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Dossier : T-833-17

Référence : 2019 CF 579

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 3 mai 2019

En présence de monsieur le juge Campbell

ENTRE :

ELAINE PETERKIN

demanderesse

et

BANQUE TORONTO-DOMINION (TD CANADA TRUST)

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La présente demande de contrôle judiciaire présentée conformément à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, a trait à ce qui s’est produit le 28 mars 2014 entre la demanderesse, Mme Peterkin, et les employés de la succursale Toronto Danforth de la banque défenderesse. L’événement central est la demande de Mme Peterkin de retirer des fonds de son compte bancaire et le rejet initial de cette demande. Mme Peterkin est une femme noire de 60 ans qui allègue que le racisme a joué un rôle dans ce refus, alors que la défenderesse soutient que ses employés étaient justifiés de ne pas acquiescer à la demande de Mme Peterkin pour la bonne raison qu’elle n’a pas produit des pièces d’identité appropriées.

[2]  En conséquence de cet incident, Mme Peterkin a déposé le 12 décembre 2014, en vertu de l’alinéa 5b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6 (la Loi), une plainte à la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission), au motif qu’elle a subi un traitement différent défavorable de la part de la défenderesse en raison de sa race.

[3]  À la suite du dépôt de cette plainte, dans des observations datées du 19 février 2015, la défenderesse a soutenu que la plainte était frivole et sans fondement et que la Commission devrait donc refuser de l’entendre en application de l’alinéa 41(1)d) de la Loi. En réponse, un agent de la Commission a préparé un rapport daté du 26 avril 2016, dans lequel il recommandait que la Commission statue sur la plainte conformément au paragraphe 41(1) de la Loi, ce qu’elle a accepté de faire.

[4]  Pour arriver à une conclusion sur la plainte de Mme Peterkin, la Commission a appliqué la pratique normalisée consistant à charger une personne d’enquêter sur l’affaire en vue de lui faire une recommandation conformément aux alinéas 44(3)a) ou b) afin, respectivement, soit de renvoyer la plainte au Tribunal canadien des droits de la personne en vue d’une audition, soit de rejeter la plainte. Par conséquent, conformément au paragraphe 43(1) de la Loi, une personne (l’enquêteur) a été chargée le 27 juillet 2016 d’enquêter sur la plainte, et un rapport d’enquête (le rapport) (DCT, p. 1 à 7) a donc été préparé pour examen par la Commission.

I.  Le rapport de l’enquêteur

[5]  Pour formuler la recommandation à présenter à la Commission, l’enquêteur a utilisé le processus suivant :

[traduction]

Enquête sur le présumé refus de fournir des services bancaires

Pour déterminer si l’allégation de discrimination lors de la prestation de services bancaires à la plaignante est fondée, les critères suivants seront pris en compte :

1re étape :

a) ® Quel est le service en cause?

b) ® La défenderesse fournit-elle le service?

c) ® S’agit-il d’un service destiné au public?

d) ® Quel est le traitement négatif allégué et est-il survenu?

e) ® Le traitement différent défavorable allégué est-il directement ou indirectement lié à la couleur, à l’origine nationale ou ethnique ou à la race de la plaignante?

2e étape :

a)®La défenderesse peut-elle fournir une explication raisonnable de ce qui s’est passé qui ne soit pas un prétexte de discrimination fondée sur un motif de distinction illicite? (Rapport, p. 2)

[6]  Comme il ne faisait pas de doute que la défenderesse fournit le service bancaire en question, et qu’il est destiné au public, l’enquêteur s’est concentré sur deux critères seulement, à savoir [traduction] « quel est le traitement négatif allégué et est-il survenu » et [traduction] « le traitement différent défavorable allégué est-il directement ou indirectement lié à la couleur, à l’origine nationale ou ethnique ou à la race de la plaignante? »

A.   « Première étape » de l’analyse de l’enquêteur

[7]  À la rubrique du rapport intitulée [traduction] « L’enquête », se fondant sur les observations préliminaires de Mme Peterkin et de la défenderesse, l’enquêteur a tiré les conclusions de fait suivantes :

[traduction]

12. Le 28 mars 2014, vers 8 h 45, la plaignante s’est présentée à la succursale TD Canada Trust sise au 110, rue Yonge, à Toronto. Elle a retiré 5 000 $ en espèces de son compte de dépôt personnel.

13. Entre 9 h 30 et 10 h 30 environ, la plaignante s’est rendue à la succursale de la défenderesse au 890, avenue Danforth, à Toronto. Elle a demandé à retirer 5 000 $ en espèces de son compte de dépôt personnel, mais les employés de la défenderesse lui ont dit qu’en raison des disponibilités à la succursale, ils pouvaient lui remettre 2 500 $.

14. Le personnel de la succursale a demandé à la plaignante de fournir une pièce d’identité et d’entrer son numéro d’identification personnel (NIP).

15. La plaignante affirme avoir inséré sa carte d’accès dans l’appareil au guichet, avoir entré le bon numéro d’identification personnel (NIP) et avoir présenté cinq pièces d’identité, soit l’ancienne version de la carte Santé de l’Ontario, qui était toujours valide, une carte d’étudiante ou de bibliothèque de l’Université de Toronto, une carte de crédit d’une autre institution bancaire et deux cartes de la Banque TD, soit la carte d’accès et une carte de crédit. Elle a fourni le reçu de la transaction précédente à la succursale de la rue Yonge ainsi que les 5 000 $ en espèces qu’elle y avait reçus. Elle a aussi écrit son numéro d’assurance sociale.

16. La défenderesse a informé la plaignante que les pièces d’identité qu’elle avait présentées ne pouvaient être acceptées.

17. La plaignante croit que, si ce n’avait été de ses caractéristiques personnelles, les employés de la défenderesse l’auraient identifiée au moyen des renseignements et des documents qu’elle a présentés. En outre, bien qu’il ne s’agissait pas de sa succursale d’attache, elle affirme avoir fait des transactions bancaires à cette succursale à au moins trois reprises et ajoute que certains des employés, y compris Theoni Kardaras, la représentante du service à la clientèle qui s’est occupée d’elle, la connaissaient, car étant une « femme noire mesurant six pieds », elle ne passe en général pas inaperçue. La plaignante ajoute que lorsqu’elle est entrée à la succursale le 28 mars 2014, Mme Kardaras lui a crié : « J’adore votre manteau! »

18. La plaignante affirme que le vol d’identité ou la fraude à laquelle la défenderesse fait référence dans sa défense est simplement une erreur qu’elle a commise en 2012 lorsqu’elle a tenté d’entrer son code pour sa carte de crédit TD dans un guichet automatique, une erreur dont elle a immédiatement avisé la banque.

19. Les parties conviennent qu’une dispute a éclaté et que la police a été contactée et est venue à la succursale.

20. Les parties conviennent que l’identité de la plaignante a été confirmée et que la défenderesse a remis 2 500 $ en espèces à la plaignante.

[Non souligné dans l’original.]

(Rapport, p. 4)

[8]  À la rubrique [traduction] « Analyse », l’enquêteur a tiré la conclusion clé suivante :

[traduction]

21. La preuve indique que la défenderesse n’a pas établi l’identité de la plaignante à l’aide des pièces d’identité et des renseignements que celle‑ci a fournis, dont sa carte d’accès et sa carte de crédit de la Banque TD, et le bon NIP. Même si la plaignante croit que ce traitement était attribuable à ses caractéristiques personnelles, il est difficile de déterminer s’il existe un lien.

[Non souligné dans l’original.]

[9]  La conclusion suivante a par conséquent été tirée :

[traduction]

22. Comme il n’est pas clair que le traitement ait été lié à des motifs de distinction illicites, l’analyse passera à la deuxième étape.

[Non souligné dans l’original.]

(Rapport, p. 4 et 5)

B.  « Deuxième étape » de l’analyse de l’enquêteur

[10]  Comme je l’ai mentionné, la deuxième étape consistait à répondre à la question suivante :

[traduction] La défenderesse peut-elle fournir une explication raisonnable de ce qui s’est passé qui ne soit pas un prétexte de discrimination fondée sur un motif de distinction illicite?

[11]  La défenderesse a répondu en fournissant une déclaration factuelle détaillée de ce qui s’était passé le jour en question :

[traduction]

23. La défenderesse nie que la race ou la couleur de la plaignante ait joué un rôle dans la décision d’exiger qu’elle fournisse des pièces supplémentaires pour établir son identité; elle nie également que les événements du 28 mars 2014 témoignent d’un traitement différent, en contravention de la Loi.

24. La défenderesse explique que la formation que reçoit le personnel de ses services bancaires de détail montre aux employés à être vigilants afin de protéger leurs clients contre d’éventuels vols d’identité, ce qui les oblige à prendre des mesures appropriées pour protéger les clients, en particulier s’il y a des signes de vol d’identité possible, par exemple plusieurs retraits d’argent importants du même compte en peu de temps et dans différentes succursales. De plus, le personnel des services bancaires de détail apprend à examiner les notes de la section des commentaires du profil et à faire preuve de prudence s’il a déjà été noté que le client pourrait avoir été victime d’un vol d’identité, ou risquer de l’être. Ces mesures de protection visent à protéger les clients de la défenderesse.

25. La défenderesse explique que, dans le cadre du régime de lutte contre le blanchiment d’argent, lorsque le total de toutes les opérations en espèces s’élève à 10 000 $ ou plus en une seule journée, elle considère qu’il s’agit d’une opération importante. La politique exige expressément que les transactions d’un montant de 5 000 $ ou plus fassent l’objet d’un examen plus approfondi, ce qui oblige le personnel à demander des pièces d’identité supplémentaires valides et à les comparer.

26. La défenderesse affirme que les membres du personnel de la succursale Danforth ont noté les éléments suivants, qui les ont mis sur leurs gardes :

a) Le premier retrait du compte de dépôt personnel de la plaignante avait été effectué environ une heure plus tôt à la succursale de la rue Yonge. Par conséquent, la demande de retrait à la succursale Danforth était le deuxième gros retrait en espèces demandé dans le compte de la plaignante en très peu de temps à deux endroits distincts;

b) Un certain nombre d’« alertes » avaient déjà été entrées à la section des commentaires du profil du compte de la plaignante. Une de ces alertes, datée du 27 mars 2012, a amené le personnel de la succursale Danforth à « faire preuve d’une extrême prudence » parce que la plaignante était une « victime possible de vol d’identité ».

27. Selon la défenderesse, Mme Kardaras a déterminé qu’il fallait demander une pièce d’identité à la plaignante avant d’autoriser le retrait. Cette demande était raisonnable et conforme aux politiques de la défenderesse, dont le régime de lutte contre le blanchiment d’argent, et aux Modalités des services financiers qui s’appliquent à tous les clients des services bancaires de détail, sans égard à la race ou à tout autre motif énuméré.

28. En réponse à la demande de pièces d’identité, la plaignante a fourni une carte d’étudiante de l’Université de Toronto, une carte de crédit d’une autre institution financière et une ancienne version de la carte Santé de l’Ontario, qui ne comportait pas de photo. Aucune de ces pièces n’avait déjà été fournie à la défenderesse et aucune ne pouvait servir à vérifier l’identité de la plaignante par rapport à ce qui se trouvait dans le système. La plaignante avait déjà fourni à la banque son permis de conduire de l’Ontario et sa carte d’assurance sociale comme pièces d’identité pouvant servir à vérifier son identité. Conformément à la politique et aux procédures, Mme Kardaras a demandé à la plaignante de présenter l’une ou l’autre de ces pièces d’identité pour vérifier son identité.

29. La défenderesse affirme que Mme Kalogiros, la directrice de la succursale, a informé la plaignante que les pièces d’identité qu’elle avait présentées n’étaient pas acceptables. Elle avait l’intention de désamorcer la situation et de chercher d’autres moyens de vérifier l’identité de la plaignante, comme poser des questions de vérification courantes. Une fois que l’identité de la plaignante a été vérifiée, Mme Kalogiros a informé la plaignante que la succursale n’était en mesure de lui fournir que 2 500 $ à ce moment-là compte tenu des fonds dont la succursale disposait. La plaignante a accepté de retirer ce montant, et Mme Kalogiros a terminé le retrait pour la plaignante.

Témoins

30. Mme Kalogiros affirme que, le 28 mars 2014, elle a agi conformément aux exigences réglementaires et bancaires applicables afin de s’assurer qu’il n’y avait pas de fraude ni de vol d’identité possible. Mme Kalogiros précise que les pièces d’identité fournies doivent figurer sur la liste des pièces d’identité acceptables, être à jour et non échues, et comporter une photo et une signature.

31. Mme Kalogiros mentionne que lorsqu’un client demande de retirer jusqu’à concurrence de 2 500 $, la défenderesse n’exige que la carte d’accès et le NIP; toutefois, si les employés éprouvent des doutes quant aux renseignements fournis, les politiques de la défenderesse les autorisent à demander au client de présenter des pièces d’identité supplémentaires. Lorsque l’enquêteur de la Commission a voulu savoir si le fait que la plaignante ait fourni le bon NIP n’était pas suffisant pour établir son identité, Mme Kalogiros a répondu qu’il arrive que des cartes d’accès aient été compromises et que des NIP soient copiés ou volés.

32. Mme Kalogiros affirme que la plaignante a présenté une carte Santé sans photo, une carte d’étudiante de 1982 à 1983 et deux cartes de crédit non signées, dont l’une était échue et l’autre portait un autocollant indiquant qu’elle n’avait pas été activée. Lorsqu’elle a examiné le profil de la plaignante, elle a noté quelques signaux d’alerte, dont l’un était des commentaires du profil de la plaignante selon lesquels elle était une victime possible de vol d’identité. Mme Kardaras s’est également dite préoccupée par l’historique récent du compte, qui indiquait un dépôt important quelques jours avant le 28 mars 2014 et un important retrait dans la matinée du 28 mars 2014.

33. Mme Kalogiros dit avoir informé la plaignante qu’elle ne serait pas en mesure de terminer sa transaction à moins que la plaignante ne présente d’autres pièces d’identité. La plaignante s’est mise en colère et a accusé Mme Kalogiros et Mme Kardaras de racisme motivé par la couleur de sa peau. Le comportement de la plaignante était tel qu’elle entravait les activités des autres clients et les activités quotidiennes de la succursale. Mme Kalogiros ajoute qu’elle a par conséquent utilisé son autorisation et a remis 2 500 $ à la plaignante.

34. Mme Kardaras dit avoir eu des doutes au sujet de la transaction en cause parce que la plaignante n’a pas fourni de pièces d’identité délivrées par le gouvernement et qu’elle demandait un retrait important peu après avoir effectué un autre retrait important à une autre succursale ce matin-là.

35. Mme Kardaras affirme que, bien qu’elle se souvienne avoir fait des commentaires à la plaignante au sujet de son sac à main (en raison du « fétichisme pour les sacs à main » de Mme Kardaras), elle ne se souvient pas d’avoir servi la plaignante avant le 28 mars 2014. Quoi qu’il en soit, elle était liée par les politiques et les procédures de retrait de fonds de la défenderesse.

(DCT, p. 5 à 7)

[12]  L’enquêteur a tiré la conclusion suivante :

[traduction]

36. La preuve montre que l’exigence de la défenderesse de vérifier l’authenticité de l’identité de la plaignante était conforme à la pratique courante et aux exigences juridiques et n’était pas attribuable à la race ou à la couleur de la plaignante. Une fois l’identité de la plaignante établie, la défenderesse l’a autorisée à retirer des fonds de son compte.

[Non souligné dans l’original.]

(DCT, p. 7)

37. La défenderesse a fourni une explication raisonnable de ce qui s’est produit, et cette explication ne constitue pas un prétexte pour poser des gestes discriminatoires fondés sur un motif de distinction illicite.

Sommaire

38. La défenderesse a expliqué de façon raisonnable pourquoi elle a exigé que la plaignante fournisse des pièces d’identité autres que celles qu’elle a présentées, et les gestes qu’elle a posés n’étaient pas un prétexte de discrimination fondée sur un motif de distinction illicite.

(DCT, p. 7)

[13]  Mme Peterkin et la défenderesse ont pu présenter des observations en réponse au rapport de l’enquêteur. Toutes deux ont déposé des réponses, mais celles‑ci n’ont pas été intégrées au rapport envoyé à la Commission.

[14]  Dans son rapport du 17 janvier 2017, l’enquêteur a recommandé le rejet de la plainte de Mme Peterkin.

[15]  Au total, la Commission disposait de six documents :

(Copie certifiée des documents conformément à l’alinéa 318(1)a) des Règles des Cours fédérales, datée du 29 janvier 2018.)

II.  La décision de la Commission faisant l’objet du contrôle

[16]  Dans une décision datée du 2 mai 2017, la Commission a rejeté la plainte de Mme Peterkin en application du sous-alinéa 44(3)b)(i) de la Loi. Voici l’intégralité de la décision de la Commission du 2 mai 2017 qui fait l’objet du présent contrôle :

[traduction]

Je vous écris pour vous informer de la décision prise par la Commission canadienne des droits de la personne relativement à votre plainte (20140443) contre la Banque Toronto-Dominion.

Avant de rendre sa décision, la Commission a examiné le rapport qui vous avait été communiqué précédemment et toutes les observations déposées en réponse à ce rapport. Après avoir examiné ces renseignements, la Commission a décidé, en application du sous-alinéa 44(3)b)(i) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de rejeter la plainte parce que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, la poursuite de l’enquête n’est pas justifiée.

[Non souligné dans l’original.]

III.  La plainte principale de la demanderesse en ce qui concerne la décision faisant l’objet du contrôle

[17]  La demanderesse fait valoir que la principale question à trancher dans la présente demande consiste à savoir si la Commission a manqué à son devoir d’équité procédurale en ne tenant pas compte « des circonstances relatives à la plainte ».

[18]  Par conséquent, la demanderesse soutient que la norme de contrôle appropriée pour cette question est celle de la décision correcte. Elle fait valoir que, bien que la Commission dispose d’un large pouvoir discrétionnaire, son processus doit être équitable. En s’acquittant de son obligation légale d’enquêter sur la plainte, la Commission doit être neutre et rigoureuse.

[19]  L’alinéa 44(3)b) de la Loi dispose :

Sur réception du rapport d’enquête prévu au paragraphe (1), la Commission :

[...]

b) rejette la plainte si elle est convaincue :

(i) soit que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle-ci n’est pas justifié, [...]

[Non souligné dans l’original.]

[20]  La demanderesse fait valoir qu’en l’espèce le rapport d’enquête n’a pas tenu compte des « des circonstances relatives à la plainte » comme l’exige le sous-alinéa 44(3)b)(i) de la Loi pour deux raisons. Premièrement, elle fait valoir que le rapport ne porte que sur l’une des deux questions soulevées dans sa plainte, à savoir le refus initial de la défenderesse de lui permettre d’accéder aux fonds de son compte, sans se pencher sur la façon dont la défenderesse l’a traitée au cours de l’interaction. Deuxièmement, elle soutient que l’auteur du rapport n’a pas tenu compte du témoignage qu’elle a présenté ou, s’il n’en a pas fait fi, a jugé qu’elle n’était pas crédible, sans toutefois le dire ni fournir d’explication. Elle soutient qu’il s’agit de questions d’équité procédurale liées à la rigueur de l’enquête et qu’elles devraient être examinées selon la norme de la décision correcte.

[21]  En ce qui concerne les arguments de la demanderesse à propos de l’équité procédurale, la défenderesse fait valoir qu’au lieu de déterminer s’il y a lieu d’examiner cette question en fonction du caractère raisonnable ou de la décision correcte, ce qui est essentiel en ce qui concerne la décision de la Commission est de savoir si l’enquêteur a écarté ou omis d’examiner une « preuve manifestement importante » (McIlvenna c Banque de Nouvelle-Écosse (Banque Scotia), 2017 CF 699, au paragraphe 32). La défenderesse confirme que, pour être équitable, la décision de la Commission doit être à la fois neutre et rigoureuse (Slattery c Canada (Commission), [1994] 2 CF 574, aux paragraphes 56 à 59, conf. par (1996) 118 FTR 318 (CAF)), mais soutient que la demanderesse a omis d’indiquer les éléments de preuve manifestement importants dont il n’a pas été tenu compte et qui ne pouvaient pas être abordés dans les observations supplémentaires des parties.

[22]  Cependant, quelle que soit la norme de contrôle, je conclus que l’enquêteur a négligé ou a omis d’enquêter sur des éléments de « preuve manifestement important[s] ». J’accepte la position de Mme Peterkin sur cette question pour les raisons qui suivent.

[23]  Une caractéristique cruciale de la plainte que Mme Peterkin a déposée devant la Commission est que sa crédibilité n’a pas été mise en cause. Comme je l’ai dit ci-dessus, l’enquêteur n’a pas rejeté le témoignage de Mme Peterkin présenté dans la plainte, mais il est passé à la deuxième étape de l’analyse parce qu’il était difficile de déterminer s’il existait un lien entre l’expérience de Mme Peterkin à la banque et un motif de distinction illicite.

[24]  En ce qui concerne les conclusions découlant de la deuxième étape, l’avocate de Mme Peterkin soutient que l’enquêteur a non seulement omis de citer le témoignage de celle‑ci, mais qu’il n’en a pas véritablement tenu compte. Tout au long de son témoignage figurant dans le dossier du Tribunal, Mme Peterkin a décrit le traitement négatif auquel elle a eu droit de la part des employés de la défenderesse pour appuyer ses dires, soit qu’elle a subi un traitement différent défavorable pour le motif de distinction illicite de sa race. Dans les passages qui suivent tirés de la preuve produite, le traitement négatif est souligné.

[25]  Il n’y a aucune mention dans le rapport ni dans la décision de la Commission des extraits pertinents suivants de la preuve que Mme Peterkin a présentée, à la troisième personne, au moment du dépôt de sa plainte du 11 novembre 2014 :

[traduction]

10. Deux agents en uniforme se sont rendus à la Banque et ont attendu à l’extérieur pendant que Mme Peterkin continuait de tenter – en vain – de négocier le retrait des sommes d’argent demandées et qui lui étaient dues. L’un d’eux s’est ensuite entretenu directement avec la directrice de la Banque pour tenter de résoudre le problème, mais sans succès.

11. Depuis la succursale, Mme Peterkin a fait plusieurs appels téléphoniques aux superviseurs du siège social de TD. Ils ont demandé à parler à divers membres du personnel de la succursale, dont la directrice de la succursale. Tous les membres du personnel de la succursale ont refusé de parler aux superviseurs, qui étaient au téléphone. En fait, l’un d’eux a raccroché avant de pouvoir parler à un superviseur du siège social de TD.

12. On n’a jamais demandé à Mme Peterkin de se rendre dans le bureau de la directrice de la succursale pour discuter de la question de façon confidentielle et privée. Au contraire, les discussions ont eu lieu au vu et au su des autres clients de la banque au comptoir de la succursale, et la directrice de la succursale a continué de refuser de permettre à Mme Perkin [sic] d’avoir accès à l’argent se trouvant dans son compte.

13. À un certain moment, Mme Peterkin a dû attendre à l’extérieur avec la police sous la pluie pendant environ deux heures et demie.

14. La banque a finalement versé à Mme Peterkin les 2 500 $ qu’elle a été forcée d’accepter en remplacement des 5 000 $ demandés au départ. Toutefois, cela ne s’est produit qu’après qu’elle a été soumise à la série précitée de paroles et de comportements inqualifiables, discriminatoires, harcelants et dégradants de la part de la directrice et d’autres membres du personnel de la succursale.

15. Mme Peterkin a par la suite communiqué avec le siège social de TD pour lui demander de régler l’incident. Le siège social de TD a toutefois refusé ses demandes.

16. TD n’a pas non plus fourni d’explication raisonnable pour la conduite du personnel de la succursale envers Mme Peterkin.

17. TD a agi ainsi parce que Mme Peterkin est noire – d’autant plus qu’elle s’était rendue plus tôt ce jour-là à une autre succursale TD, où elle avait pu retirer sans difficulté 5 000 $ de son compte. Il serait inconcevable qu’un Blanc soit traité de cette façon sans explication satisfaisante.

Conclusion

18. Le refus de la Banque TD d’offrir des services bancaires et le refus de donner accès à des services bancaires à Mme Peterkin en raison de sa race, ainsi que le traitement différent défavorable dont elle a fait l’objet lorsqu’elle a tenté d’accéder à l’argent de son compte bancaire, également en raison de sa race, constituent une violation des articles 3 et 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

19. De plus, le traitement discriminatoire de TD et l’embarras qu’on lui a fait subir en public devant d’autres clients de la succursale constituent du harcèlement fondé sur la race, à l’encontre des articles 3 et 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

20. À la suite du traitement discriminatoire, de l’humiliation publique et du harcèlement que TD a fait subir à Mme Peterkin, celle‑ci a vécu une grande souffrance morale. Elle a vécu ce traitement comme une attaque portant atteinte à son estime de soi et à son identité en tant qu’être humain.

(DCT, p. 11 à 13)

[Non souligné dans l’original.]

[26]  Il n’est fait mention ni dans le rapport ni dans la décision de la Commission de la déclaration suivante que Mme Peterkin a fournie en réponse à la décision de l’enquêteur qui lui a été envoyée, ainsi qu’à la défenderesse, pour commentaires :

[traduction]

No 37 CONCLUSION Je ne suis pas d’accord pour dire que la défenderesse a fourni une explication raisonnable.

La Banque TD tente de nier et de réécrire mon expérience. La CCDP est consciente de l’ampleur du défi que les personnes de couleur doivent relever pour prouver le racisme. Avec tout le respect que je vous dois, il n’existe aucune politique adéquate pour lutter contre le racisme.

LE CRITÈRE ..... « Ai-je été ciblée en raison de ma race ou de ma couleur? Dans la décision de la CCDP rendue le 19 janvier 2017, on a conclu qu’il était difficile de le déterminer.

Si la CCDP affirme que la couleur de ma peau n’était pas pertinente, et que la Banque TD essayait seulement de « protéger » mon compte. Pourquoi alors n’ai-je pas été traitée comme une « autre » cliente de la Banque TD? Pourquoi la décision d’établir mon identité n’a-t-elle pas été traitée de la même façon que n’importe quelle « autre » personne cliente de la Banque TD depuis 17 ans? La Banque TD aurait pu dissiper tous les doutes qu’elle pouvait avoir en se reportant à n’importe lequel des nombreux comptes que je détenais dans cette institution.

J’avais un compte de chèques, un compte d’épargne, deux comptes Visa et un portefeuille de paiement de factures à la Banque TD. J’ai ouvert des comptes Visa TD pour mon fils et mes filles. Les deux comptes ont été acceptés à la lumière de mes bons antécédents à la Banque TD. Au moment de l’incident, je partageais activement l’un de mes deux comptes Visa avec ma fille.

La Banque TD m’a traitée moins favorablement que quelqu’un d’une autre race l’aurait été dans les mêmes circonstances. J’ai fait l’objet de profilage racial et de harcèlement. L’humiliation que j’ai subie à la Banque TD le 28 mars 2014 n’a pas d’autre explication. La Banque TD ne m’a offert NULLE PART où attendre. J’ai plutôt été honteusement laissée à l’extérieur pendant plus de deux heures en compagnie du service de police.

Lorsqu’une cliente « suspecte » de la banque exige la présence de la police, ne montre-t-elle pas qu’elle n’a pas l’intention de frauder? Je demande à la CCDP de réexaminer le bien-fondé de cette plainte.

Une femme noire âgée qui retire 5 000 $ plus 5 000 $ doit tenter de frauder la Banque TD, elle doit être traitée avec méfiance, même en présence de la police, et même lorsqu’elle insiste pour dire qu’il s’agit de son compte. On refuse de lui remettre ses fonds, et on crie sur elle publiquement devant toute la banque.

J’implore la CCDP d’autoriser le TCDP à se pencher sur mon expérience. Il s’agit d’une affaire « sans précédent » et il ne fait aucun doute qu’elle devrait être considérée comme un exemple évident de traitement différent par une institution bancaire en violation de mes droits de la personne.

Cet incident ne doit pas passer inaperçu. La défenderesse tente de rejeter la preuve concernant la différence de traitement. Toutefois, si elle croit fermement m’avoir traitée de la même façon que n’importe quel autre client dans les mêmes circonstances. Pourquoi m’a-t-on offert un règlement avant d’aller en Cour supérieure?

La responsabilité de la CCDP est non seulement de se montrer préoccupée par les allégations de racisme, mais aussi de reconnaître les preuves d’une différence de traitement envers les personnes de couleur.

La Banque TD a agi en fonction de croyances et de pratiques racistes, ce qui m’a directement amenée à être traitée « différemment ». Que j’aie exigé la présence de la police n’a eu aucune incidence sur mon innocence. J’étais encore perçue comme une voleuse potentielle.

Cette plainte doit absolument être réexaminée par la CCDP et instruite par le TCDC. Les gens de couleur vivent ces expériences quotidiennement dans les institutions bancaires au Canada. Certaines sont signalées, d’autres pas. (Voir « Banking while Black ».) J’ai fait référence à des incidents racistes semblables à ceux que des gens de couleur ont vécus à la Banque de Montréal, à la Banque de Nouvelle-Écosse, à la Banque Toronto-Dominion, etc. Le racisme systémique est courant. C’est une norme dans notre soi-disant « démocratie ». À l’heure actuelle, les politiques relatives à la différence de traitement n’aident pas les « victimes ».

[Non souligné dans l’original.]

(DCT : Mémoire de la plaignante daté du 17 février, p. 20 à 23)

IV.  Conclusion

[27]  L’enquêteur et la Commission ont tranché la plainte apparemment sans tenir véritablement compte de la plainte initiale de Mme Peterkin ni des observations qu’elle a fournies en réponse au rapport de l’enquêteur. En particulier, ses dernières observations ont fourni une version des faits et une perspective essentielles sur la façon dont elle a été traitée par la directrice de la banque le jour en question. Entre autres choses, Mme Peterkin a allégué que la directrice de la banque a crié sur elle, qu’elle n’avait pas été appelée dans un bureau privé pour discuter de l’affaire et qu’elle a dû attendre à l’extérieur sous la pluie pendant que la police s’occupait de l’affaire. À mon avis, cette preuve est manifestement importante puisqu’elle touche au cœur de sa plainte. Pourtant, ni l’enquêteur ni la Commission n’ont discuté du témoignage de la demanderesse concernant la façon dont les employés de la banque l’ont traitée lorsqu’ils lui ont demandé des documents supplémentaires. Ils se sont plutôt attachés à déterminer si l’exigence de la défenderesse en matière d’identification était légitime.

[28]  Que les déclarations personnelles détaillées de Mme Peterkin aient été écartées par l’enquêteur et la Commission ou qu’ils en aient fait fi, le résultat est le même selon moi : un manquement à l’obligation d’équité consistant à tenir compte de l’ensemble des éléments de preuve présentés par Mme Peterkin. Je conviens avec l’avocate de la demanderesse qu’en vertu de l’alinéa 18.1(4)b) de la Loi sur les Cours fédérales, le processus décisionnel inéquitable de la Commission constitue une erreur susceptible de révision. Par conséquent, la décision de la Commission doit être annulée et la plainte de Mme Peterkin doit être renvoyée à la Commission pour qu’elle rende une décision.

[29]  La question qui se pose maintenant est de savoir comment la Commission peut trancher de façon équitable la plainte de Mme Peterkin.

[30]  La Cour d’appel fédérale a conclu que les seules erreurs qui justifieront l’intervention d’une cour de révision sont celles qui « sont à ce point fondamentales que les observations complémentaires des parties ne peuvent y remédier » (Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, au paragraphe 38). À mon avis, c’est le cas en l’espèce : les lacunes de l’enquête sont d’une telle ampleur que la seule présentation d’autres arguments à l’égard de la preuve déjà produite ne donnera pas de résultat productif. Je suis d’avis que seule une audience permettra d’y parvenir.

[31]  En ce qui concerne la présente demande de contrôle judiciaire, je n’ai que le pouvoir d’ordonner le renvoi de la plainte de Mme Peterkin à la Commission pour un examen plus approfondi, pas celui d’ordonner la tenue d’une audience. Je dois donc laisser à la Commission le soin de décider de la façon dont elle s’acquittera de son obligation d’en arriver à un résultat juste et équitable.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que, pour les motifs exposés, la décision faisant l’objet du contrôle est annulée et que l’affaire est renvoyée à la Commission pour décision.

« Douglas R. Campbell »

Traduction certifiée conforme

Ce 10e jour de juillet 2019

Sandra de Azevedo, LL.B.



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