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Date : 20190501

Dossier : T‑38‑18

Référence : 2019 CF 545

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 1er mai 2019

PRÉSENTS : En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

DAWN THOMSON

Demanderesse

et

AFTERLIFE NETWORK INC.

(FAISANT AFFAIRE SOUS LA RAISON SOCIALE AFTERLIFE.CO)

Défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Dawn Thomson (la demanderesse ou Mme Thomson), est la demanderesse qui agit comme la représentante du groupe ayant introduit un recours collectif contre Afterlife Network Inc. (la défenderesse ou Afterlife). Afterlife exploitait un site Web qui affichait des articles nécrologiques et des photographies sans le consentement des auteurs, c’est‑à‑dire la demanderesse et les autres membres du groupe. La demanderesse allègue qu’Afterlife a violé les droits d’auteur et les droits moraux des membres du groupe, en contravention des articles 27 et 28.1 de la Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C‑42 (Loi sur le droit d’auteur).

[2]  La demanderesse, au nom des membres du groupe, demande des mesures injonctives, des dommages‑intérêts préétablis, des dommages‑intérêts pour atteinte aux droits moraux, des dommages‑intérêts majorés, des dommages‑intérêts punitifs et des dépens.

[3]  Pour les motifs qui suivent, la Cour conclut que la demanderesse a établi que les articles nécrologiques et les photographies en cause étaient des œuvres originales pour lesquelles les auteurs détenaient les droits d’auteur. Afterlife a violé les droits d’auteur des auteurs. La Cour ordonne qu’il soit interdit à Afterlife de violer les droits d’auteur détenus par la demanderesse et les membres du groupe sur les œuvres originales. Le groupe a droit à des dommages‑intérêts préétablis et majorés ainsi qu’à des dépens, comme il sera indiqué ci‑après.

I.  Contexte

[4]  Le site Web qu’exploitait Afterlife (www.afterlife.co/ca) est une base de données nécrologique. En date du 11 janvier 2018, le site Web indiquait contenir 1 141 790 articles nécrologiques « au Canada ». Afterlife reproduisait, dans son site Web, des articles nécrologiques et des photos d’accompagnement tirés des sites Web des salons funéraires et des journaux canadiens. Selon les conditions d’utilisation affichées sur le site Web d’Afterlife, celle‑ci détenait les droits d’auteur sur le contenu.

[5]  Dans le site Web, on trouvait, sur la même page que l’article nécrologique, de la publicité pour des entreprises tierces ainsi que pour la vente de fleurs et de bougies virtuelles. Ces publicités généraient des profits pour Afterlife.

[6]  Madame Thomson raconte que son père, Denis Trainor, est décédé en janvier 2017. Madame Thomson a rédigé un article nécrologique pour son père et a permis au salon funéraire Fahey’s et à la chaîne communautaire de Green’s Harbour de le publier, ainsi qu’une photo de son père qu’elle avait prise.

[7]  Madame Thomson raconte qu’en janvier 2018, elle a découvert que le site Web d’Afterlife affichait l’article nécrologique et la photo de son père ainsi que des options pour l’achat de fleurs et de bougies virtuelles sur la même page, le tout sans son consentement. Madame Thomson soutient qu’Afterlife a fait en sorte que des personnes ayant consulté l’article nécrologique sur le site Web aient cru qu’elle avait consenti à cette utilisation, et qu’elle en tirait profit. Madame Thomson s’est dite indignée et mortifiée à l’idée que des gens aient pu penser qu’elle cherchait à profiter de la mort de son père.

[8]  La description qu’a faite Mme Thomson de sa réaction à la découverte de l’article nécrologique de son père sur le site Web d’Afterlife est reprise par de nombreux autres membres du groupe, lesquels ont découvert qu’un article nécrologique qu’ils avaient écrit pour un membre de leur famille, souvent accompagné d’une photo, avait été affiché sur le site Web d’Afterlife sans leur consentement. Le témoignage de plusieurs membres du groupe est qu’ils avaient rédigé les articles nécrologiques d’une façon personnelle, et qu’en découvrant que ceux‑ci avaient été reproduits et accompagnés d’annonces publicitaires (notamment pour la vente de bougies), ils avaient eu un choc émotif. Dans certains cas, des renseignements incohérents avaient été ajoutés, comme des détails inexacts sur la personne décédée ou des options pour commander des fleurs, alors que la famille avait expressément déconseillé l’achat de fleurs. Les membres du groupe qualifient également de répréhensible, de scandaleuse et d’abusive la conduite d’Afterlife, qui, tout en cherchant à tirer profit de leur deuil, avait projeté auprès du public une image selon laquelle les familles tiraient profit de la vente de bougies ou d’autres publicités virtuelles.

II.  Le recours collectif

[9]  Madame Thomson a déposé la présente demande fondée sur la violation de droits d’auteur et la violation de droits moraux. Elle décrit son expérience comme étant typique et représentative de celle des membres du groupe.

[10]  Par ordonnance datée du 27 juillet 2018 (l’ordonnance de certification), la Cour a autorisé l’instance comme recours collectif, énoncé les questions communes et défini le groupe comme suit :

[TRADUCTION]

Toutes les personnes physiques et les successions au Canada qui ont rédigé ou reçu par cession un article nécrologique qui a été reproduit, en intégralité ou dans une part importante, sans consentement, sur le site Internet www.afterlife.co/ca; et toutes les personnes physiques et les successions au Canada qui ont pris ou reçu, par cession ou selon les dispositions de la Loi sur le droit d’auteur, une photographie qui a été reproduite, en entier ou dans une part importante, sans consentement sur le site Internet www.afterlife.co/ca.

Sont exclus du groupe tous les administrateurs, actionnaires, dirigeants et employés de la défenderesse.

[11]  L’ordonnance d’autorisation de recours collectif désignait Mme Thomson à titre de demanderesse représentant le groupe, et Me Stewart McKelvey, à titre d’avocat du groupe. L’ordonnance d’autorisation prévoyait également que les membres du groupe pouvaient se retirer du recours collectif (en remplissant un formulaire d’exclusion joint à l’ordonnance) au plus tard le 1er octobre 2018.

III.  La défenderesse n’a pas participé

[12]  Le 12 mars 2018, l’avocat d’Afterlife a demandé à être retiré comme avocat inscrit au dossier, et il l’a été. Le juge responsable de la gestion de l’instance a ordonné à Afterlife soit de déposer un avis de nomination d’un avocat (c.‑à‑d. d’un nouvel avocat), soit de déposer une requête en autorisation d’être représentée par un dirigeant de l’entreprise. Afterlife n’a pas répondu. Elle n’a déposé aucun document en réponse à la requête en autorisation de recours collectif de la demanderesse. Afterlife n’a pas non plus répondu à la directive du juge responsable de la gestion de l’instance, datée du 12 septembre 2018, qui exigeait des parties qu’elles fournissent à la Cour une mise à jour de la situation et un projet d’échéancier.

[13]  Le 19 octobre 2018, le juge responsable de la gestion de l’instance a rendu une ordonnance indiquant que la demanderesse n’était pas tenue de signifier d’autres documents à Afterlife dans le cadre de la présente instance avant le jugement définitif, et qu’Afterlife n’avait pas le droit de soumettre un dossier, ni de procéder à un contre‑interrogatoire sur les affidavits figurant dans le dossier de la demanderesse. Afterlife n’a pas participé à l’examen de la présente demande.

[14]  La demanderesse a fourni des éléments de preuve établissant qu’Afterlife a fermé son site Web environ un mois après l’introduction du recours collectif. Afterlife a dirigé tout le trafic du site Web vers un nouveau site Web, Everhere. Everhere est similaire, en ce sens qu’il affiche des articles nécrologiques et vend de la publicité, des fleurs et des bougies virtuelles dans le contexte des articles nécrologiques. Cependant, les articles nécrologiques semblent se présenter sous la forme d’un modèle, plutôt que d’être une copie exacte de l’œuvre d’auteur. Les documents de l’entreprise indiquent que M. Pascal Leclerc est administrateur d’Afterlife et d’Everhere.

IV.  Les observations de la demanderesse

[15]  La demanderesse soutient qu’Afterlife a commis une violation du droit d’auteur et une violation des droits moraux en reproduisant les articles nécrologiques, en modifiant le contenu de bon nombre d’entre eux et en y ajoutant une composante de vente de bougies et de fleurs virtuelles, en plus d’afficher des annonces pour toute une gamme de produits. La demanderesse et les autres membres du groupe décrivent la conduite d’Afterlife comme du [traduction« piratage d’articles nécrologiques ».

[16]  La demanderesse fait remarquer que, conformément aux articles 3 et 5 de la Loi sur le droit d’auteur, le droit d’auteur accorde au titulaire le droit exclusif de reproduire son œuvre originale ou d’en autoriser la reproduction. La demanderesse atteste qu’elle n’a jamais accordé à quiconque à l’exception du salon funéraire Fahey’s et de la chaîne communautaire de Green’s Harbour le droit de reproduire l’article nécrologique qu’elle a rédigé sur son père ni la photographie qu’elle a prise de celui‑ci. D’autres membres du groupe attestent les mêmes faits; ils ont rédigé des articles nécrologiques et pris des photographies (ou d’autres membres de leur famille l’ont fait) et n’en ont pas autorisé la reproduction. Il n’y a aucune preuve qu’Afterlife détenait une licence ou une quelconque autorisation d’un membre du groupe pour reproduire les articles nécrologiques ou les photographies (les œuvres originales).

[17]  La demanderesse soutient en outre que son honneur et sa réputation ont été entachés par l’association de son œuvre originale à des publicités, ce qui constitue une violation de ses droits moraux. Elle affirme qu’il faut accorder une grande importance à son point de vue selon lequel il y a eu préjudice. La demanderesse raconte s’être sentie gênée, en colère et stressée parce que son œuvre originale avait été utilisée par Afterlife. Elle atteste avoir eu l’impression que son honneur et sa réputation étaient entachés, parce que les gens pouvaient penser qu’elle essayait de profiter de la mort de son père. D’autres membres du groupe ont exprimé des sentiments comparables.

[18]  La demanderesse demande une injonction contre Afterlife, ses dirigeants et administrateurs et toutes les autres personnes sur qui l’entreprise exerce un contrôle. Elle soutient que M. Leclerc, l’administrateur d’Afterlife et d’Everhere, doit se voir personnellement interdire de continuer et de répéter la violation de son droit d’auteur et de celui des membres du groupe. 

[19]  La demanderesse fait également valoir que l’octroi d’une injonction large visée à l’article 39.1 de la Loi sur le droit d’auteur, est justifiée et appropriée en l’espèce parce que de nouveaux articles nécrologiques sont créés chaque jour. La demanderesse soutient qu’Afterlife s’est approprié la propriété intellectuelle de plus d’un million de Canadiens et n’a retiré certains articles nécrologiques que sur demande, et lorsqu’elle a été confrontée à des allégations de violation de propriété intellectuelle. La demanderesse fait valoir que cette conduite appuie la conclusion selon laquelle Afterlife et M. Leclerc risquent vraisemblablement de violer le droit d’auteur sur d’autres œuvres.

[20]  La demanderesse sollicite également des dommages‑intérêts globaux représentant des dommages‑intérêts préétablis pour la violation du droit d’auteur, des dommages‑intérêts pour violation des droits moraux, des dommages‑intérêts majorés et des dommages‑intérêts punitifs. La demanderesse soutient que les dommages‑intérêts globaux sont appropriés lorsque l’identification de tous les membres du groupe qui auraient droit à une indemnité nécessiterait une analyse au cas par cas (Markson c Banque MBNA Canada, 2007 ONCA 334, au paragraphe 53, 85 O.R. (3d) 321, autorisation d’appel refusée, 32134 (15 novembre 2007) [Markson]). Elle signale que le groupe compte des milliers de membres, qui ont tous subi des dommages difficiles à quantifier au cas par cas. La demanderesse ajoute qu’une estimation raisonnable des dommages‑intérêts est possible et appropriée dans ce type de recours collectif.

[21]  La demanderesse fait valoir en outre que l’absence de participation d’Afterlife à l’examen de la présente demande ne constitue pas une raison de limiter les dommages‑intérêts globaux.

[22]  En ce qui concerne les dommages‑intérêts préétablis, la demanderesse rappelle qu’Afterlife avait révélé, sur son site Web, qu’elle affichait ou archivait plus d’un million d’articles nécrologiques. Étant donné que la plupart étaient accompagnés d’une photographie, la demanderesse soutient que la seule preuve dont on disposait indiquait qu’environ deux millions de violations ont été commises.

[23]  La demanderesse reconnaît que les œuvres originales n’ont aucune valeur commerciale, mais soutient qu’elles ont une valeur pour les auteurs. Elle fait remarquer que, conformément à l’alinéa 38(1)a) de la Loi sur le droit d’auteur, les dommages‑intérêts préétablis pourraient aller de 500 $ à 20 000 $ par œuvre contrefaite. La demanderesse soutient que des dommages‑intérêts préétablis situés dans cette fourchette seraient disproportionnés et déraisonnablement élevés, étant donné qu’il est question de deux millions de violations. La demanderesse demande donc un montant total maximal de 10 000 000 $ à titre de dommages‑intérêts préétablis pour violation du droit d’auteur.

[24]  La demanderesse ajoute que la conduite d’Afterlife pourrait constituer la violation des droits moraux la plus odieuse examinée à ce jour par la Cour fédérale et que, par conséquent, une somme supplémentaire de 100 000 000 $ pour la violation des droits moraux est justifiée.

[25]  La demanderesse réclame également 10 000 000 $ en dommages‑intérêts majorés pour compenser les pertes immatérielles subies, comme la détresse et l’humiliation. La demanderesse renvoie encore une fois au témoignage des membres du groupe, qui disent avoir été outrés et dégoûtés, avoir eu la nausée et s’être sentis exploités en découvrant l’article nécrologique du membre de leur famille sur le site d’Afterlife, de même que la dénaturation des articles nécrologiques.

[26]  La demanderesse fait valoir que la violation commise par Afterlife était flagrante. Afterlife a retiré des articles nécrologiques à la demande de certaines familles, mais a refusé d’accéder à d’autres demandes et n’a pris aucune mesure pour retirer tous les articles nécrologiques piratés avant que la présente demande ne soit introduite. Elle a ensuite créé un autre site Web similaire. Étant donné qu’Afterlife a revendiqué ses propres droits d’auteur dans la rubrique nécrologique de son site Web, mais aussi sur le site Web Everhere, il y aurait lieu de lui imputer la connaissance du droit d’auteur.

[27]  La demanderesse soutient que l’audace dont a fait preuve Afterlife en déclarant qu’elle détenait des droits d’auteur et en mettant en garde les autres contre la reproduction du contenu, tandis qu’elle violait elle‑même les droits d’auteur des membres du groupe, justifie à la fois des dommages‑intérêts majorés et punitifs.

[28]  La demanderesse fait valoir que des dommages‑intérêts punitifs de 5 000 000 $ sont justifiés en raison de la conduite répréhensible de la défenderesse, qui va à l’encontre des principes de décence.

[29]  En résumé, la demanderesse soutient qu’il y a eu violation du droit d’auteur et des droits moraux et demande la réparation suivante :

  1. Une injonction permanente empêchant la défenderesse, ses dirigeants, ses administrateurs et toute autre personne sur qui elle exerce un contrôle (en particulier Pascal Leclerc) de porter atteinte au droit d’auteur et aux droits moraux de la demanderesse et des membres du groupe;
  2. Une injonction générale interdisant à la défenderesse, à ses dirigeants, à ses administrateurs et à tous ceux sur qui elle exerce un contrôle (en particulier Pascal Leclerc) de porter atteinte au droit d’auteur et aux droits moraux sur d’autres œuvres protégées par le droit d’auteur appartenant à la demanderesse et aux membres du groupe;
  3. Des dommages‑intérêts globaux (c.‑à‑d. évalués pour l’ensemble du recours collectif) répartis comme suit :
    1. dommages‑intérêts préétablis d’au moins 10 000 000 $;
    2. dommages‑intérêts pour atteinte aux droits moraux d’un montant d’au moins 100 000 000 $;
    3. dommages‑intérêts majorés d’au moins 10 000 000 $;
    4. dommages‑intérêts punitifs d’au moins 5 000 000 $;
  4. Directives concernant les coûts et le paiement aux membres du groupe.

V.  Les questions en litige

[30]  Les questions communes qui ont été certifiées et qui doivent être tranchées sont les suivantes :

  1. La défenderesse a‑t‑elle violé le droit d’auteur et les droits moraux des membres du groupe lorsqu’elle a reproduit les articles nécrologiques ou les photographies sur le site Internet (afterlife.co/ca) sans autorisation?

  2. Les membres du groupe ont‑ils droit à une mesure injonctive à l’encontre de la défenderesse?

  3. La réparation pécuniaire peut‑elle être mesurée sur une base globale (pour l’ensemble du groupe) et, le cas échéant, quel en est le montant?

  4. Des dommages‑intérêts punitifs ou des dommages‑intérêts majorés devraient‑ils être accordés contre la défenderesse et, dans l’affirmative, à combien devraient‑ils s’élever?

[31]  Étant donné qu’Afterlife n’a pas pris part à la procédure, la demande est analogue à un jugement par défaut. La demanderesse doit établir la violation et le droit à la réparation demandée selon la prépondérance des probabilités.

[32]  Comme l’a fait remarquer le juge Rennie dans la décision Cuzzetto c Business in Motion International Corporation, 2014 CF 17, au paragraphe 4, 445 FTR 261 [Cuzzetto] :

En l’absence d’une défense dans le cadre d’une requête en jugement par défaut, chaque allégation contenue dans la déclaration doit être tenue pour niée. Il faut présenter une preuve qui permet à la Cour de conclure, selon la prépondérance des probabilités, qu’une responsabilité est engagée et que le demandeur a droit aux réparations demandées.

VI.  Les articles nécrologiques et les photographies sont des œuvres originales

[33]  Dans l’arrêt CCH Canadienne Ltée c Barreau du Haut‑Canada, 2004 CSC 13, [2004] 1 RCS 339, la Cour suprême du Canada a expliqué, au paragraphe 25 :

Pour ces motifs, j’arrive à la conclusion qu’une œuvre « originale » au sens de la Loi sur le droit d’auteur est une œuvre qui émane d’un auteur et qui n’est pas une copie d’une autre œuvre. Toutefois, cela ne suffit pas à rendre une œuvre originale. Elle doit en outre être le produit de l’exercice du talent et du jugement d’un auteur. Cet exercice ne doit pas être négligeable au point qu’on puisse le qualifier d’entreprise purement mécanique. Bien qu’une œuvre créative soit par définition « originale » et protégée par le droit d’auteur, la créativité n’est pas essentielle à l’originalité.

[34]  La preuve établit que la demanderesse et les autres membres du groupe ont rédigé personnellement les articles nécrologiques, en faisant appel à leurs propres compétences et à leur propre jugement, en choisissant leurs propres mots pour transmettre le message approprié sur la vie de la personne décédée et ses arrangements funéraires, et en ajoutant une photo prise par eux ou par un autre membre du groupe. Les membres du groupe ont également exercé leur talent et leur jugement en prenant les photographies de la personne décédée. Les articles nécrologiques et les photographies s’inscrivent donc dans la définition de l’expression « œuvre originale » telle qu’elle a été interprétée par la Cour suprême du Canada. Comme nous l’avons mentionné, le seuil d’originalité de l’œuvre est bas et la créativité n’est pas requise.

VII.  Afterlife a violé le droit d’auteur de la demanderesse et des membres du groupe

[35]  Le paragraphe 3(1) de la Loi sur le droit d’auteur dispose que le droit d’auteur « comporte le droit exclusif de produire ou reproduire la totalité ou une partie importante de l’œuvre, sous une forme matérielle quelconque » et comprend également le droit exclusif d’autoriser ces actes.

[36]  Le paragraphe 27(1) prévoit ce qui suit : « Constitue une violation du droit d’auteur l’accomplissement, sans le consentement du titulaire de ce droit, d’un acte qu’en vertu de la présente loi seul ce titulaire a la faculté d’accomplir. »

[37]  Les affichages sur le site Web d’Afterlife prouvent qu’elle a reproduit les œuvres originales. La preuve fournie par la demanderesse et les membres du groupe établit qu’ils n’ont pas autorisé Afterlife à le faire. La preuve établit également que certains membres du groupe ont demandé à Afterlife de retirer leurs œuvres originales. Afterlife en a retiré certaines, mais a refusé d’en enlever d’autres. Afterlife n’a pris aucune mesure pour retirer tout le contenu ou pour obtenir l’autorisation des auteurs une fois que les préoccupations ont été portées à son attention. Afterlife n’a fermé le site Web qu’après l’introduction de la présente demande par la demanderesse. La preuve démontre également que l’administrateur d’Afterlife a ensuite mis sur pied un autre site Web de nécrologie.

[38]  La Cour conclut qu’Afterlife a violé le droit d’auteur de la demanderesse et des membres du groupe sur les œuvres originales.

[39]  L’article 28.2 de la Loi sur le droit d’auteur prévoit que le droit moral à l’intégrité d’une œuvre est violé lorsque l’honneur ou la réputation de l’auteur est lésé par la déformation ou la modification de l’œuvre originale ou par l’utilisation de l’œuvre en association avec un produit, un service, une cause ou une institution.

[40]  La demanderesse renvoie à l’arrêt Snow c Eaton Centre Ltd., [1982] OJ no 3645, 70 CPR (2d) 105 (H.C. d’Ontario) [Snow], où la Cour a conclu que le fait d’orner une sculpture de bernaches du Canada de rubans à thème de Noël modifie et déforme l’œuvre de l’artiste et constitue une violation de ses droits moraux. La Cour a déclaré au paragraphe 5 : [traduction« Je crois que les mots "portant atteinte à son honneur ou à sa réputation", au paragraphe 12(7), supposent un certain élément subjectif ou un certain jugement de la part de l’auteur, à condition qu’il soit raisonnablement établi » (faisant référence à la disposition pertinente de l’ancienne version de la Loi sur le droit d’auteur, LRC 1970, c C‑30). La Cour a ensuite fait remarquer que le point de vue du demandeur était partagé par plusieurs autres artistes, même s’il n’était [traduction« pas incontesté » (Snow, au paragraphe 6). La Cour a conclu que le fait d’orner la sculpture des bernaches porterait atteinte à l’honneur ou à la réputation de l’artiste et a ordonné que les rubans soient enlevés.

[41]  L’interprétation de l’article 28.2 a fait l’objet d’une jurisprudence plus récente, y compris celle de la Cour fédérale, dans laquelle on souligne que le critère lié à l’atteinte aux droits moraux comporte à la fois un aspect subjectif et un aspect objectif.

[42]  Dans l’affaire Maltz c Witterick, 2016 CF 524, [2016] ACF no 484 (QL) [Maltz], le juge Boswell a relevé les exigences pour établir la violation des droits moraux. Il mentionne ainsi, au paragraphe 49 :

[49]  L’article 28.2 de la Loi prévoit que le droit d’auteur à l’égard de l’intégrité d’une œuvre n’est violé « que si » l’œuvre est, d’une manière préjudiciable à l’honneur ou à la réputation de l’auteur, a) « déformée, mutilée ou autrement modifiée » ou, en l’absence d’une autorisation de l’auteur, b) « utilisée en liaison avec un produit, une cause, un service ou une institution ». Les tribunaux ont reconnu que la notion des droits moraux a non seulement un aspect très subjectif, ce que, dans la pratique, seul l’auteur peut prouver, mais également un aspect objectif. Dans l’arrêt Prise de parole Inc. c Guérin Éditeur Ltée, (1995), 66 CPR (3d) 257 (appel rejeté (1996), 73 CPR (3d) 557 (CAF)), le juge Denault a déclaré (au paragraphe 26) qu’en plus des propres éléments de preuve subjectifs de l’auteur quant à la façon dont on a nui à son honneur ou sa réputation : [traduction] « la question de savoir si une déformation, une mutilation ou toute autre modification est préjudiciable à l’honneur ou à la réputation d’un auteur exige également une évaluation objective du préjudice fondée sur l’opinion du public ou des experts ».

[43]  Dans l’arrêt Maltz, le juge Boswell a conclu qu’il y avait peu de preuves pertinentes pour attester quelle avait été l’incidence sur l’honneur ou la réputation des demandeurs. Le juge Boswell a souligné, au paragraphe 51, qu’aucune preuve d’expert ni aucun élément de preuve relatif à l’opinion publique n’avaient été fournis pour satisfaire à l’aspect objectif des critères, et a conclu que la réclamation pour violation des droits moraux ne tenait pas la route sur ce fondement seul.

[44]  Plus récemment, dans l’arrêt Collett c Northland Art Company Canada Inc., 2018 CF 269, [2018] ACF no 349 (QL) [Collett], le juge Gleeson a noté, au paragraphe 22 :

Il est reconnu dans la jurisprudence que le droit de l’auteur à l’intégrité d’une œuvre comporte non seulement un aspect subjectif élevé qui doit être établi par l’auteur, mais également un élément d’objectivité qui exige l’évaluation du préjudice envers l’honneur ou la réputation de l’auteur fondée sur l’opinion publique ou des experts (Maltz c Witterick, 2016 CF 524, au paragraphe 49, qui cite Prise de parole Inc. c Guérin Éditeur Ltée, (1995), 66 CPR (3d) 257, 104 FTR 104 (TD), appel rejeté (1996), 73 CPR (3d) 557, 206 NR 311 (CAF)).

[45]  La preuve établit qu’Afterlife a associé les œuvres originales à un produit ou à un service, même si le lien entre les deux n’était pas très important, en ajoutant la vente d’annonces, de fleurs et de bougies aux pages affichant les articles nécrologiques. Il est clair que les œuvres originales ont été utilisées en association avec ces produits.

[46]  La preuve des membres du groupe, fournie sous forme d’affidavits, décrit en détail l’impact émotionnel qu’a eu sur eux la conduite d’Afterlife. La demanderesse a expliqué qu’elle estimait que l’association de son œuvre originale à des ventes portait atteinte à son honneur et à sa réputation. La demanderesse et les membres du groupe avaient plusieurs préoccupations; ils étaient notamment mortifiés à l’idée que les gens aient pu penser qu’ils profitaient du décès de leur proche. La demanderesse et les membres du groupe ont établi l’aspect subjectif du critère.

[47]  La demanderesse a fait valoir que l’honneur est fondé sur la perception de soi, tandis que la réputation est jugée par d’autres, et a souligné que l’article 28.2 porte sur le préjudice à l’honneur ou à la réputation. La demanderesse a également affirmé qu’il fallait accorder une grande importance à l’opinion de l’auteur pour déterminer s’il y avait eu préjudice. Toutefois, la jurisprudence a établi qu’il existe à la fois un élément subjectif et un élément objectif pour déterminer si l’honneur ou la réputation de l’auteur a subi un préjudice. Autrement dit, il n’y a pas que les atteintes à la réputation qui exigent des preuves objectives. Ainsi, l’auteur des œuvres originales doit non seulement établir qu’il estime subjectivement que son honneur ou sa réputation a été lésé, mais il doit également fournir une preuve objective de ce préjudice. Bien que la demanderesse soit sincère dans sa conviction que son honneur et sa réputation ont été lésés, aucune preuve objective n’a été fournie, comme une preuve de l’opinion publique ou une preuve d’expert. Toute la preuve décrit le point de vue des membres du groupe quant à l’impact sur leur dignité et celle de leurs proches décédés. Je n’ai été dirigée vers aucune autorité, ni n’en ai trouvé aucune, qui laisse entendre que la Cour peut prendre sa propre décision concernant le préjudice à l’honneur ou à la réputation en l’absence de preuve objective.

[48]  Par conséquent, la Cour ne peut conclure qu’Afterlife a violé les droits moraux de la demanderesse et des membres du groupe.

VIII.  Une injonction est justifiée

[49]  Une injonction est un recours normal en cas de violation du droit d’auteur, conformément à l’article 34 de la Loi sur le droit d’auteur. Une injonction est justifiée pour empêcher Afterlife de continuer à violer les droits des membres du groupe sur les œuvres originales. Afterlife a refusé les demandes de certaines familles de retirer les articles nécrologiques, et n’a pas fermé le site Web jusqu’à ce que cette demande soit déposée. Je conviens que l’injonction devrait également nommer M. Leclerc, qui est l’administrateur d’Afterlife et qui a continué d’afficher des articles nécrologiques sur son nouveau site Web, Everhere.

IX.  Une injonction large n’est pas justifiée

[50]  L’article 39.1 de la Loi sur le droit d’auteur élargit la portée des injonctions. Le paragraphe 39.1(1) prévoit en effet que, dans les cas où il accorde une injonction pour violation du droit d’auteur, le tribunal peut également accorder une injonction large pour interdire au défendeur de violer le droit d’auteur sur toute autre œuvre si a) le demandeur est le titulaire du droit d’auteur et si b) le demandeur lui démontre que, en l’absence de cette interdiction, le défendeur violera vraisemblablement le droit d’auteur sur ces autres œuvres.

[51]  Il incombe clairement à la partie qui demande l’injonction de démontrer que le contrefacteur violera probablement le droit d’auteur sur d’autres œuvres. Des injonctions larges ont été accordées lorsque la probabilité d’une violation continue avait été démontrée (Nintendo of America Inc. c King, 2017 CF 246, aux paragraphes 175 à 177, [2018] 1 RCF 509), et refusées lorsque la Cour n’avait pas été convaincue de cette probabilité (Interbox Promotion Corp c 2428‑0414 Québec Inc, 2003 CF 1254, au paragraphe 67, 2003 CFPI 1254).

[52]  Même si la demanderesse soutient qu’une injonction large est la mesure de redressement toute désignée pour ce type d’affaire, elle n’a pas demandé à la Cour de se pencher sur des affaires similaires aux circonstances de l’espèce et dans lesquelles une injonction large a été ordonnée.

[53]  L’article 39.1 permet au tribunal d’interdire au même défendeur de contrefaire d’autres œuvres, y compris des œuvres qui n’existaient pas au moment où la procédure a débuté. Toutefois, ces autres œuvres doivent être celles du même demandeur. En l’espèce, une injonction large ne ferait qu’interdire à Afterlife et à M. Leclerc de contrefaire d’autres œuvres de la demanderesse et des membres du groupe. La Cour n’a aucune preuve qu’il existe d’autres œuvres des mêmes membres du groupe, ou qu’il en existera d’autres dans l’avenir. Car la Cour doit également être convaincue qu’Afterlife est susceptible de porter atteinte aux droits d’auteur sur de telles œuvres. Bien que la création d’un autre site Web nécrologique par M. Leclerc donne à penser qu’il est enclin à répéter un type de conduite semblable, la question qui consiste à savoir s’il enfreindra probablement les droits d’auteur sur les œuvres des membres du groupe demeure spéculative, tout comme l’idée selon laquelle les mêmes membres du groupe rédigeront éventuellement d’autres articles nécrologiques.

[54]  La Cour n’est pas convaincue qu’une injonction large soit justifiée ou pratique. L’injonction ordonnée en vertu de l’article 34, qui vise également M. Leclerc, combinée à l’octroi de dommages‑intérêts préétablis et majorés, devrait avoir un effet dissuasif suffisant.

X.  Dommages‑intérêts préétablis et autres dommages‑intérêts

[55]  L’article 34 de la Loi sur le droit d’auteur prévoit que les dommages‑intérêts constituent un recours en cas de violation. Dans les recours collectifs, l’article 334.28 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 prévoit qu’un juge peut rendre toute ordonnance relativement à l’évaluation d’une réparation pécuniaire qui est due au groupe, y compris une évaluation globale.

[56]  La seule preuve disponible, qui se fonde sur la propre déclaration d’Afterlife, est qu’environ deux millions de violations ont été commises, car Afterlife a publié plus d’un million d’articles nécrologiques canadiens, et un échantillon montrait que la plupart étaient accompagnés d’une photographie. La demanderesse soutient qu’il y a des milliers de membres du groupe; toutefois, la taille exacte du groupe n’est pas connue.

[57]  Comme il est indiqué dans l’arrêt Cuzzetto au paragraphe 103 :

Il est possible d’octroyer des dommages‑intérêts globaux même si l’identification des membres du groupe admissibles à en recevoir serait peu pratique et nécessiterait une analyse au cas par cas. Comme l’explique la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Markson c MBNA Canada Bank, 2007 ONCA 334 (demande d’autorisation d’appel no 32134 rejetée le 15 novembre 2007), au paragraphe 48 :

[traduction] […] lorsque la Cour procède à une évaluation globale, mais que les circonstances rendent impraticable soit l’identification des membres du groupe qui ont droit à une part des dommages‑intérêts adjugés, soit l’établissement du montant exact qui devrait être accordé à des membres individuels, la Cour devrait être habilitée à ordonner que les membres du groupe se partagent le montant adjugé selon la règle de la moyenne ou selon celle de la proportionnalité si le défaut de le faire priverait du recouvrement de nombreux membres lésés du groupe. Une évaluation globale des dommages‑intérêts est appropriée dans ce cas. Il ne serait pas pratique d’identifier les milliers de membres potentiels du groupe qui auraient droit à une indemnité, et l’évaluation des dommages‑intérêts individuels nécessiterait une analyse au cas par cas. L’indemnité globale est fondée sur une estimation raisonnable des pertes et évite les évaluations individuelles.

[58]  Le choix de la défenderesse de ne pas participer à la présente procédure ne fait pas échec à la demande de dommages‑intérêts de la demanderesse. Dans l’arrêt Cuzzetto, la Cour a fait remarquer, au paragraphe 109 :

Indépendamment des préoccupations exprimées, il serait contraire aux objectifs de la conduite des recours collectifs et, de fait, contraire à l’esprit de justice de limiter le montant global adjugé au motif que les défendeurs n’ont pas comparu. Comme je l’ai mentionné, un défendeur peu coopératif ne devrait ni avoir gain de cause à l’égard d’une réclamation par ailleurs légitime ni pouvoir restreindre une telle réclamation. De par leur nature même, les dommages‑intérêts globaux ne sont pas exorbitants; ils reposent sur une certaine estimation raisonnable des pertes.

[59]  La Cour a le pouvoir discrétionnaire d’évaluer la façon dont les dommages‑intérêts devraient être regroupés. Les dommages‑intérêts compensatoires peuvent être une combinaison de dommages‑intérêts pour violation du droit d’auteur, de dommages‑intérêts pour violation des droits moraux et de dommages‑intérêts majorés. L’octroi de dommages‑intérêts globaux est approprié en l’espèce, étant donné que l’évaluation des dommages‑intérêts individuels des membres du groupe, dont le nombre pourrait s’élever à plus de 1 000, serait peu pratique, entre autres raisons.

A.  Dommages‑intérêts préétablis

[60]  La demanderesse a choisi l’attribution de dommages‑intérêts préétablis.

[61]  L’alinéa 38.1(1)a) prévoit ce qui suit :

38.1 (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, le titulaire du droit d’auteur, en sa qualité de demandeur, peut, avant le jugement ou l’ordonnance qui met fin au litige, choisir de recouvrer, au lieu des dommages-intérêts et des profits visés au paragraphe 35(1), les dommages-intérêts préétablis ci-après pour les violations reprochées en l’instance à un même défendeur ou à plusieurs défendeurs solidairement responsables :

38.1 (1) Subject to this section, a copyright owner may elect, at any time before final judgment is rendered, to recover, instead of damages and profits referred to in subsection 35(1), an award of statutory damages for which any one infringer is liable individually, or for which any two or more infringers are liable jointly and severally,

a) dans le cas des violations commises à des fins commerciales, pour toutes les violations — relatives à une œuvre donnée ou à un autre objet donné du droit d’auteur —, des dommages-intérêts dont le montant, d’au moins 500 $ et d’au plus 20 000 $, est déterminé selon ce que le tribunal estime équitable en l’occurrence;

 

(a) in a sum of not less than $500 and not more than $20,000 that the court considers just, with respect to all infringements involved in the proceedings for each work or other subject-matter, if the infringements are for commercial purposes; and

b) dans le cas des violations commises à des fins non commerciales, pour toutes les violations — relatives à toutes les œuvres données ou tous les autres objets donnés du droit d’auteur —, des dommages-intérêts, d’au moins 100 $ et d’au plus 5 000 $, dont le montant est déterminé selon ce que le tribunal estime équitable en l’occurrence.

(b) in a sum of not less than $100 and not more than $5,000 that the court considers just, with respect to all infringements involved in the proceedings for all works or other subject-matter, if the infringements are for non-commercial purposes.

[62]  Le paragraphe 38.1(5) énonce les facteurs dont la Cour doit tenir compte dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’accorder des dommages‑intérêts préétablis. Les facteurs pertinents à prendre en considération en l’espèce sont notamment la bonne foi ou la mauvaise foi de la défenderesse, la conduite des parties avant et pendant la procédure, et la nécessité de décourager toute autre violation du droit d’auteur en question. En l’espèce, ces facteurs justifient pleinement l’octroi de dommages‑intérêts préétablis. Les violations ont été commises à des fins commerciales. L’objectif d’Afterlife consiste à réaliser des profits en utilisant des articles nécrologiques sans le consentement de leurs propriétaires. Afterlife a refusé de retirer certains articles nécrologiques sur demande et n’a fermé le site Web qu’après la signification et le dépôt de la présente demande.

[63]  En l’espèce, si la Cour accordait le montant le plus bas réclamé, soit 500 dollars par violation, et appliquait ce montant au nombre de violations, estimé à environ deux millions —d’après la seule preuve présentée à la Cour, c’est‑à‑dire la déclaration d’Afterlife concernant ses archives —, les dommages‑intérêts préétablis s’élèveraient à un milliard de dollars. Dans ces circonstances, un tel montant serait manifestement disproportionné. Un montant plus raisonnable doit être déterminé conformément à l’alinéa 38.1(3)b).

[64]  La demanderesse réclame 10 000 000 $, ce qui représente un montant beaucoup moins élevé par œuvre contrefaite. La demanderesse soutient que ce montant est raisonnable et modeste par rapport aux montants auxquels chaque membre du groupe pourrait avoir droit. Le montant total des dommages‑intérêts à payer par Afterlife doit quand même donner un résultat juste (Collett, au paragraphe 59, citant Telwizja Polsat SA c Radiopol Inc., 2006 CF 584, au paragraphe 37, [2006] ACF no 738 (QL)). La Cour est d’accord avec l’argument de la demanderesse selon lequel des dommages‑intérêts préétablis de 10 000 000 $ constituent un montant juste et approprié dans les circonstances particulières de l’espèce.

B.  Dommages‑intérêts pour violation des droits moraux

[65]  Tel qu’il a été décidé ci‑dessus, la Cour ne peut conclure que les droits moraux de la demanderesse et des membres du groupe ont été violés et, par conséquent, aucuns dommages‑intérêts à ce titre ne sont accordés.

C.  Dommages‑intérêts majorés

[66]  La demanderesse réclame également une indemnité d’au moins 10 000 000 $ en dommages‑intérêts majorés pour la dédommager, elle et les membres du groupe, des préjudices intangibles, comme la détresse et l’humiliation, causés par la conduite d’Afterlife.

[67]  Dans l’arrêt Bauer Hockey Corp c Sport Maska Inc., 2014 CAF 158, au paragraphe 23, [2014] ACF no 646 (QL) [Bauer Hockey], la Cour d’appel fédérale a expliqué le rôle des dommages‑intérêts majorés dans le contexte de la contrefaçon de marque de commerce, qui s’applique également dans le présent contexte puisque les principes découlent du droit en général en matière de dommages‑intérêts. Elle a déclaré ce qui suit au paragraphe 23 :

Les dommages‑intérêts majorés s’appliquent souvent à une conduite qui aurait pu donner lieu à des dommages‑intérêts punitifs, mais leur rôle demeure indemnitaire. Ils sont habituellement accordés afin qu’il soit tenu compte du préjudice moral; sont alors augmentés les dommages‑intérêts calculés en vertu des règles générales relatives à l’évaluation du préjudice. Les dommages‑intérêts majorés sont donc de nature indemnitaire et ne peuvent être accordés qu’à cette fin (Vorvis, aux pages 1097 à 1099; Hill, aux paragraphes 188 à 191). Ils peuvent être accordés dans les cas où le défendeur a affiché un comportement particulièrement abusif ou opprimant, augmentant ainsi l’humiliation et l’anxiété du demandeur : (Lubrizol, aux pages 17 et 18 de l’édition C.P.R.).

[Souligné dans l’original.]

[68]  La demanderesse reconnaît que les articles nécrologiques ont une valeur personnelle, mais aucune valeur commerciale (bien qu’Afterlife leur ait trouvé une valeur commerciale en les accompagnant de choses à vendre et de publicités). Les répercussions décrites par la demanderesse et les membres du groupe à savoir qu’ils se sentaient exploités, outrés et dégoûtés, et aussi qu’ils étaient mortifiés à l’idée que les gens puissent penser qu’ils cherchaient à profiter du décès du membre de leur famille  montrent qu’ils ne sont pas motivés par le profit. Le gain financier n’est pas la motivation de la présente action. Cela dit, quantifier les dommages‑intérêts compensatoires pour les préjudices intangibles subis par la demanderesse et les membres du groupe est difficile. Cette situation est exacerbée par la taille inconnue du groupe, qui pourrait compter des milliers de personnes. Indépendamment de ces circonstances particulières, l’octroi de dommages‑intérêts majorés est justifié.

[69]  Comme l’a déclaré la demanderesse, Afterlife a profité d’elle au moment où elle était le plus vulnérable, c'est-à-dire lorsqu’elle était en deuil. Elle a exprimé la colère et le stress qu’elle a ressentis en raison de l’utilisation de ses œuvres originales sur le site Web d’Afterlife, de même que son embarras à l’idée que quelqu’un ait pu croire qu’elle avait essayé de profiter de la mort de son père. D’autres membres du groupe ont aussi décrit les préjudices intangibles qu’ils ont subis, et qui comprenaient toute une gamme d’émotions et de répercussions; ils avaient la nausée et étaient attristés, mortifiés et en colère.

[70]  Les conséquences de la conduite d’Afterlife sur les membres du groupe ont été importantes. La preuve établit que la conduite d’Afterlife a été pour le moins arrogante, particulièrement en raison de la réticence de l’entreprise à retirer les articles nécrologiques, de son affirmation de ses propres droits d’auteur sur les œuvres originales piratées des membres du groupe et de son apparente insensibilité quant aux répercussions sur les membres du groupe.

[71]  Compte tenu de la taille potentielle du groupe et de la répartition, au prorata, de tout montant susceptible d’être recouvré, aucun des membres du groupe ne sera réellement indemnisé de façon adéquate. Mais, comme je l’ai fait remarquer, ils ne sont pas motivés par le gain financier. Des dommages‑intérêts de 10 000 000 $ sont justifiés, et sont accordés.

D.  Dommages‑intérêts punitifs

[72]  La demanderesse réclame des dommages‑intérêts punitifs supplémentaires d’au moins 5 000 000 $.

[73]  La jurisprudence a établi que les dommages‑intérêts punitifs n’ont pas pour but d’indemniser, mais de punir. Toutefois, les dommages‑intérêts punitifs demeurent exceptionnels, et ne sont accordés que lorsque les dommages‑intérêts compensatoires et les autres recours ne sont pas suffisants pour dénoncer le comportement en cause.

[74]  Dans l’arrêt Whiten c Pilot Insurance Co., 2002 CSC 18, au paragraphe 36, [2002] 1 RCS 595 [Whiten], la Cour suprême du Canada a expliqué que des dommages‑intérêts punitifs peuvent être accordés lorsque la conduite malveillante, opprimante et tyrannique d’une partie choque le sens de la dignité de la cour. La Cour a déclaré que le critère « limite en conséquence de tels dommages-intérêts aux seules conduites répréhensibles représentant un écart marqué par rapport aux normes ordinaires en matière de comportement acceptable » (Whiten, au paragraphe 36). Si toutes les autres sanctions ont été prises en compte et jugées insuffisantes pour atteindre les objectifs de châtiment, de dénonciation et de dissuasion, des dommages‑intérêts punitifs peuvent être accordés (Whiten, au paragraphe 123). Une conduite plus répréhensible indique un besoin accru de dénonciation (Whiten, aux paragraphes 112 et 113).

[75]  Dans l’arrêt Bauer Hockey (aux paragraphes 19, 20 et 26), la Cour d’appel fédérale a également expliqué le droit en matière de dommages‑intérêts punitifs, rappelant les principes établis par la Cour suprême du Canada :

[19] Les dommages‑intérêts punitifs, comme leur nom l’indique, visent à punir. À ce titre, ils constituent une exception à la règle générale, tant en common law qu’en droit civil, selon laquelle les dommages‑intérêts visent à indemniser la personne lésée et non à punir l’auteur du méfait. On peut accorder des dommages‑intérêts punitifs lorsque la mauvaise conduite du défendeur est si malveillante, opprimante et abusive qu’elle choque le sens de dignité du juge. Les dommages‑intérêts punitifs n’ont aucun lien avec ce que le demandeur est fondé à recevoir au titre d’une indemnisation. Ils visent non pas à indemniser le demandeur, mais à punir le défendeur. C’est le moyen par lequel le juge exprime son indignation à l’égard du comportement inacceptable du défendeur, lorsque ce comportement est véritablement outrageant. Ils revêtent le caractère d’une amende destinée à dissuader le défendeur et les autres d’agir ainsi (Hill c Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 RCS 1130, aux paragraphes 196 à 199 (Hill); Whiten c Pilot Insurance Co., 2002 CSC 18, [2002] 1 RCS 595 (Whiten), au paragraphe 36).

[20] De nombreux facteurs peuvent influer sur la gravité du caractère répréhensible du comportement du défendeur et justifier une condamnation à des dommages‑intérêts punitifs. En voici quelques‑uns : a) le fait que la conduite répréhensible ait été préméditée et délibérée; b) l’intention et la motivation du défendeur; c) le caractère prolongé de la conduite inacceptable du défendeur; d) le fait que le défendeur ait caché sa conduite répréhensible ou tenté de la dissimuler; e) le fait que le défendeur savait ou non que ses actes étaient fautifs; f) le fait que le défendeur ait ou non tiré profit de sa conduite répréhensible; g) le fait que le défendeur savait que sa conduite répréhensible portait atteinte à un intérêt auquel le demandeur attachait une grande valeur (Whiten, au paragraphe 113).

[…]

[26] Les dommages‑intérêts punitifs « sont vraiment l’exception et non la règle » et il faut y recourir « uniquement dans les cas exceptionnels et faire alors preuve de modération » (Whiten, aux paragraphes 94 et 69). Les dommages de cette nature ne doivent être accordés que lorsqu’il ressort des éléments de preuve qu’il y a eu conduite abusive, malveillante, arbitraire ou extrêmement répréhensible, qui déroge nettement aux normes ordinaires de bonne conduite. Il s’agit d’un critère très exigeant, qui restreint considérablement les circonstances donnant ouverture à une condamnation à des dommages‑intérêts punitifs (Eurocopter CAF, au paragraphe 184).

[Souligné dans l’original.]

[76]  Dans une application récente de ces principes, le juge Gleeson, dans l’arrêt Collett, a noté au paragraphe 71 :

71  Les dommages‑intérêts punitifs devraient être attribués seulement si toutes les autres sanctions ont été prises en considération et que la Cour les a jugées « insuffisantes pour réaliser les objectifs de châtiment, de dissuasion et de dénonciation » (Whiten au paragraphe 123).

[77]  Je suis d’accord avec la demanderesse pour dire que la conduite d’Afterlife, qualifiée à juste titre de « piratage d’articles nécrologiques », est arrogante et répréhensible, et constitue un écart marqué par rapport aux normes de la décence. Les facteurs énoncés dans l’arrêt Bauer Hockey, une fois appliqués à l’égard du caractère répréhensible de la conduite d’Afterlife donnent à penser que des dommages‑intérêts punitifs devraient être imposés. Toutefois, les dommages‑intérêts punitifs sont exceptionnels, et le seuil élevé requis pour leur imposition n’a pas été atteint en l’espèce. L’injonction, jumelée à l’imposition d’une indemnité de 20 000 000 $ contre Afterlife (représentant des dommages‑intérêts préétablis de 10 000 000 $ et des dommages‑intérêts majorés de 10 000 000 $), devrait être suffisante pour dénoncer et dissuader la conduite d’Afterlife.

XI.  Conclusion

[78]  En conclusion, les réponses aux questions communes sont les suivantes :

  1. La défenderesse a violé le droit d’auteur des membres du groupe lorsqu’elle a reproduit les articles nécrologiques et les photographies sur le site Internet (afterlife.co/ca) sans autorisation;
  2. La demanderesse n’a pas établi que la défenderesse a violé les droits moraux de la demanderesse et des membres du groupe;
  3. Conformément à l’article 34, les membres du groupe ont droit à une mesure injonctive à l’encontre d’Afterlife et de M. Pascal Leclerc;
  4. Des dommages‑intérêts globaux à l’échelle du groupe sont appropriés, et sont accordés pour un montant total de 20 000 000 $, ce qui représente :
  1. des dommages‑intérêts préétablis d’un montant de 10 000 000 $;

  2. des dommages‑intérêts majorés de 10 000 000 $;

  1. Aucuns dommages‑intérêts punitifs ne sont accordés contre la défenderesse.

[79]  La demanderesse reconnaît que tout montant recouvré en exécution du jugement sera détenu en fiducie par les avocats du groupe. Les avocats du groupe présenteront une requête à la Cour pour obtenir d’autres ordonnances et directives concernant l’administration des sommes perçues et leur distribution aux membres du groupe, ainsi que le paiement de leurs propres honoraires.


JUGEMENT dans le dossier T‑38‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La défenderesse a violé le droit d’auteur de la demanderesse et des membres du groupe sur leurs œuvres originales, c’est‑à‑dire les articles nécrologiques qu’ils ont rédigés et les photographies qu’ils ont prises.

  2. La défenderesse et ses dirigeants et ses administrateurs, n M. Pascal Leclerc et toutes les autres personnes sur qui la défenderesse exerce un contrôle, se verront interdire en permanence de violer le droit d’auteur de la demanderesse et des membres du groupe sur les œuvres originales.

  3. La défenderesse doit verser sans délai la somme de 20 000 000 $ à titre de dommages‑intérêts globaux, ce qui représente :

  1. des dommages‑intérêts préétablis de 10 000 000 $ en vertu de l’article 38.1 de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. 1985, c C‑42;

  2. des dommages‑intérêts majorés de 10 000 000 $.

  1. La défenderesse doit payer les dépens de la demanderesse et des membres du groupe; le montant des dépens sera déterminé par la Cour.

  2. Toute somme payée par la défenderesse en exécution du présent jugement sera détenue en fiducie par les avocats du groupe.

  3. Les avocats du groupe demanderont des directives à la Cour en ce qui concerne l’administration de toute somme recouvrée auprès de la défenderesse en exécution du présent jugement, la distribution aux membres du groupe et le paiement de leurs propres honoraires.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 17e jour de juin 2019.

Julie‑Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑38‑18

 

INTITULÉ :

DAWN THOMSON c AFTERLIFE NETWORK INC., (FAISANT AFFAIRE SOUS LA RAISON SOCIALE AFTERLIFE.CO)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 février 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 1er mai 2019

 

COMPARUTIONS :

Erin Best

Trent Horne

 

Pour la demanderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart McKelvey

Avocats et conseillers juridiques

St. John’s (Terre‑Neuve‑et‑Labrador)

Aird & Berlis s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

 

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