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Date: 20190508


Dossier : IMM‑5011‑17

Référence : 2019 CF 623

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 8 mai 2019

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

ABDULRAHMAN BAWAZIR

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Abdulrahman Bawazir, le demandeur, est un citoyen du Yémen. Né en juin 1984, il est arrivé au Canada en mai 2008 et a demandé l’asile. Cette demande a été refusée en janvier 2010, mais M. Bawazir a pu demeurer au Canada. Depuis 2012, il tente – en vain – d’obtenir le statut de résident permanent au Canada. Plus récemment, en août 2016, il a présenté en se fondant sur le paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], une demande de résidence permanente, qui est assortie d’une demande de dispense de l’exigence habituelle de devoir présenter cette demande depuis l’étranger. Il a expliqué dans sa demande que des motifs d’ordre humanitaire l’empêchaient de quitter le Canada pour présenter sa demande et justifiaient également de lui octroyer le statut de résident permanent. Il était bien établi au Canada, sa famille au Yémen dépendait de lui sur le plan financier, et la guerre civile qui faisait rage au Yémen et la crise humanitaire qui en découlait faisait en sorte qu’il ne serait pas en sécurité s’il y retournait.

[2]  Dans une décision datée du 24 juillet 2017, un agent principal a refusé la demande de M. Bawazir. 

[3]  La Cour est saisie de la demande de contrôle judiciaire de cette décision présentée par M. Bawazir en vertu du paragraphe 72(1) de la LIPR. Il affirme notamment que les conclusions tirées par l’agent au sujet des difficultés qu’il éprouverait s’il devait quitter le Canada ne sont pas raisonnables.

[4]  Pour les motifs qui suivent, je conviens avec M. Bawazir que la décision n’est pas raisonnable. La demande de contrôle judiciaire est par conséquent accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

[5]  Il est de jurisprudence constante qu’en règle générale, le refus d’octroyer pour des motifs d’ordre humanitaire la dispense prévue au paragraphe 25(1) de la LIPR s’apprécie selon la norme de la décision raisonnable (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 44 [Kanthasamy]; Kisana c Canada (Ministre de Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 18 [Kisana]; Taylor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 21, au paragraphe 16). Comme cette disposition crée un mécanisme permettant de tenir compte de circonstances exceptionnelles et comme les décisions prises en vertu de cette disposition ont un caractère discrétionnaire élevé, il faut faire preuve envers les décideurs d’un degré de déférence très élevé (Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1303, au paragraphe 4; Legault c Canada (Ministre de Citoyenneté et Immigration), 2002 CAF 125, au paragraphe 15).

[6]  Il n’appartient pas à la Cour qui est saisie d’une demande de contrôle judiciaire et qui applique la norme de la décision raisonnable de soupeser à nouveau les éléments de preuve et les facteurs applicables (Kisana, au paragraphe 24), ni de substituer à la décision qui a été rendue celle qui serait à son avis préférable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61). La Cour examine plutôt le caractère raisonnable de la décision, lequel tient à la « justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]). 

[7]  La norme déférente de la décision raisonnable présuppose que le décideur a appliqué l critère juridique approprié. Une décision ne peut être considérée comme rationnelle ou justifiable si le décideur n’a pas effectué la bonne analyse (Lake c Canada (Ministre de la Justice), 2008 CSC 23, au paragraphe 41; Németh c Canada (Justice), 2010 CSC 56, au paragraphe 10).

[8]  Le paragraphe 25(1) de la LIPR autorise le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à accorder une dispense à l’étranger qui sollicite le statut de résident permanent, si celui‑ci est interdit de territoire ou ne répond pas aux autres exigences énoncées dans la Loi. Le ministre peut octroyer à l’étranger le statut de résident permanent ou le dispenser des critères et obligations prévus par la Loi. Cette mesure ne peut être prise que si le ministre « estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient ».

[9]  Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a adopté, à l’égard du paragraphe 25(1), une approche fondée sur la raison d’être équitable de cette disposition. Le pouvoir discrétionnaire conféré par le paragraphe 25(1) vise à donner la souplesse nécessaire pour atténuer les effets d’une application rigide de la loi selon le cas (Kanthasamy, au paragraphe 19). La juge Abella, qui écrivait au nom des juges majoritaires, a approuvé l’approche suivie dans la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1970), 4 AIA 338, dans laquelle il a été jugé que les considérations d’ordre humanitaire s’entendent « des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ces malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” aux fins des dispositions de la Loi » (Kanthasamy, au paragraphe 13).

[10]  Une caractéristique inusitée mais importante de la présente affaire est le fait qu’il y a actuellement un sursis administratif aux renvois [SAR] vers le Yémen.

[11]  Le pouvoir d’instaurer un sursis administratif aux renvois est conféré par l’article 230 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227, qui dispose :

230 (1) Le ministre peut imposer un sursis aux mesures de renvoi vers un pays ou un lieu donné si la situation dans ce pays ou ce lieu expose l’ensemble de la population civile à un risque généralisé qui découle :

230 (1) Considerations – The Minister may impose a stay on removal orders with respect to a country or a place if the circumstances in that country or place pose a generalized risk to the entire civilian population as a result of:

a) soit de l’existence d’un conflit armé dans le pays ou le lieu;

(a) an armed conflict within the country or place;

b) soit d’un désastre environnemental qui entraîne la perturbation importante et temporaire des conditions de vie;

(b) an environmental disaster resulting in a substantial temporary disruption of living conditions; or

c) soit d’une circonstance temporaire et généralisée.

(c) any situation that is temporary or generalized.

(2) Le ministre peut révoquer le sursis si la situation n’expose plus l’ensemble de la population civile à un risque généralisé.

(2) Cancellation – The Minister may cancel the stay if the circumstances referred to in subsection (1) no longer pose a generalized risk to the entire civilian population.

[12]  Le paragraphe 230(3) énonce un certain nombre d’exceptions à ce type de sursis aux renvois, mais aucune ne s’applique à M. Bawazir. 

[13]  Le sursis administratif aux renvois vers le Yémen a été adopté en 2015, peu de temps après l’éclatement de la guerre civile. Compte tenu de la situation qui existe toujours au Yémen, il semble peu probable que ce sursis administratif soit annulé dans un avenir prévisible.

[14]  Voici comment l’agent a abordé l’effet du sursis administratif aux renvois vers le Yémen :

[traduction]

D’après les renseignements dont je dispose, j’estime que la situation au Yémen est telle qu’il ne convient pas d’y renvoyer le demandeur. J’estime qu’il est vraisemblable que le demandeur connaîtrait des difficultés extrêmes s’il retournait dans ce pays. Je tiens toutefois à souligner que le gouvernement du Canada a réagi à la situation au Yémen en mettant en place un sursis administratif aux renvois vers le Yémen. L’existence de ce sursis administratif dans le cas du Yémen étaye les affirmations du demandeur concernant la situation désastreuse qui existe dans ce pays, mais elle rend également cette situation beaucoup moins pertinente par rapport à sa situation personnelle, car il ne sera pas renvoyé au Yémen tant que le gouvernement canadien ne jugera pas approprié de renvoyer des personnes dans ce pays. Bien que la situation au Yémen soit désastreuse, elle n’a pratiquement aucun impact sur la situation personnelle du demandeur tant que subsiste le sursis administratif aux renvois. J’accorde donc peu de poids à la situation au Yémen.

[15]  Monsieur Bawazir affirme que l’agent a commis une erreur en accordant « peu de poids » à la situation désastreuse qui existe au Yémen dans son appréciation des motifs d’ordre humanitaire. Je suis du même avis.

[16]  Il est vrai que M. Bawazir n’était pas exposé à un renvoi au Yémen si sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire était refusée, à tout le moins tant que le sursis administratif aux renvois demeure en vigueur. À cet égard, sa situation est différente de celle de bon nombre de personnes qui sollicitent une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire, comme M. Kanthasamy lui‑même (voir Kanthasamy, au paragraphe 5). Mais ce n’est pas la raison pour laquelle M. Bawazir a demandé une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire. Selon lui, des considérations d’ordre humanitaire justifiaient dans son cas la levée de son obligation de quitter le Canada pour présenter sa demande de résidence permanente. Normalement, l’article 11 de la LIPR exige qu’un résident permanent éventuel présente une demande de visa de résident permanent avant d’entrer au Canada. S’il n’est pas dispensé de cette obligation, M. Bawazir ne pourra demander la résidence permanente que s’il retourne au Yémen (il n’a affirmé qu’il ne pouvait la présenter ailleurs). Monsieur Bawazir a également soutenu que la situation au Yémen (et d’autres facteurs) devrait être prise en compte lors de l’examen au fond de sa demande de résidence permanente. 

[17]  On peut certainement comprendre pourquoi M. Bawazir souhaite obtenir son statut au Canada en y devenant un résident permanent. À mon avis, toute personne raisonnable et impartiale estimerait que l’obligation de quitter le Canada pour se rendre dans une zone de guerre où sévit une grave crise humanitaire afin de présenter sa demande de résidence permanente est un malheur qui mérite sans doute d’être soulagé. Le sursis administratif aux renvois montre que le Canada considère que la situation qui existe au Yémen en raison de la guerre civile « expose l’ensemble de la population civile à un risque généralisé ». La situation est à ce point critique qu’à quelques exceptions près, le Canada n’expulsera pas de ressortissants vers ce pays. Même si l’application des exigences habituelles de la loi dans ces conditions fait clairement intervenir la raison d’être équitable du paragraphe 25(1) de la LIPR (voir Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 336, au paragraphe 43), l’agent n’en estime pas moins que la situation au Yémen et les « difficultés extrêmes » auxquelles M. Bawazir serait exposé méritent qu’on leur accorde « peu de poids » dans le cadre de cette analyse. Cette conclusion s’explique par le fait que M. Bawazir n’est pas menacé d’un renvoi imminent et involontaire. Toutefois, l’agent n’a pas tenu compte du fait que M. Bawazir n’avait d’autre choix que de quitter le Canada pour le Yémen s’il souhaitait demander la résidence permanente, sauf si une exception était faite dans son cas. L’agent a commis une erreur en ignorant effectivement un facteur qui concernait manifestement la raison d’être équitable du paragraphe 25(1) de la LIPR. 

[18]  L’affaire Cardenas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 263, sur laquelle le défendeur se fonde pour défendre la décision de l’agent, se distingue de la présente espèce. Dans cette affaire, le demandeur principal était interdit de territoire au Canada pour criminalité. Cherchant à éviter d’être renvoyé en Colombie, il avait présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire qui reposait en partie sur les difficultés auxquelles il serait exposé là‑bas. Le juge O’Reilly a conclu que l’agent n’avait pas commis d’erreur lorsqu’il avait refusé dans un premier temps d’analyser la question des difficultés en délivrant au demandeur principal et à sa famille des permis de séjour temporaire qui leur permettraient de demeurer au Canada pendant au moins trois ans (essentiellement pour donner au demandeur principal une autre occasion de démontrer sa volonté de respecter la loi). En pareil cas, une analyse des difficultés auxquelles le demandeur d’asile principal « pourrait s’exposer en Colombie d’ici trois ans, voire plus tard, serait de nature spéculative et probablement d’aucune utilité » parce que la situation en Colombie pourrait changer d’ici à ce que le demandeur principal soit effectivement renvoyé, le cas échéant (au paragraphe 9). Bien que l’agent l’ait qualifiée de raisonnable eu égard aux circonstances de l’affaire, cette décision n’aborde pas l’essence même de la présente l’affaire, à savoir le fait que le demandeur ne pouvait demander la résidence permanente sans devoir se rendre dans un pays où il serait exposé à des « difficultés extrêmes », à moins d’être dispensé des exigences habituelles de la loi. 

[19]  La conclusion erronée de l’agent selon laquelle la situation qui existe au Yémen est essentiellement non pertinente entache également d’autres aspects de sa décision. Par exemple, l’agent semble ne pas tenir compte de l’établissement de M. Bawazir au Canada parce que M. Bawazir n’est pas demeuré au pays après le rejet de sa demande d’asile en 2010 en raison de circonstances indépendantes de sa volonté. Toutefois, l’agent ne cherche pas à savoir si les choses auraient pu changer à cet égard par suite de l’éclatement de la guerre civile au Yémen en 2015. Il s’agit certainement d’un élément pertinent à prendre en compte pour évaluer comment M. Bawazir a continué de s’établir au Canada depuis. 

[20]  L’agent a également conclu que l’absence de statut de résident permanent du demandeur [traduction« ne semble pas poser de problème important au demandeur dans sa vie quotidienne ». Tout en reconnaissant que la situation du demandeur [traduction« demeure précaire parce qu’il n’a pas le statut de résident permanent et que cette incertitude peut avoir des conséquences psychologiques pour lui », l’agent conclut que les liens du demandeur avec le Canada sont [traduction« limités » et que, de toute façon, le demandeur a un permis de travail au Canada et pourrait demander un permis d’études s’il le souhaite. À mon avis, une personne raisonnable et impartiale n’ignorerait pas les conditions qui règnent au Yémen pour décider si la situation précaire du demandeur au Canada est un malheur qui mérite d’être soulagé.

[21]  Si l’on envisage la question sous l’angle plus large de la vocation équitable du paragraphe 25(1) de la LIPR, il se peut fort bien que, si l’on tient dûment compte des « difficultés extrêmes » auxquelles M. Bawazir serait exposé au Yémen, tout argument selon lequel son établissement au Canada n’est pas suffisant pour justifier l’obtention de la résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire serait négligeable dans l’appréciation globale. Cela étant, il n’est ni nécessaire ni approprié que je me prononce sur cette question. L’affaire doit être jugée de nouveau et je m’attends à ce que le prochain décideur dispose d’autres éléments de preuve qui démontrent les efforts constants de M. Bawazir pour s’établir au Canada.

[22]  Pour ces motifs, je conclus que l’agent n’a pas effectué l’analyse requise par le paragraphe 25(1) de la LIPR. L’agent n’a pas « véritablement examin[é] tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et [ne] leur [a pas] accord[é] du poids » (Kanthasamy au paragraphe 25). Par conséquent, la décision n’est ni rationnelle ni justifiable.

[23]  Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier conformément à l’alinéa 74d) de la LIPR et je conviens que l’affaire n’en soulève pas.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER NO IMM‑5011‑17

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision rendue le 24 juillet 2017 par l’agent principal d’immigration est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  3. Aucune question de portée générale n’a été énoncée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 8e jour de juillet 2019.

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

IMM‑5011‑17

INTITULÉ :

ABDULRAHMAN BAWAZIR c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 31 OCTOBRE 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 8 MAI 2019

COMPARUTIONS :

Marianne Lithwick

POUR LE DEMANDEUR

Kevin Doyle

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lithwick Law

Avocats et procureurs

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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