du brevet dans cette affaire était le 2 avril 1987. Par conséquent, la date servant à évaluer les connaissances de la personne versée dans l’art dans cette affaire était d’environ dix ans antérieure à celle servant à évaluer les connaissances de la personne versée dans l’art en l’espèce. Le juge Hughes a conclu que le brevet était invalide pour cause d’évidence. Il a tiré des conclusions factuelles concernant la motivation de la personne versée dans l’art à essayer des acides formateurs de sels précis et la capacité de prédire la réussite (au paragraphe 170). Particulièrement pertinent en l’espèce, il décrit la sélection de sels comme un « procédé de préformulation comportant une étape courante appelée “processus de sélection des sels” » qui était « bien connu » de la personne versée dans l’art (aux paragraphes 155 et 167).

[Non souligné dans l’original.]

Le juge Barnes a fait observer que, si la sélection de sels était courante en 1987, elle ne l’était certainement pas moins dix ans plus tard. La même observation peut être faite pour la sélection de sels en 2002. Dans la décision Gilead, la Cour s’est penchée sur l’argument, assez proche de celui avancé en l’espèce, selon lequel de nombreux choix peuvent s’offrir à la PVA :

[82]  Gilead allègue que de nombreux choix s’offraient à la personne versée dans l’art qui souhaitait concevoir un sel de ténofovir disoproxil adéquat, de sorte qu’il n’existait pas de voie toute tracée qui menait à l’acide fumarique. Le fait que de nombreuses voies s’offraient à la personne versée dans l’art ne signifie pas nécessairement que l’invention revendiquée n’était pas évidente : voir la décision Hoffman-La Roche Ltd c Apotex Inc, 2013 CF 718, [2013] ACF no 844, paragraphes 316 à 341. Même si la personne versée dans l’art ne pouvait peut‑être pas prédire avec une grande certitude que l’acide fumarique pourrait être utilisé pour produire un sel acceptable du ténofovir disoproxil, en procédant à une sélection courante parmi une poignée d’acides formateurs de sels, elle se serait tout de même attendue à trouver un ou plusieurs composés acceptables. L’idée que l’acide fumarique était un candidat peu probable est contredite en partie par le fait que Gilead n’a inclus qu’un seul autre acide dans son processus de sélection, soit l’acide citrique. Et, selon M. Myerson, la personne versée dans l’art aurait su à l’époque que l’acide citrique serait probablement instable (dossier des demanderesses, volume 23, onglet 190, pages 6944 et 6945).

[Non souligné dans l’original.]

De même, dans la présente affaire, M. Damien pensait en termes de lysine et d’arginine en 1984, à une époque où l’utilisation de l’arginine était beaucoup plus limitée comparée aux éléments de preuves disponibles en 2002. Toutefois, les similitudes ne se limitent pas à cela.

[83]  Dans cette affaire, il est intéressant de constater que, malgré son affirmation que le choix de l’acide fumarique était illogique et que l’utilité de cet acide comme formateur de sel était imprévisible, Gilead n’a présenté aucun élément de preuve concernant l’histoire de l’invention ayant mené au brevet 059. Plus précisément, Gilead n’a produit aucune preuve montrant qu’elle avait mis à l’essai sans succès un grand nombre d’acides formateurs de sels prometteurs et qu’elle ne s’était tournée vers l’acide fumarique qu’en dernier ressort. Il m’apparaît que, si des éléments de preuve historiques du type de ceux qu’a produits Gilead à l’appui du brevet 619 se doivent d’être pris sérieusement en considération, l’absence de tels éléments de preuve pourrait bien mener à une inférence contraire (voir AstraZeneca Canada Inc c Teva Canada Ltd, 2013 CF 245, [2013] ACF no 241, au paragraphe 64).

[84]  Devant une contestation fondée sur l’évidence, l’absence d’une preuve uniquement en la possession de Gilead m’amène à conclure que la mise au point du FTD était un exercice courant et non pas le produit final d’un processus de découverte onéreux ou inventif. Compte tenu de la preuve dont je suis saisi, le choix d’une forme saline du ténofovir disoproxil qui satisfaisait aux besoins de Gilead et qui, après une sélection courante, s’est avérée meilleure que la base libre et qu’une autre forme saline dont la valeur est douteuse n’est ni surprenant ni inventif.

[Non souligné dans l’original.]

[275]  En l’espèce, il est clair que Servier ne pourrait pas démontrer que la mise au point du sel d’arginine de périndopril était imprévisible, car il avait été produit en 1984, et son utilité pour résoudre les problèmes d’instabilité liés à son périndopril erbumine s’est révélée prometteuse bien avant 2002. Néanmoins, je ne tirerais pas d’inférence négative dans les circonstances particulières de l’espèce en raison d’un manque de preuve. Je ne suis pas convaincu que Servier possède des éléments de preuve, et il ne servirait peut-être à rien de prouver à quel point il était difficile pour une PVA de produire le sel d’arginine de périndopril en 2002, malgré la facilité avec laquelle il avait été fabriqué en 1984. Servier s’est fondée sur la preuve de ses deux experts. C’est tout ce qu’elle a. Il n’en reste pas moins que, hormis des déclarations générales, rien n’indique que l’inventeur a entrepris une expérimentation ardue et difficile, alors que, selon Apotex, il s’agirait de travail courant. Comme je m’efforcerai de le montrer, les éléments de preuve produits par Servier sont largement supérieurs en ce qui concerne l’évidence.

[276]  Encore plus récemment, la juge Mactavish a de nouveau confirmé que la formation de sels pouvait être une opération courante. Dans la décision Bristol-Myers Squibb Canada Co c Teva Canada Limited, 2016 CF 580, il existait une base libre d’atazanavir qui présentait une bonne activité antivirale; cependant, elle n’était pas suffisamment biodisponible sous forme solide et était relativement insoluble. Un sel d’atazanavir a été mis au point; il était plus soluble et offrait une meilleure biodisponibilité. Cette affaire présente quelques similitudes avec celle dont je suis saisi puisqu’il était connu qu’un sel d’atazanavir pouvait être fabriqué (le périndopril erbumine était sur le marché au Canada depuis 1994) et que la solubilité améliorée du sel n’était pas revendiquée dans le cadre du concept inventif (le concept inventif du brevet 825 concerne simplement le sel d’arginine de périndopril ainsi que ses hydrates, sans inclure la stabilité améliorée). Les parties ont convenu que la création d’une forme de sel en utilisant un acide au moment de la sélection des sels était une technique bien connue. La Cour tire ses conclusions aux paragraphes 501 et 502.

[501]  Au moment de réaliser [une sélection des sels] d’atazanavir, la PVA aurait ainsi obtenu directement et sans difficulté les sels de bisulfate d’atazanavir. Les techniques standard pour cerner les propriétés de ces sels auraient alors divulgué l’existence des sels de bisulfate d’atazanavir de Type I et ceux de Type II, ainsi que les propriétés de chaque forme, notamment la cristallinité anhydre et non hygroscopique et la stabilité à l’état solide du sel de bisulfate de Type I. En dépit du fait que la PVA n’aurait pas su à l’avance ce que seraient les propriétés de chacun des sels de bisulfate, je ne comprends pas pourquoi les demanderesses suggèrent que les techniques employées pour cerner les caractéristiques du sel de bisulfate d’atazanavir de Type I n’étaient nullement inventives.

[502]  Le fait que la PVA est parvenue directement et sans difficulté au sel de bisulfate d’atazanavir de Type I est confirmé par ce qui s’est réellement produit en l’espèce. On se rappellera que M. Lindrud a déclaré dans son témoignage que, plutôt que de perdre du temps et de l’argent dans un dédale truffé d’impasses, l’équipe de BMS est parvenue à fabriquer des sels d’atazanavir (ainsi que du sel de bisulfate d’atazanavir de Type I) le tout premier jour de son projet de développement de médicaments. Employant des techniques courantes, il a fallu à l’équipe environ six semaines pour établir si ces sels de bisulfate d’atazanavir étaient de Type I ou de Type II, selon leur solubilité, leur cristanillité, leurs points de fusion, leur hygroscopicité et leur stabilité à court terme à l’état solide. Je ne considère pas que ce processus ait été long ou ardu.

[Italique dans l’original; non souligné dans l’original.]

[277]  Servier n’a pas commenté cette décision et n’a pas cherché à faire de distinction. Je suis parvenu à la conclusion que ce n’est pas un précédent qui peut facilement être écarté ou rejeté lorsque la question en litige vise la formation de sels. Comme je l’ai déjà dit, je privilégie la preuve présentée par M. Bastin en raison de sa force probante qui découle des détails qu’il fournit dans son témoignage au sujet de la formation de sels. Je vais examiner la preuve qu’il a présentée de manière plus détaillée, à savoir je tenterai de compléter la troisième étape de la démarche en quatre étapes qui consiste à recenser les différences entre l’état de la technique et le concept inventif. Comme la sélection structurée des sels faisait partie de l’art antérieur en 2002, la différence entre l’art antérieur et le concept inventif ne sera plus aussi large qu’en 1984. De plus, l’utilisation de l’arginine est plus répandue en 2002 qu’elle ne l’était en 1984.

[278]  Personne ne sera étonné d’apprendre que le périndopril était connu. Le périndopril et ses sels pharmaceutiques acceptables sont brevetés au Canada depuis 2001, et le périndopril erbumine, un sel de périndopril, est commercialisé au Canada depuis 1994.

[279]  L’instabilité des composés n’était pas non plus un problème nouveau, et une PVA serait au courant des options disponibles pour le résoudre. Au paragraphe 59 de son affidavit, M. Bastin a présenté un certain nombre de solutions pour remédier à l’instabilité, le choix d’un sel de substitution étant mis en évidence.

[280]  Bien avant 2002, la formation de sels a permis d’améliorer les propriétés physicochimiques d’un médicament. Au paragraphe 62 de son affidavit, M. Bastin déclare que [traduction] « dès avril 2002, il était devenu pratique courante pour un spécialiste de la mise au point de produits pharmaceutiques de réaliser une sélection structurée des sels en formant et en caractérisant un certain nombre de sels à l’aide de formes salifiées pharmaceutiquement acceptables en vue de déterminer le ou les sels d’un médicament présentant les propriétés les plus favorables ». Comme nous le savons, Servier n’avait pas de [traduction] « processus systématique de sélection des sels » en 1982 (affidavit de M. Damien, par. 20). M. Bastin explique ensuite en détail l’utilisation de sels dans la mise au point de médicaments (affidavit de M. Bastin, par. 143 à 148). L’évolution avait atteint un point tel qu’en 2002, une PVA aurait couramment réalisé ce que M. Bastin appelait « une sélection structurée des sels » dès le début de l’élaboration d’un médicament dans le but de trouver le sel le plus optimal. Les antériorités comprennent les articles de Gould (1986), Morris (1994)11 et Bighley (1996), mais aussi un article rédigé par le témoin sur les deux approches principales utilisées comme méthode structurée de sélection des sels; l’approche par niveaux, préconisée par le témoin, a prévalu sur l’approche par arbre décisionnel. Néanmoins, les deux approches constituent une amélioration en ce sens qu’elles permettent d’évaluer un nombre plus restreint de formes salifiées, transformant ainsi les efforts de recherche pour trouver les bons sels en une activité courante.

[281]  L’approche par niveaux consiste à réaliser des essais sur [traduction] « un groupe de sels classés par niveaux, où seuls les sels possédant les propriétés les plus favorables relevées au premier niveau d’essai passent au niveau suivant d’essai » (affidavit de M. Bastin, par. 155). La méthode est expliquée en détail au paragraphe 156 :

[traduction]

156.  Dans l’article de Morris, l’approche par niveaux est présentée au moyen d’une étude de cas qui décrit l’utilisation de cette approche dans la sélection des sels pour un médicament acide, le médicament BMS‑180431, qui contient un groupement acide carboxylique ayant servi à former des sels avec un certain nombre de bases salifiables. Les sels ont d’abord été préparés à l’aide d’une variété de bases salifiables provenant de différentes classes, et les sept sels cristallins isolés (cinq métaux [sodium, potassium, calcium, zinc et magnésium] et deux acides aminés [arginine et lysine]) ont été soumis à des essais de niveau 1 pour déterminer l’hygroscopicité51. Après les essais de niveau 1, on a déterminé que trois des sept sels (magnésium, arginine et lysine) présentaient une faible hygroscopicité, et on les a ensuite soumis à des essais de niveau 2 pour déterminer si des changements dans la structure cristalline se produisaient dans des conditions d’humidité extrême en combinant la technique de diffraction de rayons X sur poudre (DRXP) et la technique d’analyse thermique, et pour déterminer la solubilité dans l’eau. Les deux sels possédant des propriétés acceptables lors des essais de niveau 2 (arginine et lysine) ont ensuite été soumis à des essais de niveau 3 pour une évaluation préliminaire accélérée de la stabilité thermique et de la photostabilité, ainsi qu’une évaluation de la compatibilité médicament-excipient. Dans l’exemple d’une sélection structurée des sels présenté par Morris, on a pu déterminer que les deux sels (arginine et lysine) évalués au niveau 3 présentaient des propriétés convenables pour une mise ou point ultérieure, et le sel d’arginine a été choisi à des fins d’avancement. Grâce à cette approche par niveaux, les essais plus rigoureux et plus longs, comme les essais de stabilité, ne sont pas effectués avant le dernier niveau, qui comptera moins de candidats.

[Renvoi omis et non souligné dans l’original.]

En 2000, M. Bastin a affiné un peu plus l’approche par niveaux :

[traduction]

158.  Comme je l’ai décrit ci-dessus, l’affidavit de M. Bastin présente une approche plus rationnelle ou structurée de la sélection des sels. À l’instar de la méthode soulignée par Morris, celle de M. Bastin a aussi fait appel à une gamme de formes salifiées provenant de différentes classes au lieu de l’ancienne approche qui consiste à commencer par l’acide chlorhydrique54 et à travailler progressivement avec les acides minéraux, les acides sulfoniques et les acides organiques jusqu’à ce qu’une forme salifiée convenable soit découverte. Cependant, l’approche de M. Bastin a permis d’évaluer d’autres propriétés, comme la solubilité, la vitesse de dissolution intrinsèque, la forme morphique, la microscopie et la taille des particules, à un stade plus précoce que Morris. En outre, M. Bastin a décrit l’utilisation d’une technique de microplaques ou de puits, qui a permis la cristallisation de sels à partir d’une plus large gamme de systèmes de solvants utilisant seulement de petites quantités de matières. Cette capacité a été ajoutée à la sélection afin de minimiser la probabilité qu’un sel soit négligé en raison de l’échec d’une première cristallisation. Dans le cas des formes salifiées où un produit est isolé, de plus grandes quantités du sel sont préparées afin qu’on puisse évaluer et comparer ses propriétés.

[Renvoi omis.]

[282]  L’approche par niveaux présentée par le témoin serait nettement supérieure à celle préconisée par M. Byrn. M. Bastin écrit :

[traduction]

342.  Aux paragraphes 121 et 122 de son affidavit, M. Byrn a exposé l’approche qu’une personne versée dans l’art adopterait, selon lui, pour préparer des sels. En général, l’approche de M. Byrn concorde avec celle que cette personne aurait suivie dans les années 1970 et au début des années 1980. Toutefois, en avril 2002, l’approche de M. Byrn était désuète. La personne versée dans l’art était passée à la méthode structurée de sélection des sels, comme celle décrite dans Morris et Bastin.

343.  Même si l’approche décrite par M. Byrn, laquelle concorde avec celle soulignée dans Bighley, peut encore être utilisée avec succès, il faudra peut-être plus de temps pour identifier un sel convenable. Notamment, dans l’approche décrite par M. Byrn, la personne versée dans l’art fabrique un sel à la fois, étudie le sel, puis procède à la fabrication d’un second sel si les propriétés ne sont pas acceptables. De même, cette démarche consiste à mettre à l’essai toutes les formes salifiées d’une classe donnée (p. ex. le sel de sodium, puis d’autres sels métalliques et ensuite les sels organiques pour les médicaments acides, ou le sel de chlorhydrate suivi d’autres acides minéraux et ensuite les sels organiques pour les médicaments basiques). En revanche, la méthode structurée de sélection des sels permet d’examiner simultanément plusieurs formes salifiées de différentes classes en même temps afin de minimiser la quantité de sels qui doit être préparée, ainsi que le temps nécessaire à leur préparation.

[283]  À l’étape 4 de la démarche en quatre étapes de l’examen portant sur l’évidence, nous examinons la différence entre le concept inventif et l’art antérieur, laquelle aura été recensée à l’étape 3 comme incluant une grande disponibilité de méthodes de sélection des sels, en vue d’établir si la différence entre les deux est évidente ou s’il existe quelque inventivité. M. Bastin doit avoir raison de dire que la  différence est qu’il [traduction] « n’y a pas de description précise de la fabrication du périndopril arginine ou de ses hydrates dans les documents que j’ai examinés » (par. 172). Cela vaut aussi pour la description précise d’une composition pharmaceutique qui contient du périndopril arginine et ses hydrates, et l’utilisation de la composition dans le traitement de l’hypertension ou de l’insuffisance cardiaque. C’est cet écart qui, selon Apotex, peut être comblé avec l’aide, en 2002, de la méthode de sélection des sels connue sous le nom d’approche par niveaux.

[284]  La PVA aurait su en 2002 que le périndopril erbumine présentait des problèmes de stabilité : l’emballage et l’étiquetage en témoignent. La motivation qu’avait M. Damien à trouver une solution existerait chez la PVA. Toutefois, la différence serait que la PVA, en 2002, bénéficie d’une méthodologie dont M. Damien ne disposait pas en 1984. Cela constitue un motif important à l’époque dans le milieu pour trouver la solution visant à mettre au point le sel d’arginine de périndopril. La PVA cerne le problème et est motivée à le résoudre. Elle sait que la méthode structurée de sélection des sels existe, ce qui constitue un motif dans les antériorités pour trouver une solution au moyen d’une sélection des sels. La PVA aurait cherché un sel différent, puisque le problème venait de la molécule, et non de l’emballage ou d’autres formes cristallines du périndopril erbumine :

[traduction]

175.  Étant donné que trois formes cristallines de périndopril tert‑butylamine qui présentaient apparemment des caractéristiques utiles aux fins de formulation ont été publiées en 2001, la personne versée dans l’art s’attendrait à ce que les formes cristallines facilement identifiées et les tentatives visant à identifier d’autres formes cristallines de remplacement ne soient pas nécessairement couronnées de succès par des méthodes habituelles. Par conséquent, au 18 avril 2002, la personne versée dans l’art serait motivée à identifier une autre forme de sel de périndopril pour régler le problème de stabilité associé au périndopril tert‑butylamine60.

[Renvoi omis.]

Il convient de souligner que deux personnes versées dans l’art, M. Damien et M. Marchand, ont fait exactement cela en 1984 : trouvons un sel différent du produit qui présentait une instabilité.

[285]  D’après moi, il aurait été évident pour la PVA d’essayer la sélection des sels qui est mieux structurée, comme l’approche par niveaux qui faisait alors partie de l’art antérieur, si elle n’était pas déjà incluse dans les connaissances générales courantes. Dès 2002, il était plus ou moins évident qu’il fallait essayer la méthode de sélection des sels. J’accepte le témoignage de M. Bastin lorsqu’il déclare au paragraphe 321 de son affidavit :

[traduction]

Au paragraphe 134 de son affidavit, M. Byrn reconnaît que les concepts d’une sélection des sels sont élémentaires, mais il soutient ensuite que la réalisation d’une véritable sélection des sels est tout sauf simple. Le professeur Evans déclare aussi que la sélection des sels n’est pas simple, au paragraphe 102 de son affidavit. Je ne suis pas d’accord. Comme je l’ai déjà mentionné (voir les paragraphes 62 à 74 et 151 à 162), en avril 2002, la sélection des sels est devenue partie intégrante des études de préformulation effectuées sur des substances médicamenteuses par des personnes versées dans l’art. Même si le succès n’est pas garanti à 100 %, les chances de réussite sont très élevées pour la plupart des médicaments lorsqu’on évalue les formes salifiées convenables. La personne versée dans l’art ne s’attendrait à des chances de réussite plus faibles que dans les cas où le médicament est très faiblement acide ou basique, le médicament possède un groupement peu ionisable, le médicament présente des problèmes de solubilité extrême ou la présence d’un encombrement stérique autour du groupe ionisable du médicament pourrait empêcher la formation du sel. Ces cas représentent des exceptions aux attentes générales de la personne versée dans l’art et sont habituellement repérés avant le début de la sélection des sels.

[Non souligné dans l’original.]

Il est donc plus ou moins évident que l’essai sera fructueux.

Les experts ont également identifié un certain nombre de formes salifiées qui pourraient servir à former des sels de périndopril, selon la pKa du périndopril. Le nombre de solutions prévisibles connues de la PVA est donc limité. M. Bastin l’a démontré.

[286]  M. Bastin a déclaré avoir préparé son affidavit en fonction des tranches d’information qu’on lui a confiées, une à la fois. Ainsi, il est d’avis que les problèmes d’instabilité liés au périndopril erbumine pourraient être abordés sous quatre aspects différents : emballage, formulation différente, sel différent ou sélection d’une forme plus cristalline de périndopril erbumine. Même sans voir consulté le brevet 825, mais en étant conscient des problèmes d’instabilité du périndopril erbumine, l’expert a retenu l’arginine comme candidate pour une forme salifiée susceptible de résoudre le problème d’instabilité du périndopril erbumine. Quoiqu’assez technique, il vaut la peine de reproduire les paragraphes 76 et 77 de l’affidavit de M. Bastin dans lesquels il explique pourquoi l’arginine aurait été une candidate solide comme forme salifiée pour le périndopril :

[traduction]

76.  En raison des valeurs de pKa pour le périndopril à 5,66 et à 3,5, le spécialiste de la mise au point de produits pharmaceutiques constaterait que le périndopril possède des propriétés acides plus fortes que les propriétés basiques. Avec une pKa de 3,5, l’acide carboxylique du périndopril serait considéré comme un acide faible. Toutefois, on s’attendrait toujours à ce qu’il forme un sel avec les formes salifiées cationiques couramment utilisées (bases), qui auraient toutes des valeurs de pKa supérieures à 5,5 (2 unités pKa ou plus au-dessus d’une pKa de 3,5). Avec une pKa de 5,66, l’amine secondaire du périndopril serait considérée comme une base très faible. Par conséquent, on s’attendrait seulement à ce qu’elle forme des sels avec des formes salifiées anioniques fortement acides (acides), dont les valeurs de pKa seraient inférieures à 3,7 (2 unités pKa ou plus en-dessous d’une pKa de 5,66).

77.  Dans le cas d’une première sélection de sels, j’estime que le spécialiste de la mise au point de produits pharmaceutiques choisirait quelques formes salifiées parmi les classes couramment utilisées de bases salifiées : amines organiques, bases métalliques et acides aminés cationiques. Les formes salifiées susceptibles d’être choisies lors d’une première sélection de sels seraient les suivantes :

Je remarque à la note de bas de page 20 (par. 54) de l’affidavit de M. Bastin une explication de ce qui constitue la valeur de pKa :

[traduction]

20 La pKa, ou constante de dissociation acide, d’un composé est une mesure de sa force en tant qu’acide ou base en solution et de sa capacité à s’ioniser. Une valeur de pKa faible (p. ex. -6,0 dans le cas de l’acide chlorhydrique) indique qu’il s’agit d’un acide très ionisable ou acide « fort », tandis qu’une valeur de pKa élevée (p. ex. 4,76 dans le cas de l’acide acétique) indique qu’il s’agit d’un acide moins ionisable ou acide « faible ». Inversement, dans le cas d’un composé basique, plus la pKa est faible, plus la base est faible, et plus la pKa est élevée, plus la base est forte. Comme la pKa est une valeur logarithmique, une différence de pKa de 1 représente une différence multipliée par 10 de la force de l’acide ou de la base.

Apotex a souligné, à juste titre, que la courte liste des formes salifiées a été dressée sans qu’on n’ait eu accès au brevet 825. L’expert est parvenu à la liste restreinte sans savoir que l’arginine était la solution découverte par l’inventeur. En fait, il n’était pas au courant de l’existence du périndopril avant 2017, lorsqu’il a été embauché. Il se trouve simplement que les deux acides aminés cationiques obtenus à des fins d’essai (lysine et arginine) grâce au travail habituel d’une PVA, qui suit une méthode plus rigoureuse, sont les deux acides identifiés plus tôt par les inventeurs.

[287]  En résumé, selon le témoignage de M. Bastin, une PVA arriverait, en 2002, à démontrer que l’arginine est une forme salifiée pour le périndopril. En réalité, il l’a fait. À l’audience, les avocats d’Apotex ont insisté sur le fait que le résultat obtenu l’avait été alors que leur expert n’était pas du tout informé des questions en litige. Je ne conclurais pas de cette technique utilisée pour créer un témoignage par affidavit qu’elle est supérieure au point d’exclure de notre examen toute autre preuve; mais elle ajoute certainement du poids à la preuve, en particulier lorsque la méthode est appliquée, et si elle n’est pas contredite. À mon avis, les affidavits en réponse de M. Byrn et de M. Evans ne fournissent aucun contrepoids significatif.

  a)  Réponse de Servier à l’argumentation relative à l’évidence

[288]  Servier a raison de souligner que l’essai allant de soi doit être abordé avec prudence. Cependant, « l’essai allant de soi » aide à l’analyse de l’évidence, en particulier lorsque des progrès sont réalisés grâce à des expérimentations. Après tout, « l’évidence tient en grande partie à la manière dont l’homme du métier aurait agi à la lumière de l’art antérieur » (arrêt Sanofi, par. 70). Néanmoins, la prudence commande que l’analyse soit exempte de tout jugement rétrospectif.

[289]  La Cour rejette la prétention de Servier selon laquelle M. Bastin a été conduit aveuglement vers une destination fixée d’avance. Selon Servier, les questions à résoudre consistent à savoir si une PVA trouverait évident d’essayer de former un nouveau sel pour améliorer la stabilité du périndopril et, le cas échéant, si l’arginine serait l’un de ces sels, compte tenu de toutes les formes salifiées possibles. J’en suis arrivé à la conclusion que tel était le cas, car la question de la préparation du sel d’arginine de périndopril est admise comme étant sans difficulté, de même que les essais visant à déterminer la stabilité du périndopril arginine.

[290]  À mon avis, l’« argument des œillères » avancé par Servier confirmait l’approche de l’aveuglement adoptée par Apotex. En effet, même si Servier prétend que le fait que M. Bastin n’était pas au courant de l’existence du périndopril avant 2017 est une faiblesse, je trouve que c’est une force. En appliquant une méthode (la sélection des sels selon l’approche par niveaux), M. Bastin a abouti à un petit nombre de formes salifiées qui seraient examinées dans une sélection initiale, dont deux sont la lysine et l’arginine. Cela ne constitue pas un projet de recherche. Il s’agit d’une activité courante pour la PVA.

[291]  L’argument de Servier sur l’insuffisance de l’état de la technique et les connaissances générales courantes était insatisfaisant. Non seulement [traduction] « (l’)évidence n’est pas déterminée par rapport à l’état de la technique en général » et « (l)e choix des éléments de l’état de la technique relève entièrement de la partie invoquant l’évidence » (Ciba, par. 61), mais Servier n’a jamais montré quelle autre connaissance manquait à ce point pour que cela fasse une différence. Il ressort du témoignage de M. Bastin qu’en 2002, une PVA se serait heurtée à l’instabilité du périndopril erbumine, problème fréquent et pas particulièrement difficile, aurait envisagé un certain nombre de solutions, dont celle d’avoir un sel de périndopril différent. Le sel d’arginine de périndopril aurait été obtenu à l’aide d’une méthodologie courante perfectionnée par des experts du domaine, de sorte que la recherche d’une forme salifiée adéquate aurait donné lieu à un petit nombre de formes salifiées possibles. M. Bastin a même fait une démonstration dans le cadre de la présente affaire en identifiant l’arginine comme une forme salifiée à partir d’un petit groupe de formes salifiées, et non d’un univers de possibilités. Il incombait à Servier d’exposer les difficultés dans le témoignage de M. Bastin. J’ai lu son (long) affidavit à de nombreuses reprises et son contre-interrogatoire au complet deux fois : aucune n’a été exposée.

[292]  MM. Byrn et Evans connaissaient déjà l’existence du périndopril et du sel d’arginine de périndopril en raison de leur intervention dans l’affaire australienne il y a six ans, mais ce n’était pas du tout le cas de M. Bastin. Son témoignage fait état d’une méthodologie perfectionnée en 2000. De leur côté, les experts de Servier s’appuient en grande partie sur la publication de Berge de 1977, mise à jour en 1996, pour exclure l’arginine de l’examen, car elle n’aurait pas été utilisée dans les médicaments approuvés par la Federal Drugs Administration (FDA) des États-Unis et les valeurs de pKa ne traduisent pas toute la réalité. Toutefois, l’approche par niveaux de M. Bastin, compte tenu de ces valeurs de pKa, aurait permis de produire, sans difficulté et de façon systématique, l’arginine comme l’une des rares formes salifiées. En outre, en 2002, l’arginine avait déjà été utilisée comme forme salifiée destinée à des produits pharmaceutiques approuvés. En effet, ADIR, une société affiliée de Servier, a obtenu de nombreux brevets dans les années 1990 dans lesquels l’arginine était présentée comme une forme salifiée convenable. Dans 13 de ces brevets (US 5,084,452; US 5,395,834; US 5,639,902; US 5,686,477; US 5,703,118; US 5,712,294; US 5,712,312; US 5,714,495; US 5,721,276; US 5,731,352; US 5,843,986; US 5,889,003; US 6,063,804), l’arginine figure parmi les bases pharmaceutiquement acceptables pouvant servir à former un sel d’arginine; l’arginine est souvent répertoriée avec la tert‑butylamine.

[293]  Dans le même ordre d’idées, Servier a choisi de ne pas véritablement prendre en compte les enseignements de Morris et Bastin sur la méthodologie de la sélection des sels. Dans son étude de cas, Morris a choisi sept formes salifiées, dont deux sont la lysine et l’arginine. M. Bastin dresse la liste des formes salifiées les plus couramment utilisées, notamment l’arginine désignée comme forme salifiée cationique, qui serait le premier choix dans le cas du périndopril, en raison des valeurs de pKa du périndopril.

[294]  Il ne faut pas oublier l’ouvrage The Handbook of Pharmaceutical Salts: Properties, Selection, and Use, de Stahl et Wermuth, ne serait-ce parce qu’il résume la documentation qui existait déjà en avril 2002 (affidavit de Mme Rodriguez-Hornedo, par. 103 et 107). À maintes reprises, il fait référence à l’arginine comme forme salifiée courante. La preuve présentée en l’espèce milite fortement en faveur d’une conclusion selon laquelle l’arginine n’était pas une substance inconnue en 2002, et que la méthode de sélection des sels avait évolué au point de devenir une activité courante dans diverses situations. Il est fort possible que, pour certains problèmes, cette sélection pratiquée de façon méthodique ne mène à aucune solution satisfaisante ou à des résultats positifs. Tout cela doit être examiné au cas par cas : il n’existe pas de modèle unique.

  b)  Historique de l’invention

[295]  Dans l’arrêt Sanofi, la Cour suprême a reconnu la pertinence de l’historique de l’invention :

[70] Les mesures concrètes ayant mené à l’invention peuvent constituer un autre facteur important. Il est vrai que l’évidence tient en grande partie à la manière dont l’homme du métier aurait agi à la lumière de l’art antérieur****. Mais on ne saurait pour autant écarter l’historique de l’invention, spécialement lorsque les connaissances des personnes qui sont à l’origine de la découverte sont au moins égales à celles de la personne versée dans l’art.

[71] Par exemple, le fait pour l’inventeur et les membres de son équipe de parvenir à l’invention rapidement, facilement, directement et à relativement peu de frais, compte tenu de l’art antérieur***** et des connaissances générales courantes, pourrait étayer une conclusion d’évidence, sauf lorsque leurs efforts et leurs connaissances se sont révélés plus grands que ceux attribués à la personne versée dans l’art. Leur démarche tendrait à indiquer qu’une personne versée dans l’art, grâce à ses connaissances générales courantes et à l’art antérieur******, aurait agi de même et serait arrivée au même résultat. Par contre, lorsque temps, fonds et efforts ont été consacrés à la recherche ayant finalement mené à l’invention, et ce, avant que l’inventeur ne se mette à la recherche de l’invention ou qu’on ne lui enjoigne de le faire, y compris les démarches qui se sont révélées vaines et inutiles, une conclusion de non‑évidence pourrait être fondée. On pourrait en déduire que la personne versée dans l’art n’aurait pas fait mieux en s’appuyant sur ses connaissances générales courantes et sur l’art antérieur*******. En fait, lorsque les intéressés, y compris l’inventeur et les membres de son équipe, avaient de grandes compétences dans le domaine technique en cause, la preuve pourrait indiquer que la personne versée dans l’art aurait obtenu des résultats bien pires et ne serait vraisemblablement pas parvenue à l’invention. Il ne lui aurait pas paru évident d’emprunter le parcours ayant mené à l’invention.

En l’espèce, il n’y a pas eu, bien sûr, temps, fonds et efforts de cette nature en 1984 ni même plus tard au moment des essais. Néanmoins, à mon avis, il est difficile d’accorder beaucoup de poids à l’historique de l’invention compte tenu de la particularité de la présente affaire. Cela tient au fait que l’art antérieur et les connaissances générales courantes étaient assez limitées en 1984 par rapport à 2002. M. Damien a peut-être eu un éclair de génie en 1984, mais son invention, s’il s’agissait d’une invention, n’était pas brevetée à l’époque. Comme le fait remarquer la Cour dans l’arrêt Sanofi, « l’évidence tient en grande partie à la manière dont l’homme du métier aurait agi à la lumière de l’art antérieur » (par. 70). Cet aspect est évalué en 2002. Il incombait à Servier d’expliquer cet écart de 18 ans. Il est peut‑être étrange que 18 ans se soient écoulés entre la découverte d’un composé et la décision de le faire breveter. Invariablement, il y aura eu des changements importants dans les connaissances générales et l’état de la technique, en particulier dans l’industrie pharmaceutique. En raison de l’écart de 18 ans, il est difficile de traiter l’historique de l’invention comme un élément important à soupeser. L’historique de l’invention tend néanmoins à démontrer au moins que la préparation de périndopril arginine s’est faite sans difficulté, de même que les essais en 1991 et en 1998‑2000.

  c)  Pfizer Canada Inc. c Apotex Inc., 2017 CF 774 [décision Pfizer] (le juge Brown)

[296]  Servier s’est fondé sur la décision Pfizer pour affirmer que les sels ne sont pas tous évidents, proposition que la Cour admet. Il n’en demeure pas moins que dans la jurisprudence antérieure de la Cour, déjà examinée dans les présents motifs, on avait conclu à une évidence dans le choix de certains sels. La décision Pfizer, où la Cour a conclu que l’allégation d’évidence soulevée par Apotex était non fondée, a été portée en appel par Apotex. L’arrêt de la Cour d’appel fédérale a été rendu après que notre cause a été instruite : Apotex Inc. c Pfizer Canada Inc., 2019 CAF 16. Dans le cadre de l’appel interjeté contre la décision Pfizer, Apotex a invoqué deux arrêts dans lesquels la Cour d’appel fédérale a confirmé deux décisions de notre Cour, examinées précédemment dans les présents motifs, où il avait été conclu que la sélection de formes de sels était évidente (Pfizer Limited c Ratiopharm Inc., 2010 CAF 204, 87 CPR (4th) 185 [arrêt Ratiopharm] concernant l’« amlodipine », et Bristol‑Myers Squibb Canada Co. c Teva Canada Limited, 2017 CAF 76, 146 CPR (4th) 216 [arrêt Bristol‑Myers] concernant l’atazanavir). Dans la décision Pfizer, Apotex a soutenu que le premier juge, mon collègue le juge H. Brown, aurait dû suivre la voie tracée par la Cour d’appel dans les arrêts Ratiopharm et Bristol‑Myers. J’ai examiné les deux arrêts de la Cour d’appel (il existe un arrêt connexe : Teva Canada Limited c Pfizer Canada Inc., 2019 CAF 15). Ils confirment la ou les décisions du juge de première instance, car chaque affaire doit être tranchée par rapport aux faits. Le juge Brown avait déjà évoqué la question, et il a écrit ce qui suit au paragraphe 289 :

[289]  […] Les parties ont mentionné des décisions dans lesquelles, sur la foi des éléments de preuve admis dans une affaire donnée, divers tribunaux ont tiré des conclusions sur la notion d’essai allant de soi. Bien que ces décisions soient pertinentes, chacune d’elles est fondée en fonction des faits particuliers qui s’y appliquaient, compte tenu des observations des experts et des avocats. Même si Apotex s’est montrée très insistante, il reste qu’aucune de ces décisions n’affirme que les essais de criblages de sels va d’eux-mêmes [sic] ou qu’ils ne nécessitent que des travaux d’expérimentation courants. Aucune de ces décisions n’affirme non plus que toute recherche portant sur le criblage des polymorphes ou des cristaux va de soi ou qu’elle ne nécessite qu’une expérimentation courante. Aucune ne l’affirme et, bien entendu, aucune ne pourrait le faire. Pour caractériser correctement chaque cas, il s’agit ultimement d’appliquer le droit relatif à l’essai allant de soi énoncé dans l’arrêt Sanofi aux éléments de preuve dont la Cour est saisie.

Contrairement à ce que souhaitait Apotex, les sels ne sont pas tous évidents. Cependant, il est également vrai que les sels ne sont pas tous non évidents. C’est qu’a déclaré la Cour d’appel au paragraphe 41 de l’arrêt Pfizer :

[41]  Il ne fait aucun doute que les arrêts Atazanavir et Amlodipine, de même que d’autres décisions antérieures, peuvent fournir des exemples utiles d’analyse de l’évidence; toutefois, contrairement à ce qu’Apotex affirme avec beaucoup d’insistance, les arrêts Atazanavir et Amlodipine ne peuvent forcer la conclusion de l’évidence à partir de similitudes factuelles générales au détriment de divergences par ailleurs importantes. Aussi commune soit-elle, chaque affaire doit être tranchée sur la foi des éléments de preuve dont le juge est saisi dans ce cas précis.

[297]  La Cour d’appel a ensuite conclu qu’il n’existait aucune erreur manifeste et dominante dans l’analyse exhaustive effectuée par le premier juge. « [L]e juge de la Cour fédérale a le pouvoir d’apprécier les éléments de preuve en toute déférence, notamment le poids accordé aux preuves concurrentes » (par. 36). Dans cette affaire, le juge Brown était d’avis, sur le fondement du dossier dont il disposait et des arguments présentés, que les travaux entrepris n’étaient pas courants et étaient plutôt comparables à un projet de recherche. L’arrêt Pfizer de la Cour d’appel nous enseigne que chaque affaire mettant en cause des sels n’est pas gagnée d’avance comme l’espéreraient Apotex et d’autres fabricants de produits génériques. L’issue dépend plutôt des faits et de la preuve, qui doivent être appréciés au cas par cas. Comme le dit la Cour d’appel au paragraphe 55 en examinant la distinction entre les sels et les cristaux, « [b]ien qu’un juge puisse tirer une conclusion différente dans une autre affaire où un nouveau cristal fait partie de l’idée originale, dans la présente affaire, le juge de la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en opérant une distinction entre les sels et les cristaux ».

[298]  La présente affaire semble être singulièrement plus simple que l’affaire Pfizer. La complexité de l’invention est mise en lumière lorsque nous lisons les paragraphes 256 et 275 des motifs du juge Brown :

[256]  Le concept inventif des revendications 43 et 44 est une forme pharmaceutique à libération soutenue contenant le nouveau succinate d’ODV de forme I cristalline qui présente des caractéristiques pharmacocinétiques particulières, soit un niveau maximal de plasma sanguin inférieur à 225 ng/ml et qui réduit ainsi l’incidence de certains effets secondaires qui proviendraient par ailleurs de l’administration par voie orale du succinate d’ODV.

[275]  L’antériorité, même si elle divulguait le fait que les formulations à libération soutenue d’autres médicaments, dont EFFEXOR XR, avaient été produites et utilisées pour améliorer les concentrations de plasma sanguin produites par l’administration à libération immédiate, ne contenait aucune application de ce principe général à l’ODV, au succinate d’ODV et au succinate d’ODV de forme I. Les éléments de preuve établissent qu’il n’aurait pas été évident pour la personne versée dans l’art que le succinate d’ODV avait toute forme cristalline solide qui soit stable, et encore moins qui puisse être formulée en une formulation à libération soutenue. Il n’était pas plus évident, prévu ni prévisible que le succinate d’ODV de forme I posséderait les caractéristiques de stabilité, de solubilité, de perméabilité et de biodisponibilité nécessaires au développement d’une formulation orale qui ont été établies par l’expérimentation ayant conduit à son développement. Il n’était pas connu, prévu, ni prévisible qu’une telle formulation quelconque à libération soutenue du succinate d’ODV dénote des niveaux de plasma sanguin inférieurs à 225 ng/ml, tout en maintenant des concentrations thérapeutiques selon les revendications 43 et 44.

De nombreux autres passages pourraient être présentés pour réitérer l’argument. Par ailleurs, le brevet 825 concerne le sel d’arginine de périndopril conçu pour répondre à un problème unique, la stabilité. Le juge Brown a conclu, à la lumière du dossier et des arguments, qu’un programme de recherche était nécessaire : il ne s’agissait aucunement d’un travail courant :

[321]  Dans l’ensemble, et en toute déférence, la véritable démarche entreprise en l’espèce faisait intervenir plus que des expériences courantes; à mon avis, c’était un programme de recherche. Cela confirme la conclusion que j’ai tirée précédemment selon laquelle la personne versée dans l’art, en considérant l’antériorité et les connaissances générales courantes, percevrait un programme de recherche en ce qui concerne la recherche d’un composé qui convient au développement d’un médicament possédant les propriétés requises, y compris la stabilité à l’état solide aux températures ambiantes et dans des conditions d’humidité relative, la solubilité, la perméabilité et la biodisponibilité.

Comme j’ai essayé de le démontrer, les faits dans l’affaire qui nous occupe sont complètement différents.

[299]  Par conséquent, je dois conclure que la décision Pfizer n’aide en rien les parties. Apotex ne peut pas prétendre que chaque sel est évident : Servier ne peut pas faire l’analogie entre les faits dans l’affaire Pfizer et les faits de l’espèce.

  d)  L’affaire australienne

[300]  La Cour fédérale de l’Australie a examiné un brevet australien qui est l’équivalent du brevet 825. Dans la décision Apotex Pty Ltd c Les Laboratoires Servier, précitée, la Cour a examiné plusieurs moyens invoqués à l’appui des allégations d’invalidité. Le procès a duré 15 jours, avec la comparution de MM. Damien, Byrn et Evans, et la Cour a surtout privilégié le témoignage de M. Byrn. Toutefois, là n’est pas la question.

[301]  À la lecture de la décision de première instance, ainsi que de celle de la Cour d’appel fédérale australienne siégeant au complet en appel ([2016] FCAFC 27), il est évident que le droit n’est pas le même dans les deux pays. Une différence significative ressort à la lecture de la décision : la PVA dispose des connaissances générales courantes en Australie. Cette constatation se manifeste dans le cadre d’une analyse dans les motifs de jugement visant à déterminer si l’article de Berge était une connaissance générale courante en Australie ou si elle y aurait été introduite par un manuel australien. Il semble que l’article de Morris ait aussi été abordé dans le contexte de la sélection des sels, M. Byrn ayant apparemment accepté [traduction] « que l’étude de Morris a décrit un processus de sélection des sels intelligent et valide ». Mais M. Byrn [traduction] « n’a jamais essayé l’arginine dans les sélections de sels qu’il a réalisées, préférant plutôt travailler avec les contre-ions figurant au tableau 1 de l’article de Berge qu’il juge appropriés pour les composés particuliers avec lesquels il essayait de fabriquer des sels » (par. 119). De toute évidence, rien n’indique que la Cour fédérale de l’Australie ait pris connaissance du document de M. Bastin ou de l’ouvrage de Stahl (et de son contenu).

[302]  Je suis convaincu que je ne devrais pas m’appuyer sur les conclusions propres à une affaire dans des décisions rendues par des tribunaux étrangers concernant des brevets pouvant être comparables. Les dossiers sont différents, les arguments également, tout comme le droit applicable. Je partage le point de vue exprimé par mon collègue le juge Fothergill dans la décision Apotex Inc v Shire LLC, 2018 CF 637.

[303]  En fin de compte, je dois conclure que l’allégation d’évidence des revendications du brevet 825 formulée par Apotex est fondée. Servier ne s’est pas acquittée de la charge de prouver que l’allégation n’est pas fondée en l’espèce.

E.  Double brevet

[304]  Vu ma conclusion quant à l’évidence, je ne vois pas la nécessité de traiter de l’argument du double brevet relatif à une évidence avancé par Apotex. Comme l’a fait observer le juge Rennie dans l’arrêt Mylan Pharmaceuticals, le « double brevet relatif à la “même invention” » survient lorsque les revendications [du deuxième brevet] sont tout simplement « identiques » à celles du premier. Un argument relatif au double brevet peut être soulevé, même si les revendications ne sont pas identiques « lorsque le deuxième brevet n’est pas identique au premier, mais ne vise pas pour autant un “élément brevetable distinct” » (par. 27). J’aurais conclu, si j’avais eu à le faire, que la revendication 5 du brevet 196 n’était pas identique aux revendications du brevet 825. Le fait que la revendication 5 a trait au périndopril et à ses sels pharmaceutiquement acceptables n’inclut pas le sel d’arginine. Je suis d’accord avec mon collègue le juge Brown dans la décision Pfizer (par. 397). Le double brevet relatif à une évidence pourrait être invoqué.

[305]  Manifestement, l’évidence et le double brevet relatif à une évidence sont différents. Cependant, ils mènent au même point. Le double brevet relatif à une évidence a un objectif stratégique différent : la prévention du renouvellement à perpétuité d’un brevet existant. Cependant, en concluant à l’invalidité d’un brevet puisqu’aucune invention n’existe parce que cela est évident, on obtient le même résultat : il n’y aura pas de renouvellement à perpétuité. Dans l’arrêt Mylan Pharmaceuticals, le juge Rennie indique l’avantage de demander l’invalidité pour cause d’évidence :

[29]  Dans une contestation fondée sur l’évidence, tout élément d’antériorité, y compris un ensemble de travaux, peut être invoqué pour établir que le brevet contesté était évident et qu’il n’était donc pas brevetable : voir Sanofi‑Synthelabo, aux paragraphes 67 à 71. Par contre, dans une contestation fondée sur le double brevet relatif à une évidence, seul le brevet antérieur peut être invoqué pour établir que le brevet contesté ne vise pas un élément brevetable distinct; tout autre élément d’antériorité n’est pertinent que s’il contribue aux connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art.

Toutefois, une fois encore, le résultat est le même.

[306]  À l’inverse, il peut y avoir un avantage à un double brevet relatif à une évidence :

[30]  Enfin, dans le cas d’une contestation fondée sur l’évidence, l’alinéa 28.3a) de la Loi sur les brevets prévoit que toute communication faite par le titulaire de brevet dans l’année précédant le dépôt de la demande ne peut être invoquée comme un élément d’antériorité rendant le brevet évident. Le titulaire de brevet dispose donc d’un délai d’un an avant le dépôt, délai au cours duquel il peut communiquer de l’information sans craindre que ces communications servent de fondement à une contestation fondée sur l’évidence. Le double brevet n’est pas assujetti à l’alinéa 28.3a), ce qui fait qu’on peut invoquer le brevet antérieur si celui‑ci a été publié dans l’année précédant la date de dépôt du brevet contesté.

Cet aspect ne présentait pas un problème en l’espèce.

[307]  Le double brevet relatif à l’évidence repose sur la question de savoir s’il y a de l’ingéniosité, quelque chose de nouveau dans le deuxième brevet, comme dans l’analyse de l’évidence. Le juge Rennie a noté la ressemblance au paragraphe 36 de l’arrêt Mylan Pharmaceuticals:

[36]  Dans l’arrêt Whirlpool, la Cour suprême du Canada indique que l’analyse du double brevet — tout comme l’analyse de l’évidence — vise essentiellement à déterminer si le deuxième brevet fait preuve « de nouveauté ou d’ingéniosité » par rapport au premier brevet : voir Whirlpool, aux paragraphes 66 et 67. De plus, comme la règle vise à interdire le renouvellement à perpétuité de brevets par des ajouts non inventifs, l’examen visant à déterminer si les modifications dans le deuxième brevet relèvent ou non de l’invention est directement lié aux considérations de principe qui sous‑tendent la règle. Enfin, bien que ce ne soit pas déterminant, l’ajout de la mention « évidence » à ce type de double brevet indique qu’il est pertinent d’utiliser un processus d’analyse similaire.

Ainsi, une fois qu’il a été déterminé que le brevet 825 est invalide pour cause d’évidence, il ne sert à rien, à mon avis, de continuer d’examiner l’argument du double brevet relatif à une évidence.

Il ne faut pas déduire de cette conclusion que je juge qu’il n’existe pas de distinction entre les deux. Il y en a une :

[37]  Une telle analyse requiert, dans l’exercice, que les revendications du deuxième brevet soient examinées en regard de celles du premier brevet. La différence par rapport à un examen relatif à l’évidence est subtile, mais néanmoins importante quant aux principes. Comme le souligne le juge Hughes dans la décision Merck & Co., Inc. c. Pharmascience Inc., au paragraphe 124 :

Ce qu’il importe de garder à l’esprit dans l’analyse qu’exige l’examen visant à déterminer s’il y a double brevet, c’est que les revendications du brevet antérieur, dont le titulaire est le même que celui du brevet postérieur, doivent être comparées aux revendications du brevet postérieur, pour voir si elles sont « identiques », ou si les revendications du brevet postérieur sont « évidentes » compte tenu de celles du brevet antérieur. Par conséquent, il s’agit d’une analyse différente de celle qu’on doit faire lorsqu’il s’agit de l’évidence du brevet par rapport à la technique qui aurait été connue de la personne versée dans l’art à la date pertinente. L’analyse à l’égard du double brevet consiste à présenter à la personne versée dans l’art les revendications du premier brevet et à se demander si l’objet des revendications du second brevet est « identique » à celui des revendications du premier ou aurait été évident compte tenu du brevet antérieur. Il ne faut pas s’occuper de savoir si le brevet antérieur serait venu à l’attention de la personne versée dans l’art. Ni d’examiner les revendications du brevet antérieur quant à leur validité ou d’un autre point de vue. Ni d’examiner l’« état de la technique » au‑delà du brevet antérieur. Comme l’a écrit le juge Binnie au paragraphe 67 de l’arrêt Whirlpool, l’analyse ne peut établir qu’un second brevet est justifié que si les revendications font preuve « de nouveauté ou d’ingéniosité » par rapport au premier brevet. [...]

[Souligné dans l’original.]

C’est plutôt que ces distinctions ne font pas de différence dans la présente affaire qui est tranchée en fonction de l’évidence.

X.  Conclusion

[308]  L’allégation d’invalidité du brevet 825 pour cause d’absence d’utilité et d’insuffisance de la divulgation n’est pas fondée.

[309]  Les allégations d’invalidité pour cause de portée excessive et d’évidence sont fondées.

[310]  L’allégation d’invalidité pour cause d’antériorité n’a pas été soutenue. En ce qui concerne l’allégation d’invalidité pour cause de double brevet, la Cour a refusé de l’examiner davantage en raison de sa conclusion quant à l’évidence.

[311]  Il s’ensuit que la demande d’ordonnance d’interdiction présentée par la première personne, Servier, doit être rejetée, avec dépens en faveur de la deuxième personne, Apotex.

[312]  En ce qui concerne les dépens, les parties ont suggéré, et la Cour est d’accord, de parvenir à un accord sur ce qui doit être inclus dans le mémoire de dépens. Les parties sont invitées à communiquer avec la Cour pour obtenir des directives au cas où elles ne pourraient parvenir à un accord.


JUGEMENT dans le dossier T-739-17

LA COUR STATUE que :

  1. La demande présentée par Les Laboratoires Servier et Servier Canada Inc. en vue d’interdire au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Apotex Inc. pour ses comprimés de périndopril arginine/amlodipine, APO-PERINDIPRIL/AMLODIPINE, administrés par voie orale (dosages 3,5 mg/2,5 mg, 7 mg/5 mg et 14 mg/10 mg) jusqu’à l’expiration du brevet canadien 2 423 825 est rejetée;

  2. Les dépens sont adjugés à Apotex Inc. Si les parties ne peuvent s’entendre sur les dépens, elles peuvent demander des directives à la Cour à cet égard.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 26e jour de septembre 2019

Sandra de Azevedo, LL.B.


ANNEXE


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-739-17

INTITULÉ :

LES LABORATOIRES SERVIER et

SERVIER CANADA INC. c APOTEX INC. et

MINISTRE DE LA SANTÉ

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

les 15, 16 et 17 octobre 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge ROY

DATE :

le 8 mai 2019

COMPARUTIONS :

Judith Robinson

Brian Daley

Nikita Stepin

Jonathan Chong

POUR LES DEMANDEURS

 

Andrew Brodkin

Dino Clarizio

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Norton Rose Fulbright S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Montréal (Québec)

POUR LES DEMANDEURS

Goodmans LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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