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Date : 20190429


Dossier : T‑227‑17

Référence : 2019 CF 539

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

ENTRE :

DTECHS EPM LTD.

demanderesse/

défenderesse reconventionnelle

et

BRITISH COLUMBIA HYDRO AND POWER AUTHORITY ET AWESENSE WIRELESS INC.

défenderesses/

demanderesses reconventionnelles

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE LAFRENIÈRE

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une requête présentée par la défenderesse British Columbia Hydro and Power Authority [BC Hydro] en vue d’obtenir une « ordonnance conservatoire » prévoyant la protection et le maintien des revendications de confidentialité à l’égard de certains documents à divulguer et à échanger entre les parties dans le contexte d’une action en contrefaçon de brevet intentée par la demanderesse dTechs EPM Ltd. [dTechs] contre BC Hydro et Awesense Wireless Inc. [Awesense].

[2]  La requête a d’abord été présentée par écrit conformément à l’article 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles]; toutefois, la protonotaire Mandy Aylen, juge responsable de la gestion de l’instance, a ordonné qu’elle soit entendue de vive voix afin de permettre aux parties d’examiner et d’aborder les répercussions d’une décision récente de notre Cour, à savoir la décision Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c BNSF Railway Company, 2019 CF 281 [CN].

[3]  Dans la décision CN, les deux parties ont sollicité d’un commun accord une ordonnance conservatoire définissant diverses restrictions sur le traitement des documents confidentiels qui devaient être divulgués à l’autre partie. Le juge des requêtes a rejeté la requête parce qu’il se considérait lié par le critère énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Sierra Club du Canada c Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41 [Sierra Club], en ce qui concerne une ordonnance de mise sous scellés ou « ordonnance de confidentialité » comme elle est désignée par la Cour. Le critère en question comporte une exigence selon laquelle on ne doit accorder l’ordonnance que « lorsqu’elle est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour un intérêt important, y compris un intérêt commercial, dans le contexte d’un litige, en l’absence d’autres options raisonnables pour écarter ce risque ». Le juge des requêtes a conclu que les parties ne satisfaisaient pas au critère, parce que la règle de l’engagement implicite, complétée par les conditions convenues par les parties comme elles l’ont indiqué dans leur projet d’ordonnance sur consentement, réglait adéquatement la question du risque pour les renseignements confidentiels des parties. Il a donc conclu que l’ordonnance conservatoire demandée n’était pas nécessaire.

[4]  BC Hydro soutient qu’il est possible de distinguer l’espèce de la décision CN étant donné que dTechs a refusé de conclure une entente de confidentialité et de non‑divulgation pour protéger ses renseignements et documents confidentiels [l’entente conservatoire]. Elle soutient que, de toute façon, elle a satisfait au critère de l’arrêt Sierra Club.

[5]  Bien que je sois d’accord avec BC Hydro pour dire que la délivrance d’une ordonnance conservatoire est justifiée compte tenu des faits de l’espèce, comme je l’explique plus loin, je ne suis pas d’accord pour dire qu’une ordonnance conservatoire est assujettie aux critères rigoureux établis par l’arrêt Sierra Club en ce qui concerne une ordonnance de confidentialité. À mon avis, cette conclusion est fondée sur une prémisse erronée selon laquelle la communication préalable est intrinsèquement publique, une hypothèse qui a été utilisée pour justifier l’imposition de considérations relatives à la publicité des débats judiciaires à des questions qui ont peu, voire rien, à voir avec l’intérêt public.

II.  Les faits et le contexte

[6]  À l’appui de la requête, BC Hydro a déposé l’affidavit de M. John Millard, directeur des analyses‑clients et de la gestion des recettes et des risques chez BC Hydro, l’affidavit de M. Mischa Steiner‑Jovic, fondateur et directeur général d’Awesense, et l’affidavit de Mme Susan Burkhardt, auxiliaire judiciaire employée par le cabinet d’avocats représentant BC Hydro.

[7]  BC Hydro présente avec compétence dans ses observations écrites un résumé de la preuve des témoins, que je ne répéterai ici que brièvement.

A.  Les faits

[8]  Par voie de déclaration datée du 16 février 2017, dTechs a intenté l’action sous‑jacente contre BC Hydro et Awesense en contrefaçon du brevet canadien no 2,549,087 [le brevet 087], intitulé « Système de contrôle de profil électrique pour détecter une consommation anormale ». Le brevet 087 propose des méthodes de détection de la consommation d’électricité anormale, principalement pour le repérage des installations de culture du cannabis.

[9]  BC Hydro est une société d’État de la Colombie‑Britannique. Son mandat consiste à fournir de l’électricité fiable, abordable et propre partout en Colombie‑Britannique. Dans le cadre de son mandat, BC Hydro utilise de multiples solutions logicielles et matérielles pour surveiller, visualiser et analyser le rendement de son réseau électrique et détecter les vols d’électricité.

[10]  Awesense est une société britanno‑colombienne qui vend du matériel et des logiciels de surveillance et d’analyse du rendement du réseau d’électricité et qui octroie des licences d’utilisation à cet égard. Parmi les solutions logicielles et matérielles que BC Hydro utilise pour surveiller, visualiser et analyser le rendement de son réseau électrique, on retrouve les capteurs d’Awesense et la plate‑forme logicielle en nuage True Grid Intelligence [TGI]. TGI utilise également les données fournies par BC Hydro.

[11]  M. Millard déclare dans son affidavit que BC Hydro dispose, depuis le milieu des années 1990, d’un programme de détection des vols d’électricité, notamment par les installations de culture du cannabis, comportant diverses techniques de détection. La société recourt à divers systèmes pour la détection des vols et l’analyse du réseau. Outre sa propre solution d’analyse de l’énergie, ses systèmes comportent de multiples composants logiciels et matériels fournis par de nombreux fournisseurs indépendants.

[12]  Selon M. Millard, bien que le fait que BC Hydro ait un programme de détection des vols soit connu du public, les détails du programme et les systèmes d’assurance de la perception des recettes de BC Hydro sont hautement confidentiels. BC Hydro est particulièrement préoccupée par le fait que la divulgation publique de ces renseignements confidentiels permettrait aux criminels d’éviter d’être repérés par les systèmes d’assurance de la perception des recettes de BC Hydro et de perpétuer leurs activités illégales, notamment le vol d’électricité.

[13]  BC Hydro sera tenue de produire des documents et des renseignements techniques et commerciaux exclusifs et de nature sensible en vertu de ses obligations en matière de communication préalable dans le cadre de la présente action. M. Millard déclare que ces documents et ces renseignements ont toujours été conservés de façon confidentielle et que leur divulgation léserait les intérêts exclusifs et commerciaux de BC Hydro.

[14]  M. Mischa Steiner‑Jovic affirme dans son affidavit qu’Awesense sera également tenue de produire des documents et des renseignements hautement confidentiels en vertu de ses obligations en matière de communication préalable, que les documents et les renseignements ont toujours été conservés de façon confidentielle et que leur divulgation léserait les intérêts exclusifs et commerciaux d’Awesense.

[15]  Mme Burkhart se contente d’annexer à son affidavit des pièces constituées de copies des actes de procédure et d’une série de lettres et de courriels échangés entre les avocats de BC Hydro et de dTechs de juin 2018 à février 2019.

B.  Le contexte de la présente requête

[16]  L’instance n’en est qu’à une étape préliminaire. La procédure écrite est close, les questions relatives à la responsabilité et à l’évaluation ont été scindées par une ordonnance datée du 8 mai 2018, et les parties n’ont pas encore entrepris d’interrogatoires préalables.

[17]  En prévision de la prochaine date limite de dépôt des affidavits de documents et des pièces liées à l’annexe 1, l’avocat de BC Hydro a demandé l’accord de dTechs pour la conclusion d’une entente conservatoire. Le 26 juin 2018, l’avocat de BC Hydro a fait parvenir à l’avocat de dTechs une ébauche d’entente conservatoire à « deux volets » comportant une catégorie de renseignements confidentiels et une catégorie de renseignements confidentiels à diffusion plus restreinte, et a demandé à dTechs de lui faire part de ses commentaires sur l’ébauche dans les deux jours. L’avocat de BC Hydro a également demandé à dTechs de lui confirmer si elle était d’accord pour que tout différend lié à une entente conservatoire définitive puisse être soumis à la Cour à des fins de règlement ou d’arbitrage.

[18]  Après de nombreux échanges entre les avocats, dTechs a indiqué qu’elle ne donnerait pas son accord à cette proposition; toutefois, elle a indiqué que si BC Hydro sollicitait une ordonnance conservatoire ou acceptait des modalités qui n’empêchaient pas dTechs de voir les documents que doivent déposer les défenderesses, un accord était alors possible. L’avocat de BC Hydro a par la suite fait parvenir à dTechs, pour examen, un projet d’accord conservatoire « à un volet », comportant une seule catégorie de renseignements confidentiels; les parties ont toutefois été incapables de s’entendre à ce sujet.

[19]  À titre de solution de rechange à une entente conservatoire, les défenderesses ont ensuite conjointement préparé et proposé à dTechs une ébauche d’ordonnance conservatoire « à un volet ». Cette fois encore, dTech n’y a pas donné son accord.

[20]  Étant donné la situation, BC Hydro s’est adressée à la Cour pour obtenir réparation.

[21]  Bien que dTechs refuse de donner son accord au projet d’ordonnance conservatoire ou de conclure une entente conservatoire à des conditions équivalentes à celles demandées dans la présente requête, elle ne s’oppose pas à la réparation demandée.

[22]  La question à trancher en l’espèce consiste à savoir si une ordonnance conservatoire présentée selon la forme prévue à l’annexe « A » de l’avis de requête devrait être rendue.

III.  Les ordonnances conservatoires rendues par la Cour fédérale

[23]  La Cour a pour pratique d’accorder les requêtes en ordonnance prévoyant le traitement et la protection des documents et des renseignements entre les parties à l’étape de la communication préalable. Ces ordonnances ont été désignées de manière interchangeable en tant qu’« ordonnances conservatoires » ou « ordonnances de confidentialité » dans les décisions des tribunaux. Des décisions récentes de la Cour font ressortir la tension et la confusion possible entre la norme appliquée aux ordonnances qui régissent la protection des documents échangés entre les parties à l’étape de la communication préalable et celles qui permettent le dépôt confidentiel des documents à la Cour.

A.  L’ordonnance de confidentialité

[24]  Le principe de la publicité des débats judiciaires représente une des grandes caractéristiques de notre système judiciaire. Cela signifie non seulement que les membres du public ont le droit d’assister aux audiences du tribunal, mais également que le public peut avoir accès, sous réserve de certaines restrictions et conditions, aux dossiers de la Cour.

[25]  Une ordonnance de confidentialité régit le dépôt de documents et de renseignements confidentiels au dossier du tribunal, soit dans le contexte d’une requête interlocutoire, soit à l’audience sur le fond de l’instance. Le principe de la publicité des débats judiciaires entre en jeu lorsque, le cas échéant, une partie cherche à déposer des renseignements confidentiels à l’appui d’une requête ou, si l’affaire est instruite, lorsque les documents de la partie ou les réponses aux transcriptions de l’interrogatoire préalable sont présentés en preuve.

[26]  À moins que la loi ne l’exige par ailleurs, lorsqu’il est demandé que des documents soient déposés sous scellés à la Cour, une partie doit présenter une requête en ordonnance de confidentialité conformément à l’article 151 des Règles, qui prévoit ce qui suit :

151 (1) La Cour peut, sur requête, ordonner que des documents ou éléments matériels qui seront déposés soient considérés comme confidentiels.

(2) Avant de rendre une ordonnance en application du paragraphe (1), la Cour doit être convaincue de la nécessité de considérer les documents ou éléments matériels comme confidentiels, étant donné l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires.

151 (1) On motion, the Court may order that material to be filed shall be treated as confidential.

(2) Before making an order under subsection (1), the Court must be satisfied that the material should be treated as confidential, notwithstanding the public interest in open and accessible court proceedings.

[27]  L’effet du sens ordinaire du paragraphe 151(2) veut que les documents à déposer à la Cour ne peuvent faire l’objet d’une ordonnance de confidentialité qu’une fois que la Cour est convaincue que la revendication de confidentialité l’emporte sur l’intérêt général du public dans la publicité des débats judiciaires.

[28]  La Cour suprême du Canada a énoncé le critère à deux volets applicable pour la délivrance d’une ordonnance de confidentialité aux paragraphes 53 et suivants de l’arrêt Sierra Club. Le juge Iacobucci a déclaré, au nom de la Cour, qu’une ordonnance de confidentialité rendue au titre de l’article 151 des Règles ne devrait être accordée que dans les cas suivants :

a) elle est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour un intérêt important, y compris un intérêt commercial, dans le contexte d’un litige, en l’absence d’autres options raisonnables pour écarter ce risque;

b) ses effets bénéfiques, y compris ses effets sur le droit des justiciables civils à un procès équitable, l’emportent sur ses effets préjudiciables, y compris ses effets sur la liberté d’expression qui, dans ce contexte, comprend l’intérêt du public dans la publicité des débats judiciaires.

[29]  La Cour a ensuite souligné que trois éléments importants sont subsumés sous le premier volet de l’analyse.

a)  le risque en cause doit être réel et important, en ce qu’il est bien étayé par la preuve et menace gravement l’intérêt commercial en question (paragraphe 54);

b)  l’« intérêt commercial important » en question ne doit pas se rapporter uniquement et spécifiquement à la partie qui demande l’ordonnance de confidentialité; il doit s’agir d’un intérêt qui peut se définir en termes d’intérêt public à la confidentialité (paragraphe 55);

c) l’expression « autres options raisonnables » oblige le juge non seulement à se demander s’il existe des mesures raisonnables autres que l’ordonnance de confidentialité, mais aussi à restreindre l’ordonnance autant qu’il est raisonnablement possible de le faire tout en préservant l’intérêt commercial en question (paragraphe 57).

[30]  Une partie qui cherche à obtenir une ordonnance visant à empêcher que l’information soit accessible par le public doit surmonter la forte présomption militant en faveur de l’accès aux dossiers judiciaires en faisant la preuve de motifs impérieux appuyés par des conclusions de fait précises. Lorsqu’elle examine une telle demande, la Cour doit soigneusement mettre en balance les intérêts concurrents du droit d’accès du public et de la confidentialité de la partie.

[31]  Le critère pour obtenir une ordonnance de confidentialité est rigoureux, ce qui est raisonnablement fondé compte tenu de la tension entre la confidentialité revendiquée par une partie et le principe de la publicité des débats judiciaires.

B.  L’ordonnance conservatoire

[32]  Une ordonnance conservatoire vise à régir le traitement de documents et de renseignements que les parties ont traités de façon confidentielle et qui peuvent être divulgués ou que celles‑ci peuvent être contraintes de divulguer lors d’un interrogatoire préalable oral ou de la communication de documents. Le fait qu’un document soit désigné comme « confidentiel » en vertu d’une ordonnance conservatoire ne permet pas que le document soit déposé de façon confidentielle à la Cour.

[33]  Il n’existe pas de droit présumé de participation du public au processus de communication préalable ou d’accès aux fruits de la communication préalable qui ne sont pas soumis au tribunal (voir The Sedona Guidelines: Best Practices Addressing Protective Orders, Confidentiality & Public Access in Civil Cases (The Sedona Conference: 2007) ˂www.thesedonaconference.org˃). Il en est ainsi parce que la communication préalable à l’instruction, règle générale, n’a pas lieu en audience publique. Les documents sont inspectés par les avocats ou échangés entre eux à un endroit leur convenant. Dans la grande majorité des instances civiles, les documents échangés entre les parties au cours de la communication préalable sont rarement divulgués, car peu d’affaires se rendent à l’instruction.

[34]  Bien que l’article 151 des Règles prévoie que la Cour peut ordonner que les documents à déposer soient traités comme confidentiels, il n’existe pas de disposition semblable dans les Règles pour le traitement des documents à divulguer au cours de la communication préalable dans le cadre d’une action. La Cour possède toutefois la compétence nécessaire, en vertu de l’article 3 des Règles, ou de l’alinéa 385(1)a) dans le cas des instances à gestion spéciale, pour accorder une ordonnance protégeant les documents prétendument confidentiels dans les cas où un risque de préjudice découlant de leur divulgation a été établi. Tant et aussi longtemps qu’une ordonnance conservatoire n’empiète pas sur la capacité de la Cour de garder son processus judiciaire ouvert au public, aucune raison d’intérêt public ne s’oppose à ce que l’on en accorde une.

C.  Les restrictions de l’accès aux ordonnances conservatoires

[35]  Au cours des dernières années, les parties se sont heurtées à une résistance croissante de la part de la Cour pour ce qui est de la délivrance d’ordonnances conservatoires. Les parties commettaient l’erreur courante d’inclure, dans l’ordonnance conservatoire proposée, un libellé stipulant qu’advenant le cas où des documents désignés assujettis à l’ordonnance devaient être déposés au dossier du tribunal, ceux‑ci seraient automatiquement traités comme confidentiels et déposés sous scellés. La Cour a commencé à refuser de telles ordonnances hybrides permettant aux parties de déposer des documents au tribunal sous scellés sans d’abord obtenir une ordonnance en vertu de l’article 151 des Règles.

[36]  L’accès aux ordonnances conservatoires a été encore davantage limité dans la décision Live Face on Web, LLC c Soldan Fence and Metals (2009) Ltd., 2017 CF 858 [Live Face]. Rompant avec la pratique de longue date de notre Cour, une protonotaire a conclu que les ordonnances conservatoires sollicitées d’un commun accord ne devraient pas être accordées « en l’absence de circonstances hautement inhabituelles ». Elle a déclaré que la règle de l’engagement implicite prévoit des mesures de protection suffisantes pour empêcher l’utilisation abusive des renseignements confidentiels produits dans le cadre d’une procédure. Dans la mesure où il fallait imposer des restrictions quant au nombre de destinataires de certains documents, ou dans la mesure où certains documents doivent être déposés au tribunal, ce qui nécessite une ordonnance au titre de l’article 151 des Règles, les parties devaient s’entendre sur les processus qu’elles suivraient pour régler ces questions et conclure une entente conservatoire. Lorsque les parties ne pouvaient pas s’entendre, elles pouvaient soumettre leur désaccord au juge responsable de la gestion de l’instance à des fins de règlement.

[37]  Quelques mois plus tard, la même protonotaire a rejeté une requête en ordonnance conservatoire non contestée dans la décision Seedlings Life Science Ventures LLC c Pfizer Canada Inc., 2018 CF 443 [Seedlings 1]. Elle a conclu que la règle de l’engagement implicite constituait un engagement par la Cour selon lequel les documents échangés dans le contexte de la communication préalable à l’instruction ne seraient pas utilisés par les parties à des fins autres que l’instance et qu’une violation de cet engagement était susceptible d’exécution par la Cour, y compris au moyen d’une procédure d’outrage au tribunal, sans qu’il soit nécessaire que la Cour la reconnaisse d’abord ou qu’elle soit entérinée dans une ordonnance. La protonotaire a ajouté que, compte tenu de la protection accordée par la règle de l’engagement implicite, la Cour ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour rendre une ordonnance conservatoire à moins que les parties ne puissent démontrer la « nécessité de rendre une ordonnance explicite » ou « qu’il existe d’autres circonstances inusitées ».

[38]  En appel de cette décision, dans la décision Seedlings Life Science Ventures, LLC c Pfizer Canada Inc., 2018 CF 956 [Seedlings 2], un juge des requêtes a conclu que la protonotaire avait commis une erreur en concluant que le critère pour rendre une ordonnance conservatoire était le même que celui appliqué pour les ordonnances de confidentialité et que l’ancien critère de la décision AB Hassle c Canada (Ministre de la Santé et du Bien‑être social) (1998), 161 FTR 15, 83 CPR (3d) 428 (C.F. 1re inst.) [AB Hassle], et de la décision Apotex Inc et Novopharm Ltd c Wellcome Foundation Ltd (1993), 69 FTR 161, avait été écarté par l’article 151 des Règles et l’arrêt Sierra Club de la Cour suprême du Canada. Au paragraphe 26 de sa décision, le juge des requêtes a souligné que la Cour suprême du Canada, « grâce à son rappel de la décision AB Hassle de notre Cour (et à sa légère modification), a énoncé le critère applicable aux ordonnances conservatoires à l’occasion de litiges en matière de brevet ».

[39]  Dans la décision CN, le juge des requêtes a convenu que le critère juridique pour la délivrance d’une ordonnance conservatoire est exposé dans l’arrêt Sierra Club, mais il a conclu que le juge, dans la décision Seedlings 2, n’a pas appliqué le bon critère en omettant de déterminer si l’ordonnance demandée était nécessaire ou si les autres options raisonnables n’écarteraient pas le risque pour les intérêts en cause. La décision CN a été portée en appel devant la Cour d’appel fédérale.

IV.  Analyse

[40]  Par suite des décisions de la Cour décrites ci‑dessus, beaucoup d’incertitude subsiste quant au critère approprié devant être appliqué pour déterminer si une ordonnance conservatoire devrait être accordée. Il s’agit d’une situation inacceptable, car la Cour devrait viser et promouvoir l’homogénéité et l’uniformité du processus.

[41]  Lorsqu’on demande réparation auprès de la Cour, l’ordonnance demandée doit comporter à tout le moins une certaine valeur ou incidence pratique. Dans la plupart des cas, l’engagement implicite ou la conclusion d’une entente conservatoire permet de répondre adéquatement aux préoccupations des parties relativement à la divulgation de renseignements confidentiels à l’étape de la communication préalable d’une instance. Toutefois, les différends en matière de propriété intellectuelle concernant des secrets commerciaux (par exemple, une formule, un modèle, une compilation, un programme, des données, un dispositif, une méthode, une technique ou un processus) ou des renseignements financiers hautement confidentiels et concurrentiels diffèrent de ce que l’on voit dans la plupart des cas. Ils sont considérés comme des « cas de préjudice exceptionnel » (voir l’arrêt Juman c Doucette, 2008 CSC 8, au paragraphe 23).

[42]  Le juge des requêtes a conclu dans la décision CN que le critère énoncé dans l’arrêt Sierra Club s’applique aux ordonnances conservatoires et le lie. Toutefois, dans l’arrêt Sierra Club, la Cour suprême du Canada était saisie d’une ordonnance de confidentialité visant à protéger les intérêts commerciaux d’un plaideur en partie au motif que le plaideur ne serait pas disposé ou capable de faire avancer sa cause en l’absence d’une telle ordonnance. Comme il est indiqué au paragraphe 8, « [o]n demande essentiellement d’empêcher la diffusion des documents confidentiels au public ». Le principe de la publicité des débats judiciaires était manifestement en jeu dans cette affaire.

[43]  En analysant dans quelles circonstances une ordonnance de confidentialité pourrait être accordée, la Cour suprême du Canada a cité en l’approuvant le critère appliqué par la Cour relativement à une ordonnance conservatoire. Ce critère, énoncé au paragraphe 60 de l’arrêt Sierra Club, porte sur la croyance de la partie requérante quant à la confidentialité des renseignements et à la probabilité que leur divulgation non confidentielle puisse nuire à ses intérêts.

Le juge Pelletier souligne que l’ordonnance sollicitée en l’espèce s’apparente à une ordonnance conservatoire en matière de brevets. Pour l’obtenir, le requérant doit démontrer que les renseignements en question ont toujours été traités comme des renseignements confidentiels et que, selon la prépondérance des probabilités, il est raisonnable de penser que leur divulgation risquerait de compromettre ses droits exclusifs, commerciaux et scientifiques : AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social), [1998] A.C.F. no 1850 (QL) (C.F. 1re inst.), par. 29‑30. J’ajouterais à cela l’exigence proposée par le juge Robertson que les renseignements soient « de nature confidentielle » en ce qu’ils ont été « recueillis dans l’expectative raisonnable qu’ils resteront confidentiels », par opposition à « des faits qu’une partie à un litige voudrait garder confidentiels en obtenant le huis clos » (par. 14).

[44]  Bien que les critères à prendre en considération pour accorder une ordonnance de confidentialité ou une ordonnance conservatoire se chevauchent clairement, ils ne sont pas identiques. Aucune mention n’est faite au paragraphe 60 de l’arrêt Sierra Club du critère à deux volets applicable aux ordonnances de confidentialité reproduit au paragraphe 28 des présents motifs.

[45]  Dans l’affaire CN, le juge des requêtes a imposé aux parties requérantes le fardeau de motiver la nécessité d’une ordonnance conservatoire et d’établir qu’aucune autre mesure efficace n’était disponible pour prévenir un risque grave pour un intérêt important; à mon avis, ce fardeau ne leur incombait pas. La présomption selon laquelle un fardeau plus élevé incombait aux parties semble avoir vicié la décision du juge des requêtes et avoir altéré son point de vue sur les préoccupations valides soulevées par les parties en s’appuyant uniquement sur l’engagement implicite ou sur une entente conservatoire.

A.  L’engagement implicite

[46]  Comme je l’ai déjà mentionné, dans la plupart des cas, l’engagement implicite répond adéquatement aux préoccupations relatives à la divulgation de renseignements confidentiels à l’étape de la communication préalable d’une instance. Toutefois, l’engagement implicite comporte des limites, dont les suivantes.

[47]  En premier lieu, l’engagement implicite n’empêche pas une partie à une instance de déposer les renseignements ou les documents confidentiels d’une autre partie devant la Cour, notamment dans les dossiers de requêtes visant à contraindre une partie à répondre, pour les demandes d’autres mesures interlocutoires déposées à la Cour ou les rapports d’experts déposés avant l’instruction. L’engagement implicite n’exige pas non plus qu’une partie donne à l’autre partie un préavis ainsi que la possibilité de demander une ordonnance de confidentialité en vertu de l’article 151 des Règles.

[48]  En deuxième lieu, sauf pour ce qui est de prévoir que toute divulgation doit être faite dans le but que justice soit rendue dans le cadre de l’instance, l’engagement implicite ne vise pas à préciser qui peut recevoir ou voir les renseignements confidentiels de la partie divulgatrice ou à imposer des restrictions quant à leur diffusion. Bien que la règle de l’engagement implicite empêche une partie de divulguer les documents ou les renseignements produits par une autre partie en dehors du litige, elle n’empêche pas une partie de divulguer les documents ou les renseignements à d’autres personnes impliquées dans le litige, comme des témoins ou des témoins potentiels.

[49]  En troisième lieu, si une partie en possession des renseignements confidentiels d’une autre partie est assignée, l’engagement implicite ne lui impose aucune obligation de fournir à la partie divulgatrice un avis de réception de l’assignation pour que la partie divulgatrice puisse prendre les mesures nécessaires pour protéger la confidentialité de ses renseignements ou documents en cause.

B.  Les ententes conservatoires

[50]  En ce qui concerne les ententes conservatoires, les parties peuvent trouver difficile de conclure des règlements hors cour relativement aux destinataires appropriés de renseignements confidentiels et au processus de dépôt de renseignements confidentiels à la Cour. Cela peut entraîner des retards importants dans l’instance, comme cela s’est produit en l’espèce.

[51]  Dans certains cas, les parties peuvent ne pas convenir hors cour des mêmes dispositions que si elles étaient contraintes par une requête. Dans d’autres cas, les parties peuvent refuser catégoriquement de conclure toute forme d’entente hors cour. Les actions ne devraient pas être interrompues pendant que les parties tentent de s’entendre sur les modalités d’une entente conservatoire.

[52]  Au paragraphe 41 de la décision CN, le juge des requêtes laisse entrevoir la possibilité qu’à défaut par les parties de s’entendre sur une entente conservatoire, « la Cour pourrait juger opportun de rendre une ordonnance ». On n’a toutefois pas précisé pourquoi une ordonnance serait justifiée alors que les parties ne peuvent s’entendre sur les modalités de l’entente, d’autant plus que, perversement, elle serait injustifiée si une entente était conclue. Cette approche ne fait que favoriser les méfaits.

C.  Les avantages des ordonnances conservatoires

[53]  Un certain nombre de raisons militent en faveur de la délivrance d’une ordonnance conservatoire. Comme l’a déclaré le juge Roger Hughes dans la décision Merck & Co. Inc. c Brantford Chemicals Inc., 2005 CF 1360, au paragraphe 8, de telles ordonnances « sont beaucoup plus précises en ce qui concerne le sort à réserver aux documents et aux autres renseignements, aux personnes qui peuvent les consulter, et ainsi de suite ».

[54]  Tout d’abord, une ordonnance de la Cour apporte certitude et clarté. Les ordonnances des tribunaux sont censées être respectées, tout comme le fait de ne pas les respecter est censé entraîner des conséquences. On ne peut nier l’importance d’une ordonnance judiciaire et la façon dont les parties la perçoivent. On ne peut en dire autant d’un compromis ou d’une entente qui n’ont pas été entérinés par la Cour.

[55]  En deuxième lieu, la certitude conférée par une ordonnance devrait réduire le temps nécessaire pour en venir à une entente sur les questions relatives à la confidentialité. Autrement dit, les parties pourraient passer moins de temps à ergoter sur le libellé d’une ordonnance que si celle‑ci était rédigée dans le cadre d’une entente.

[56]  En troisième lieu, une ordonnance conservatoire fournit aux parties une assurance supplémentaire quant à l’atténuation de tout risque de préjudice découlant de la diffusion généralisée de leurs renseignements confidentiels et à la correction rapide et efficace de toute divulgation. Une telle certitude permet un échange plus libre d’information entre les parties, facilitant ainsi le processus de communication préalable. Les parties sont libres d’adapter la communication de documents et l’interrogatoire préalable oral au besoin en sachant que les documents et les renseignements désignés comme étant confidentiels seront protégés contre toute utilisation abusive et divulgation non autorisée. Elle offre une protection contre la partie adverse dans le cadre de l’instance ainsi qu’une protection contre les parties non concernées, notamment les experts et les témoins, au‑delà de l’instance.

[57]  Étant donné qu’une ordonnance conservatoire confère des protections dans le cadre de l’instance, elle peut également entraîner des économies au niveau des coûts et du temps nécessaires pour mener à terme la communication préalable en permettant aux parties d’abréger le temps d’examen des documents sans crainte de renonciation à la confidentialité.

[58]  Les ordonnances conservatoires profitent également aux tribunaux. Le fait d’accorder de telles ordonnances évite le règlement judiciaire des différends en matière de confidentialité découlant de l’incapacité de conclure ou de faire respecter des ententes, offre une protection aux parties afin qu’il y ait moins d’incitation à plaider les litiges relatifs à la communication préalable concernant les renseignements confidentiels et contribue à des économies potentielles au niveau du coût d’ensemble de la procédure. Par conséquent, elles contribuent à l’économie des ressources judiciaires limitées.

[59]  En outre, la surveillance exercée par la Cour permet de s’assurer que les ordonnances conservatoires sont cohérentes et conformes sur le plan de la forme et du fond, et ne comportent pas de dispositions abusives. Une forme normalisée d’ordonnance éclairée par la jurisprudence et approuvée par la Cour serait certainement utile à cet égard.

[60]  De plus, une fois versées au dossier, les ordonnances conservatoires servent à aviser le greffe, la Cour et le public de la nature des documents réputés confidentiels et des ententes particulières régissant le traitement des documents confidentiels entre les parties, notamment la façon et le moment de présenter une demande d’ordonnance au titre de l’article 151 des Règles.

V.  Conclusion

[61]  Le principe de courtoisie judiciaire entre les juges de même compétence veut que les décisions d’un juge de la Cour doivent généralement être suivies par les autres juges de la Cour. Dans la décision Baron c Canada (Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 341, au paragraphe 52, la juge Dawson a exposé les conditions qui justifieraient le refus de se conformer à une décision antérieure d’un même tribunal :

Un juge de la Cour, par courtoisie judiciaire, doit suivre une décision antérieure rendue par un autre juge de la Cour, à moins qu’il ne soit convaincu que : a) des décisions subséquentes ont remis en question la validité de cette décision antérieure; b) la décision antérieure ne tenait pas compte d’un précédent faisant autorité ou d’une loi pertinente; c) la décision antérieure a été rendue sans délibéré, c’est‑à‑dire que le juge a rendu sa décision sans avoir le temps de consulter la jurisprudence. 

[62]  Dans la décision CN, le juge des requêtes a eu raison d’affirmer que le critère énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Sierra Club est applicable et le lie. Toutefois, à mon avis, il a appliqué le mauvais critère énoncé aux paragraphes 53 à 57 de la décision et n’a pas tenu compte du critère jurisprudentiel distinct et contraignant énoncé au paragraphe 60 concernant la délivrance d’une ordonnance conservatoire.

[63]  Compte tenu de la preuve non contestée des défenderesses, je n’ai aucune difficulté à conclure que certains des documents qui seront produits par les défenderesses dans le cadre de la communication préalable sont susceptibles d’être confidentiels et de nature sensible sur le plan commercial, qu’ils ont été accumulés avec l’attente raisonnable qu’ils seront tenus confidentiels et qu’ils ont été traités comme confidentiels à toute époque pertinente. En outre, je n’ai aucune difficulté à conclure que, selon la prépondérance des probabilités, la divulgation des documents pourrait causer un préjudice raisonnable aux intérêts commerciaux et exclusifs des défenderesses. Enfin, je suis convaincu qu’une ordonnance conservatoire aiderait les parties à mener la procédure de façon ordonnée et rapide. De toute évidence, on a satisfait au critère énoncé au paragraphe 60 de l’arrêt Sierra Club relativement à la délivrance d’une ordonnance de confidentialité. Une ordonnance en ce sens est donc prise.

[64]  Je tiens en dernier lieu à ajouter que, compte tenu de la faiblesse relative du critère auquel une partie doit satisfaire pour obtenir une ordonnance conservatoire, les parties devraient être incitées à présenter une demande officieuse à la Cour, particulièrement dans les procédures de gestion de l’instance, lorsqu’un tel redressement est demandé conjointement par les parties ou n’est pas contesté : voir l’Avis aux parties et à la communauté juridique – Demandes informelles en redressement interlocutoire (25 août 2017).

« Roger R. Lafrenière »

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 29 avril 2019

Traduction certifiée conforme

Ce 21jour de mai 2019

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑227‑17

 

INTITULÉ :

DTECHS EPM LTD. c BRITISH COLUMBIA HYDRO AND POWER AUTHORITY ET AWESENSE WIRELESS INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 AVril 2019

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE LAFRENIÈRE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 AVril 2019

 

COMPARUTIONS :

Aucune comparution

 

POUR LA DEMANDERESSE/

DÉFENDERESSE RECONVENTIONNELLE

 

Nelson Godfrey

Kenza Salah

Faylene Lunn

POUR LA DÉFENDERESSE/

DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE

(BRITISH COLUMBIA HYDRO AND POWER AUTHORITY)

POUR LA DÉFENDERESSE/

DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE (AWESENSE WIRELESS INC.)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Code Hunter, LLP

Avocats

Calgary (Alberta)

POUR LA DEMANDERESSE/

DÉFENDERESSE RECONVENTIONNELLE

 

Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE/

DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE

(BRITISH COLUMBIA HYDRO AND POWER AUTHORITY)

Osler, Hoskin & Harcourt S.E.N.C.R.L./s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE/

DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE

(AWESENSE WIRELESS INC.)

 

 

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