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Date : 20190425


Dossier : T-726-18

Référence : 2019 CF 527

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 avril 2019

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

SHUFEN FU

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Shufen Fu [la demanderesse] relativement à une décision [la décision] rendue le 16 mars 2018 par la division d’appel [la division d’appel] du Tribunal de la sécurité sociale [le TSS] du Canada. La division d’appel a rejeté l’appel interjeté par la demanderesse contre la décision rendue par la division générale du TSS [la division générale] le 25 septembre 2017.

II.  Contexte

[2]  La demanderesse n’a été représentée par un avocat à aucun des paliers de la procédure liée à la présente demande, y compris devant la Cour canadienne de l’impôt [la CCI]. À l’audience tenue devant moi, un interprète et l’époux de la demanderesse étaient présents afin de l’aider au besoin. Toutefois, au cours de l’audience, il a été établi que la demanderesse était en mesure de s’exprimer en anglais, et l’interprète l’a aidée lorsqu’elle éprouvait des difficultés.

[3]  La demanderesse, âgée de près de 81 ans, est née en Chine le 19 août 1937. Elle a épousé Honglie Fang [Fang] le 5 novembre 1962, en Chine.

[4]  La demanderesse a dit à la Cour qu’elle est une professeure de physique à la retraite, et qu’elle a travaillé dans des universités au Nouveau-Mexique (États-Unis), en Italie et en Chine.

[5]  La demanderesse a émigré de l’Italie et a obtenu le droit d’établissement au Canada en 2002. Elle a mentionné avoir fait assez régulièrement la navette entre le Canada et l’Italie. Elle a séjourné en Italie du 14 avril 2010 au 15 septembre 2010, du 27 mars 2011 au 1er juin 2011, ainsi que du 18 février 2012 au 15 avril 2012.

[6]  Fang a commencé à recevoir des versements de la pension de la Sécurité de la vieillesse en 2005, après avoir satisfait aux exigences en matière de résidence et avoir été jugé admissible au titre de l’accord de sécurité sociale entre le Canada et l’Italie.

[7]  La demanderesse a reçu des paiements du gouvernement italien de 2003 à 2012. Elle a précisé qu’il s’agissait de prestations d’assistance sociale au titre de la résidence, et qu’elle avait reçu son dernier paiement en novembre 2012. Le 19 décembre 2011, la demanderesse et son époux ont présenté une demande de Supplément de revenu garanti [SRG], dont le montant a été calculé en fonction de leur revenu de 2010. La demande de SRG du 31 juillet 2012 est liée au revenu de 2011.

[8]  Dans une lettre datée du 7 mai 2013, Service Canada déclare ce qui suit : [traduction« […] nous avons approuvé votre demande de Supplément de revenu garanti du 19 décembre 2011 et celle du 31 juillet 2012 », pour la période commençant en avril 2012. La lettre explique à la demanderesse ce qu’elle doit faire si elle souhaite obtenir des renseignements supplémentaires sur les calculs ou signifier un désaccord.

[9]  Le 2 juillet 2013, la demanderesse a écrit à Service Canada après avoir discuté au téléphone avec un agent de l’organisme. Elle a confirmé s’être fait dire que son époux recevrait une lettre dans les jours à venir. Dans sa lettre, la demanderesse dit qu’elle veut savoir comment Service Canada s’y est pris pour calculer le montant de ses prestations du SRG, étant donné que ses propres calculs avaient abouti à un montant différent. La demanderesse a mentionné avoir reçu son premier paiement, mais que son époux n’avait pas reçu le sien, et elle se demandait donc si la lettre qu’il devait recevoir comportait une explication à ce sujet. La demanderesse s’est également présentée en personne à un bureau de Service Canada, mais elle n’a pas pu obtenir de réponse à sa question à ce moment-là ni lors d’un appel téléphonique qu’elle a fait subséquemment. Par conséquent, dans la lettre du 2 juillet 2013, la demanderesse demande explicitement ce qui suit : [traduction] « Auriez-vous l’obligeance de m’expliquer comment je dois m’y prendre pour calculer le montant de mes prestations du SRG pour la période d’avril 2012 à juin 2013? »

[10]  Le 9 juillet 2013, la demanderesse a présenté une demande de renouvellement de ses prestations pour la période de juillet 2013 à juin 2014, et elle a mentionné son revenu de 2012. Le défendeur a souligné que cette demande de renouvellement visait la période de juillet 2013 à juin 2014. Dans la lettre énonçant la décision relative à la demande de renouvellement, datée du 30 juillet 2013, Service Canada dit s’adresser à la demanderesse au sujet de son SRG pour la période en cours, soit celle de juillet 2012 à juin 2014, dont le versement avait été suspendu en juillet 2013. Dans cette lettre, Service Canada mentionne clairement que le versement des prestations reprendrait à compter de juillet 2013. Là encore, Service Canada précise dans la lettre que la demanderesse peut communiquer avec l’organisme si elle a des questions à poser.

[11]  Le 22 août 2013, la demanderesse a donné suite à la décision du 30 juillet 2013, et elle a demandé une fois de plus des renseignements à propos du calcul. Elle a fourni des renseignements qu’elle avait transmis antérieurement dans une lettre datée du 2 juillet 2013. Dans cette lettre, elle demandait notamment de l’information sur le calcul du montant des prestations du SRG pour la période d’avril 2012 à juin 2013, information qu’elle n’avait toujours pas reçue. Elle y mentionnait aussi qu’elle avait touché des prestations d’assistance sociale (Assegno sociale) du gouvernement italien en 2010, en 2011 et en 2012, et qu’elle estimait que ces prestations ne devraient pas être considérées comme une pension et être incluses dans son revenu aux fins du calcul du montant de ses prestations du SRG. La demanderesse ajoute ce qui suit : [traduction] « Pour la raison susmentionnée, nous demandons la révision de nos taux de prestations du SRG. »

[12]  La question était de savoir comment les paiements que la demanderesse avait reçus du gouvernement italien devaient être considérés. Service Canada a estimé que ces fonds du gouvernement italien constituaient une « pension » au moment d’évaluer la demande de SRG de la demanderesse. Celle-ci a signifié son désaccord, faisant valoir qu’il s’agissait de prestations d’assistance sociale. Elle a précisé que ces paiements étaient versés en fonction des moyens, des besoins et du revenu, contrairement à la pension italienne de son époux (qui était une pension de retraite).

[13]  L’époux de la demanderesse a déclaré son revenu de pension italien en tant que revenu à la ligne 115 de ses déclarations de revenus. Pour sa part, la demanderesse a expliqué que ses paiements constituaient une allocation sociale déclarée à la ligne 145 de sa déclaration de revenus, et qu’il ne s’agissait pas d’une pension. Elle soutient que, comme il s’agit d’une allocation sociale, les sommes reçues de l’Italie ne devraient pas être prises en compte aux fins du calcul de ses prestations du SRG. Ce calcul est fondé à la fois sur le revenu de la demanderesse et sur celui de son époux.

[14]  Dans une lettre datée du 15 novembre 2013 et adressée à la direction de Service Canada, la demanderesse affirme que sa demande de prestations avait été approuvée le 7 mai 2013, mais que les montants pour la période d’avril 2012 à juin 2014 étaient différents de ceux que son époux et elle avaient calculés. Elle informe ensuite Service Canada du fait que son époux et elle avaient demandé une révision des montants calculés pour cette période. La demanderesse attire l’attention sur tous les appels téléphoniques de suivi que son époux et elle avaient faits pour signifier leur mécontentement quant à la façon dont le SRG a été calculé. Elle confirme avoir demandé à sa fille à Rome de se rendre aux bureaux de l’INPS après qu’un employé de Service Canada lui a dit de communiquer elle-même avec les autorités italiennes. Dans la même lettre, elle explique aussi ce qui s’est passé durant cette rencontre à Rome.

[15]  Le 19 décembre 2013, le défendeur a rendu la décision relative à la révision. La lettre fait mention de la lettre de la demanderesse datée du 22 août 2013, mais pas des autres lettres où elle demandait une révision de façon à ce que la pension italienne ne soit pas considérée comme un revenu. Dans sa longue lettre, Service Canada explique sa décision et sa logique, et affirme à tort ce qui suit : [traduction] « À l’heure actuelle, il n’y a pas de convention fiscale entre le Canada et l’Italie. Par conséquent, cela ne s’applique pas à vous. » Service Canada mentionne avoir calculé le montant des prestations du SRG de la demanderesse pour la période de juillet 2013 à juin 2014 en se fondant sur son revenu combiné de 2012, et avoir pris en compte ce qui est alors qualifié de « pension italienne ». La lettre précise aussi que la demanderesse peut interjeter appel devant la division générale.

[16]  Le 16 septembre 2016, la division générale a renvoyé l’affaire à la CCI puisque le motif de l’appel avait trait à une source de revenus et à la Loi sur la sécurité de la vieillesse, LRC, 1985, c O-9 [la LSV], laquelle relève de la compétence de la CCI. Par le renvoi, la division générale demandait à la CCI de lui indiquer comment les sommes en provenance de l’Italie devaient être considérées aux fins du calcul du SRG, mais elle ne lui demandait pas de le faire pour une période en particulier.

[17]  Un agent de Service Canada [l’agent] a rédigé des notes récapitulatives [les notes] où il est clairement mentionné que la demanderesse faisait des appels téléphoniques et posait des questions sur la révision qu’elle avait demandée. Les notes signalent que la demanderesse était en désaccord avec l’interprétation selon laquelle les sommes qu’elle avait reçues de l’Italie en 2010, en 2011 et en 2012 constituaient un revenu qui devrait être pris en compte aux fins du calcul de son SRG. L’agent a noté que la demanderesse insistait continuellement afin d’obtenir des réponses et des mises à jour, et qu’elle communiquait fréquemment avec Service Canada.

[18]  Le gouvernement italien, après semble-t-il plusieurs demandes au titre de l’Accord sur la sécurité sociale entre le Canada et l’Italie et sur les instances de la demanderesse et de sa fille, a fourni à Service Canada un relevé des fonds versés par l’« Assegno sociale » à la demanderesse (de 2003 à 2012).

[19]  Selon les notes de l’agent, la demanderesse a téléphoné le 5 décembre 2013 pour poser des questions concernant le calcul de son SRG, et elle s’est fait dire qu’une confirmation de l’Italie était attendue, attente qui pouvait durer des mois. Il y aussi une note datée du 3 juin 2014 qui atteste que Service Canada attend que l’Italie confirme que la demanderesse ne recevait plus de pension de l’Italie et que l’attente pourrait durer des mois, mais qui précise que la pension ne sera pas prise en compte aux fins du calcul des prestations du SRG de 2013.

[20]  Toutefois, contrairement à ce qui est mentionné dans les notes, Service Canada a dit à la demanderesse avoir ensuite rendu une décision en décembre 2013, avant d’avoir reçu l’information en provenance de l’Italie.

[21]  Le 25 février 2014, la demanderesse a écrit à Service Canada au sujet de sa décision du 19 décembre 2013. La demanderesse expose l’ensemble de ses préoccupations relatives au calcul de son SRG, de même que les tribulations causées par le fait de poser des questions et de recevoir des réponses incohérentes de la part de Service Canada. La demanderesse fournit dans sa lettre des éléments de preuve relatifs à l’existence d’une convention fiscale entre le Canada et l’Italie, et elle y a joint une liste des conversations téléphoniques qu’elle avait eues avec Service Canada afin de corroborer sa frustration et les longs retards qu’elle a subis. Le 9 mai 2014, la demanderesse a interjeté appel de la décision rendue le 19 décembre 2013.

[22]  La division générale avait renvoyé à la CCI le dossier de l’époux de la demanderesse ayant trait à la même question, et l’audience à ce sujet a eu lieu le 22 juin 2016. La décision rendue par la CCI à propos de l’époux de la demanderesse est importante puisque les calculs ayant trait à des époux font intervenir un revenu combiné, de sorte que la question des sommes reçues de l’Italie s’appliquait tant à la demanderesse qu’à son époux.

[23]  Le 5 juillet 2016, dans le cadre de l’appel interjeté par M. Fang, le juge Campbell de la CCI a établi que le revenu en provenance de l’Italie touché par la demanderesse était en fait une prestation d’assistance sociale. Le juge Campbell a ensuite établi comment cette prestation reçue de l’étranger devait être prise en compte aux fins du calcul du SRG.

[24]  Au même moment, la division générale a déterminé que l’appel de la demanderesse était hors délai, mais avec le consentement des parties, la poursuite de l’affaire a été autorisée le 25 août 2016.

[25]  Le 13 septembre 2016, la division générale a conclu que seule la CCI pouvait trancher la question de savoir quels montants devaient être considérés comme un revenu au sens de la LSV. Le dossier de la demanderesse a été renvoyé à la CCI le 16 septembre 2016, et son appel a été instruit le 15 mars 2017.

[26]  Le 26 avril 2017, les documents de la demanderesse ont été soumis à la division générale, qui a fait savoir qu’elle n’irait pas de l’avant avant qu’une décision de la CCI ne lui ait été communiquée. Les documents comprenaient des observations relatives à la décision rendue par la CCI concernant l’époux de la demanderesse pour les années 2010, 2011 et 2012, qui étaient liées aux calculs de leur SRG pour les années 2012, 2013, 2013 et 2014. Ils comprenaient aussi des renseignements détaillés sur les événements survenus après l’audience de l’époux de la demanderesse devant la CCI, y compris une lettre que la demanderesse avait adressée à son député au sujet de ses relations avec Service Canada. En outre, la demanderesse a fourni une lettre datée du 1er février 2017 à propos de sa déclaration de revenu estimatif pour les années 2012 et 2013, de même que ses réponses datées du 27 mars 2017 et du 19 avril 2017.

[27]  Le 15 mars 2017, dans le cadre de l’appel interjeté par la demanderesse devant la CCI, le juge Boyle a souscrit à la décision du juge Campbell et a conclu, dans une ordonnance datée du 24 avril 2017, que les paiements en provenance de l’Italie reçus par la demanderesse étaient des prestations d’assistance sociale. Cela a confirmé que le revenu de la demanderesse aux fins de l’admissibilité au SRG était de 15 950,29 $ pour 2012, et qu’aucune modification ne serait apportée au calcul du ministre en ce qui a trait aux années d’imposition 2010 et 2011.

[28]  Le 2 mai 2017, Emploi et Développement social Canada [EDSC] a écrit à la division générale et l’a informée du fait que, par suite des décisions de la CCI, les seules questions faisant l’objet de l’appel avaient été tranchées, mais que la demanderesse était en désaccord avec la façon dont le SRG avait été calculé. Le TSS a modifié le revenu de 2012 selon les directives de la CCI et d’EDSC, et il a par ailleurs déclaré ce qui suit : [traduction] « […] le TSS n’a aucune autre question à trancher ».

[29]  Le 22 mai 2017, la demanderesse a écrit à la division générale pour expliciter son point de vue. Elle a exposé son interprétation de la décision rendue par la CCI au sujet de son revenu des années 2010 à 2012 devant être utilisé aux fins du calcul de son SRG. Le 18 juillet 2017, la demanderesse a de nouveau présenté des documents relatifs au SRG pour la période d’avril 2012 à juin 2013.

[30]  Le 25 septembre 2017, la division générale a rejeté l’appel de façon sommaire pour les motifs suivants :

  • Aux termes du paragraphe 53(1) de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, LC 2005, c 34 [LMEDS], la division générale rejette de façon sommaire l’appel si elle est convaincue qu’il n’a aucune chance raisonnable de succès.
  • La division générale n’avait pas compétence pour exiger que le SRG de la demanderesse pour la période d’avril 2012 à juin 2013 soit recalculé, sa compétence se limitant plutôt à la période de paiement s’étendant de juillet 2013 à juin 2014. Cela s’explique par le fait que les questions faisant l’objet de l’appel se restreignaient à cette période.
  • De surcroît, la question relative au revenu de la demanderesse avait été tranchée dans le cadre des décisions de la CCI. Si la demanderesse était insatisfaite de cette décision, elle pouvait interjeter appel devant la Cour d’appel fédérale; toutefois, la division générale n’avait pas compétence pour [traduction« tirer des conclusions sur ce qui constitue un revenu d’une ou de plusieurs sources précises ».
  • La division générale a en outre conclu que le retard imputé au défendeur ne pouvait pas faire l’objet d’un contrôle puisque la division générale n’a pas compétence pour enquêter sur une présumée erreur administrative.
  • Enfin, la division générale a conclu qu’elle ne pouvait pas effectuer un contrôle au sujet d’un article publié sur le site Web d’un tiers qui, selon la demanderesse, portait atteinte à sa réputation et à celle de son époux.

[31]  Le 19 décembre 2017, la demanderesse a interjeté appel de plein droit devant la division d’appel, faisant valoir que son allocation sociale en provenance de l’Italie ne devait pas être considérée comme un revenu aux fins du SRG, que la division générale avait commis une erreur en tenant uniquement compte de son admissibilité au SRG pour la période de juillet 2013 à juin 2014, et que la division générale avait fait fi de ses observations datées du 18 juillet 2017, qui donnaient suite à l’avis d’intention de rejeter l’appel de façon sommaire.

[32]  La division d’appel a rejeté l’appel le 16 mars 2018. Ses conclusions sont énoncées ci‑dessous :

  • Aucune autorisation d’interjeter appel n’était requise en l’espèce puisque le paragraphe 53(3) de la LMEDS prévoit un droit d’appel en cas de rejet sommaire par la division générale.
  • La tenue d’une audience était inutile puisque le dossier est complet, qu’aucune clarification n’est exigée et que le mode d’audience respecte l’intention du législateur que le traitement soit expéditif.
  • La division générale n’avait pas commis d’erreur en restreignant la portée de son enquête à la période de juillet 2013 à juin 2014.
  • La division générale n’avait pas commis d’erreur en concluant que la CCI avait tranché définitivement la question de savoir si l’allocation sociale italienne devait être considérée comme faisant partie du revenu de la demanderesse aux fins du SRG. Pour l’essentiel, devant la division d’appel, la demanderesse a de nouveau exposé son point de vue au sujet du revenu, malgré la décision claire rendue par la CCI.
  • La division générale n’avait pas fait fi des observations de la demanderesse.
  • La division générale avait appliqué le bon critère au moment de rejeter l’appel de façon sommaire.

[33]  Le 19 avril 2018, la demanderesse a déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision de la division d’appel.

[34]  La demanderesse n’admet pas les conclusions du tribunal d’instance inférieure, ni aucune autre limite, et elle est ardemment et aveuglément déterminée à faire valoir son point de vue concernant le calcul de son SRG pour la période d’avril 2012 à juin 2014.

[35]  Pour les motifs énoncés ci-dessous, j’accueillerai la présente demande.

A.  Intitulé

[36]  L’intitulé doit être modifié afin de remplacer le ministre de l’Emploi et du Développement social par le procureur général du Canada à titre de partie défenderesse. Conformément au paragraphe 303(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, seul le procureur général du Canada doit figurer dans l’intitulé en tant que défendeur.

III.  Question en litige

[37]  La question en litige est la suivante :

  1. La division d’appel a-t-elle tiré une conclusion raisonnable?

IV.  Dispositions pertinentes

[38]  Les dispositions pertinentes sont reproduites à l’annexe A.

V.  Norme de contrôle

[39]  Dans l’arrêt Garvey c Canada (Procureur général), 2018 CAF 118, la Cour d’appel fédérale était saisie d’une demande visant l’annulation d’une décision rendue par la division d’appel. La juge Gleason, s’exprimant au nom de la Cour, a déclaré qu’une décision de la division d’appel ne peut être annulée que si elle est déraisonnable, et qu’il « s’agit en effet de la norme de contrôle à appliquer par notre Cour, tel qu’il a été statué aux paragraphes 24 à 32 de la décision Atkinson c. Canada (Procureur général), 2014 CAF 187 (CanLII) ». La Cour doit déterminer si la décision rendue par la division d’appel était raisonnable. Il ne s’agit pas d’un appel de novo.

VI.  Analyse

A.  La division d’appel a-t-elle tiré une conclusion raisonnable?

(1)  Point de vue de la demanderesse

[40]  La demanderesse a exposé deux principaux arguments. Le premier concerne le fait qu’elle a toujours demandé la révision du calcul du SRG pour la période d’avril 2012 à juin 2013. Ces périodes ont fait l’objet de la première demande et de la première décision datée du 7 mai 2013 (avril 2012 à juin 2013), ainsi que de la deuxième demande et de la deuxième décision datée du 30 juillet 2013 (juillet 2013 à juin 2014). La demanderesse soutient que la division générale et la division d’appel ont commis une erreur en estimant que leur compétence se limitait à l’examen de la période de juillet 2013 à juin 2014, qui, selon la division générale, était la seule période pour laquelle une révision avait été demandée.

[41]  La demanderesse fait valoir que la CCI a rendu la décision relative à la période d’avril 2012 à juin 2014 (revenu des années 2010, 2011 et 2012), et qu’il s’agit de la période à propos de laquelle elle a toujours demandé une révision.

[42]  Le second argument de la demanderesse concerne le fait qu’elle est d’accord avec la décision de la CCI. Elle ne conteste pas l’avis de la CCI selon lequel l’argent qu’elle avait reçu de l’Italie constituait une allocation sociale, et elle n’avait donc aucune raison d’interjeter appel auprès de la Cour d’appel fédérale. Elle est toutefois en désaccord avec la manière dont Service Canada a interprété ce jugement. Selon la demanderesse, il s’agit là du cœur du litige qui l’oppose à Service Canada quant au calcul de son SRG.

[43]  J’accueille la demande pour le premier motif invoqué, à savoir que la révision de la division générale aurait dû porter sur l’intégralité de la période. Je constate que la demanderesse avait demandé plusieurs fois que l’intégralité de la période fasse l’objet d’une révision, et la division générale avait donc la compétence pour le faire. Le dossier certifié du tribunal [DCT]  renferme des éléments de preuve qui montrent que la demanderesse avait toujours demandé une révision de toutes les périodes.

[44]  J’estime que la division générale a été déraisonnable en limitant sa révision à une seule période, étant donné que la demanderesse avait soulevé exactement le même problème pour toutes les périodes et qu’elle avait demandé que toutes les périodes fassent l’objet d’une révision.

[45]  Par conséquent, comme la division générale avait compétence pour faire ce qui lui était demandé, la décision de la division d’appel est déraisonnable. Il était déraisonnable de la part de la division d’appel de confirmer la décision de la division générale, qui avait conclu n’avoir compétence que pour réviser la période de juillet 2013 à juin 2014.

[46]  Dans ses motifs, le juge Campbell, de la CCI, évoque quelques-unes des difficultés rencontrées. L’existence de ces difficultés est confirmée dans l’exposé des faits relatifs à cette décision. Au paragraphe 8 de la décision, le juge Campbell fait observer ce qui suit :

Mme Fu et M. Fang ont été des témoins francs, ouverts et honnêtes, qui ont dû faire face à des dispositions législatives complexes et à des retards importants de la part du gouvernement, de même qu’à des renseignements erronés fournis par ce dernier. Par exemple, une correspondance du gouvernement laissait entendre que M. Fang ne pouvait bénéficier des dispositions d’une convention fiscale puisqu’aucune n’avait été conclue entre le Canada et l’Italie. Pourtant, une telle convention existe. Je peux certainement comprendre la frustration ressentie par M. Fang et Mme Fu, mais ils ont toutefois maintenu une attitude respectueuse et courtoise dans leurs échanges avec le gouvernement, et certainement de même devant notre Cour. Ils doivent être félicités pour leur comportement à la lumière des réponses évasives qu’ils ont reçues du gouvernement.

[47]  Comme c’est généralement le cas lorsqu’on a l’avantage du recul, le temps écoulé et le regroupement de l’ensemble des documents montrent clairement que la demanderesse souhaitait que l’intégralité de la période soit révisée. De fait, elle a demandé plusieurs fois à Service Canada d’expliquer son point de vue au sujet de l’intégralité de la période.

 

[48]  Cette conclusion est étayée par le renvoi de l’affaire à la CCI par la division générale. Dans sa lettre, la division générale demande à la Cour de rendre une décision pour les années d’imposition liées aux périodes de 2010, 2011 et 2012. La CCI a rendu une décision pour toutes ces années, et non pas uniquement pour l’année d’imposition 2012, sur laquelle se fondait le calcul du SRG pour la période de juillet 2013 à juin 2014. Les années d’imposition examinées par la CCI couvraient la période visée dans la première et la deuxième demandes (toutes deux accueillies, comme le mentionne la lettre du 7 mai 2013), soit celle s’étendant d’avril 2012 à juin 2013. Par conséquent, il est évident que la détermination par la CCI de la période pertinente est suffisante en soi pour indiquer clairement que la période n’était pas limitée comme la division d’appel l’avait avancé dans sa décision.

[49]  En outre, dans une lettre datée du 2 juillet 2013, la demanderesse fait savoir à Service Canada, après s’être présentée au bureau de l’organisme, qu’elle est en désaccord avec le calcul de son SRG pour la période d’avril 2012 à juin 2013 et avec la lettre du 7 mai 2013. Après avoir reçu la lettre du 30 juillet 2013 concernant ses prestations du SRG pour la période de juillet 2013 à juin 2014, la demanderesse a de nouveau rédigé une lettre pour demander une révision du calcul de ses prestations du SRG. Dans cette lettre, elle ne mentionne dans un premier temps que la lettre du 30 juillet 2012, mais elle fait ensuite mention de la lettre du 2 juillet 2013, qui comporte des questions à propos de la période d’avril 2012 à juin 2013.

[50]  Le 15 novembre 2013, dans une lettre adressée à la direction de Service Canada, la demanderesse mentionne expressément les calculs figurant dans la lettre du 7 mai 2013, puis elle explique clairement que la période en cause est celle d’avril 2012 à juin 2014 :

[traduction]

Mais les montants de nos prestations du Supplément à compter de la date d’entrée en vigueur d’avril 2012 jusqu’à juin 2014 sont très différents de nos estimations. Nous avons envoyé une lettre à Mme Melanie Hodgson et une lettre à M. S. Mohit pour demander une révision. Dans notre lettre à M. S. Mohit, nous fournissons des explications détaillées sur les causes de l’écart (voir l’annexe I). Nous n’avons reçu aucune réponse à ce jour. Nous avons téléphoné au bureau à plusieurs occasions, et les agents qui nous ont répondu nous ont demandé chaque fois de rappeler deux ou trois semaines plus tard. Nous n’avons jamais pu joindre l’agent responsable de notre dossier.

Le 31 octobre, nous avons téléphoné au bureau pour la quatrième fois. L’agent qui nous a répondu nous a transmis une information tout à fait inattendue, à savoir que le bureau attendait une réponse de l’Italie sur la question de savoir si l’argent que Shufen a reçu de l’Italie était une allocation […]

[51]  Au moment où la décision relative à la révision a été rendue, soit le 19 décembre 2013, Service Canada avait déjà reçu la lettre du 15 novembre 2013 (voir le paragraphe 14 ci-dessus). Toutefois, Service Canada ne mentionne que la lettre du 22 août 2013; aucune mention n’est faite de celle du 7 mai 2013, évoquée par la demanderesse. La décision relative à la révision comporte aussi des explications sur le fait qu’aucune convention fiscale n’a été conclue avec l’Italie et sur le calcul du SRG de juillet 2013 à juin 2014. La décision relative à la révision est d’un caractère suffisamment général pour qu’il soit possible de croire que cette période précise n’était utilisée qu’à titre d’exemple. Il est aussi possible de croire qu’il avait échappé à Service Canada qu’une révision de l’ensemble de la période en question avait été demandée puisque le même mode de calcul était en cause, tout étant lié à l’allocation sociale italienne.  

[52]  Par la suite, dans une lettre de suivi datée du 25 février 2014, la demanderesse signale clairement qu’elle souhaite obtenir une explication pour l’ensemble de la période.

[53]  La division générale a évidemment raison de souligner que la demanderesse doit interjeter appel en vertu de l’article 52 de la LMEDS à la suite d’une révision. Toutefois, la division générale s’est trompée en n’examinant pas l’erreur commise au moment de la révision, soit le fait de n’avoir révisé qu’une seule période. Fait étrange, la division générale a correctement demandé à la CCI de se pencher sur toutes les années d’imposition de l’ensemble de la période.

[54]  Une fois rendue la décision de la CCI concernant toute la période, il était déraisonnable de la part de la division générale de revenir à une seule période. Après s’être présentée devant la CCI, la demanderesse a franchi les étapes restantes du processus en croyant que l’intégralité de la période allait être révisée, comme le confirment sa correspondance et ses demandes subséquentes.

[55]  Bien sûr, dans un monde idéal, à l’étape de la révision, la demanderesse aurait signalé expressément l’erreur à la division générale et à la division d’appel. Toutefois, comme elle a persisté à penser respectueusement que toute la période était prise en considération puisque c’est ce qu’elle avait demandé par écrit, de vive voix et devant la CCI, je n’ai aucune raison de croire qu’elle n’a pas fait preuve de la diligence voulue. Comme je l’ai mentionné précédemment, le dossier est confus, et ce qui est maintenant évident grâce au DCT ne l’était peut-être pas à l’époque. Je n’ai pas décelé la moindre malveillance de la part des fonctionnaires du défendeur.

[56]  J’estime que la transparence du processus est essentielle, surtout qu’il est tout à fait possible que la plupart des gens qui doivent le franchir ne sont pas représentés par un avocat. Le caractère raisonnable tient à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [l’arrêt Dunsmuir]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12). La décision en cause ne satisfait pas au critère énoncé dans l’arrêt Dunsmuir.

[57]  Je renvoie l’affaire pour qu’un autre décideur tranche cette seule question. Le dépôt, au besoin, d’observations supplémentaires ou mises à jour sera autorisé selon les directives du tribunal.

[58]  Par conséquent, je ne traiterai pas des autres arguments de la demanderesse, qui ont trait à l’interprétation de la décision de la CCI et au calcul de ses prestations du SRG.

VII.  Dépens

[59]  La demanderesse n’était pas représentée par un avocat, et bien que cette situation n’empêche pas une adjudication de dépens, je ne lui en adjugerai pas. J’ai accueilli la demande, mais j’estime que le défendeur n’a fait preuve que de courtoisie et de patience au moment d’exposer ses arguments juridiques. Les tribunaux ont aussi eu affaire à une personne qui n’était pas représentée par un avocat, qui faisait face à des obstacles linguistiques et qui a déposé une grande quantité de documents au fil des ans, de sorte qu’il était facile pour eux de ne pas comprendre ce qui, avec le recul, semble à présent évident. En conséquence, aucuns dépens ne seront adjugés.


JUGEMENT dans le dossier T-726-18

LA COUR statue que :

  1. L’intitulé sera modifié afin de remplacer le ministre de l’Emploi et du Développement social du Canada par le procureur général du Canada.

  2. La demande est accueillie, et l’affaire est renvoyée pour qu’un autre décideur statue à nouveau sur elle.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 2e jour de juillet 2019

Sandra de Azevedo, LL.B.


ANNEXE A

Loi sur la sécurité de la vieillesse (LRC, 1985, c O-9)

Appels en matière de prestation

28 (1) La personne qui se croit lésée par une décision du ministre rendue en application de l’article 27.1, notamment une décision relative au délai supplémentaire, ou, sous réserve des règlements, quiconque pour son compte, peut interjeter appel de la décision devant le Tribunal de la sécurité sociale, constitué par l’article 44 de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social.

Appeal — benefits

28 (1) A person who is dissatisfied with a decision of the Minister made under section 27.1, including a decision in relation to further time to make a request, or, subject to the regulations, any person on their behalf, may appeal the decision to the Social Security Tribunal established under section 44 of the Department of Employment and Social Development Act.

Renvoi en ce qui concerne le revenu

(2) Lorsque l’appelant prétend que la décision du ministre touchant son revenu ou celui de son époux ou conjoint de fait, ou le revenu tiré d’une ou de plusieurs sources particulières, est mal fondée, l’appel est, conformément aux règlements, renvoyé pour décision devant la Cour canadienne de l’impôt. La décision de la Cour est, sous la seule réserve des modifications que celle-ci pourrait y apporter pour l’harmoniser avec une autre décision rendue aux termes de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt sur un appel pertinent à celui interjeté aux termes de la présente loi devant le Tribunal de la sécurité sociale, définitive et obligatoire et ne peut faire l’objet que d’un recours prévu par la Loi sur les Cours fédérales.

Reference as to income

(2) If, on an appeal to the Social Security Tribunal, it is a ground of the appeal that the decision made by the Minister as to the income or income from a particular source or sources of an applicant or beneficiary or of the spouse or common-law partner of the applicant or beneficiary was incorrectly made, the appeal on that ground must, in accordance with the regulations, be referred for decision to the Tax Court of Canada, whose decision, subject only to variation by that Court in accordance with any decision on an appeal under the Tax Court of Canada Act relevant to the appeal to the Social Security Tribunal, is final and binding for all purposes of the appeal to the Social Security Tribunal except in accordance with the Federal Courts Act.

Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social (LC 2005, c 34)

Appel au Tribunal — division générale

Rejet

53 (1) La division générale rejette de façon sommaire l’appel si elle est convaincue qu’il n’a aucune chance raisonnable de succès.

Appeal to Tribunal — General Division

Dismissal

53 (1) The General Division must summarily dismiss an appeal if it is satisfied that it has no reasonable chance of success.

Appel à la division d’appel

(3) L’appelant peut en appeler à la division d’appel de cette décision.

Appeal

(3) The appellant may appeal the decision to the Appeal Division.

Moyens d’appel

58 (1) Les seuls moyens d’appel sont les suivants :

a) la division générale n’a pas observé un principe de justice naturelle ou a autrement excédé ou refusé d’exercer sa compétence;

b) elle a rendu une décision entachée d’une erreur de droit, que l’erreur ressorte ou non à la lecture du dossier;

c) elle a fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance.

Grounds of appeal

58 (1) The only grounds of appeal are that

(a) the General Division failed to observe a principle of natural justice or otherwise acted beyond or refused to exercise its jurisdiction;

(b) the General Division erred in law in making its decision, whether or not the error appears on the face of the record; or

(c) the General Division based its decision on an erroneous finding of fact that it made in a perverse or capricious manner or without regard for the material before it.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-726-18

 

INTITULÉ :

SHUFEN FU c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

CALGARY (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 FÉVRIER 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 AVRIL 2019

 

COMPARUTIONS :

Mme Shufen Fu

POUR LA DEMANDERESSE,

POUR SON PROPRE COMPTE

M. Matthew Vens

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

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