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Date : 20190508


Dossier : T‑1285‑18

Référence : 2019 CF 627

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 8 mai 2019

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

SHARON EVERETT

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La demanderesse, Sharon Everett, a été membre des Forces canadiennes régulières pendant environ 10 ans, et jusqu’en mai 1992. Après avoir quitté la force régulière, elle a servi comme réserviste jusqu’en mai 2002. Deux jours avant sa libération de la force régulière, elle a subi un audiogramme, qui n’a révélé aucune hypoacousie importante.

[2]  En janvier 2016, quelque 23 ans après avoir quitté la force régulière, la demanderesse a présenté au ministre des Anciens Combattants, en vertu de l’article 45 de ce qui était alors la Loi sur les mesures de réinsertion et d’indemnisation des militaires et vétérans des Forces canadiennes, LC 2005, c 21 (maintenant la Loi sur le bien‑être des vétérans), une demande visant l’obtention d’une indemnité d’invalidité en raison d’une hypoacousie et d’acouphènes. Un arbitre des prestations d’invalidité d’Anciens Combattants a refusé la demande parce qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve indiquant que des facteurs liés au service avaient contribué aux affections mentionnées par la demanderesse. Cette dernière a interjeté appel du refus de sa demande devant le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) (le Tribunal).

[3]  Au bout du compte, dans une décision datée du 1er juin 2018, un comité d’appel de l’admissibilité du Tribunal (le comité d’appel ou le comité) a conclu que l’hypoacousie alléguée de la demanderesse n’était ni consécutive ni rattachée directement à son service au sein de la force régulière. La demanderesse a maintenant présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision du comité d’appel en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F7. Elle demande à la Cour d’annuler la décision et de renvoyer l’affaire à un comité d’appel différemment constitué du Tribunal aux fins de réexamen.

I.  Contexte

[4]  La demanderesse est âgée de 55 ans. Elle a travaillé comme conductrice de matériel mobile de soutien au sein de la force régulière. Elle affirme que son travail l’a exposée aux bruits de véhicules en marche bruyants, d’une laveuse de véhicules à haute pression et de grandes portes de garage, et que tous ces bruits étaient accentués par l’écho dans le bâtiment des transports où elle travaillait. Pendant 12 heures ou plus par jour, et durant près de 10 ans, elle a été exposée à ces bruits, qui lui causaient régulièrement une perte auditive temporaire et des bourdonnements d’oreilles. Elle ne portait pas de dispositif de protection de l’ouïe au travail. Elle a également été exposée aux bruits de tirs d’armes à feu et d’artillerie, et si des dispositifs de protection de l’ouïe étaient utilisés dans le champ de tir, ils ne l’étaient pas dans le cadre des entraînements pratiques sur le terrain, où des coups de feu retentissaient et des explosifs étaient déclenchés à proximité.

[5]  Au fil du temps, les pertes auditives temporaires et les bourdonnements d’oreilles de la demanderesse ont commencé à durer plus longtemps. La demanderesse prétend souffrir d’hypoacousie et d’acouphènes depuis la fin des années 1980, et n’avoir jamais eu de problème d’audition avant de s’enrôler dans les Forces canadiennes.

[6]  La demanderesse a subi de nombreux audiogrammes au cours de sa carrière militaire, dont le dernier, qui remonte au 29 avril 1992 — soit deux jours avant sa libération des Forces canadiennes — et qui n’a révélé aucune atteinte auditive importante. Les audiogrammes effectués en novembre 2015 et en octobre 2017, soit après sa libération de la force régulière, ont révélé une perte auditive asymétrique, de même qu’une hypoacousie dans l’oreille droite.

[7]  Après qu’un arbitre des prestations d’Anciens Combattants a rejeté sa demande d’indemnité d’invalidité, la demanderesse a interjeté appel devant le Tribunal. En novembre 2016, un comité de révision de l’admissibilité du Tribunal (le comité de révision) a confirmé la décision de l’arbitre concernant l’hypoacousie alléguée, tout en accordant cependant une indemnité à la demanderesse en raison de ses acouphènes. Le comité de révision a conclu qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve montrant que les facteurs liés au service étaient la seule cause de l’hypoacousie de la demanderesse et qu’aucune perte auditive invalidante n’avait été mesurée au moment de sa libération. Le comité de révision a fait remarquer que, même si un des audiogrammes effectués en 1989 pendant que la demanderesse servait au sein de la force régulière avait révélé une légère hypoacousie dans l’oreille droite, cette perte s’était résorbée, et des niveaux d’audition normaux avaient été enregistrés par la suite (y compris dans le cadre de l’audiogramme réalisé au moment de la libération).

II.  Décision du comité d’appel

[8]  La demanderesse a interjeté appel de la décision du comité de révision devant un comité d’appel du Tribunal. Dans une décision datée du 1er juin 2018, le comité d’appel a confirmé la décision du comité de révision de refuser une pension en raison d’une hypoacousie. Le comité d’appel a accepté le diagnostic d’hypoacousie et le fait qu’il s’agissait d’une affection invalidante au sens de la loi, mais il n’a pas conclu pour autant que les éléments de preuve médicale contemporains au service de la demanderesse, les avis médicaux ou le témoignage de la demanderesse permettaient d’établir un lien entre l’invalidité en question et des causes liées au service.

[9]  Le comité a examiné les divers audiogrammes, en commençant par celui réalisé au moment de l’enrôlement de la demanderesse dans les Forces canadiennes et dont le résultat était normal. Il a pris acte d’un épisode d’hypoacousie signalé par la demanderesse en février 1985, mais noté que, selon un audiogramme réalisé en octobre 1985, son audition était normale. Le comité a également noté qu’un audiogramme réalisé en décembre 1989 avait révélé une certaine perte auditive dans l’oreille droite de la demanderesse, mais que le problème semblait par la suite s’être résorbé, car les résultats des audiogrammes subséquents, y compris l’audiogramme réalisé au moment de la libération, étaient normaux. Le comité a également noté que le premier audiogramme et le premier rapport subséquents à la libération, en novembre 2015, révélaient une hypoacousie dans l’oreille droite, mais il a cependant fait observer que l’audiogramme en question avait été effectué alors que la demanderesse était âgée de 51 ans, soit 23 ans après sa libération des Forces canadiennes régulières.

[10]  Le comité d’appel a ensuite examiné un rapport d’octobre 2017 rédigé par le Dr James Ruddy, un spécialiste en oto-rhino-laryngologie. Le comité a déclaré avoir pris en considération huit facteurs au moment d’établir la crédibilité des rapports médicaux, notamment si le médecin :

  • 1. possédait une connaissance spécialisée de l’affection faisant l’objet de la demande;

  • 2. présentait des éléments de preuve impartiaux;

  • 3. présentait tous les aspects liés à l’affection, y compris les renseignements utiles et non utiles pour la demande;

  • 4. mentionnait tout élément se situant en dehors de son domaine de spécialité;

  • 5. présentait un historique détaillé du traitement de l’affection;

  • 6. avait examiné et commenté le rapport médical contemporain;

  • 7. expliquait en détail comment il était arrivé à sa conclusion;

  • 8. précisait toute ressource utilisée dans la préparation du rapport médical.

[11]  Le comité a reconnu les titres de compétence du Dr Ruddy, mais il a conclu ne pas être tout à fait convaincu que ce dernier avait effectué un examen complet des antécédents médicaux de la demanderesse — y compris les nombreux audiogrammes réalisés pendant son service militaire —, en soulignant qu’il n’avait pas abordé la question de l’hypoacousie soudaine constatée en 1985. Le comité a noté que le Dr Ruddy n’avait pas contesté le fait que l’on recoure aux Lignes directrices sur l’admissibilité au droit à pension concernant l’hypoacousie [les Lignes directrices] dans le dossier de la demanderesse, ni expliqué les raisons pour lesquelles il ne fallait pas les utiliser. Le comité d’appel a également pris acte de l’avis du Dr Ruddy selon lequel les épreuves auditives effectuées par l’armée sont des [traduction] « tests de dépistage » généralement assortis d’un taux d’erreur d’environ 10 décibels, mais il a cependant relevé qu’aucune recherche scientifique n’avait été fournie à l’appui d’une telle affirmation.

[12]  Le comité a ajouté que, même si de telles recherches lui avaient été présentées, les Lignes directrices n’appuyaient pas les conclusions du Dr Ruddy, et que, même si le comité reconnaissait que les Lignes directrices n’étaient ni obligatoires ni juridiquement contraignantes, le Dr Ruddy n’avait pas fourni d’éléments de preuve objectifs et convaincants à l’appui de la demande de la demanderesse. Le comité a précisé qu’il donnait préséance aux Lignes directrices, soulignant qu’[traduction] « aucune hypoacousie n’a[vait] été enregistrée au moment de la libération et [qu’]aucune plainte d’hypoacousie n’a[vait] été déposée par l’appelante au moment de sa libération du service militaire ». Le comité a conclu en déclarant que l’hypoacousie de la demanderesse était postérieure à sa libération, et que son service militaire ne l’avait pas causée ni aggravée, et n’y avait pas contribué.

III.  Analyse

[13]  La principale question soulevée par la présente demande de contrôle judiciaire consiste à savoir si la décision du comité d’appel était raisonnable.

A.  Norme de contrôle

[14]  Les parties conviennent, tout comme moi, que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Procureur général) c Wannamaker, 2007 CAF 126, au paragraphe 13 [Wannamaker]). Cette norme s’applique à toutes les questions soulevées dans la présente demande, y compris celle de l’évaluation par le comité de la preuve médicale (Balderstone c Canada (Procureur général), 2014 CF 942, au paragraphe 17 [Balderstone]).

[15]  La norme de la décision raisonnable commande à la Cour, lorsqu’elle examine une décision administrative, de s’attarder « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c NouveauBrunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47). Ces critères sont respectés si les motifs « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c TerreNeuveetLabrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16).

[16]  Dans la mesure où « le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable », tout comme il n’entre pas non plus « dans les attributions de la cour de révision de soupeser à nouveau les éléments de preuve » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61).

B.  L’évaluation du rapport du Dr Ruddy faite par le comité d’appel étaitelle raisonnable?

1)  Observations des parties

[17]  La demanderesse soutient que, en s’appuyant sur les huit facteurs pour évaluer la crédibilité des rapports médicaux, le comité a créé un [traduction] « critère » de crédibilité qui n’est pas conforme au cadre de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), LC 1995, c 18 (la Loi). De l’avis de la demanderesse, le comité aurait dû tenir compte du fait que le rapport du Dr Ruddy avait été présenté en vue de répondre aux préoccupations soulevées par le comité de révision.

[18]  Selon la demanderesse, il existe diverses raisons pour lesquelles il pourrait ne pas être possible de respecter les huit facteurs, y compris des restrictions financières, puisqu’un rapport médical complet constituerait une exigence coûteuse. La demanderesse fait remarquer que, si un comité d’appel a besoin d’un rapport médical respectant des lignes directrices aussi strictes, il peut en obtenir un en vertu du paragraphe 38(1) de la Loi. La demanderesse fait valoir que, si un seuil plus élevé s’impose, le comité d’appel devrait en assumer les frais.

[19]  La demanderesse affirme que le comité d’appel a été déraisonnable en ne tenant pas compte des circonstances liées à l’ensemble des nouveaux éléments de preuve au moment d’évaluer leur crédibilité et a, en fait, traité chaque facteur comme étant un critère juridique distinct. De l’avis de la demanderesse, en l’espèce, l’application des huit facteurs a indûment restreint le pouvoir discrétionnaire du comité en vertu de la Loi, rendant ainsi la décision du comité déraisonnable.

[20]  Le défendeur affirme que le comité d’appel n’a pas établi de conditions obligatoires au moment d’évaluer la crédibilité du rapport du Dr Ruddy. Il estime que les facteurs en question ont permis d’encadrer l’évaluation de la crédibilité du rapport. Toujours selon le défendeur, les facteurs énumérés sont potentiellement pertinents en matière de crédibilité, et ils peuvent tous influer sur les éléments de vraisemblance, de fiabilité et de pertinence logique associés à la norme de la crédibilité énoncée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Wannamaker.

[21]  Selon le défendeur, le comité d’appel n’a pas présenté ni appliqué les huit facteurs comme s’il s’agissait d’exigences obligatoires, tout comme il n’a jamais affirmé que ces facteurs constituaient un [traduction] « critère », ni précisé qu’ils étaient juridiquement contraignants, qu’il fallait tous les respecter ou qu’ils étaient exhaustifs. En outre, il souligne que le comité n’a pas appliqué les huit facteurs au moment d’évaluer le rapport du Dr Ruddy.

[22]  Le défendeur, renvoyant aux préoccupations du comité à l’égard de la preuve du Dr Ruddy, affirme que le comité a conclu de façon raisonnable que le rapport de ce dernier ne proposait pas d’éléments de preuve objectifs et convaincants à l’appui de la demande de la demanderesse.

C.  Le comité d’appel a évalué la preuve médicale du Dr Ruddy de façon raisonnable.

[23]  À mon avis, le comité d’appel a évalué de façon raisonnable la preuve médicale du Dr Ruddy. Contrairement à ce que dit la demanderesse, je ne crois pas que le comité ait créé un [traduction] « critère » de crédibilité à huit volets qui n’est pas conforme au cadre de la Loi.

[24]  Dans son rôle de juge des faits, le Tribunal est guidé par l’article 39 de la Loi, qui porte que :

39 Le Tribunal applique, à l’égard du demandeur ou de l’appelant, les règles suivantes en matière de preuve :

39 In all proceedings under this Act, the Board shall

a) il tire des circonstances et des éléments de preuve qui lui sont présentés les conclusions les plus favorables possible à celui‑ci;

(a) draw from all the circumstances of the case and all the evidence presented to it every reasonable inference in favour of the applicant or appellant;

b) il accepte tout élément de preuve non contredit que lui présente celui‑ci et qui lui semble vraisemblable en l’occurrence;

(b) accept any uncontradicted evidence presented to it by the applicant or appellant that it considers to be credible in the circumstances; and

c) il tranche en sa faveur toute incertitude quant au bien‑fondé de la demande.

(c) resolve in favour of the applicant or appellant any doubt, in the weighing of evidence, as to whether the applicant or appellant has established a case.

[25]  Dans l’arrêt Wannamaker, la Cour d’appel fédérale a fait la remarque suivante au sujet de l’objet et de la portée de l’article 39 :

[5]  L’article 39 assure que la preuve au soutien de la demande de pension est examinée sous le jour lui étant le plus favorable possible. Toutefois, l’article 39 ne dispense le demandeur de la charge d’établir par prépondérance de la preuve les faits nécessaires pour ouvrir droit à une pension [Références omises].

[6]  L’article 39 n’oblige pas non plus le Tribunal à admettre toute la preuve présentée par le demandeur. Le Tribunal n’a pas l’obligation d’accepter des éléments de preuve présentés par le demandeur s’il conclut qu’ils ne sont pas crédibles, et ce, même s’ils ne sont pas contredits. Par contre, il se peut que le Tribunal doive expliquer la raison pour laquelle il conclut que les éléments de preuve ne sont pas crédibles [Références omises]. La preuve est crédible si elle est plausible, fiable et logiquement capable d’établir la preuve du fait en question.

[26]  En l’espèce, les huit facteurs énumérés par le comité d’appel pour évaluer la crédibilité des rapports médicaux sont tirés de la jurisprudence de la Cour. En outre, ils ne constituent pas, comme le soutient la demanderesse, un [traduction] « critère », et ils n’ont pas été utilisés de cette façon. Il ressort de plusieurs décisions de la Cour que les facteurs en question sont utilisés par le Tribunal au moment d’évaluer des rapports médicaux.

[27]  Par exemple, dans la décision Brown c Canada (Procureur général), 2018 CF 976, au paragraphe 24, le Tribunal a conclu que de nombreux aspects des nouveaux éléments de preuve médicale manquaient de crédibilité parce que le médecin de famille n’était pas un spécialiste de l’évaluation des traumatismes cérébraux ou de l’anosmie, qu’il n’avait pas tenu compte des autres causes de l’anosmiemême si le Merck Manual of Diagnosis and Therapy du Tribunal indique que le vieillissement et les infections sinusoïdales constituent des causes possibles — et qu’il n’avait pas fourni de notes cliniques contemporaines précisant quand l’anosmie avait commencé, et ce, même s’il avait été le médecin de famille du demandeur pendant plus de 15 ans. Un deuxième rapport médical d’un autre médecin manquait aussi de crédibilité, parce que le médecin en question n’avait pas examiné tous les antécédents médicaux du demandeur et avait présumé qu’il existait un lien entre la maladie et une blessure à la tête, sans avoir examiné les rapports médicaux concernant la blessure à la tête ni avoir envisagé d’autres causes possibles.

[28]  Dans la décision Balderstone, le Tribunal (au paragraphe 24) a mis en doute la fiabilité d’un rapport médical parce que, contrairement à ce que croyait le médecin, il s’était écoulé beaucoup plus de temps entre le moment où le demandeur s’était fait arracher les dents et son service militaire. La crédibilité du rapport avait aussi été remise en question en raison de l’incapacité du médecin à lire le français, ce qui signifiait qu’il n’avait pas bénéficié d’un aperçu complet de la situation du demandeur en ce qui a trait à ses dents et aux traitements qu’on lui avait offerts lorsqu’il était dans l’armée.

[29]  Dans la décision Woo Estate c Canada (Procureur général), 2002 CFPI 1233, au paragraphe 62, le Tribunal a rejeté un avis médical qui ne contenait pas les antécédents médicaux ou psychiatriques valides et complets du patient. Il n’a pas non plus accepté le diagnostic de trouble de stress post-traumatique d’un autre médecin, puisque ce diagnostic n’était fondé ni sur une évaluation conforme aux critères énoncés au DSM‑IV, ni sur un examen médical du demandeur.

[30]  Par ailleurs, dans la décision Bradley c Canada (Procureur général), 2004 CF 996, au paragraphe 23, la Cour a conclu qu’il était loisible au Tribunal de préférer la preuve médicale objective présentée vers la date de l’accident du demandeur aux avis de trois médecins exprimés plusieurs années plus tard, et qui étaient fondés sur la version de l’accident du demandeur, version qui différait des rapports médicaux produits au moment de l’accident.

[31]  Dans la décision Nisbet c Canada (Procureur général), 2004 CF 1106, au paragraphe 23, le Tribunal a rejeté un avis médical parce qu’il était fondé principalement sur les renseignements subjectifs fournis par le demandeur et parce qu’on n’y traitait pas des répercussions, sur les genoux et les épaules du demandeur, des accidents de la route de ce dernier hors de l’exercice de ses fonctions.

[32]  Dans la décision McLean c Canada (Procureur général), 2011 CF 1047, au paragraphe 31, l’absence de détails sur les lésions du demandeur a poussé le Tribunal à conclure que la preuve n’étayait pas l’avis médical et que le médecin devait tenir compte du fait que l’arthrose est une affection dégénérative naturelle dont sont victimes un nombre considérable de personnes en l’absence de tout traumatisme.

[33]  En l’espèce, le comité a clairement exprimé ses préoccupations au sujet de la preuve médicale du Dr Ruddy, en plus d’expliquer les raisons pour lesquelles ce dernier manquait de crédibilité. La conclusion du comité selon laquelle le rapport du Dr Ruddy ne fournissait pas d’éléments de preuve convaincants à l’appui de la demande de la demanderesse était raisonnable. Il était également raisonnable pour le comité de préférer les Lignes directrices au rapport du Dr Ruddy et de reprocher à ce dernier de ne pas avoir fourni de sources secondaires afin d’expliquer le manque de fiabilité des audiogrammes militaires. Vu le manque de renseignements détaillés sur le genre, la nature ou l’étendue des erreurs commises dans le cadre des audiogrammes militaires, je ne peux conclure que le comité d’appel a commis une erreur dans son traitement de la preuve du Dr Ruddy.

D.  Le comité d’appel atil accordé un poids indu aux Lignes directrices sur l’admissibilité au droit à pension?

[34]  Les Lignes directrices prévoient ce qui suit :

  • l’audition est normale lorsque la perte auditive est égale ou inférieure à 25 décibels à toutes les fréquences situées entre 250 et 8 000 hertz;

  • une hypoacousie existe lorsque la perte auditive est supérieure à 25 décibels aux fréquences de 250 à 8 000 hertz et que cette perte ne répond pas à la définition d’hypoacousie entraînant une invalidité;

  • il y a hypoacousie entraînant une invalidité lorsque la perte auditive totale en décibels, dans une oreille ou l’autre, est de 100 décibels ou plus à des fréquences de 500, 1 000, 2 000 et 3 000 hertz ou lorsqu’elle est, dans les deux oreilles, égale ou supérieure à 50 décibels, à une fréquence de 4 000 hertz.

[35]  La demanderesse prétend que le comité d’appel a commis une erreur en utilisant la définition d’« hypoacousie » figurant dans les Lignes directrices, plutôt que la définition d’« invalidité » de la Loi, comme critère préliminaire pour établir l’admissibilité à une indemnité d’invalidité. La demanderesse se plaint de ce que, en concluant qu’elle n’était pas invalide au moment de sa libération, le comité a restreint de façon déraisonnable son propre pouvoir discrétionnaire, puisque les Lignes directrices ne sont pas contraignantes.

[36]  La demanderesse soutient que les faits de l’espèce sont extrêmement similaires à ceux de l’affaire Nelson c Canada (Procureur général), 2006 CF 225 [Nelson], dans laquelle il a été établi que la définition appropriée d’invalidité se trouvait à l’article 3 de la Loi sur les pensions, LRC 1985, c P6, cette définition étant par ailleurs identique à la définition d’« invalidité » qui figure à l’article 2 de la Loi. Selon la demanderesse, cela signifie qu’un demandeur serait jugé invalide en cas de réduction ou de perte de sa capacité d’entendre.

[37]  Le défendeur affirme que la demanderesse a eu tort de s’appuyer sur la décision Nelson. En effet, la décision Nelson a été écartée dans la décision Beauchene c Canada (Procureur général), 2010 CF 980, dans laquelle la Cour a reconnu que, une fois l’invalidité établie, il est possible d’en évaluer l’étendue et d’établir le droit à la pension connexe en fonction des catégories « diminution du degré d’audition » et « hypoacousie entraînant une invalidité » énoncées dans les Lignes directrices.

[38]  En l’espèce, le défendeur fait remarquer qu’une évaluation de l’étendue de l’invalidité de la demanderesse n’était pas nécessaire, parce que le comité avait raisonnablement conclu que cette dernière n’avait pas établi un lien de causalité important entre son invalidité et son service militaire.

[39]  Selon moi, le comité d’appel a accordé une importance appropriée aux Lignes directrices. Il n’a pas, comme la demanderesse le soutient, restreint de façon déraisonnable son pouvoir discrétionnaire en s’appuyant sur les Lignes directrices. Il était raisonnable pour le comité d’examiner les Lignes directrices afin d’évaluer le niveau d’audition de la demanderesse au moment de sa libération de la force régulière. Le comité a raisonnablement appliqué les Lignes directrices en concluant que la demanderesse ne présentait pas d’hypoacousie au moment de sa libération de la force régulière.

E.  La demanderesse s’estelle acquittée du fardeau qui lui incombait de prouver que les facteurs liés au service ont joué un rôle important dans son hypoacousie?

[40]  La demanderesse affirme que le comité d’appel a mal évalué la crédibilité du rapport médical du Dr Ruddy et qu’il a rejeté de façon déraisonnable les éléments de preuve de ce dernier, qui appuient sa demande. Elle fait remarquer que, selon, les Lignes directrices, il faut réaliser un audiogramme acceptable dans les deux oreilles à 250, 500, 1 000, 2000, 3 000, 4 000, 6 000 et 8 000 hertz, mais que ses audiogrammes militaires n’avaient pas permis d’évaluer toutes ces fréquences. Selon la demanderesse, l’hypoacousie se manifeste d’abord à des fréquences plus élevées, et l’omission des Forces canadiennes de vérifier son audition à 8 000 hertz a nui à sa capacité de prouver le bien‑fondé de sa demande.

[41]  Le défendeur renvoie à l’arrêt Cole c Canada (Procureur général), 2015 CAF 119 [Cole], où la Cour d’appel fédérale a défini le critère pour établir l’admissibilité à une pension d’invalidité :

[37]  L’établissement du droit à une pension d’invalidité en vertu de l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions est un processus comportant quatre étapes :

a)  La première étape exige que le demandeur démontre qu’il a une affection alléguée — une blessure ou une maladie ou une aggravation de celle‑ci

b)  La deuxième étape exige que le demandeur démontre que l’affection alléguée est « consécutive ou rattachée directement à » son service en tant que membre des forces.

c)  La troisième étape exige que le demandeur établisse qu’il souffre d’une invalidité.

d)  La quatrième étape exige que le demandeur établisse que son invalidité découle d’une affection alléguée reliée au service militaire.

[42]  Le défendeur affirme qu’il incombe à la demanderesse d’expliquer les raisons pour lesquelles les audiogrammes réalisés alors qu’elle était en service ne peuvent être utilisés comme preuve de son audition normale. Selon lui, l’argument de la demanderesse, selon lequel les tests étaient déficients parce son audition n’a pas été évaluée à 250 hertz et à 8 000 hertz, n’est pas convaincant, parce qu’aucun élément de preuve n’a été présenté pour démontrer les raisons pour lesquelles les audiogrammes étaient inexacts ou non conformes aux normes en vigueur à l’époque. Selon le défendeur, le délai de 23 ans retire toute valeur à l’audiogramme de 2015 lorsqu’il s’agit de remettre en question l’exactitude de l’audiogramme de 1992, qui ne révélait aucune hypoacousie.

[43]  À mon sens, il était raisonnable pour le comité d’appel de conclure que l’hypoacousie de la demanderesse était postérieure à sa libération, et que son service militaire ne l’avait pas causée ni aggravée et n’y avait pas contribué. Comme l’a fait observer la Cour dans la décision Lunn c Canada (Anciens Combattants), 2010 CF 1229, au paragraphe 63 : « Le fait que la déficience auditive [n’a été détectée] que de nombreuses années après sa libération de l’armée rend le lien de causalité d’autant plus difficile à établir. »

[44]  En l’espèce, la demanderesse n’a pas satisfait au deuxième volet du critère de l’arrêt Cole. En effet, elle n’a pas convaincu le comité d’appel qu’il existait une « causalité importante » entre son hypoacousie et son service militaire, causalité qui serait suffisante pour atteindre le niveau exigé par les mots « rattachée directement », à l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions (Cole, au paragraphe 98).

IV.  Conclusion

[45]  En conclusion, le comité d’appel du Tribunal a conclu de façon raisonnable que l’hypoacousie de la demanderesse était postérieure à sa libération, et que son service militaire ne l’avait pas causée ni aggravée et n’y avait pas contribué. Les motifs du comité d’appel fournissent une explication intelligible et transparente de sa décision, et l’issue peut se justifier au regard des faits et du droit. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est rejetée.

[46]  Le défendeur a déclaré dans son mémoire qu’il ne demandait pas de dépens. Par conséquent, il n’y a pas d’ordonnance quant aux dépens.


JUGEMENT dans l’affaire T‑1285‑18

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée et qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 21e jour de juin 2019.

Julie‑Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1285‑18

 

INTITULÉ :

SHARON EVERETT c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

25 FÉVRIER 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge BOSWELL

 

DATE DU JUGEMENT :

8 MAI 2019

 

COMPARUTIONS :

Natasha Gulati

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Andrew Kinoshita

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Borden Ladner Gervais, S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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